Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre III

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Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re partiep. 12-19).





LETTRE III




315 a 9

Introduction :
la formule de salutation.

« Platon à Denys, réjouis-toi ! » Ai-je trouvé pour ma lettre bla meilleure formule de salutation ? ou écrirai-je plutôt, suivant ma coutume quand je m’adresse à mes amis « Bon succès[1] » ? Toi-même, comme l’ont rapporté ceux qui en furent alors les témoins, tu saluas le dieu à Delphes précisément par cette formule, et tu écrivis, dit-on :

Réjouis-toi et conserve heureuse la vie d’un tyran.

cMoi, je ne voudrais exprimer de tels vœux pour un homme, à plus forte raison pour un dieu : pour un dieu, car mes souhaits seraient incompatibles avec la nature divine, qui est fixée hors des atteintes du plaisir et de la douleur[2] ; pour un homme : le plus souvent, plaisir comme douleur sont sources de dommage, car ils engendrent dans l’âme lourdeur d’esprit, oubli, sottise, insolence. Ceci soit dit au sujet de la salutation. Pour toi, quand tu auras lu, choisis ce que bon te semble.


But apologétique de la lettre.

On raconte çà et là les propos que tu tiens à plusieurs de ceux qui ont été envoyés auprès de toi. dJ’aurais appris de ta bouche tes projets de relever les villes grecques en Sicile et d’alléger les Syracusains en transformant en royauté la . tyrannie. Or, selon toi, je t’en aurais à ce moment-là détourné, malgré tes vifs désirs, et maintenant, j’engagerais Dion à réaliser ces mêmes desseins, et en te volant tes propres idées nous chercherions à t’enlever ton pouvoir. eÀ toi de juger si de tels propos tournent à ton profit, mais, en tout cas, tu me fais tort en disant le contraire de la vérité. C’est bien assez déjà que Philistide[3] et nombre d’autres encore m’aient calomnié auprès des mercenaires et du peuple syracusain pour être resté dans l’acropole, et que ceux du dehors, à la moindre faute, en aient détourné sur moi toute la responsabilité, prétendant que tu m’écoutais en tout[4]. Tu sais pourtant pertinemment que, en fait de politique, si j’ai consenti à partager quelque peu tes travaux, 316ce ne fut qu’aux débuts, alors que je croyais pouvoir rendre quelques services, et, sauf des affaires de peu d’importance, je ne m’occupai un peu sérieusement que des préambules des lois, à l’exclusion des additions dont toi ou quelque autre avez été les auteurs. J’entends dire, en effet, que dans la suite, quelques-uns d’entre vous ont arrangé ces préambules, mais les différentes rédactions sauteront aux yeux de quiconque est en état de juger de ma manière. Ainsi donc, je le répète, je n’ai pas besoin d’être calomnié une fois de plus auprès des Syracusains et de tous ceux que tes paroles pourraient persuader, mais bien plutôt bd’être défendu soit contre l’accusation précédente, soit contre celle qui vient à présent de s’y ajouter et qui grandit, beaucoup plus importante et plus grave. Contre un double grief, je dois donc entreprendre une double apologie : la première, pour montrer que j’ai eu raison de te refuser toute participation au gouvernement de la cité ; la seconde, pour prouver que de moi ne sont pas venues ces suggestions ou ces obstacles dont tu parles contre ton projet de relever les villes grecques que j’aurais empêché. Écoute-moi d’abord csur le premier point.


Réponse à une première accusation.

