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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/IX. À Minucianus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 197-211).
IX.
Pline à Minucianus.

Je puis enfin vous faire ici le détail de tous les travaux que m’a coûtés la poursuite judiciaire dont je me suis chargé au nom de la province de Bétique. Cette cause a duré plusieurs audiences, avec des succès fort différens[1]. Pourquoi des succès différens ? pourquoi plusieurs audiences ? je vais vous le dire[2].

Classicus, homme d’une âme basse, et qui faisait le mal sans se cacher, avait gouverné cette province avec autant de cruauté que d’avarice, la même année que sous Marius Priscus l’Afrique éprouvait semblable sort. Priscus était originaire de la Bétique, et Classicus d’Afrique : de là ce bon mot des habitans de la Bétique (car il échappe quelquefois de bons mots à la douleur) : L’Afrique nous rend ce que nous lui avons prêté. Il y eut pourtant cette différence entre ces deux hommes, que Priscus ne fut poursuivi publiquement que par une seule ville, à laquelle vinrent se joindre plusieurs particuliers ; tandis que la province entière de Bétique fondit sur Classicus. Il prévint les suites de ce procès par une mort qu’il dut, soit au hasard, soit à son courage ; car sa mort, qui n’a rien d’ailleurs d’honorable, ne laisse pas d’être équivoque[3]. Si, d’un côté, il paraît fort vraisemblable qu’en perdant l’espérance de se justifier il ait voulu perdre la vie, il n’est pas concevable, de l’autre, qu’un scélérat qui n’a pas eu honte de commettre les actions les plus condamnables, ait eu le cœur d’affronter la mort pour se dérober à la honte de la condamnation. La Bétique cependant demandait que, tout mort qu’il était, son procès fût instruit. Sa demande était conforme à la loi ; mais cette loi était tombée en désuétude, et on la tirait de l’oubli après une longue interruption. Les peuples de cette province allaient encore plus loin : ils prétendaient que Classicus n’était pas le seul coupable ; ils accusaient nommément les ministres, les complices de ses crimes, et demandaient justice contre eux.

Je parlais pour la Bétique, et j’étais secondé par Luceius Albinus, dont l’éloquence est à la fois abondante et fleurie : nous avions déjà de l’amitié l’un pour l’autre ; mais cette communauté de ministère me l’a rendu bien plus cher encore. Il semble que les rivaux de gloire, surtout parmi les gens de lettres, soient fort peu disposés à s’entendre : cependant il n’y eut pas entre nous la moindre division. Sans écouter l’amour-propre, nous marchions d’un pas égal où nous appelait le bien de la cause. La complication de l’affaire et l’utilité de nos cliens nous semblèrent exiger que chacun de nous ne renfermât pas tant d’actions différentes dans un seul discours. Nous craignions que le jour, que la voix, que les forces ne nous manquassent, si nous rassemblions, comme en un seul corps d’accusation, tant de crimes et tant de criminels. Tous ces noms, tous ces faits différens pouvaient d’ailleurs, non-seulement épuiser l’attention des juges, mais même confondre leurs idées. Nous appréhendions encore que le crédit particulier de chacun des accusés ne devînt commun à tous par le mélange. Enfin, nous voulions éviter que le plus puissant ne livrât le plus faible comme une victime expiatoire, et ne se sauvât en le sacrifiant : car jamais la faveur et la brigue n’agissent plus sûrement, que lorsqu’elles peuvent se couvrir du masque de la sévérité. Nous avons songé à Sertorius, ordonnant au plus fort et au plus faible de ses soldats d’arracher la queue d’un cheval[4]… vous savez le reste. Nous jugions de même que nous ne viendrions à bout d’un si gros escadron d’accusés, qu’en les détachant les uns des autres. La première chose que nous crûmes devoir établir, c’est que Classicus était coupable : c’était une préparation nécessaire à l’accusation de ses officiers et de ses complices, qui ne pouvaient être reconnus criminels, s’il était innocent. Nous en choisîmes deux, pour les accuser avec lui dès le premier moment, Bébius Probus et Fabius Hispanus, l’un et l’autre redoutables par leur crédit, Hispanus même par son éloquence. Classicus nous donna peu de peine. Il avait laissé parmi ses papiers un mémoire écrit de sa main, où l’on trouvait au juste ce que lui avait valu chacune de ses concussions. Nous avions même une lettre de lui fort vaine et fort impertinente, qu’il avait écrite à une de ses maîtresses à Rome. Réjouissons-nous, lui disait-il, je reviens près de vous, et je reviens libre de toute dette[5] : j’ai gagné quatre millions de sesterces sur la vente d’une partie des domaines de la Bétique. Probus et Hispanus nous embarrassèrent davantage. Avant d’entrer dans l’exposition de leurs crimes, je crus qu’il était nécessaire de faire voir que l’exécution d’un ordre inique était un crime ; autrement, c’était perdre son temps que de prouver qu’ils avaient été les ministres des ordres de Classicus ; car ils ne niaient pas les faits dont ils étaient chargés, mais ils s’excusaient sur la nécessité d’obéir : habitans de la province, disaient-ils, ils étaient soumis par la crainte à toutes les volontés des proconsuls. Claudius Restitutus, qui me répliqua, a pour lui une longue habitude du barreau, et une vivacité naturelle qui lui fournit toujours la réponse aux argumens les moins prévus : cependant il avoue hautement que jamais il ne fut plus troublé, plus déconcerté, que lorsqu’il se vit arracher les seules armes où il avait mis sa confiance.

