Aller au contenu

Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 123-125).

LETTRE LI

Mardi, 20 septembre 1774, six heures du matin.

Pour réparer la platitude et la sécheresse de ma lettre d’hier au soir, j’imagine de vous envoyer deux petites feuilles de Voltaire, et l’éloge de La Fontaine, que j’ai lu avec autant de plaisir que j’en avais eu à l’entendre. Remarquez bien que je n’exagère pas les louanges ; ainsi vous serez libre encore d’être de votre avis et de trouver détestable ce que j’ai cru bon. — Il paraîtra, d’ici à peu de jours, un édit sur le commerce intérieur des grains ; il sera motivé : cette forme est nouvelle, et il me semble qu’elle doit convenir à la multitude ; car les fripons et les gens de parti trouveront bien encore à critiquer. — On disait hier qu’on donnait l’archevêché de Cambrai à M. le cardinal de Bernis, et que M. le duc de La Rochefoucault irait à Rome. Peut-être M. l’abbé de Veri y serait nommé avant, mais seulement pour être cardinal, et préparer la besogne à M. le duc de La Rochefoucault : voilà la conversation d’hier au soir au coin de mon feu ; et si je vous nommais les personnes qui y étaient, vous trouveriez que, si cette nouvelle ne devient pas vraie, du moins elle n’est pas absurde. — Le chevalier de Châtelux, que je vois souvent, mais toujours en courant, n’a pas eu le temps de me demander de vos nouvelles ; il est plus dissipé, plus affairé et plus à la suite de tous les princes que jamais. Il est aujourd’hui à la campagne, c’est là où il saura de vos nouvelles : avec du tact et de l’usage du monde, on est au ton et à la pensée de ceux avec qui l’on est. — M. d’Alembert et tous vos amis me parlent souvent de vous ; ils s’adressaient à moi pour savoir de vos nouvelles, et ce sera moi qui aurai recours à eux à l’avenir : car vous ne m’écrivez plus, n’est-ce pas ? Mais, mon Dieu ! que les passions sont folles ! qu’elles sont bêtes ! Depuis quinze jours, je me sens pour elles une grande horreur ; mais aussi il faut être juste et convenir qu’en adorant le calme et la raison, j’existe à peine, je n’ai la force tout juste que de sentir mon anéantissement : ma machine, mon âme, ma tête, tout moi est dans l’épuisement ; et cet état ne m’est pas trop pénible, quoiqu’il me soit nouveau. Bonsoir, mon ami, car quoiqu’il soit bon matin, je n’ai pas encore dormi. Jamais personne ne s’est avisé d’écrire sur le sommeil, et de traiter de son influence sur l’esprit et sur les passions. Ceux qui ont étudié la nature ne doivent pas négliger cette partie intéressante de la vie des malheureux. Hélas ! si l’on savait ce que la privation du sommeil peut ajouter aux maux ! en abordant quelqu’un de souffrant et de malheureux, la première question serait toujours celle-ci : dormez-vous ? la seconde : quel âge avez-vous ?