Je vins à Syracuse, appelé par toi et par Dion. Ce dernier que je connaissais à fond, mon hôte de vieille date, était dans toute la force et la maturité de l’âge, conditions absolument requises chez des gens un tant soit peu sensés appelés à délibérer sur des questions aussi graves que l’étaient alors tes affaires. Toi, tu étais très jeune, totalement dépourvu de l’expérience qu’il aurait fallu avoir et absolument inconnu de moi. Bientôt, — d faut-il accuser un homme, un dieu, la fortune aidée par toi ? — Dion fut banni et tu restas seul. Crois-tu donc que j’aurais pu dans ces conditions prendre part avec toi aux affaires politiques, alors que je perdais ce sage associé, et que l’autre, l’insensé, je le voyais livré à une foule d’hommes pervers, et, pendant qu’il s’imaginait commander, ne faisant, au lieu d’exercer le pouvoir, qu’obéir à ces gens-là ? Dans ces circonstances, quelle devait être mon attitude ? N’est-ce pas celle que j’ai été forcé de tenir ? Dire adieu désormais aux affaires politiques, e me prémunir contre les calomnies des envieux et, quant à vous, mettre tout en œuvre, malgré vos divisions et vos discordes, pour renouer votre amitié. Toi-même en es témoin : je n’ai jamais cessé de tendre à ce but. Ce fut avec peine, mais cependant il fut convenu entre nous que moi, je m’embarquerais pour retourner dans mon pays, 317 puisque, vous, la guerre vous retenait là[5]. Mais, la paix faite, nous reviendrions, Dion et moi, à Syracuse, et cela, sur l’invitation que tu nous ferais. Telle est la vérité au sujet de mon premier voyage à Syracuse et de mon heureux retour dans la patrie. Quant à mon second voyage, à la conclusion de la paix, tu me rappelas, mais contrairement aux conventions, tu me mandais d’arriver seul. Pour Dion, tu promettais de le faire rentrer plus tard. C’est pourquoi, je ne vins pas, mais m’attirai même alors le mécontentement de Dion, car il jugeait b préférable mon départ et ma soumission à tes ordres. Puis, un an après, aborda une trirème avec des lettres de toi. Dans ces lettres, tu me disais d’abord que si j’arrivais, les affaires de Dion s’arrangeraient toutes selon mes désirs ; sinon, ce serait le contraire. En vérité, je n’oserais rappeler combien de lettres tu envoyas, toi, et d’autres sur tes sollicitations, d’Italie et de Sicile, à tant de parents et c d’amis ! Toutes me pressaient de partir et me suppliaient de t’obéir. Donc, tous, à commencer par Dion, étaient d’avis que je m’embarque sans tergiverser[6]. En vain je prétextais mon âge[7], j’insistais sur le fait que tu étais incapable de résister à ceux qui me calomniaient et rêvaient de nous voir ennemis, car je comprenais alors et je comprends maintenant que plus sont grandes et démesurées les richesses des particuliers d et même des rois, plus elles nourrissent de calomniateurs, de compagnons pour les plaisirs dégradants et infamants, le plus grand fléau, sans contredit, qu’engendre la fortune ou toute autre forme de puissance. Et pourtant, je laissai tomber toutes ces raisons et je vins. Je ne voulais pas qu’aucun de mes amis pût m’accuser d’avoir par lâcheté laissé ruiner toute sa fortune, alors que je pouvais la e sauver. Je vins donc et tu sais bien tout ce qui s’est alors passé. Je te demandais d’abord, suivant les promesses que contenaient tes lettres, de rappeler Dion en lui rendant ton intimité, je parle de cette intimité, grâce à laquelle, si tu m’avais cru alors, les événements auraient probablement tourné bien plus heureusement qu’ils ne l’ont fait, pour toi, pour les Syracusains et pour tous les Grecs : ainsi du moins le conjecture mon opinion. Je te demandais ensuite de confier les biens de Dion à sa famille 318 et de ne pas les laisser administrer par les administrateurs[8] que tu connais ; j’estimais, en outre, qu’il fallait lui envoyer chaque année les revenus habituels et même profiter de ma présence pour les augmenter, non pour les diminuer. N’obtenant rien, je songeais à partir. Alors, tu me persuadas de rester encore l’année ; tu réaliserais, disais-tu, la fortune entière de Dion, pour en envoyer la moitié à Corinthe et laisser le reste à son fils. J’aurais encore beaucoup à b dire sur tant de promesses faites par toi et que tu n’as point tenues, mais comme il y en a trop, j’abrège. Tu as vendu tous les biens de Dion sans son consentement, après avoir affirmé que tu ne le ferais point s’il n’y consentait et tu as, homme admirable, mis impudemment le comble à tous tes beaux engagements : tu as imaginé un moyen qui n’était ni élégant, ni ingénieux, ni juste, ni profitable : tu voulus m’effrayer, comme si j’ignorais alors tes agissements, pour m’empêcher de réclamer l’envoi de l’argent. c Quand, en effet, tu exilas Héraclide[9], ni les Syracusains ni moi ne trouvâmes juste cette mesure. Je vins donc avec Théodote[10] et Eurybios[11] te supplier de n’en rien faire. Tu saisis alors ce prétexte pour me dire que depuis longtemps, tu le voyais bien, je n’avais de toi nul souci et ne m’occupais que de Dion et de ses parents et amis. Et parce que maintenant Théodote et Héraclide, amis de Dion, se trouvaient sous le coup d’une accusation, je mettais tout en œuvre pour les soustraire au châtiment. Voilà d quels furent nos rapports mutuels en ce qui concerne la politique. Si tu as remarqué par ailleurs en moi une attitude inamicale à ton égard, sache bien que ce fut là l’origine de tous nos différends. Et n’en sois pas surpris. À bon droit, en effet, je paraîtrais vil aux yeux de tout homme sensé, si séduit par la grandeur de ton pouvoir, j’avais trahi un hôte ancien et un ami malheureux par ta faute, et aussi bon que toi, pour ne rien dire de plus, et si prenant ton parti à toi, l’injuste, ej’eusse obéi à tous tes ordres, pour l’amour de l’argent sans doute : on n’aurait point expliqué autrement ma volte-face, au cas où j’eusse ainsi changé. Tels sont les faits qui, grâce à toi, ont créé entre nous cette « amitié de loups[12] » et cette désunion.