Voici quel fut l’événement. Le sénat ordonna que les biens dont Classicus jouissait, avant qu’il prît possession de son gouvernement, seraient séparés de ceux qu’il avait acquis depuis : les premiers furent abandonnés à sa fille, les autres rendus aux peuples dépouillés. On alla plus loin : on ordonna que les créanciers, qu’il avait payés, restitueraient ce qu’ils avaient reçu ; et l’on exila pour cinq ans Hispanus et Probus : tant on jugea coupable ce qui d’abord avait à peine semblé suffire pour motiver une accusation !

Peu de jours après, nous plaidâmes contre Clavius[6] Fuscus, gendre de Classicus, et contre Stillonius Priscus, qui avait commandé une cohorte sous Classicus : leur sort fut très-différent ; on bannit Priscus de l’Italie pour deux ans ; Fuscus fut renvoyé absous. Dans la troisième audience, il nous sembla plus convenable de rassembler un grand nombre de complices. Il nous parut à craindre qu’en faisant traîner plus long-temps cette affaire, le dégoût et l’ennui ne refroidissent l’attention des juges, et ne lassassent leur sévérité. Il ne restait d’ailleurs que des criminels d’une moindre importance, et que nous avions tout exprès réservés pour les derniers. J’en excepte pourtant la femme de Classicus : l’on avait assez d’indices pour la soupçonner, mais non assez de preuves pour la convaincre. À l’égard de sa fille aussi accusée, les soupçons même manquaient. Lors donc qu’à la fin de cette audience j’eus à parler d’elle, n’ayant plus à craindre, comme au commencement, d’ôter à l’accusation quelque chose de sa force, j’obéis à l’honneur, qui me faisait une loi de ne point opprimer l’innocence : je ne me contentai pas de le penser, je le dis librement, et de plus d’une manière. Tantôt je demandais aux députés s’ils m’avaient instruit de quelque fait qu’ils pussent se promettre de prouver contre elle ; tantôt je m’adressais au sénat, et le suppliais de me dire, s’il croyait qu’il me fût permis d’abuser du peu d’éloquence que je pouvais avoir, pour accabler une femme innocente, et pour lui plonger le poignard dans le sein. Enfin, je conclus par ces paroles : Quelqu’un dira : vous vous érigez donc en juge ? non ; mais je n’oublie pas que je suis un avocat tiré du nombre des juges.

