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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XLV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 102-103).

LETTRE XLV

Huit heures et demie, 1774.

Mon ami, je vous aime : je le sens dans ce moment d’une manière douloureuse. Votre rhume, votre poitrine font mal à mon âme ; je crains, et cet affreux sentiment a été si souvent justifié que je ne saurais me calmer : si vous partez ce soir, vous ne dormirez point, cela vous échauffera. Ah ! mon Dieu ! que ne puis-je souffrir tout ce que je crains que vous souffriez ! Mon ami, en changeant de chevaux à Orléans, dites-moi comment vous êtes, dites-moi si votre poitrine est déchirée. Ma tendresse, mon intérêt ne vous laissent pas libre de négliger votre santé. Je meurs de regret en pensant que je ne vous verrai pas, que je n’ai plus de moyens de me rassurer. Je ne vous verrai pas, je ne saurai rien de vous. Ah ! qu’il était doux de vous aimer hier, et qu’il est cruel de vous aimer aujourd’hui, demain et toujours ! Mon ami, pardonnez-moi ma faiblesse ; voyez si ma superstition ne peut pas s’excuser : c’est le vendredi 7 août 1772 que M. de Mora est parti de Paris, c’est le vendredi 6 mai de cette année qu’il est parti de Madrid, et c’est le vendredi 27 mai que je l’ai perdu pour jamais. Voyez si cet horrible mot ne doit pas porter l’effroi dans mon âme quand il se joint à l’idée de ce que j’aime plus que la vie, plus que le bonheur, plus enfin que je n’ai de mots pour l’exprimer. Mon ami, si par quelque hasard, vous ne partiez que samedi, je veux vous voir demain. Quel horrible projet j’avais conçu, de ne pas vous voir ! cela serait impossible, vous le savez bien. Vous savez bien que, quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. Adieu, adieu, mon ami : jamais vous ne fûtes aimé, ni chéri avec autant de tendresse. Conservez-vous ; pensez que c’est me sauver la vie, que de ménager votre poitrine. Demain ! cette pensée m’est affreuse. Oui, je vous aime, mille fois plus que je ne sais le dire.