Réponse à une deuxième acussation.

De propos en propos, j’en arrive sans interruption au second point sur lequel je dois, disais-je, me défendre. 319 Écoute donc et vois attentivement si je parais te tromper et m’écarter de la vérité. J’affirme que dans le jardin, en présence d’Archédèmos et d’Aristocritos, vingt jours environ avant mon départ de Syracuse, tu m’as reproché, comme tu continues de le faire aujourd’hui, d’avoir plus à cœur les intérêts d’Héraclide et de tout autre que les tiens. Devant eux, tu me demandas si je me souvenais de t’avoir conseillé dès les premiers jours de mon arrivée de b relever les villes grecques. Je reconnus m’en souvenir et regarder encore cela comme le parti le meilleur. Il faut l’avouer, Denys, et aussi ce qui fut ajouté, car je te demandai à mon tour si je t’avais donné ce conseil ou quelque autre en plus. Alors tu me répondis plein de fureur et croyant m’outrager (par suite, ce qui alors pour toi était insulte, maintenant, de rêve est devenu réalité)[13] tu me dis donc avec un rire forcé, si j’ai bon souvenir : « Tu me pressais de m’instruire c avant de faire tout cela, ou sinon, de m’abstenir. » Je répliquai que ta mémoire était excellente. — Et toi de continuer : « M’instruire en géométrie ou comment ? » — Je retins à ce moment ce qui me venait sur les lèvres, de peur que, pour un petit mot, la permission que j’attendais de m’embarquer ne devînt difficile et qu’il n’y eût plus le champ libre pour moi. — Mais voici où je veux en venir avec tous ces récits : ne me calomnie plus en prétendant que je t’ai empêché de rétablir les villes grecques détruites par les barbares et d d’alléger le poids que portaient les Syracusains par la transformation de la tyrannie en royauté. Tu ne saurais forger contre moi d’accusation plus mal choisie, et je pourrais en outre te réfuter par des arguments plus clairs encore, s’il y avait un tribunal compétent, et montrer que les conseils venaient de moi, le refus de toi. Et pourtant il ne serait pas difficile de mettre en évidence que les suivre eût été le mieux et pour toi, et pour les Syracusains, et pour tous les Siciliens. Mais, mon e cher, si tu nies avoir prononcé les paroles que tu as dites, j’obtiens satisfaction ; si tu avoues, si, convaincu que Stésichore était sage, tu te résous à imiter sa palinodie, passe du mensonge à la vérité[14].