Telle a été la fin de cette longue affaire. Les uns ont été absous ; la plupart condamnés, et bannis, ou à temps, ou à perpétuité. Le décret du sénat loue en termes fort honorables notre application, notre zèle, notre fermeté ; et cela seul pouvait dignement récompenser de si grands travaux. Vous comprenez aisément à quel point m’ont fatigué tant de plaidoiries différentes, tant d’opiniâtres disputes, tant de témoins à interroger, à raffermir, à réfuter. Représentez-vous quel embarras, quel chagrin, de se montrer toujours inexorable aux sollicitations secrètes, et de résister en face aux protecteurs déclarés d’un si grand nombre de coupables. En voici un exemple. Quelques-uns des juges eux-mêmes, au gré desquels je pressais trop un accusé des plus accrédités, se récrièrent hautement. — Il n’en sera pas moins innocent, leur répliquai-je, quand j’aurai tout dit contre lui. Imaginez par là quelles contradictions il m’a fallu essuyer, quelles inimitiés je me suis attirées ! ces inimitiés dureront peu, il est vrai ; car l’intégrité, qui blesse d’abord ceux à qui elle résiste, devient bientôt l’objet de leur estime et de leurs louanges.

Je ne pouvais pas vous exposer plus clairement toute cette affaire. Vous allez me dire : Elle n’en valait pas la peine ; je me serais bien passé d’une si longue lettre. Cessez donc de me demander si souvent ce que l’on fait à Rome ; et souvenez-vous qu’une lettre ne peut être longue, lorsqu’elle embrasse tant de journées, tant de discussions, tant d’accusés enfin et tant de causes différentes. Il n’était pas possible, ce me semble, de vous mander tout cela, ni en moins de mots, ni plus exactement. Je me vante à tort d’exactitude : il me revient un peu tard une circonstance qui m’était échappée : je vais la rappeler ici, quoiqu’elle n’y soit pas à sa place naturelle. Homère, et tant d’habiles gens, à son exemple, n’en usent-ils pas de même ? et, après tout, cela n’a-t-il pas son agrément ? Moi, je l’avoue, je n’y ai pas mis cette savante intention. L’un des témoins, ou mécontent de se voir cité malgré lui, ou corrompu par quelqu’un des complices, qui voulait déconcerter les accusateurs, accusa Norbanus Licinianus, l’un des députés et des commissaires, de prévariquer[7] en ce qui regardait Casta, femme de Classicus. Les lois veulent que l’on juge l’accusation principale, avant que d’entrer en connaissance de la prévarication, parce que rien n’est plus propre à faire bien juger de la prévarication, que l’accusation même. Cependant, ni la disposition des lois, ni la qualité de député, ni la fonction de commissaire, ne purent garantir Norbanus ; tant on avait de haine et d’indignation contre cet homme ! C’était un scélérat, qui avait profité du règne de Domitien[8], comme tant d’autres, et que la province avait choisi pour informer dans cette affaire, en considération, non de sa droiture et de sa fidélité, mais de sa haine déclarée contre Classicus, qui l’avait fait exiler. Norbanus demandait qu’on lui accordât un jour, et qu’on établît les chefs d’accusation. On n’eut pas plus d’égard à cette seconde demande qu’à la première. Il fallut répondre sur-le-champ ; il répondit : son caractère fourbe et méchant ne me permet pas de décider si ce fut avec audace ou avec fermeté ; mais il est certain que ce fut avec toute la présence d’esprit imaginable. On le chargea de beaucoup de faits particuliers, qui lui firent plus de tort que la prévarication. Pomponius Rufus et Libo Frugi, tous deux consulaires, déposèrent contre lui que, du temps de Domitien, il avait plaidé pour les accusateurs de Salvius Liberalis. Norbanus fut condamné et relégué dans une île. Ainsi, lorsque j’accusai Casta, j’appuyai principalement sur le jugement de prévarication prononcé contre son accusateur. Mais j’appuyai inutilement ; car il arriva une chose toute nouvelle, et qui paraît impliquer contradiction : les mêmes juges qui avaient déclaré l’accusateur convaincu de prévarication, prononcèrent l’absolution de l’accusée.

