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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXIV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 166-168).

LETTRE LXIV

Samedi, après le facteur, 22 octobre 1774.

Mon Dieu ! que je suis troublée et affligée de ce que vous m’apprenez ! je crois tout ce que je crains ; jugez si je partage ce que vous souffrez. Ah ! c’est à présent que l’éloignement m’est absolument insupportable. Mon ami, vos maux sont les miens ; et il m’est affreux de ne pouvoir pas vous soulager. Si j’étais avec vous, il me semble que je m’emparerais si bien de toutes vos craintes, de tout ce qui vous fait trembler, qu’il ne vous resterait que ce qu’il me serait impossible de ne pas vous ôter. Ah ! partager ne serait pas assez. Je souffrirais par vous, pour vous ; et avec cette tendresse et cette passion, il n’y a point de douleur qui ne soit adoucie, et point d’alarme qui ne soit calmée. Mon Dieu, que je suis malheureuse ! le seul moment de ma vie où mon affection eût pu vous faire du bien, je suis condamnée à vous être inutile. Tout ce qui vous aime, vous dira, comme moi, mieux que moi sans doute ; je suis trop près de vous pour exprimer ce que je sens. Y a-t-il donc des mots pour rendre tous les mouvements d’une âme souffrante, d’une âme frappée de terreur, à qui le malheur a interdit toute espérance ? Mon ami, dans cet état qui est le mien, on ne peut s’expliquer et s’exprimer que par ces mots : Je vous aime. Ah ! s’ils pouvaient passer dans votre âme comme je les sens ! Oui, quel que soit votre malheur, vous éprouveriez le sentiment le plus doux. C’est à présent que j’ai un regret mortel à ce qui vous manque d’affection pour moi : mon ami, nous en ferions de la consolation ; le remède serait à côté du mal. Ah ! quand on est malheureux, c’est alors qu’il est affreux de n’aimer que faiblement ; car c’est en nous que nous trouvons la véritable force, et rien n’en donne autant que la passion : les sentiments d’un autre nous plaisent, nous touchent ; il n’y a que le nôtre qui nous soutienne. Mais cette ressource manque presque à tout le monde : presque tout ce qui existe, n’aime que parce qu’il est aimé. Ah ! mon Dieu ! la pauvre manière ! qu’elle laisse petit et faible ! mais cela ne tient ni à la volonté, ni à la pensée : ainsi il serait aussi insensé de chercher à exciter, que de travailler à éteindre. Restons donc ce que nous sommes, jusqu’à ce que la nature, ou je ne sais pas quoi, en ordonne autrement. — Mais vous êtes trop bon, mille fois trop bon de vous occuper de mes maux : souffrir est devenu mon existence ; cependant je suis mieux depuis que je suis au poulet pour unique nourriture : je souffre moins. Adieu, mon ami ; je vous parle de moi, et je ne songe qu’à vous. D’ici à lundi, je serai dans un état violent. Vous m’écrirez, je le crois.