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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XIX. À Cerealis

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 155-159).
XIX.
Pline à Cerealis.

Vous me pressez de lire mon plaidoyer, dans une assemblée d’amis : je le ferai, puisque vous le désirez ; mais je ne m’y décide pas sans peine. Je sais qu’à la lecture les harangues perdent leur chaleur et leur force : elles ne méritent presque plus le nom de harangues. Rien ne leur donne ordinairement tant de valeur et d’intérêt, que la présence des juges, le concours des avocats, l’attente du succès, souvent la réputation du demandeur[1], enfin l’inclination secrète qui divise les auditeurs et les attache à différens partis. Ajoutez encore le geste de l’orateur, sa démarche, ses mouvemens rapides, et la vivacité de tout son corps, conforme aux sentimens animés qu’il exprime. De là vient que ceux qui déclament assis, bien qu’ils conservent d’ailleurs une partie des avantages qu’ils pourraient avoir debout, perdent toujours beaucoup en chaleur et en énergie. Ceux qui lisent ont encore bien plus à perdre : comme ils ne peuvent presque se servir ni de l’œil, ni de la main, auxiliaires si puissans de la déclamation, il ne faut pas s’étonner que l’attention languisse, lorsque aucune séduction extérieure ne l’entraîne ou ne la réveille.

Outre ces désavantages, j’aurais celui d’un sujet rempli de subtilités et de chicanes. Il est naturel à l’orateur de croire que le travail qui lui a donné du dégoût et de la peine, en doit donner aussi à ses auditeurs. Où en trouver d’assez sensés pour préférer un discours grave et serré, à un discours élégant et harmonieux ? Il existe une différence peu honorable, mais qui n’en est pas moins réelle, entre les juges et les auditeurs, dont les uns n’aiment rien de ce qu’approuvent les autres. Un auditeur raisonnable devrait se mettre à la place du juge, et n’être touché que de ce qui le toucherait lui-même, s’il avait à prononcer.

Cependant, malgré tant d’obstacles, la nouveauté pourra peut-être faire passer mon ouvrage : j’entends nouveauté pour nous ; car les Grecs avaient un genre d’éloquence, qui, avec certaines différences, ne laissait pas de ressembler à celui dont je vous parle. Quand ils combattaient une loi comme contraire à une plus ancienne, ils prouvaient la contradiction, en comparant ces lois avec d’autres qui en déterminaient le sens : moi, ayant à défendre la disposition que je prétendais trouver dans la loi du péculat, j’ai ajouté à l’autorité de cette loi celle de plusieurs autres qui l’expliquaient[2]. Le vulgaire aura peine à goûter un ouvrage de cette nature ; mais il n’en doit obtenir que plus de faveur devant les gens instruits. Si vous persistez toujours à vouloir que je le lise, je composerai mon auditoire des plus savans et des plus habiles[3]. Mais encore une fois, examinez bien sérieusement si je dois m’engager à cette lecture ; comptez, pesez tous les motifs que je viens de vous exposer, et n’écoutez, pour vous déterminer, que la raison. Vous seul aurez besoin d’apologie : je trouverai la mienne dans ma complaisance. Adieu.


  1. La réputation du demandeur. De Sacy a traduit : La réputation des acteurs. Le nom d’actor était donné à celui qui appelait en jugement.
  2. J’ai ajouté à cette loi. De Sacy embarrasse l’idée en traduisant : Moi, au contraire, etc. : le latin indique, non une opposition, mais une parité : la version du traducteur ne s’accordait ni avec non omnino dissimile, ni avec novitas apud nostros.
  3. Je composerai mon auditoire, etc. J’ai trouvé dans la traduction : Je la lirai (ma pièce) indistinctement devant toutes les personnes habiles : pourquoi, indistinctement ? ne faudrait-il pas plutôt une expression toute contraire ?