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Lettres de Mlle de Lespinasse/Suite du Voyage Sentimental

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II

SUITE
DU VOYAGE SENTIMENTAL
Par Mlle de Lespinasse[1].


CHAPITRE XV[2]

que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés

Je vous suis, dis-je à mon hôte… Mais, comme il ouvrait la porte, je vis arriver deux ouvriers qui m’apportaient les vases de marbre que j’avais commandés au faubourg Saint-Antoine… « Entrez, mes amis ; et quoique j’aie une affaire, je veux faire la vôtre avant que de sortir… » Ils posèrent à terre mes deux vases. Je les regardais, je les trouvais beaux, et je cherchais sur le visage de ces deux hommes à voir s’ils partageaient mon approbation. En les regardant, je levai un couvercle ; pour le remettre, je me baissai, et je le vis cassé. Je relevai la tête pour parler ; l’un de ces hommes me regarde avec douleur : « Hélas ! oui, monsieur, il est cassé ; mon camarade en mourra de chagrin ; il n’a pas osé venir ; il a craint votre colère. Si notre maître le sait, oh ! oui, Jacques en mourra ». Le son de voix de cet homme, l’émotion de son âme avaient déjà remué la mienne. Hélas ! disais-je en moi-même, j’ai eu une fantaisie, et aux yeux d’un Anglais, une fantaisie est une sottise. Je voulais avoir du plaisir, et j’ai fait descendre la douleur dans l’âme de ces bonnes gens… Je les regardais, et je crus m’apercevoir que mon silence avait augmenté leur trouble ; les yeux de celui qui venait de parler étaient pleins de larmes… « Eh non, non, dis-je, en élevant la voix, Jacques ne mourra pas… Vous êtes donc son ami ? — Ah, monsieur, Jacques est un si bon garçon, il travaille si bien, il a tant de malheur, une femme, quatre petits enfants ! c’est lui qui fait vivre tout cela… Oh ! mon bon milord, ayez pitié de lui, de sa pauvre famille et de moi : si notre maître vient à savoir le malheur qui lui est arrivé il renverra Jacques, il sera perdu, et ses enfants et sa femme. — Votre maître ne le saura jamais, mes amis ; allez-vous-en, calmez le chagrin de Jacques, et dites-lui bien que je ne suis point en colère. Adieu ; soyez tranquilles, je suis content… » Je rendis la joie à l’ami de Jacques, et à celui qui était venu avec lui. Leurs yeux et leurs gestes m’exprimaient leur reconnaissance avec plus d’éloquence qu’un orateur de la Chambre des communes n’en met à attaquer un ministre en place… Je sortis avec eux ; je ne trouvai plus mon hôte : mais Lafleur venait m’avertir qu’il était temps d’aller dîner chez madame Geoffrin, où j’avais promis d’aller il y avait deux jours… « Monsieur veut-il un carrosse ? me dit Lafleur ; vous vous en irez plus vite. — Oui, dis-je, mais ce ne sera pas pour y être plus tôt, ce sera pour jouir de l’émotion que je viens d’avoir… » J’ai déjà dit que mon âme aimait le repos, lorsqu’elle était animée par sa propre sensibilité ou par celle des autres… Lafleur revint dans l’instant. « Voilà, dit-il, le carrosse. » J’y montai sans voir Lafleur, je ne voyais plus que Jacques… Il a souffert, me disais-je : il sera rentré chez lui hier au soir sans plaisir ; ses enfants l’auront embrassé, il leur aura ouvert ses bras : mais son âme aura été fermée à la joie ; sa femme aura pressé ses joues, mais son cœur n’en aura rien senti… Ah ! mon Éliza, conçois-tu bien tout le mal qu’on me ferait, si l’on m’enlevait à la tendresse et au charme qui me pénétrera, lorsque ton cœur sera près du mien, lorsque ta main sera dans la mienne ?