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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/IX. À Ursus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 269-277).
IX.
Pline à Ursus.

Ces jours passés, on a plaidé la cause de Junius Bassus, homme illustre par les traverses et par les disgrâces qu’il a souffertes. Il fut accusé par deux particuliers, du temps de Vespasien. Renvoyé au sénat pour se justifier, il y vit son sort long-temps incertain : enfin, il se justifia pleinement et fut absous. Ami de Domitien, il craignit Titus, et Domitien lui-même le bannit. Rappelé par Nerva, il obtint le gouvernement de Bithynie. À son retour, il a été accusé de malversation. Vivement pressé, fidèlement défendu, il n’a pas eu tous les juges en sa faveur : le plus grand nombre pourtant a été de l’avis le plus doux. Rufus parla le premier contre lui avec sa facilité et sa chaleur ordinaires ; il fut secondé par Théophanes, l’un des députés, le chef et l’auteur de l’accusation.

Je répliquai : car Bassus m’avait chargé de jeter, pour ainsi dire, les fondemens de sa défense ; de faire valoir toute la considération que lui donnaient sa naissance et ses malheurs ; de dévoiler la conspiration des délateurs, qui vivaient de cet indigne métier[1] ; enfin, de mettre au jour les motifs qui le rendaient l’objet de la haine des factieux, et particulièrement de Théophanes. Bassus m’avait aussi recommandé de réfuter le chef d’accusation qui l’effrayait le plus : car sur les autres points, quoiqu’ils fussent plus graves en apparence, au lieu de châtiment, il méritait des éloges. Ce qu’il y avait donc de plus fort contre lui, c’était qu’avec sa simplicité, ennemie de toute précaution, il avait reçu des gens de la province quelques cadeaux, à titre d’ami[2] : car il avait déjà exercé la questure dans ce pays. Voilà ce que ses accusateurs appelaient des vols et des rapines : lui, il n’y voyait que des présens ; mais les présens mêmes sont interdits par la loi. Que pouvais-je faire dans cet embarras ? Quel système de défense adopter ? Nier le fait ? c’était reconnaître tacitement pour vol ce que l’on n’osait avouer ; et puis, contester ce qui se trouvait manifestement prouvé, c’était agraver le crime, loin de le détruire. D’ailleurs, Bassus n’en avait pas laissé la liberté aux avocats : il avait dit à plusieurs personnes, et même au prince, qu’il avait reçu et envoyé quelques bagatelles, le jour de sa naissance seulement et aux Saturnales. Devais-je donc recourir à la clémence ? J’enfonçais le poignard dans le sein de l’accusé : on est criminel dès que l’on a besoin de grâce. Fallait-il soutenir que son action était innocente ? Sans le justifier, je me déshonorais. Je crus qu’il était nécessaire de chercher un milieu ; et je m’imagine l’avoir trouvé.

La nuit, qui met fin aux combats, finit aussi mon discours. J’avais parlé pendant trois heures et demie : il me restait encore une heure et demie à remplir. Car, suivant la loi, l’accusateur avait six heures, et l’accusé neuf. Bassus avait partagé le temps entre moi et l’orateur qui devait me succéder : il m’avait donné cinq heures, et le reste à l’autre défenseur. Le succès de mon discours m’invitait au silence : car il y a de la témérité à ne se pas contenter de ce qui nous a réussi. J’avais encore à craindre, que, si je recommençais le jour suivant, les forces ne me manquassent : il est plus difficile de se remettre au travail, que de le continuer pendant que l’on est en haleine. Je courais même un autre risque : l’interruption pouvait rendre, ou languissant ce qui me restait à dire, ou ennuyeux ce qu’il fallait répéter. Un flambeau continuellement agité, conserve toute la vivacité de sa flamme ; et, une fois éteint, il se rallume difficilement : il en est de même de la chaleur de l’avocat et de l’attention des juges ; elles se soutiennent par la continuité de l’action ; elles languissent par l’interruption et le repos. Cependant Bassus me pressait avec instance, et presque les larmes aux yeux, d’employer en sa faveur ce qui me restait de temps. J’obéis ; et je préférai son intérêt au mien. Je fus agréablement trompé : je trouvai dans les esprits une attention si neuve et si vive, qu’ils paraissaient bien plutôt excités, que rassasiés par le discours précédent.

