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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 276-279).

LETTRE CXXII

1775.

Je suis tellement dans l’habitude de souffrir et de ne sentir que de la douleur, que je doute que j’eusse été bien sensible au plaisir de voir votre éloge couronné par l’Académie : cela ne m’aurait paru que juste, et je crois que j’aurais joui faiblement de ce que ce succès pouvait avoir de flatteur pour votre amour-propre. Mais j’avoue que je sens et que je ressens, trop vivement peut-être, le dégoût que vous avez d’être soumis à des formules inventées par des pédants, pour l’encouragement et la récompense des écoliers. Un accessit seul aurait été une platitude choquante ; mais deux accessits me paraissent une impertinence offensante, et il ne m’importe de savoir quelle modification ou quelle distinction on y mettra le jour de l’assemblée publique. Si Voltaire avait concouru, et qu’on vous eût donné l’accessit cela serait tout simple ; mais être à la suite de M. de la Harpe, et à côté d’un jeune homme de vingt ans ! cela me révolte à un degré que je ne puis exprimer, et que je n’ai pu contenir ; cela blesse mon orgueil, cela me rend injuste, car cela pousse mon âme jusqu’à la haine pour celui qui vous a été préféré. Soyez plus modéré, si vous pouvez, cela sera honnête, et généreux à vous ; et peut-être trouverez-vous, et dans vos talents et dans le sentiment de votre force, de quoi dédaigner l’accessit. Les Académies de tout l’Univers ne sauraient vous faire descendre de la place où la nature vous a élevé. Je sais tout cela, je me le dis ; mais je sens le dégoût, et j’en suis si près, que ce que je souffre l’emporte de beaucoup sur ce que je pense… — J’ai besoin de vous voir, et de raisonner avec vous sur le parti que vous prendrez pour l’impression ; mon avis serait qu’il fût répandu dans le public avant qu’il pût connaître celui de M. de la Harpe, qui ne sera lu que le 25, et imprimé que le 28 ou le 30. Cette opinion n’est pas dictée par la réflexion, mais voyez si elle contente la vôtre.

Je n’ai pas le droit d’être sévère : mais celui qui me restera toujours, c’est de sentir quand vous manquerez à l’amitié ; et vous l’avez blessée en ne cédant pas à la grâce que je vous avais demandée, et que je croyais pouvoir obtenir. Vous ne devriez plus avoir ni curiosité, ni intérêt sur l’expression de mon sentiment : il vous a été si bien connu, vous l’avez repoussé si cruellement dans le temps même que vous en exigiez le plus de preuves, qu’en vérité, je suis forcée de croire que le prix que vous paraissez y mettre dans ce moment, n’est plus qu’un effet de votre délicatesse, et peut-être aussi un moyen d’étourdir votre conscience qui vous dit plus haut que moi que vous avez abusé de mon malheur, en paraissant vouloir l’adoucir. Ayez assez de vertu pour me sauver le dernier degré d’humiliation, qui serait de devenir l’objet de votre pitié : car ce n’est plus que cela qui vous ramène à moi ; et, je vous avoue que, malgré l’attrait invincible qui m’a entraînée vers vous, cette pensée révolte toutes les facultés de mon âme. Quoi ? j’ai été aimée de M. de Mora. J’ai été l’objet de la passion de l’âme la plus grande, la plus forte et la plus vertueuse ; et vous voudriez m’humilier ? Ah ! laissez-moi à mes remords, ils m’anéantissent ! J’ai été coupable, je suis punie, M. de Mora est vengé. Que voulez-vous de plus ? m’accabler, m’abîmer sous le poids de votre pitié ? Je vous le déclare, je ne me sens pas faite pour cette abjection : vous hâteriez ma mort. Je ne démêle pas si c’est à mon sentiment que je tiens encore, ou bien si je suis arrêtée par l’horreur que je sens de faire le malheur de deux personnes qui donneraient leur vie pour moi : ma mort les accablera ; et je ne me flatte point, je voudrais au contraire pouvoir les détacher, les éloigner de moi ; j’en serais plus libre, je me délivrerais du tourment qui me tue, et je vous délivrerais de l’importunité de me voir ou de m’éviter.

Vous me dites que, peut-être, vous me verrez demain, en passant : oui, en effet, tout ce que vous feriez pour moi, tout ce que vous m’accorderiez serait en passant ; voilà comme est la vertu. Elle accorde en passant ; il n’y a que le sentiment qui arrête, et en vérité je n’y prétends plus ; et je vous cède à demeure à ce qui vous possède.

Je dois vous dire pour l’acquit de la vérité et de la justice, que MM. Suard, Arnaud et d’Alembert ont fait l’impossible pour vous épargner l’accessit : mais dix académiciens l’ont emporté sur eux, et ils avaient l’usage et les statuts de l’Académie pour appuyer leurs avis. Ils ont arrêté que le jour de l’assemblée publique, on parlerait avec la plus grande distinction de votre excellent ouvrage : il y a eu trois voix pour partager le prix. Voilà qui est fait, je n’en veux plus parler, qu’une fois à vous.