… Je t’ai fait mal, Jacques, je t’ai privé de la plus douce consolation que la nature ait donnée à ses enfants… J’en étais là lorsque le carrosse s’arrêta. Lafleur vint ouvrir ma portière : « Mon ami, lui dis-je, il faut que tu soulages mon cœur, il est opprimé par ce qu’a souffert Jacques. — Et où est Jacques ? quel est-il ? quel mal a-t-il ? — Écoutez-moi, Lafleur : vous êtes un bon garcon, vous avez pitié des malheureux… » Le visage de Lafleur, qui était toujours épanoui, commençait à prendre une teinte de sensibilité ; sa tête se baissait, et il semblait me remercier de le connaître si bien et de le lui dire… « Oui, mon ami, il nous faut secourir un malheureux : je suis cause qu’il a souffert ; ce Jacques est un ouvrier qui a cassé le couvercle d’un de mes vases de marbre. — Et cela a mis Monsieur en colère contre lui ? Je vais, je cours lui dire que vous n’êtes plus fâché. » Et Lafleur courait déjà… Je le pris par le bras : « Écoutez-moi, mon ami : je n’ai point vu Jacques ; il craignait trop, il était trop affligé pour se montrer. — Le pauvre malheureux ! disait tout bas Lafleur. — Il m’a envoyé son ami ; oh ! la bonne âme que cet ami ! il souffrait autant que Jacques. Il m’a dit que si je me plaignais à leur maître, Jacques en mourrait, qu’il serait renvoyé, et que, s’il n’avait plus d’ouvrage, il serait perdu et toute sa famille. — Il a une femme ?… me dit Lafleur avec attendrissement. — Oui, Lafleur, et quatre petits enfants que son travail fait vivre. — Oh ! Monsieur, allons, reprit Lafleur, il faut que nous délivrions Jacques de son malheur. — C’est bien mon intention ; tiens, mon ami, il faut que tu ailles le trouver ; tu lui diras que je ne suis pas fâché contre lui, mais que j’ai du chagrin de ce qu’il a souffert… » ; et en disant cela, je tirais ma bourse : « Tiens, Lafleur, voilà douze francs que tu donneras à ce pauvre Jacques ; cela lui fera plaisir, cela fera du bien à sa femme… — La bonne femme, disait Lafleur, elle aime sûrement son mari, c’est un si brave homme ! — Oui, dis-je, il est pauvre, il est sensible, il a des enfants… », et je soupirai en prononçant ce dernier mot… « Ce n’est pas tout, Lafleur, il faut que vous alliez chercher l’ami de Jacques, que vous le tiriez à part. — Oui, vraiment, dit Lafleur, il faut que le maître ne sache rien de tout cela. — Vous lui direz que ce monsieur chez qui il a été ce matin, a été si content de la manière dont il a demandé grâce pour son ami, qu’il lui envoie six francs pour boire et pour l’engager non seulement à défendre son ami, mais à ne jamais accuser ses camarades. — Oui, oui, Monsieur, votre commission va être faite. Jacques ne sera plus malheureux : son ami, sa femme, vous, moi, nous serons tous contents. J’embrasserai sa bonne femme, je verrai ses petits enfants ; je cours et je reviens… » Que je me sentis soulagé par le peu de bien que je venais de faire ! j’étais doucement ému par la bonté active de Lafleur… L’honnête créature, disais-je ! Pourquoi la Providence ne l’a-t-elle pas placée dans la classe des hommes qui peuvent secourir et soulager leurs semblables, et dont la plupart ont le cœur inaccessible aux malheureux ? En disant cela, je me trouvai dans l’antichambre de madame Geoffrin. Bon ! disais-je, j’en dînerai mieux, je serai de meilleure compagnie, mon pauvre Jacques va être content… Et j’entrai dans la chambre où il y avait dix ou douze personnes qui dînaient tous les mercredis chez madame Geoffrin.