Lucius Albinus prit la parole après moi, et avec tant d’adresse, que nos plaidoyers offraient la variété de deux morceaux différens, et semblaient n’en former qu’un par leur liaison. Herennius Pollio répliqua avec une énergie pressante ; et, après lui, Théophanes prit la parole pour la seconde fois : car son impudence se montra en cela, comme en toutes choses ; il voulut parler après deux hommes consulaires, après deux orateurs éloquens, et il parla longuement : il plaida non-seulement jusqu’à la nuit, mais bien avant dans la nuit, à la lueur des flambeaux. Le lendemain, Titius Homullus et Fronton parlèrent pour Bassus, et firent des prodiges. Le quatrième jour, les témoins furent entendus, et on opina. Bébius Macer, consul désigné, déclara Bassus convaincu de péculat. Cépion fut d’avis, que Bassus conservât son rang dans le sénat[3], et qu’on renvoyât l’affaire devant les juges ordinaires. Tous deux avaient raison. Comment cela peut-il être, dites-vous, dans une si grande contrariété de sentimens ? c’est que Macer s’en tenait à la lettre de la loi ; et que, suivant la rigueur de cette loi, on ne pouvait se dispenser de condamner celui qui l’avait violée en recevant des présens. Cépion, au contraire, persuadé que le sénat peut étendre ou modérer la rigueur des lois, comme effectivement il le peut, croyait avoir droit de pardonner une prévarication autorisée par l’usage. L’avis de Cépion l’emporta. Il fut même prévenu, dès qu’il se leva pour opiner, par ces acclamations, qui ne se font entendre ordinairement que lorsqu’on se rasseoit, après avoir opiné : jugez des applaudissemens qui suivirent son discours, par ceux qui le précédèrent.

Cependant sur cette affaire, Rome n’est pas moins partagée que le sénat. Les uns accusent Macer d’une sévérité mal entendue ; les autres reprochent à Cépion une faiblesse qui choque toutes les bienséances. Comment comprendre, disent-ils, qu’un homme renvoyé devant des juges, puisse garder sa place dans le sénat !

Valerius Paullinus ouvrit un troisième avis : ce fut d’ajouter à celui de Cépion, que l’on informerait contre Théophanes, après qu’il aurait accompli sa mission. Paullinus soutenait que cet homme, dans le cours de l’accusation, avait lui-même, en plusieurs chefs, contrevenu à la loi qu’il invoquait pour faire condamner Bassus. Mais quoique ce dernier avis plût fort à la plus grande partie du sénat, les consuls le laissèrent tomber. Paullinus n’en recueillit pas moins tout l’honneur que méritaient sa justice et sa fermeté. Le sénat s’étant séparé, Bassus se vit de toutes parts abordé, environné avec de grands cris, et avec toutes les démonstrations d’une joie extrême. Le souvenir de ses anciens périls rappelé par un péril nouveau, un nom fameux par ses disgrâces, enfin, avec une taille noble et élevée, les dehors d’une vieillesse triste et malheureuse, tout cela lui avait concilié l’intérêt général.

Cette lettre vous tiendra lieu de préface[4]. Quant au discours entier, vous attendrez, s’il vous plaît ; et vous attendrez long-temps : car vous comprenez qu’il ne suffit pas de retoucher légèrement et en courant un sujet de cette importance. Adieu.


  1. Qui vivaient de cet indigne métier. Les délateurs recevaient à titre de salaire la quatrième partie des biens de ceux qu’ils accusaient : de là, leur nom de quadruplatores.
  2. D’ami. Le texte, joint à la traduction de De Sacy, portait ut amicus.
  3. Conservât son rang, etc. C’est ainsi que j’ai entendu salva dignitate. De Sacy avait traduit, que sans toucher à l’honneur de Bassus, on civilisât l’affaire, etc. Ce qui m’a déterminé, c’est la phrase que j’ai trouvée plus bas : Negant congruens esse retinere in senatu, cui judices dederis.
  4. Préface. Le mot grec πρόδρομος veut dire le coureur qui précède et qui annonce l’arrivée de quelqu’un. Nous avons traduit par un équivalent.