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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XLVII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 110-112).

LETTRE XLVII

Samedi au soir, 27 août 1774.

Mon ami, je n’ai point eu de vos nouvelles. Je m’étais dit cent fois : il sera arrivé trop tard ; il n’aura pas songé au prix d’une heure pour moi. Cela fait la différence de quatre jours ; me voilà donc renvoyée à mercredi. Eh bien ! le soin que j’ai eu de ne pas appuyer mon âme sur cette espérance, ne m’a servi à rien : le courrier est arrivé ; j’ai eu trois lettres, que je ne pouvais pas lire, parce que la vôtre me manquait. Mon Dieu ! vous n’êtes ni assez heureux, ni assez malheureux pour éprouver un pareil sentiment. Mon ami, si je n’ai pas de vos nouvelles mercredi, je ne vous écris plus. Vous avez déjà un tort, vous en aurez mille ; mais je vous déclare que je ne vous en pardonnerai point, et que je ne vous en aimerai pas moins. Vous voyez bien que je vous dis là l’impossible : la logique du cœur est absurde. Au nom de Dieu ! faites que je ne raisonne jamais plus juste. Que vous manquez bien dans ce moment-ci ! l’ivresse est générale, mon ami. Il y a cette différence entre ma disposition et celle de tout ce que je vois, qu’ils espèrent, et que moi je ne fais que respirer du malheur dont nous sommes délivrés. Mon Dieu ! mon âme n’atteint pas à la joie : elle est remplie par des regrets et par des souvenirs déchirants ; elle est animée par un sentiment qui la trouble, qui lui donne souvent des mouvements violents, et qui ne lui promet que bien rarement du plaisir. Dans cet état, la joie publique ne se fait sentir que par la pensée et la réflexion, et les plaisirs raisonnables sont si modérés ! mes amis sont mécontents de ce qu’ils ne peuvent pas m’entraîner. J’en suis bien fâchée, leur dis-je ; mais je n’ai plus la force d’être bien aise. Cependant je suis bien contente de ce que M. Turgot a déjà renvoyé un fripon, l’homme de l’affaire des blés. Mon ami, je veux vous dire le compliment des poissardes au roi, le jour de la Saint-Louis. « Sire, je venons faire compliment à Votre Majesté de la chasse qu’elle a faite hier ; jamais votre grand-père n’en a fait une si bonne ». — Le comte de C… qui est à Montigny, m’a écrit trois pages remplies d’enthousiasme et de transport, c’est beaucoup. Qu’ils sont heureux ! l’espérance les conserve jeunes. Hélas ! qu’on est vieux quand on l’a perdue, ou qu’il n’en reste tout juste que pour échapper au désespoir ! — Dites-moi donc si vous avez fait bien des vers ; si vous vous accoutumez à vous hâter lentement, si vous vous résoudrez à faire comme Racine, qui faisait difficilement des vers. Mon ami, je vous impose le plaisir de lire, de relire tous les matins une scène de cette musique divine, et puis vous vous promènerez, vous ferez des vers ; et avec le talent que la nature vous a donné, de penser et de sentir fortement, je vous réponds que vous en ferez de très beaux. Mais de quoi m’avisé-je ? de conseiller, qui ? Un homme qui a un grand mépris pour mon goût, qui me croit assez bête, qui ne m’a jamais vue en mesure sur rien, et qui, en me jugeant ainsi, pourrait bien n’être qu’en mesure, et marquer autant de justesse que de justice. Adieu, mon ami. Si vous m’aimiez, je ne serais pas si modeste ; je croirais n’avoir rien à envier dans la nature.

Je vous ai écrit hier un volume à Bordeaux. Ce mot m’est effroyable ; il touche la corde sensible et douloureuse de mon âme. Adieu, adieu.