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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XI. À Calestrius Tiron

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 39-43).
XII.
Pline à Calestrius Tiron.

J’ai fait une perte cruelle[1], si c’est assez dire pour exprimer le malheur qui nous enlève un grand homme. Corellius Rufus est mort ; et, ce qui m’accable davantage, il est mort, parce qu’il l’a voulu. Ce genre de mort, dont on ne peut accuser la nature ni la fatalité[2], me semble le plus affligeant de tous. Lorsqu’une maladie tranche les jours de nos amis, ils nous laissent au moins un sujet de consolation dans cette inévitable nécessité qui menace tous les hommes[3]». Mais ceux qui se livrent eux-mêmes à la mort, nous laissent l’éternel regret de penser qu’ils auraient pu vivre long-temps. Une souveraine raison, qui est pour les sages la nécessité même du destin, a déterminé Corellius Rufus. Mille avantages concouraient à lui faire aimer la vie : le témoignage d’une bonne conscience, une haute réputation, un crédit des mieux établis, une femme, une fille, un petit-fils, des sœurs très-aimables, et, ce qui est encore plus précieux, de véritables amis. Mais ses maux duraient depuis si longtemps, et étaient devenus si insupportables, que les raisons de mourir l’emportèrent sur tant d’avantages qu’il trouvait à vivre. À trente-trois ans (il nous l’a dit lui-même plusieurs fois), il fut attaqué de la goutte. Il l’avait héritée de son père ; car les maux, comme les biens, nous viennent souvent par succession. Tant qu’il fut jeune, il trouva des remèdes dans le régime et dans la continence : quand ses souffrances se furent accrues avec l’âge[4], il se soutint par sa vertu et par son courage. J’allai le voir un jour à sa maison, près de Rome : c’était sous Domitien. Il souffrait des tourmens inouis ; la douleur n’attaquait plus seulement ses pieds, elle parcourait tout son corps. Dès que je parus, ses valets se retirèrent : il avait établi cet ordre chez lui, que quand un ami intime entrait dans sa chambre, tout le monde en sortait, même sa femme, quoiqu’elle fût d’ailleurs d’une discrétion éprouvée. Après avoir jeté les yeux autour de lui : Savez-vous bien, dit-il, pourquoi je me suis obstiné a vivre si long-temps, malgré des maux insupportables ? c’est pour survivre au moins un jour à ce brigand ; et j’en aurais eu le plaisir, si mes forces n’eussent pas démenti mon courage[5]. Ses vœux furent pourtant exaucés : il eut la satisfaction d’expirer libre et tranquille, et de n’avoir plus à rompre que les autres liens, en grand nombre, mais beaucoup plus faibles, qui l’attachaient à la vie. Ses douleurs redoublèrent ; il essaya de les adoucir par le régime. Elles continuèrent : il s’en délivra par son courage. Il y avait déjà quatre jours qu’il n’avait pris de nourriture, quand Hispulla sa femme, envoya notre ami commun, C. Geminius, m’apporter la triste nouvelle, que Corellius avait résolu de mourir ; que les larmes de sa femme, les supplications de sa fille ne gagnaient rien sur lui, et que j’étais le seul qui pouvais le rappeler à la vie. J’y cours : j’arrivais, lorsque Julius Atticus, de nouveau dépêché vers moi par Hispulla, me rencontre et m’annonce que l’on avait perdu toute espérance, même celle que l’on avait en moi, tant Corellius paraissait affermi dans sa détermination. Il venait de répondre à son médecin, qui le pressait de prendre des alimens : Je l’ai résolu ; parole qui me remplit tout à la fois d’admiration et de douleur. Je ne cesse de penser quel ami, quel homme j’ai perdu. Je sais qu’il avait passé soixante et sept ans, terme assez long, même pour les santés les plus robustes. Je sais qu’il est délivré de toutes les douleurs d’une maladie continuelle. Il a eu le bonheur de laisser florissantes et sa famille, et la république, qui lui était plus chère encore que sa famille. Je me le dis, je le sens ; cependant je le regrette comme s’il m’eût été ravi dans la fleur de son âge, et dans la plus brillante santé[6] : dussiez-vous m’accuser de faiblesse, je le regrette particulièrement pour moi-même. J’ai perdu le témoin, le guide, le juge de ma vie. Vous ferai-je un aveu, que j’ai déjà fait à notre ami Calvisius, dans les premiers transports de ma douleur ? je crains bien de ne plus veiller sur moi avec autant de soin[7]. Vous voyez combien j’ai besoin de vos consolations. Ne me dites pas, Il était vieux, il était souffrant ; je sais cela : il me faut d’autres motifs, des considérations plus puissantes, que je n’aie encore trouvées ni dans le monde, ni dans les livres. Tout ce que j’ai entendu, tout ce que j’ai lu, se présente à ma pensée ; mais c’est un secours trop faible pour une si grande douleur. Adieu.


  1. Une perte cruelle. L’idée exprimée par jactura n’est pas assez grave, assez triste, au gré de Pline, pour rendre tout ce qu’il y a d’affligeant dans la mort de Corellius. Je ne sais pourquoi les savansse sont épuisés en commentaires pour arriver à cette conclusion, qui se présente d’abord. Quelques-uns se sont tellement embarrassés dans leurs recherches, qu’ils ont fini par déclarer que la phrase de Pline n’avait aucun sens.
  2. La nature ni la fatalité. Il faut entendre ici la nature et la fatalité dans le même sens. Mors ex natura est une mort naturelle, et la même idée s’exprime souvent en latin par mors fatalis. Germanicus mourant dit dans Tacite (Ann. II, 71), si fato concederem, en l’opposant à scelere interceptus.
  3. Dans cette inévitable nécessité, etc. Ce n’est pas la nécessité de la mort, comme conséquence inévitable d’une grave maladie : c’est la nécessité de mourir, entendue dans son sens le plus général, la nécessité attachée à notre condition d’homme. Necessitas correspond à ex natura et à fatalis.
  4. Se furent accrues, etc. J’ai lu avec Schæfer et la plupart des éditeurs cum senectute ingravescentem, au lieu de eum senectute ingravescentem, qui se trouvait dans l’édition jointe à la traduction de De Sacy.
  5. Et j’en aurais eu le plaisir, etc. De Sacy a réuni la phrase : dedisses huic, etc., au discours de Corellius. J’ai suivi son sentiment, malgré l’opinion de Gesner, de Lallemand, et de Schæfer, qui mettent cette phrase dans la bouche de Pline. Comment, avec leur interprétation, entendre la phrase suivante : Affuit tamen voto deus ? On sait d’ailleurs que Corellius vivait encore sous Nerva (voyez liv. iv, 17). Pline ne peut donc pas dire qu’avec un corps plus robuste, Corellius aurait survécu au tyran : c’est Corellius qui peut le dire, persuadé qu’il va mourir avant Domitien.
  6. Je le regrette, comme s’il m’eût été ravi, etc. J’ai trouvé dans l’édition jointe à la traduction, tanquam et juvenis et firmissimi morte doleo, et dans l’édition de Schæfer, tanquam et juvenis et fortissimi morte doleo. J’ai adopté, d’après Heusinger et son édition romaine, mortem doleo, qui est d’une latinité plus exacte. Quant à fortissimi, j’ignore d’après quelle autorité Schæfer l’a introduit dans son texte.
  7. Je crains bien, etc. De Sacy traduisait : Je crains bien que cette mort ne me coûte quelque relâchement.