Vous êtes curieux de savoir quelle fut notre conduite dans cette conjoncture : nous représentâmes au sénat, que nous tenions de Norbanus seul toutes nos instructions, et que, s’il était jugé prévaricateur, il nous fallait prendre des informations nouvelles. Après cela, pendant toute l’instruction de son procès, nous demeurâmes spectateurs. Pour lui, il continua d’assister à toutes les séances, et montra jusqu’à la fin, ou la même fermeté, ou la même audace.

J’examine si je n’omets pas encore quelque chose. Oui : j’allais oublier que, le dernier jour, Salvius Liberalis parla fortement contre tous les autres députés, leur reprochant d’épargner plusieurs personnes qu’ils avaient ordre d’accuser. Comme il a du feu et de l’éloquence, il les mit en danger. Je les défendis, parce que j’étais convaincu de leur probité : ils se montrent fort reconnaissans, et ne se lassent pas de dire que je les ai sauvés d’une terrible tempête. Ce sera ici la fin de ma lettre. Je n’y ajouterai pas une syllabe, quand même je m’apercevrais que j’ai oublié quelque chose. Adieu.


  1. Cette cause a duré, etc. J’ai rétabli actaque est.
  2. Pourquoi des succès différens ? De Sacy, supprimant le point d’interrogation après unde plures actiones, traduisait : D’où peut venir cette différence ? De la même raison qui a obligé de partager la cause en plusieurs audiences. Le sens que nous avons adopté nous paraît plus naturel et plus conforme aux détails de la lettre.
  3. Sa mort, qui n’a rien d’ailleurs d’honorable. « La mort de cet infâme, » dit le traducteur, qui fait rapporter infamis à ejus, par une distraction assez singulière.
  4. Sertorius, ordonnant, etc. Sertorius voulant prouver à ses soldats que la patience et l’adresse triomphaient souvent des difficultés contre lesquelles le courage et la force ne pouvaient rien, fit amener deux chevaux, l’un jeune et vigoureux, l’autre vieux et malade. Un soldat très-robuste eut l’ordre d’arracher, d’un seul coup, la queue de ce dernier, en la saisissant à deux mains : il essaya sans succès. Au contraire, un soldat, d’une force très-médiocre, parvint sans difficulté à arracher la queue du jeune cheval, en la dépouillant poil à poil. De Sacy, qui n’ajoutait pas de notes à sa traduction, s’est cru obligé de paraphraser le texte de Pline pour faire entendre ce qui eût été inintelligible sans développement : nous avons substitué à sa traduction une phrase plus précise et plus fidèle.
  5. Libre de toute dette. Parce qu’il s’acquitterait avec l’argent volé. Ce sens, indiqué par les commentateurs, nous a paru le seul raisonnable. Nous ne concevons pas pourquoi De Sacy avait traduit liber par le mot de grand seigneur ; « Je pars pour me rendre auprès de vous, et je pars grand seigneur. »
  6. Clavius. C’est la leçon de toutes les bonnes éditions : dans celle dont De Sacy s’était servi, il y avait Claudius.
  7. Prévariquer. Nous avons conservé la traduction littérale de De Sacy : mais nous devons faire observer que prévariquer signifie ici trahir la cause dont on est chargé, s’entendre avec l’adverse partie. Ainsi, l’on accusait Norbanus d’être secrètement d’accord avec Casta, femme de Classicus, et de la favoriser : de là vient que plus bas Pline ajoute qu’on vit une chose nouvelle et contradictoire ; c’est que l’accusateur ayant été condamné pour prévarication, c’est-à-dire pour avoir favorisé l’accusée, celle-ci fut cependant absoute.
  8. Profité du règne, etc. Le texte porte Domitiani temporibus usus, et le traducteur l’avait, je crois, mal interprété, en traduisant il avait usé de la faveur de Domitien.