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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XVI. À Nepos

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 227-231).
XVI.
Pline à Nepos.

J’avais déjà remarqué, que, parmi les actions et les paroles des hommes et des femmes illustres, les plus belles ne sont pas toujours les plus célèbres[1]. L’entretien que j’eus hier avec Fannia, m’a confirmé dans cette opinion. C’est la petite-fille de cette célèbre Arria, qui, par son exemple, apprit à son mari à mourir sans regret. Fannia me contait plusieurs autres traits d’Arria, non moins héroïques, quoique moins connus. Vous aurez, je m’imagine, autant de plaisir à les lire, que j’en ai eu à les entendre. Son mari[2] et son fils étaient en même temps attaqués d’une maladie, qui paraissait mortelle. Le fils mourut : c’était un jeune homme d’une beauté, d’une modestie ravissantes, et plus cher encore à son père et à sa mère par de rares vertus, que par le nom de fils. Arria fît préparer et conduire ses funérailles avec tant de mystère, que le père n’en sut rien. Toutes les fois qu’elle entrait dans la chambre de son mari, elle lui faisait croire que leur fils était vivant, que même il se portait mieux : et comme Pétus insistait souvent pour savoir en quel état il se trouvait, elle répondait qu’il n’avait pas mal dormi, qu’il avait mangé avec assez d’appétit. Enfin, lorsqu’elle sentait qu’elle ne pouvait plus retenir ses larmes, elle sortait ; elle s’abandonnait à sa douleur ; et, après l’avoir soulagée, elle rentrait les yeux secs, le visage serein, comme si elle eût laissé son deuil à la porte. Ce qu’elle fit en mourant est bien grand sans doute : il est courageux de prendre un poignard, de l’enfoncer dans son sein, de l’en tirer tout sanglant, et de le présenter à son mari, en lui disant ces paroles sublimes : Mon cher Pétus, cela ne fait point de mal. Mais, après tout, elle était soutenue par la gloire et l’immortalité présentes dans ce moment, à ses yeux. Combien ne faut-il pas plus de force et de courage, en l’absence de ces brillantes illusions, pour cacher ses larmes, dévorer sa douleur, et jouer encore le rôle de mère[3], quand on n’a plus de fils !

Scribonien avait pris les armes, en Illyrie, contre l’empereur Claude : Pétus avait suivi le parti de la révolte, et, après la mort de Scribonien, on le traînait à Rome. On allait l’embarquer : Arria conjure les soldats de la recevoir avec lui. Vous ne pouvez, leur disait-elle, refuser à un consulaire quelques esclaves qui lui servent à manger, qui l’habillent, qui le chaussent : seule, je lui rendrai tous ces services. Les soldats furent inexorables : alors Arria loue une barque de pêcheur, et, sur ce léger esquif, se met à suivre le grand vaisseau. Arrivée à Rome, elle rencontre dans le palais de l’empereur la femme de Scribonien, qui révélait les complices, et qui voulut lui parler. Que je t’écoute, lui dit-elle, toi qui as vu tuer ton mari entre tes bras, et qui vis encore ! Il est aisé de juger par là qu’elle s’était décidée long-temps d’avance à sa glorieuse mort. Un jour Thraséas, son gendre, la conjurait de renoncer à la résolution de mourir : Vous voulez donc, lui dit-il entre autres choses, si l’on me force à quitter la vie, que votre fille la quitte avec moi ? — Oui, répondit-elle, je le veux, quand elle aura vécu avec vous aussi long-temps, et dans une aussi parfaite union que j’ai vécu avec Pétus. Ces paroles avaient redoublé l’inquiétude de toute sa famille. On l’observait avec plus d’attention : elle s’en aperçut. Vous perdrez votre temps, dit-elle. Vous pouvez bien faire que je meure d’une mort plus douloureuse ; mais il n’est pas en votre pouvoir de m’empêcher de mourir. En achevant ces paroles, elle s’élance de sa chaise, va se frapper la tête avec violence contre le mur, et tombe sans connaissance. Revenue à elle-même, je vous avais avertis, dit-elle, que je saurais bien aller à la mort par les routes les plus pénibles, si vous me fermiez les plus douces. Ces traits ne vous paraissent-ils pas plus héroïques encore, que le Pétus, cela ne fait pas de mal, auquel d’ailleurs ils conduisent naturellement ? Tout le monde parle de ce dernier trait ; les autres sont inconnus. Je conclus, ce que je disais en commençant, que les plus belles actions ne sont pas toujours les plus célèbres. Adieu.

  1. Les plus belles ne sont pas toujours les plus célèbres. Le reste de la lettre prouve que tel est le sens de la première phrase : il n’est que vaguement indiqué dans la version de De Sacy : Quelques-unes ont plus d’éclat, d’autres plus de grandeur.
  2. Son mari. Dans l’édition jointe à la traduction, ainsi que dans plusieurs autres, avant maritus ejus, on trouve Cœcina Pœtus. Mais ces deux mots sont supprimés par la plupart des éditeurs, qui les regardent, comme une glose, introduite par les copistes, et transportée de la marge dans le texte. Est-il bien nécessaire, en effet, de rappeler, en cet endroit, que le mari d’Arria s’appelait Cœcina Pœtus ?
  3. Jouer encore le rôle de mère. En traduisant elle montre un visage de mère contente, quand elle n’a plus de fils, De Sacy avait altéré l’admirable simplicité du latin : l’héroïsme d’Arria consistait, non pas à montrer un visage de mère contente, mais à se montrer encore mère, quand elle n’avait plus de fils. Ce sont là de ces beautés de sentiment, qu’un traducteur doit rendre avec une scrupuleuse fidélité.