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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XVII. À Gallus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 139-151).
XVII.
Pline à Gallus.

Vous êtes surpris que je me plaise tant à ma terre du Laurentin, ou, si vous voulez, de Laurente[1]. Vous reviendrez sans peine de votre étonnement, quand vous connaîtrez cette charmante habitation, les avantages de sa situation, l’étendue de nos rivages.

Elle n’est qu’à dix-sept milles[2] de Rome ; si bien qu’on peut s’y trouver après avoir achevé toutes ses affaires, et sans rien prendre sur sa journée. Deux grands chemins y conduisent, celui de Laurente[3] et celui d’Ostie : mais on quitte le premier à quatorze milles, et le second à onze. En sortant de l’un ou de l’autre de ces chemins, on entre dans une route en partie sablonneuse, ou les voitures roulent avec assez de difficulté et de lenteur ; à cheval, le trajet est plus doux et plus court. De tous les côtés, la vue est très-variée : tantôt la route se resserre entre des bois, tantôt elle s’ouvre et s’étend dans de vastes prairies. Là, vous voyez des troupeaux de moutons, de bœufs, de chevaux, qui, dès que l’hiver a quitté leurs montagnes, viennent, ramenés par la douce température du printemps, s’engraisser dans les pâturages.

La maison est commode, et n’est pas d’un grand entretien. L’entrée est propre, sans être magnifique : on trouve ensuite un portique courbé en forme de D[4], et qui environne une cour petite, mais agréable : c’est une retraite précieuse contre le mauvais temps ; car on y est protégé par les vitres qui le ferment, et surtout par les larges toits qui le couvrent. De ce portique, on passe dans une grande cour fort gaie, et, de là, dans une assez belle salle à manger, qui s’avance sur la mer, dont les vagues viennent mourir au pied du mur, lorsque souffle le vent du midi. De tous les côtés, cette salle est garnie de portes à deux battans et de fenêtres qui ne sont pas moins grandes que les portes ; ainsi, à droite, à gauche, en face, on découvre comme trois mers différentes : derrière soi, on retrouve la grande cour, le portique, la petite cour, puis encore le portique, enfin l’entrée, et, dans le lointain, les forêts et les montagnes. À la gauche de cette salle à manger, est une grande chambre moins avancée vers la mer ; et de là, on entre dans une plus petite, qui a deux fenêtres, dont l’une reçoit les premiers rayons du soleil, l’autre en recueille les derniers : celle-ci donne aussi sur la mer, que l’on voit de plus loin, mais avec plus de charme. L’angle, que forme la salle à manger avec le mur de la chambre, semble fait pour rassembler, pour arrêter tous les rayons du soleil ; c’est le refuge de mes gens contre l’hiver ; c’est le théâtre de leurs exercices : là, jamais le vent ne se fait sentir, excepté lorsqu’il charge le ciel de nuages orageux ; mais pour chasser mes domestiques de cet asile, il faut d’abord qu’il ait troublé la sérénité du ciel[5]. Tout auprès, il y a une chambre ronde, dont les fenêtres reçoivent successivement le soleil à tous les degrés de sa course : on a ménagé dans le mur une armoire qui me sert de bibliothèque, et qui contient, non les livres qu’on lit une fois, mais ceux que l’on relit sans cesse. À côté, sont des chambres à coucher, que sépare seulement de la bibliothèque un passage suspendu et garni de tuyaux[6], qui conservent, répandent et distribuent de tous côtés la chaleur qu’ils ont reçue. Le reste de cette aile est occupé par des affranchis ou par des valets ; et cependant la plupart des appartemens en sont tenus si proprement, qu’on y peut fort bien loger des maîtres. À l’autre aile, est une pièce fort élégante : ensuite une grande chambre, ou une petite salle à manger, que le soleil et la mer semblent égayer à l’envi. Vous passez après cela dans une chambre, à laquelle est jointe une antichambre : cette salle est aussi fraîche en été par son élévation, que chaude en hiver par les abris qui la mettent à couvert de tous les vents. À côté, on trouve une autre pièce et son antichambre. De là, on entre dans la salle des bains, où est un réservoir d’eau froide ; l’emplacement est grand et spacieux : des deux murs opposés sortent en rond deux baignoires si profondes et si larges, que l’on pourrait au besoin y nager à son aise ; près de là, est un cabinet pour se parfumer, une étuve[7], et ensuite le fourneau nécessaire au service du bain. De plain-pied, vous trouvez encore deux salles, dont les meubles sont plus élégans que magnifiques ; et à côté, le bain d’eau chaude, d’où l’on aperçoit la mer en se baignant. Assez près de là, est un jeu de paume, percé de manière que le soleil, dans la saison où il est le plus chaud, n’y entre que sur le déclin du jour. D’un côté s’élève une tour, au bas de laquelle sont deux cabinets, deux autres au dessus, avec une salle à manger, d’où la vue se promène au loin, avec délices, tantôt sur la mer ou sur le rivage, tantôt sur les maisons de plaisance des environs. De l’autre côté est une autre tour ; on y trouve une chambre percée au levant et au couchant : derrière est un garde-meuble fort spacieux ; et puis un grenier. Au dessous de ce grenier est une salle à manger, où l’on n’a plus de la mer que le bruit de ses vagues ; encore ce bruit est-il bien faible et presque insensible : cette salle donne sur le jardin, et sur l’allée destinée à la promenade, qui règne tout autour. Cette allée est bordée des deux côtés de buis, ou de romarin au défaut de buis : car dans les lieux où le bâtiment couvre le buis, il conserve toute sa verdure ; mais au grand air et en plein vent, l’eau de la mer le dessèche, quoiqu’elle n’y rejaillisse que de fort loin.