CHAPITRE XVI

qui ne surprendra personne

Le dîner fut excellent. La maîtresse de la maison n’en faisait pas les honneurs ; mais elle s’occupait de ses amis. Depuis que j’étais en France, je n’avais point rencontré tant de bonté, de simplicité et d’aisance réunies. Tous les gens qui étaient à ce dîner me parurent aimables ; ils étaient bien aises d’être ensemble. L’air de franchise et de contentement de madame Geoffrin se répandait autour d’elle… Oui, mon Éliza, toi seule y manquais. Partout où je suis bien, je te regrette. Ton plaisir est le premier besoin de mon cœur… Un Français dirait que la conversation animée, gaie et variée qu’il y eut pendant ce dîner, l’avait fort amusé. Pour moi, je suis comme mon oncle Toby : je n’entends guère mieux le mot amusement que la chose. Un jour il venait de secourir le capitaine le Fèvre qui se mourait de chagrin et de misère dans une hôtellerie ; il demandait au caporal Trim : « Dis-moi, mon ami, nous sommes-nous amusés aujourd’hui ? Mon frère Shandy dit quelquefois qu’il vient de s’amuser, et je ne l’entends pas. — Monsieur, répondit le caporal, votre âme n’a pas besoin de comprendre M. Shandy ; elle est bonne, vous avez du plaisir à soulager les malheureux ; je ne sais pas ce que c’est que l’amusement, mais ni vous ni moi n’en avons besoin. — Tu as raison, mon cher Trim ; je laisserai parler d’amusement mon frère Shandy, et je me contenterai d’avoir du plaisir à sentir mon âme émue des maux de nos amis. — Oui, reprit Trim ; ce sont tous les malheureux, et nous n’en manquerons jamais… » Ô mon cher oncle Toby ! je n’ai pas l’âme aussi bonne, aussi douce que toi ; cependant je l’avouerai, je n’écoute avec intérêt que ce qui parle à mon âme. Je ne louai jamais un trait d’esprit ; mais j’ai toujours une larme à donner au récit d’une bonne action ou à un mouvement de sensibilité : ce sont les seules touches qui répondent à mon cœur… Oh ! qu’il fut doucement et délicieusement ému par ce qui se passa après dîner !… Nous rentråmes dans le cabinet, où il y avait une table à l’anglaise pour servir le café : c’était la maîtresse de la maison qui en prenait le soin. Tout le monde se mit autour de la table, chacun prit sa tasse, et madame Geoffrin la cafetière. Il y avait un pot de crème ; elle en offrait, et plusieurs en prirent : un abbé qui était à côté de moi remuait cette crème, la mêlait dans son café, la goûtait avec un peu de lenteur, ce qui fut remarqué par madame Geoffrin. « Madame, dit-il avec un ton où il y avait plus d’affection que de critique, tout ce qu’on mange ici, tout ce qu’on y prend est tellement au point de la perfection, que j’ose vous faire une représentation : il n’y a que la crème qui ne soit pas bonne. — Je le sais bien, reprit doucement madame Geoffrin ; elle est mauvaise, j’en suis bien fâchée (et ce dernier mot fut dit en regardant ses amis) ; mais cela ne peut pas être autrement. — Comment donc, reprit plus gaîment l’abbé, comment ! il est nécessaire que vous ayez de mauvaise crème ? Cela me paraît plaisant. — Oui, oui, mes amis, cela est nécessaire ; et si vous voulez m’écouter, vous serez forcés d’en convenir… Tout le monde se tut, mais avec l’expression du désir de l’entendre. — J’avais une laitière de campagne qui venait apporter le lait et la crème tous les matins ; un jour, je vis entrer mon portier avec l’air triste… Que venez-vous m’apprendre, Follet, lui dis-je ? — Madame, votre laitière est en bas, elle est toute en larmes, elle vient vous faire dire qu’à l’avenir elle ne pourra plus servir Madame : sa vache est morte, et elle s’en désole. — Faites-moi monter cette pauvre femme… ; et il revint aussitôt, car la laitière semblait l’avoir suivi. On ouvrit ma porte, elle s’y tenait, essuyait ses yeux, elle paraissait vouloir étouffer les sanglots qui la suffoquaient, elle ne pouvait avancer… J’ai remarqué souvent que les malheureux croient que c’est manquer de respect que de se livrer à l’expression de leur douleur ; je voyais ce mouvement dans l’effort qu’elle faisait pour se calmer… Approchez, ma bonne, approchez, lui dis-je… Elle voulait marcher, et elle n’avançait point ; elle levait les pieds, et ils se retrouvaient à la même place… Venez, venez, ma chère amie ; vous avez donc eu bien du malheur ? Ce mot la soulagea, elle fondit en larmes… — Bien du malheur ! Oh ! oui, Madame… et elle leva les yeux pour me regarder : jusque-là elle les avait eus baissés. Alors il me sembla qu’elle cherchait dans mon visage si elle aurait la force de parler… Eh bien ! dites-moi, ma bonne femme, vous avez perdu votre vache ; elle vous faisait