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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XL

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 96-97).

LETTRE XL

Onze heures, 1774.

Ayez assez de délicatesse pour cesser de me persécuter. Je n’ai qu’une volonté, je n’ai qu’un besoin, c’est de ne plus vous voir en particulier. Je ne puis rien pour votre bonheur, je ne sais rien pour votre consolation : laissez-moi donc et ne vous plaisez plus à faire le tourment de ma vie. Je ne vous fais point de reproches ; vous souffrez, je vous plains, et je ne vous parlerai plus de mes maux. Mais, au nom de ce qui a encore quelque empire sur votre âme, au nom de l’honneur, au nom de la vertu, laissez-moi, ne comptez plus sur moi. Si je puis me calmer, je vivrai ; mais si vous continuez, vous aurez bientôt à vous reprocher de m’avoir rendu la force du désespoir. Épargnez-moi le chagrin et l’embarras de vous faire exclure à ma porte dans les heures où je suis seule. Je vous demande, et c’est la dernière fois, de ne venir chez moi que depuis cinq heures jusqu’à neuf. Si madame de… pouvait lire dans mon âme, je vous assure qu’elle ne me haïrait pas : tout au plus, j’aurais mis quelques regrets dans la sienne ; mais elle et vous m’avez fait éprouver les tourments des damnés, le repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de moi, et quelquefois aussi de vous-même ; enfin, que vous dirai-je ? tout le malheur de la passion et jamais ce qui peut faire le bonheur d’une âme honnête et sensible, voilà ce que je vous dois, mais je vous pardonne. Si je tenais à la vie, je sens que je ne serais pas si généreuse : je vous vouerais une haine implacable ; mais bientôt, je ne tiendrai pas plus à vous qu’à la vie, et je veux employer ma sensibilité, mon âme et tout ce qui me reste de vie à aimer, à adorer la seule créature qui ait rempli mon âme, et à qui j’ai dû plus de bonheur et de plaisir que presque tout ce qui a paru sur la terre n’en a senti, ni pu imaginer ; et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet homme ! Cette pensée soulève mon âme, je m’en détourne. Je voudrais me calmer, et, si je le puis, mourir. Je vous le répète encore, et c’est le dernier cri de mon âme vers vous : par pitié, laissez-moi, sinon vous connaîtrez le remords.