Entre l’allée et le jardin est une espèce de palissade d’une vigne fort touffue, et dont le bois est si tendre, qu’il ploierait mollement, même sous un pied nu. Le jardin est couvert de figuiers et de mûriers, pour lesquels le terrain est aussi favorable, qu’il est contraire à tous les autres arbres. D’une salle à manger voisine, on jouit de cet aspect, qui n’est guère moins agréable que celui de la mer, dont elle est plus éloignée. Derrière cette salle, il y a deux appartemens dont les fenêtres regardent l’entrée de la maison, et un autre jardin moins élégant, mais mieux fourni. De là, vous trouvez une galerie voûtée, qu’à sa grandeur on pourrait prendre pour un monument public : elle est percée de fenêtres des deux côtés ; mais du côté de la mer, le nombre des croisées est double ; une seule croisée sur le jardin répond à deux sur la mer[8] : quand le temps est calme et serein, on les ouvre toutes ; si le vent donne d’un côté, on ouvre les fenêtres de l’autre. Devant cette galerie est un parterre parfumé de violettes. Les rayons du soleil frappent sur la galerie, qui en augmente la chaleur par la réverbération ; et en recueillant les rayons du soleil, elle préserve encore de l’Aquilon : ainsi, d’une part, elle retient la chaleur, de l’autre, elle garantit du froid[9]. Enfin, cette galerie vous défend aussi du sud ; de sorte que, de différens côtés, elle offre un abri contre les vents opposés. L’agrément que l’on trouve l’hiver en cet endroit, augmente en été. Avant midi, l’ombre de la galerie s’étend sur le parterre ; après midi, sur la promenade[10] et sur la partie du jardin qui en est voisine : selon que les jours deviennent plus longs ou plus courts, l’ombre, soit de l’un soit de l’autre côté, ou décroît ou s’allonge. La galerie elle-même n’a jamais moins de soleil, que quand il est le plus ardent, c’est-à-dire quand il donne à plomb sur la voûte. Elle jouit encore de cet avantage, que, par ses fenêtres ouvertes, elle reçoit et transmet la douce haleine des zéphyrs, et que l’air qui se renouvelle, n’y devient jamais épais et malfaisant.