vivre, n’est-ce pas ? — Hélas ! dit-elle en joignant et en élevant les mains, que deviendront mon pauvre père et ma mère ! ils sont si vieux ! ils ne peuvent plus travailler, notre vache et moi étions tout leur bien ; elle est morte, mon mari dans son lit depuis deux mois… Alors les sanglots l’étouffèrent ; elle mit son visage dans son tablier, elle s’abandonna à toute sa douleur, elle me faisait mal à l’âme… — Ma chère amie, calmez-vous, votre douleur me fait trop de peine. Je vous donnerai une vache, vous l’achèterez aussi belle que vous pourrez, et j’espère qu’elle remplacera celle que vous avez perdue… Elle leva la tête, laissa tomber ses bras : je ne vis plus de larmes sur son visage, elle était sans mouvement, elle ouvrit la bouche, elle essayait de prononcer… J’ajoutai : Et ce sera tout à l’heure que vous irez chercher la meilleure vache. — Oh ! Madame, oh ! ma bonne dame, vous sauvez la vie à mon père… Alors je vis couler des larmes ; mais elles étaient douces et lentes, son visage était calme… C’est alors que je remarquai sa figure. Elle étoit jeune et fraîche, de belles dents, de la douceur dans les yeux… « Quel âge avez-vous, ma chère ? — Je vais avoir trente ans, vienne la Saint-Martin, dit-elle, en faisant la révérence. — Eh bien, ma bonne, actuellement que vous voilà un peu consolée, dites-moi tous vos malheurs, je les soulagerai peut-être. — Madame est trop charitable, reprit-elle avec un sourire qui ressemblait au bonheur. — Allons, dites-moi, aimez-vous votre mari ? — Charles et moi, nous nous aimons depuis que nous allions ensemble au catéchisme de notre curé. Charles est un brave homme, bon travailleur ; avant le malheur qu’il a eu de se blesser à la jambe, nous ne manquions de rien ; il aime mon père comme s’il était le sien, et il pleurait hier en me disant : Va, Madeleine, va dire demain à tes pratiques que tu n’as plus de lait, que notre vache est morte… Et en prononçant ce mot, ma bonne femme essuyait ses yeux qui se remplissaient encore de larmes. « Votre mari sera donc bien content ce soir, quand il verra que vous ramenez une vache ? — Content ! oh ! il ne le croira pas. Je lui dirai la bonté de Madame ; comme il vous bénira ! que mon pauvre père va prier le bon Dieu pour la conservation de Madame ! — Mais vous ne dites rien de votre mère ?… car j’avais remarqué que son père était toujours l’objet de son attendrissement et de sa douleur ; est-ce que vous ne l’aimez pas ? — Pardonnez-moi, je l’aime bien ; mais, la pauvre femme, elle gronde tant ! Si ce n’était que moi… c’est ma mère ; ainsi… Mais elle tourmente Charles ; elle le querelle, et elle l’a souvent fait sortir de la maison ; c’est cela qui me chagrine ; car le chagrin de Charles me fait plus de mal que le mien : mais il n’a point de rancune, il a soin de ma mère. La pauvre femme ! il le faut bien ; à peine peut-elle se remuer. Je dis quelquefois à Charles : Mon ami, quand nous serons vieux et infirmes, nous serons peut-être aussi grichards que ma mère : il faut bien prendre patience. Et Charles rit, il m’embrasse et nous sommes contents… — Eh bien ! ma bonne, je veux encore ajouter à votre bien-être : je veux vous donner une seconde vache, pour vous consoler de ce que vous avez souffert depuis deux jours. — Ah ! c’est trop, Madame, c’est trop, dit-elle avec l’expression de la joie et du désir : nous serions tous trop heureux ! — Mais, dites-moi, pouvez-vous soigner deux vaches ? — Oui, moi et mon cousin Claude nous en aurons bien soin. Claude a un bon cœur ; il a pleuré trois jours, et n’a rien voulu manger tout le temps que notre vache refusait le foin : il la gardait tout le jour, et moi je couchais à côté d’elle la nuit : nous parlions ensemble… Comment te va, Blanche, lui disais-je ? Elle me regardait, elle se plaignait, et quelquefois je croyais qu’elle pleurait… Veux-tu du pain, ma mie ? Elle le prenait, mais elle ne pouvait pas l’avaler. Elle me regardait, je la flattais, et il sembloit que cela lui faisait du bien… Hélas ! le bon Dieu est le maître ; il a compté nos jours, il a voulu que Blanche soit morte hier au matin : mais il nous aime bien ; c’est mon pauvre père qui est la bénédiction de notre famille ; c’est pour le récompenser que le bon Dieu a voulu que j’aie trouvé une si charitable dame qui a fait tant de bien à mon cœur ; il était mort quand je suis arrivée à la porte de M. Follet ; qu’il va me trouver joyeuse en sortant ! Mon Dieu ! que le bon Dieu est bon !