  1. Sur la formule de salutation, voir la notice particulière et lettre I, note 1.
  2. Cf. Épinomis 985 a : θεὸν μὲν γὰρ δὴ τὸν τέλος ἔχοντα τῆς θείας μοίρας ἔξω τούτων εἶναι, λύπης τε καὶ ἡδονῆς…
  3. D’après Meyer (Geschichte des Altertums V, 502) ce Philistide ne serait autre que Philistos, l’historien et l’homme politique qui, après avoir aidé Denys l’Ancien à conquérir la tyrannie, fut exilé, puis rappelé. Il semble avoir été le mauvais génie de Denys le jeune. Les Siciliens souhaitaient vivement que Platon ruinât son influence. — Voir Diodore XIII, 91, 4 ; XV, 7, 3 ; XVI, 11, 3. — Plutarque, Dion, c. 19.
  4. Denys gardait encore Platon dans l’acropole quand se produisit la révolte des mercenaires relatée par la Lettre VII (348 a, b). Cette même lettre fait encore allusion à l’hostilité et aux menaces des peltastes, mais sans en indiquer le motif (350 a). D’après Plutarque (Dion, c. 19), les peltastes accusaient Platon de pousser Denys à abandonner la tyrannie et à se passer par conséquent du service des mercenaires.
  5. Meyer (op. cit. V, 506, Anm. zu § 989) prétend qu’il s’agit de la guerre contre les Lucaniens. Diodore XVI, 5, raconte que Denys le jeune, moins belliqueux que son père, liquida rapidement la guerre contre l’ennemi traditionnel, les Carthaginois. Il prolongea davantage les hostilités contre la Lucanie, mais il combattait sans enthousiasme, et, malgré des succès, il se hâta de mettre un terme aux luttes étrangères et d’accepter les conditions de paix.
  6. Ce passage résume les longs développements de la Lettre VII, 339 a-340 b.
  7. Platon avait à ce moment-là près de 70 ans.
  8. D’après la Lettre VII (345 c, d), Denys gênait, au contraire, les administrateurs des biens de Dion qui voulaient envoyer à l’exilé ses revenus. Il s’efforçait de se substituer à eux en qualité de tuteur du fils de Dion. Les renseignements fournis dans la Lettre III ne s’accordent donc pas pleinement avec ceux que donne la Lettre VII.
  9. Héraclide appartenait à la noblesse syracusaine. Il joue un très grand rôle dans tous les événements politiques de cette époque. Après s’être rallié au parti de Dion et avoir contribué à la chute de la tyrannie, il suscita, par ambition, toutes sortes de difficultés au vainqueur de Denys. — Voir la notice particulière de la Lettre VII.
  10. Théodote, oncle d’Héraclide, semble avoir toujours favorisé les desseins et les ambitions de son neveu. Son nom est généralement associé à celui d’Héraclide soit dans les Lettres, soit chez Plutarque. — Cf. Lettre IV, 320 e ; VII, 348 c, 349 d et suiv. — Plutarque, Dion, c. 12, 45, 47.
  11. Eurybios ne nous est pas connu. Son nom ne se trouve qu’ici et dans le passage de la Lettre VII (348 e) qui raconte avec beaucoup plus de détails l’aventure d’Héraclide.
  12. « Vocabulum λυκοφιλία flosculus est e Menandro fortasse additus, cuius uersiculum notauit Aelius Dionysius, teste Eustathio : παρὰ Αἰλίῳ Διονυσίῳ κεῖται τὸ λυκοφιλίως, ἀντὶ τοῦ ὑπόπτως, ὑπούλως, ὃς φέρει καὶ Μενάνδρου χρῆσιν (l. ῥῆσιν) ταύτην· « λυκοφίλιοι μέν εἰσιν αἱ διαλλαγαί. » (Uide Meinekii Comic. fragm. uol. IV, p. 279) », Karsten, op. cit., p. 96. — Mais ne pourrait-on voir aussi dans ce terme une allusion à la République VIII, 566 a.
  13. Voir l’explication de ce texte dans la notice particulière, p. lxxxiii.
  14. D’après une légende rapportée par Platon (Phèdre, 243 a), le poète lyrique Stésichore (640-550), qui avait blâmé dans ses poèmes la conduite d’Hélène, aurait été rendu aveugle par les dieux. Mais après avoir chanté la palinodie, il recouvra la vue.