Aller au contenu

Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/V. À Voconius Romanus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 11-17).
V.
Pline à Voconius Romanus.

Vîtes-vous jamais homme plus lâche et plus rampant que Regulus[1], depuis la mort de Domitien ? Vous savez que, sous son empire, Regulus, quoiqu’il sauvât mieux les apparences, ne fut pas plus honnête homme qu’il ne l’avait été à la cour de Néron. Il s’est avisé de craindre que je n’eusse du ressentiment contre lui. Il n’avait pas tort ; je lui en voulais. Non content d’avoir fomenté la persécution exercée contre Rusticus Arulenus[2], il avait triomphé de sa mort, jusqu’à lire en public, et à répandre un livre injurieux, où il le traite de singe des stoïciens, et d’homme qui porte les stigmates de Vitellius. Vous reconnaissez là l’éloquence de Regulus. Il déchire avec tant d’emportement Herennius Senecion[3], que Metius Carus, son rival dans le noble métier de délateur, n’a pu s’empêcher de lui dire : Quel droit avez-vous sur mes morts ? Me voit-on remuer les cendres de Crassus ou de Camerinus[4] ? C’étaient des personnes illustres que, du temps de Néron, Regulus avait accusées. Il lut en public son dernier livre : il ne m’invita point, persuadé que je n’avais rien oublié de toutes ces indignités.

Il se souvenait d’ailleurs qu’il m’avait mis moi-même en un terrible danger, devant les centumvirs[5]. Je parlais, à la recommandation de Rusticus Arulenus, pour Arionille, femme de Timon, et j’avais Regulus contre moi. Je fondais en partie mon droit et mes espérances sur une opinion de Metius Modestus, homme d’une vertu parfaite, alors exilé par Domitien. Regulus profita de cette circonstance pour me dire : Pline, que pensez-vous de Modestus ? Vous voyez quel péril je courais, si j’eusse rendu un fidèle témoignage à la vérité ; et de quel opprobre je me couvrais, si je l’eusse trahie. Les dieux seuls purent m’inspirer en cette occasion[6]. Je vous répondrai, lui dis-je, si c’est là la question que les centumvirs ont a juger. Il ne se rendit point. Je vous demande, poursuivit-il, quel jugement vous portez sur Metius Modestus ? Je lui répliquai que l’on ne demandait témoignage que contre des accusés, et jamais contre un homme condamné. — Eh bien, continua-t-il, je ne vous demande plus ce que vous pensez de Modestus ; mais quelle opinion avez-vous de son attachement pour le prince ? — Vous voulez, dis-je, savoir ce que j’en pense ; mais moi, je crois qu’il n’est pas même permis de mettre en question ce qui est une fois jugé. Regulus garda le silence. Vous ne pouvez vous imaginer quels éloges et quels applaudissemens suivirent cette réponse, qui, sans blesser ma réputation par une flatterie, utile peut-être à mes intérêts, mais honteuse pour moi, me tira d’un piége si artificieusement tendu.

Aujourd’hui Regulus, troublé par les justes reproches de sa conscience, s’adresse à Cecilius Celer, et ensuite à Fabius Justus ; il les presse de vouloir bien faire sa paix avec moi. Il ne s’en tient pas là. Il court chez Spurinna ; et, comme il est le plus rampant de tous les hommes lorsqu’il craint, il le supplie, avec les dernières bassesses, de me venir voir le lendemain matin, mais de grand matin : Je ne puis plus vivre, dit-il, dans l’inquiétude où je suis ; obtenez de lui, à quelque prix que ce soit, qu’il étouffe son ressentiment. J’étais à peine éveillé, qu’un valet me vint prier, de la part de Spurinna, de vouloir bien l’attendre. Je lui fais répondre que je vais le trouver ; et, comme nous allions l’un au devant de l’autre, nous nous rencontrons sous le portique de Livie. Il m’expose le sujet de sa mission : il joint ses instances à celles de Regulus, mais avec la modération[7] qui convenait à un honnête homme, sollicitant pour un personnage qui lui ressemblait si peu. Vous verrez vous-même, lui dis-je, ce qu’il faut répondre a Regulus. Je ne veux point vous tromper : j’attends Mauricus (car il n’était pas encore revenu de son exil) ; je ne puis donc vous donner aucune parole certaine ; je ferai ce qu’il voudra ; c’est à lui de me guider en tout ceci, et c’est à moi de suivre ses avis.

