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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/L5 XIV. À Valerianus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 389-393).
XIV.
Pline à Valerianus.

Vous me priez (et je me suis engagé à me rendre là-dessus à vos prières) de vous mander quel succès avait eu l’accusation intentée par Nepos contre Tuscilius Nominatus.

On fit entrer Nominatus : il plaida lui-même sa cause, et personne ne parla contre lui ; car les députés des Vicentins non-seulement ne le chargèrent point, mais l’aidèrent même à sortir d’embarras. Le précis de sa défense fut, qu’il avait manqué de courage plutôt que de fidélité : qu’il était sorti de chez lui, résolu de plaider : qu’il avait même paru a l’audience ; mais qu’il s’était retiré, effrayé par les discours de ses amis ; qu’on lui avait conseillé de ne pas s’opposer au dessein d’un sénateur, qui ne voyait plus dans l’affaire un simple établissement de marchés, mais une question qui touchait son crédit, son honneur et sa dignité : que s’il négligeait cet avis, il devait s’attendre a un ressentiment implacable. En effet, lorsqu’il s’était retiré, quelques personnes, mais en très-petit nombre, avaient hautement applaudi à sa détermination[1]. Il termina sa défense[2] par des excuses et des supplications, qu’il accompagna de beaucoup de larmes ; et même, avec son habileté ordinaire[3], il avait tourné tout son discours de manière à paraître plutôt demander grâce que justice : c’était en effet le parti le plus adroit et le plus sûr.

Afranius Dexter, consul, fut d’avis de l’absoudre. Il avoua que Nominatus eût mieux fait de soutenir la cause des Vicentins avec le même courage qu’il s’en était chargé ; mais il prétendit que puisqu’il n’était entré aucun artifice coupable dans la faute de Nominatus, que d’ailleurs il n’était convaincu d’aucune action punissable, il devait être renvoyé absous, sans autre condition que de rendre aux Vicentins ce qu’il en avait reçu.

Tout le monde fut de cette opinion, excepté Flavius Aper : son opinion fut de suspendre Nominatus, pendant cinq ans, des fonctions d’avocat ; et, quoique son autorité n’eût pu entraîner personne, il demeura inébranlable dans son sentiment ; il alla même, en invoquant un réglement du sénat[4], jusqu’à faire jurer à Afranius Dexter (le premier qui avait opiné pour l’absolution), qu’il croyait cet avis salutaire à la république. Plusieurs se récrièrent contre cette proposition, toute juste qu’elle était, parce qu’elle semblait taxer de corruption celui qui avait opiné. Mais avant que l’on recueillît les voix, Nigrinus, tribun du peuple, lut une remontrance pleine d’éloquence et de force, où il se plaignait que les avocats vendissent leur ministère ; qu’ils vendissent même leur prévarication ; que l’on trafiquât des causes ; et qu’à la noble récompense de la gloire, on substituât le revenu assuré que l’on tirait de la riche dépouille des citoyens. Il cita sommairement les lois faites sur ce sujet ; il rappela les décrets du sénat[5], et il conclut que, puisque les lois et les décrets méprisés ne pouvaient arrêter le mal, il fallait supplier l’empereur de vouloir bien y remédier lui-même. Peu de jours après, le prince a fait publier un édit sévère et modéré tout ensemble. Vous le lirez : il est dans les archives publiques.

Combien je me félicite de n’avoir jamais fait aucune convention pécuniaire pour mes plaidoyers, et d’avoir refusé toute espèce de présens, même les plus légers ! Il est vrai qu’on doit éviter le mal, non parce qu’il est défendu, mais par cela seul qu’il est mal. On trouve pourtant je ne sais quelle satisfaction, à voir défendre publiquement ce que l’on ne s’est jamais permis. Il y aura peut-être (et il n’en faut même pas douter), il y aura moins d’honneur et moins de gloire dans mon procédé, lorsque tout le monde sera forcé d’imiter mon désintéressement volontaire : en attendant, je jouis du plaisir d’entendre les uns m’appeler devin[6], les autres me dire, en plaisantant, qu’on a voulu réprimer mon avarice et mes rapines. Adieu.


  1. Quelques personnes, mais en très-petit nombre, avaient hautement applaudi, etc. Si j’ai bien saisi le sens de la phrase, De Sacy s’est entièrement trompé : il traduit : quoiqu’il dit vrai, cela ne fut écouté et reçu favorablement que de fort peu de personnes. Le traducteur suivait-il un texte différent ? je l’ignore ; mais dans aucune leçon des commentateurs, je ne puis trouver trace du sens qu’il a adopté. Je crois que Pline veut appuyer, par cette réflexion, ce que Nominatus venait d’alléguer pour sa défense, savoir : Qu’il avait été effrayé par les discours de ses amis, qu’on lui avait conseillé de ne pas s’opposer au dessein de Solers.
  2. Il termina sa défense. J’ai ajouté inde à la phrase subjunxit preces, etc. : c’est la leçon des dernières éditions.
  3. Avec son habileté ordinaire. D’après la même autorité, j’ai lu in dicendo au lieu de dicendo.
  4. En invoquant, etc. On n’opinait quelquefois au sénat qu’après avoir prêté serment ; Juste-Lipse apporte plusieurs preuves de cet usage, dans son Commentaire sur le livre iv, 21, des Ann. de Tacite. De Sacy n’a nullement compris la phrase de Pline ; il traduit : Il alla même en vertu du pouvoir que la loi en donne à celui qui peut convoquer le sénat, etc. De senatu habendo signifie sur la manière de tenir le sénat, et non pas d’après le pouvoir de convoquer le sénat.
  5. Il rappela les décrets du sénat. La leçon des dernières éditions est senatusconsultorum, et non senatusconsulti.
  6. D’entendre les uns m’appeler devin, etc. Allusion à la dignité d’augure dont il était revêtu. D. S.