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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/L4 XVII. À Gallus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 305-309).
XVII.
Pline à Gallus.

Vous m’avertissez que C. Cécilius, consul désigné, poursuit en justice Corellia, absente en ce moment de cette ville ; et vous me priez de la défendre. Je vous remercie de l’avis ; mais je me plains de la prière. Je dois être averti, pour savoir ce qui se passe ; mais on ne doit pas me prier de faire ce que je ne puis, sans déshonneur, me dispenser de faire. Balancerais-je à me déclarer pour la fille de Corellius ? Il est vrai que je suis lié d’amitié avec son adversaire ; non pas intimement lié, mais enfin lié d’amitié : il jouit, je le sais, d’une grande considération, et la dignité qui l’attend exige de moi d’autant plus d’égards, que j’en ai été revêtu moi-même : car il est naturel de vouloir élever, dans l’opinion publique, les honneurs que l’on a possédés. Mais toutes ces raisons s’évanouissent, quand je songe que je vais défendre la fille de Corellius.

J’ai sans cesse devant les yeux ce grand homme, qui ne le cédait à personne de son siècle en sagesse, en vertu, en finesse d’esprit. Mon attachement pour lui naquit de l’admiration qu’il m’avait inspirée ; et il arriva, contre l’ordinaire, que je l’admirai bien plus encore, quand je vins à le mieux connaître. Je puis dire que je l’ai connu ; car il n’avait pour moi aucune pensée secrète. Il partageait avec moi ses amusemens, ses affaires, sa joie, ses peines. J’étais encore tout jeune, et il avait pour moi, non-seulement les égards, mais, j’ose le dire, le respect qu’il aurait eu pour une personne de son âge. Je n’ai point sollicité de dignité, qu’il ne m’ait appuyé de sa voix et de son témoignage : je n’ai pris possession d’aucune charge, qu’il ne m’ait accompagné[1], qu’il ne se soit mêlé à mon cortége ; je n’en ai point exercé, qu’il n’ait été mon conseiller et mon guide. En un mot, chaque fois qu’il s’est agi de mes intérêts, vieux et infirme, il semblait retrouver, pour les soutenir, sa jeunesse et sa vigueur. Quel soin ne prenait-il pas, soit en particulier, soit en public, soit à la cour, pour établir ma réputation ! Un jour, chez l’empereur Nerva, la conversation tomba sur les jeunes gens d’un heureux naturel : la plupart me comblèrent d’éloges. Corellius, après avoir quelque temps gardé le silence, ce qui donnait encore du poids à ses paroles : Pour moi, dit-il de ce ton grave que vous lui connaissiez, je suis obligé de louer Pline plus sobrement ; car il ne fait rien que par mes conseils. Par là, il m’accordait plus de gloire que je n’aurais osé le désirer : c’était proclamer la haute sagesse de toutes mes actions, que de les attribuer aux conseils du plus sage de tous les hommes. Enfin, en mourant, il dit à sa fille, qui souvent prend plaisir à le répéter : Je vous ai fait beaucoup d’amis, dans le cours de ma longue vie ; mais comptez particulièrement sur l’affection de Pline et de Cornutus.

Je ne puis songer à ce mot, sans concevoir tout ce que je dois faire, pour n’être pas accusé de trahir sa confiance et de démentir son jugement. Corellia peut donc compter sur moi : je la défendrai, quand je devrais me faire un ennemi de son adversaire. Mais j’ose compter sur le pardon et même sur les éloges de Cécilius (qui, dites-vous, hasarde ce procès dans l’espérance d’avoir affaire seulement à une femme), lorsque, pour justifier ma conduite, ou plutôt pour m’en faire honneur, j’aurai développé dans mon plaidoyer, avec la force et l’étendue que ne permet point une lettre, tout ce que je viens de vous exposer dans celle-ci. Adieu.


  1. Qu’il ne m’ait accompagné. Les candidats ou les magistrats nouvellement élus avaient souvent pour cortége leurs parens et leurs amis : on donnait à cette suite le nom de deductores. Cic, de Petit. cons. 9 : Hujus rei tres partes sunt : una salutatorum, altera deductorum, tertia assectatorum.