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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XVI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 52-56).

LETTRE XVI

Ce 22 août 1773.

J’ai reçu hier votre lettre du 10, elle m’a fait du bien. Si vous saviez tout ce que j’ai souffert depuis huit jours ! combien mon cœur a été navré de douleur ! dans quel trouble, dans quelles alarmes je consume ma vie ! je n’ai plus la liberté de m’en délivrer, cela m’est affreux, et il n’est pas au pouvoir de ce que j’aime de faire cesser mes maux : il les sent, il en souffre ; il est encore plus malheureux que moi, parce que son âme est plus forte, a plus d’énergie et de sensibilité que la mienne. Depuis un an, tous les moments de sa vie ont été marqués par le malheur : il en mourra et il veut que je vive. Oh, mon Dieu ! mon âme ne peut pas suffire à ce qu’elle sent et à ce qu’elle souffre ; voyez ma faiblesse ; voyez combien le malheur rend indiscret et personnel : je vous occupe de moi, je vous attriste peut-être. Ah ! pardonnez-le moi : cet excès de confiance vient de mon amitié, de ma tendre amitié pour vous. Vous m’avez déjà marqué tant de bonté et d’indulgence, qu’il me semble que je n’en peux plus abuser. Hélas ! si vous souffriez, qui est-ce qui le sentirait et qui le partagerait mieux que moi ? vous voyez dans mon âme, vous voyez ce qu’elle est pour vous. Eh ! je le sens, au comble du malheur, en invoquant la mort à chaque instant, vous me coûteriez un regret ; vous me consolez, et cependant je succombe sous le poids de mes maux. Eh ! non, c’est que ce ne sont pas les miens qui me déchirent : ce sont ceux de mon ami, pour lequel je n’ai ni remède, ni consolation : voilà le supplice d’une âme sensible et dévouée ; vous avez aimé, vous m’entendrez et vous me plaindrez. Mais voyez combien l’on saisit avidement ce qui fait espérer quelque soulagement. — D’après ce que vous aviez mandé à M. d’Alembert, je comptais vous voir à la fin de septembre, et vous ne serez ici qu’à la fin d’octobre ; mais au moins y serez-vous ? Hélas ! je ne sais si je puis me permettre d’espérer jusque-là ? Je vous parle peut-être pour la dernière fois. Concevez-vous la situation où je suis ? je n’ose me permettre ni projet, ni espérance. Ah ! j’avais beaucoup souffert de l’injustice et de la méchanceté des hommes, j’en avais été réduite au désespoir ; mais il le faut avouer, il n’y a point de malheur comparable à celui d’une passion profonde et malheureuse : elle a effacé dix ans de supplice. Il me semble que je ne vis que depuis que j’aime ; tout ce qui m’affectait, tout ce qui m’avait rendue malheureuse jusque-là, s’est anéanti ; et cependant, aux yeux des gens calmes et raisonnables, je n’aurais de malheurs que ceux que je ne sens plus ; ils appellent les passions des malheurs factices. Hélas ! c’est qu’ils n’aiment rien ; c’est qu’ils ne vivent que de vanité et d’ambition, et moi je ne vis plus que pour aimer. Je ne suis plus au ton ni aux sentiments de la société ; il y a bien plus, je serais incapable de remplir aucun devoir ; mais heureusement je suis libre, je suis indépendante, et en me livrant tout entière à ma disposition, je n’ai point de remords, parce que je ne manque à personne. Mais voyez le peu de cas que vous devez faire de moi ; je me reproche souvent la bonté et l’estime qu’on me montre ; j’usurpe beaucoup dans la société ; on me juge trop favorablement, parce qu’on ne me connaît point. Il est vrai aussi que j’ai tellement été victime de la calomnie et de la méchanceté de mes ennemis, que c’est une sorte de dédommagement que j’éprouve à présent.

J’ai été interrompue par l’arrivée du chevalier de Chatelux, qui est entré dans ma chambre sans se faire annoncer, et je le croyais à Ferney. Je lui ai dit que j’étais bien aise de son retour ; mais mon cœur n’en sentait rien. Il n’a pas un instant suspendu ma douleur ; je sentais seulement qu’il me privait de vous écrire, c’est cependant ce qu’on appelle un ami. En effet, je m’intéresse à lui, mais il ne peut rien pour mon bonheur. Mon Dieu ! peut-être que mon âme est fermée à jamais à ce sentiment ; si cela était, que faire de la vie ? Je m’en remets à vous pour faire cette épreuve ; venez, mais cela me fait peur. Ah ! si mon âme venait à rester à froid, je serais désolée ; et vous, y seriez-vous sensible ? auriez-vous assez de bonté pour regretter mon plaisir ; mais sans doute, au moment où je vous verrai, vous serez encore tout occupé de celui que vous aurez senti en revoyant ce que vous aimez. Convenez que ce jour-là vous serez plus éloigné de moi que vous ne l’êtes de Breslau. Mon Dieu ! cela est juste ; pourvu que lorsque vous serez calme, vous reveniez à moi, je serai trop heureuse. Je suis non seulement contente, mais encore pénétrée de ce que vous m’accordez ; je ne sais même si j’y réponds, qu’en pensez-vous ? lequel de nous est en reste ? en jugeant par ses situations, il me semble que l’avantage serait pour moi. Le malheur dispose bien plus à l’amitié et à la tendresse, que la vie que vous menez. D’ailleurs, toutes choses égales, n’êtes-vous pas mille fois plus aimable et plus digne d’être aimé ? mais venez : il y a des jours, il y a des moments où mon âme est tellement absorbée, que je crains de ne pas vous aimer assez. Souffrez que je vous fasse un reproche ; votre confiance manque à mon amitié, vous ne me dites plus rien de vous, pourquoi cela ? j’ai été injuste une fois, je le sais, m’en puniriez-vous ? Comment, si vous aimez, n’avez-vous rien à me dire ? Vous souffrez, vous espérez, vous jouissez, pourquoi ne m’en dites-vous rien ? Vous me parlez si peu de vous, que vos lettres pourraient presque aller à toutes les femmes que vous connaissez. Il n’en est pas de même des miennes : elles ne peuvent avoir qu’une adresse. Voyez si j’ai tort ; est-ce trop exiger que l’égalité dans la confiance ? — Voici la quatrième lettre dont vous avez encore à m’accuser la réception : ne l’oubliez pas. Je crois que c’est une folie de vous avoir écrit à Breslau ; vous n’aurez pas pensé à la poste et ma lettre y sera restée. Mais au moins brûlez-vous les miennes ? je vois d’ici qu’elles tombent des paquets énormes que vous tirez de vos poches : le désordre de vos papiers trouble ma confiance, vous voyez qu’il ne l’arrête pas. Adieu. J’ai mal à la poitrine. Votre jambe est-elle guérie ? de vos nouvelles.