Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXVII

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Garnier Frères (p. 68-69).

LETTRE XXVII

Trois heures, 1774.

Je ne vous ai pas répondu moi-même. Si vous m’aimez, cela vous aura inquiété, et je serais désolée de vous causer une peine que je pouvais éviter. J’étais dans un état d’angoisse qui ressemblait à l’agonie, et qu’avait précédé un accès de larmes qui avait duré quatre heures. Non, jamais, jamais mon âme n’a senti un pareil désespoir. J’ai une espèce d’effroi qui égare ma raison. J’attends mercredi, et il me semble que la mort même n’est pas le remède suffisant à la perte que je crains ; je ne le sens que trop : il ne faut point de courage pour mourir, mais il est affreux de vivre. Il est au-dessus de mes forces de penser que peut-être ce que j’aime, ce qui m’aimait, ne m’entendra plus, ne viendra plus à mon secours. Il aura vu la mort avec horreur, parce que mon idée y était jointe ; il me disait, le 10 : « J’ai en moi de quoi vous faire oublier tout ce que je vous ai fait souffrir », et ce jour-là même ce funeste accident l’est venu frapper !

Ah ! mon Dieu ! vous qui avez connu la passion, le désespoir, concevez-vous tout mon malheur ? plaignez-moi tant que je vivrai ; mais gardez-vous de regretter jamais la créature la plus malheureuse, et qui aura existé huit jours dans un état de douleur où la pensée ne peut atteindre. Adieu. S’il faut que je vive, si ma sentence n’était pas prononcée, je trouverais encore de la douceur, du charme et de la consolation dans votre amitié ; me la conserverez-vous ?