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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXXIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 75-78).

LETTRE XXXIII

Onze heures du soir, 1774.

Je parie que vous n’êtes pas aussi endormi aujourd’hui que vous l’étiez hier à cette heure-ci, et cela est bien simple ; on vous amuse, on vous intéresse et vous avez envie de plaire. Mon ami, vous n’êtes pas fait pour l’intimité : vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires : ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. La confiance, la tendresse, cet oubli de soi et de tout amour-propre, tous ces biens sentis et appréciés par une âme tendre et passionnée, éteignent et engourdissent la vôtre. Oui, je le répète : vous n’avez pas besoin d’être aimé. Quelle étrange méprise ! mon Dieu ! et j’ose accuser certaines gens de manquer de discernement ; j’ose dire qu’ils n’observent rien, qu’ils ne connaissent pas les hommes. Ah ! comment ai-je été égarée, trompée à un tel excès ? comment mon esprit n’a-t-il pas arrêté mon âme ? et comment se fait-il qu’en vous jugeant sans cesse, je sois toujours entraînée ? Vous ne connaissez pas la moitié de l’ascendant que vous avez sur moi : vous ne savez pas ce que vous avez à vaincre chaque fois que je vous vois ; vous ne vous doutez pas de tous les sacrifices que je vous fais : vous ne savez pas à quel point je renonce à moi pour être à vous. Je vous dirai comme Phèdre : « Il fallait bien souvent me priver de mes larmes ». Oui, mon ami, je me prive avec vous de tout ce qui m’est le plus cher. Je ne vous parle ni de mes regrets, ni de mes souvenirs ; et ce qui m’est plus cruel encore, je ne vous laisse voir qu’une partie de la sensibilité dont vous remplissez mon cœur. Je retiens la passion que vous excitez dans mon âme ; je me dis sans cesse : il n’y répondrait pas, il ne m’entendrait pas et je mourrais de douleur. Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis livrée ? j’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que je suis forcée de retenir. Je m’abandonne à vous, et je ne me livre pas à mon penchant ; en vous cédant, je me combats encore. Ah ! m’entendrez-vous ? et saurez-vous, du moins par la pensée, ce que je sens et ce que vous me faites souffrir ? Oui, vous aurez un retour vers moi, parce que vous avez cette sensibilité qui fait qu’on s’intéresse aux malheureux et qu’on les plaint. Mais je ne sais pourquoi je me permets ce moment d’épanchement ; je sais du reste que je ne trouverai point de consolation dans votre cœur. Mon ami, il est vide de tendresse et de sentiment. Vous n’avez qu’un moyen de m’enlever à mes maux, c’est en m’enivrant, et ce remède même est le plus grand de mes malheurs. Bonsoir, mon ami ; donnez-moi de vos nouvelles : mon laquais a ordre de retourner chercher votre réponse. — Dites-moi ce que vous comptez faire demain vendredi ; dites-moi si je vous verrai. Je voudrais que ce ne fût pas le matin, parce que je dois avoir une visite longue et ennuyeuse ; je voudrais vous voir, pourtant. Songez que samedi et dimanche je serai privée de ce bonheur. Adieu encore, je suis fatiguée. J’ai vu, je crois, quarante personnes aujourd’hui, et je n’en désirais qu’une, une dont sûrement la pensée ne s’est pas tournée une fois vers moi. Mon ami, si vous étiez heureux, j’approuverais votre manière d’être : mais ce vague, ce vide, cette agitation, ce mouvement perpétuel, cette manière de n’être ni occupé par le travail, ni animé par le sentiment, cette dépense continuelle qui appauvrit sans qu’il en résulte ni plaisir, ni intérêt, ni réputation, ni gloire ! ah, mon Dieu ! vous ne méritiez pas que la nature vous traitât aussi bien : elle a été prodigue envers vous, et vous n’êtes que dissipateur ; mais moi, je me ruine avec vous, et c’est vous accabler et non vous enrichir. Je vous ennuie, vous avez du dégoût pour mes lettres, et en cela j’admire la justesse et la délicatesse de votre tact : mais si j’estime votre bon goût, je m’afflige de ce que vous n’avez presque pas d’indulgence ni de bonté. — Vous avez diné avec trente personnes. — M. de Vaines a passé la soirée avec moi ; croirez-vous que je ne vous ai pas nommé ?