… Et elle joignait les mains avec action ; ses yeux, son visage, ne me peignaient plus que le plaisir, mon âme s’en laissait doucement pénétrer… Mes amis, je n’ai guère passé de matinée qui m’ait laissé une impression plus agréable : je le devais bien plus à ma laitière qu’elle n’avait reçu de bien de moi… — Adieu, ma bonne, lui dis-je : car je m’aperçus qu’il était onze heures. J’avais été plus d’une heure avec cette bonne femme ; je l’avais consolée, je ne regrettai pas mon temps, je crus l’avoir bien employé… Vous voyez donc, d’après tout ce que je viens de vous conter, que je ne peux pas avoir de bonne crème. Me donneriez-vous le conseil, et aurais-je le courage de quitter ma laitière ? Je l’ai consolée de la mort de sa vache ; qu’est-ce qui la consolerait du mal qu’elle sentirait si je venais à la quitter ? Ne vaut-il donc pas mieux, mon cher abbé, en se tournant de son côté, que nous prenions de mauvaise crème ? Mes amis, en la prenant, penseront à ma bonne laitière, et ils me pardonneront, n’est-il pas vrai ?… » Il y eut une acclamation générale : chacun louait la bienfaisance, la bonté de madame Geoffrin. Pour moi, j’avais les yeux attachés sur tous ses mouvements, et je ne disais mot : mon âme était trop occupée pour me laisser des expressions pendant ce récit, il m’était échappé des larmes que je sentais venir de mon cœur… Bon, m’étais-je dit souvent, il y a donc encore une aussi bonne âme que celle de mon oncle Toby ! les malheureux ont donc encore une amie qui veille pour eux, qui est près de leur cœur… Tandis que je réfléchissais, ou plutôt que je sentais et jouissais de la vertu de cette excellente dame, elle s’approcha de moi… « Vous ne dites rien, monsieur Sterne, en me regardant avec bienveillance, cependant mon histoire ne vous a pas ennuyé : j’en ai vu des preuves certaines sur votre visage, j’ai vu couler une larme pour ma laitière, et cela m’a fait plaisir ! — Hélas ! madame, dis-je en la regardant avec la tendresse et le respect dont elle avait pénétré mon âme, je ne sais point louer tant de bonté et de simplicité à faire le bien : mais je chérirai la Providence qui a accordé aux malheureux une aussi excellente protectrice ; je la bénirai de me l’avoir fait connaître, et je dirai à tous mes compatriotes : « Allez en France, allez voir madame Geoffrin, vous verrez la Bienfaisance, la Bonté ; vous verrez ces vertus dans leur perfection, parce que vous les trouverez accompagnées d’une délicatesse qui ne peut venir que d’une âme dont la sensibilité a été perfectionnée par l’habitude de la vertu. Oh ! l’excellente femme que vous connaîtrez ! Allez, mes amis, faites le voyage de Paris ; et à votre retour, si vous m’apprenez que vous avez vu, ou que vous avez connu cette respectable dame, je ne m’informerai plus si vous avez eu du plaisir à Paris, si vous êtes bien aises d’avoir été en France. Pour moi, je n’y ai connu le bonheur que d’aujourd’hui… » Il s’était fait un profond silence pendant que je parlais ; madame Geoffrin n’avait pu m’interrompre. J’avais parlé avec véhémence : c’était mon cœur qui donnait de la chaleur à ce que je disais, et je vis que j’avais été entendu de celui de madame Geoffrin ; ses yeux s’étaient mouillés de larmes… « Ah ! que je suis heureuse, dit-elle avec simplicité ! je suis donc bonne ! Monsieur Sterne, vous venez de m’en récompenser, je veux vous embrasser pour le bien que vous m’avez fait… » Elle se baissa, je me levai avec transport, je la serrai dans mes bras… Oui, mon Éliza, je sentis pour la première fois de ma vie que les mouvements qu’inspire la vertu ont leurs délices comme ceux de l’amour ; mon âme eut un moment d’ivresse… Son retour fut pour toi… J’en serai plus digne de mon Éliza, me dis-je ; elle pleurera avec moi, lorsque je lui conterai l’histoire de la laitière de madame Geoffrin.


  1. Les deux morceaux qu’on va lire sont de Mlle de Lespinasse. Elle aimait beaucoup le roman anglais de Sterne, qui a pour titre : le Voyage sentimental ; elle a voulu en prendre le style et le ton dans ces deux morceaux : les connaisseurs verront avec quelle délicatesse elle y a réussi. Les faits qu’elle rapporte sont vrais, arrivés à Mme Geoffrin, et méritaient d’être ajoutés aux éloges qu’on a publiés de cette femme respectable. (Ancienne note.) — Ces deux chapitres ont été publiés pour la première fois dans les Œuvres posthumes de d’Alembert, Paris, Pougens, 1799, in-8o, t. II, p. 22.
  2. Ce chapitre, dans l’édition originale, porte pour titre : Qui ne surprendra personne ; il y a interversion évidente avec le titre du chapitre XVI : Que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés, que nous restituons au chapitre XV et réciproquement. (Note de l’édition Asse.)