Regulus, peu de jours après, me vint trouver dans la salle du préteur. Là, après m’avoir suivi quelque temps, il me tire à l’écart, et il m’avoue qu’il craignait que je ne me souvinsse toujours des paroles qui lui étaient échappées une fois au tribunal des centumvirs (il plaidait contre Satrius et moi) : Satrius, avait-il dit, et cet orateur qui, dégoûté de l’éloquence de notre siècle, se pique d’imiter Cicéron… Je lui répondis, que son aveu seul m’ouvrait l’esprit ; que jusqu’alors je n’y avais pas entendu malice ; et qu’il avait été très-aisé de donner à ses paroles un sens fort obligeant. Je me pique en effet, poursuivis-je, d’imiter Cicéron, et j’estime fort peu l’éloquence de notre temps. Je trouve ridicule, lorsqu’on se choisit des modèles, de ne pas prendre les meilleurs. Mais vous, lui dis-je, qui vous souvenez si bien de ce qui se passa dans cette cause, comment avez-vous oublié celle ou vous me demandâtes ce que je pensais de l’attachement de Metius Modestus pour le prince ? La pâleur ordinaire de l’homme augmenta sensiblement. Il me dit enfin, d’une voix tremblante : Ce n’était pas à vous que je voulais nuire ; c’était à Metius Modestus. Remarquez, je vous prie, le caractère cruel de cet homme, qui ne craint pas d’avouer qu’il voulait nuire à un exilé ! Il ajouta, pour se justifier, une raison excellente. Modestus avait écrit une lettre, qui fut lue chez Domitien, et dans laquelle il disait : Regulus est le plus méchant des animaux à deux pieds. En effet, Modestus l’avait écrite. Notre conversation n’alla guère plus loin ; car je voulais me réserver la liberté entière d’agir comme il me plairait, quand Mauricus serait de retour. Ce n’est pas que j’ignore qu’il est assez difficile de perdre Regulus. Il est riche, il est intrigant : bien des gens le considèrent ; beaucoup plus encore le craignent ; et la crainte souvent a plus de pouvoir que l’amitié. Mais, après tout, il n’est rien que de violentes secousses ne puissent abattre : la fortune n’est pas plus fidèle aux scélérats, qu’ils le sont aux autres. Au reste, je le répète, j’attends Mauricus. C’est un homme grave, prudent, instruit par une longue expérience, et qui saura lire l’avenir dans le passé. Ses conseils me fourniront des motifs, ou pour agir, ou pour demeurer en repos. J’ai cru devoir ce récit à l’amitié qui nous unit : elle ne me permet pas de vous laisser ignorer mes démarches, mes discours, ni même mes desseins. Adieu.


  1. Regulus, Méchant homme et mauvais avocat (voy. liv. iv, 7). Il avait exercé le métier de délateur sous Néron et sous Domitien.
  2. Rusticus Arulenus. Homme de bien qui avait guidé la jeunesse de Pline : Domitien le fit mourir pour avoir loué Thraseas (Tacit., Agric., 2). Il avait reçu une blessure sous les murs de Rome, dans les dernières mêlées qui précédèrent la chute de Vitellius. Regulus lui reprochait cette blessure, et en comparait l’honorable cicatrice aux stigmates de l’esclavage.
  3. Herennius Sénecion. Domitien l’avait fait mourir, sur l’accusation de Metius Carus (liv. vii, 19).
  4. De Crassus ou de Camerinus. Accusés par Regulus, et condamnés (Tacite, Hist., i, 48 ; Ann., xiii, 52).
  5. Devant les centumvirs. Le tribunal des centumvirs avait d’abord été composé de cent juges : dans la suite on en ajouta cinq, et les empereurs en portèrent même le nombre à cent quatre-vingt.
  6. Les dieux seuls purent m’inspirer, etc. Le traducteur avait rendu avec une inexactitude qui approchait du contresens : Je ne puis dire autre chose, sinon que les dieux m’inspirèrent dans cette occasion.
  7. Il joint ses instances, etc. De Sacy avait fait ici un contresens : il traduit : Il me prie, il me presse, m’en fait des excuses. Il semble que Spurinna, dans l’excès de son zèle, s’emporte et s’oublie : le latin exprime, au contraire, la retenue d’un homme, qui veut s’acquitter d’un devoir, mais qui s’observe et craint d’aller trop loin.