Au bout du parterre et de la galerie est, dans le jardin, un appartement détaché, que j’appelle mes délices : je dis mes vraies délices ; je l’ai construit moi-même. Là, j’ai un salon, espèce de foyer solaire, qui d’un côté regarde le parterre, de l’autre la mer, et de tous les deux reçoit le soleil : son entrée répond à une chambre voisine, et une de ses fenêtres donne sur la galerie. J’ai ménagé, au milieu du côté qui regarde la mer, un cabinet charmant qui, au moyen d’une cloison vitrée et de rideaux que l’on ouvre ou que l’on ferme, peut à volonté se réunir à la chambre, ou en être séparé. Il y a place pour un lit et deux chaises : à ses pieds, on voit la mer ; derrière soi, on a des maisons de campagne, et devant, des forêts : trois fenêtres vous présentent ces trois aspects différens, et en même temps les réunissent et les confondent. De là, on entre dans une chambre à coucher, où la voix des valets, le bruit de la mer, le fracas des orages, les éclairs, et le jour même ne peuvent pénétrer, à moins que l’on n’ouvre les fenêtres. La raison de cette tranquillité si profonde, c’est qu’entre le mur de la chambre et celui du jardin, il y a un espace vide qui rompt le bruit. À cette chambre tient une petite étuve, dont la fenêtre fort étroite retient ou dissipe la chaleur, selon le besoin. Plus loin, on trouve une antichambre et une chambre, où le soleil entre au moment qu’il se lève, et où il donne encore après midi, mais de côté. Quand je suis retiré dans cet appartement, je crois être bien loin, même de mon asile champêtre, et je m’y plais singulièrement, surtout au temps des Saturnales : j’y jouis du silence et du calme, pendant que tout le reste de la maison retentit de cris de joie, autorisés par la licence qui règne en ces jours de fêtes. Ainsi mes études ne troublent point les plaisirs de mes gens, ni leurs plaisirs, mes études.

Ce qui manque à tant de commodités, à tant d’agrémens, ce sont des eaux courantes : à leur défaut, nous avons des puits, ou plutôt des fontaines ; car ils sont très-peu profonds. La nature du terrain est merveilleuse : en quelque endroit que vous le creusiez, vous avez de l’eau, mais de l’eau pure, et dont la douceur n’est aucunement altérée par le voisinage de la mer. Les forêts d’alentour vous donnent plus de bois que vous n’en voulez : Ostie fournit abondamment toutes les autres choses nécessaires à la vie. Le village même peut suffire aux besoins d’un homme frugal, et je n’en suis séparé que par une seule maison de campagne. On trouve dans ce village jusqu’à trois bains publics ; ressource précieuse, lorsqu’on ne peut se baigner chez soi, parce qu’on est arrivé sans être attendu, ou parce qu’on doit repartir bientôt. Tout le rivage est bordé de maisons, contiguës ou séparées, qui plaisent par la variété seule de leur aspect, et qui, vues de la mer ou même de la côte, présentent l’image d’une multitude de villes. Le rivage, après un long calme, offre une promenade assez douce, mais plus souvent l’agitation des flots le rend impraticable. La mer n’abonde point en poissons délicats : on y prend pourtant des soles et des squilles excellentes. La terre fournit aussi ses richesses : nous avons surtout du lait en abondance, à mon habitation : car les troupeaux aiment à s’y retirer quand la chaleur les chasse du pâturage et les oblige de chercher de l’ombrage ou de l’eau.

N’ai-je pas raison d’habiter cette retraite, de m’y plaire, d’en faire mes délices ? En vérité, vous êtes par trop esclave des habitudes de la ville, si vous ne souhaitez ardemment de venir partager avec moi tant de jouissances. Venez, je vous en prie, venez ajouter à tous les charmes de ma maison, ceux qu’elle emprunterait de votre présence. Adieu.


  1. Ma terre du Laurentin, etc. Pline emploie Laurentinum et Laurens pour désigner la maison de campagne et les terres qu’il possédait dans le voisinage de la ville de Laurente : on sous-entend rus ou prœdium. C’est ainsi que (liv. iii, 7) il dit que Silius Italicus a fini ses jours in Neapolitano, c’est-à-dire, dans sa maison de campagne, près de Naples. Il y a peu de différence entre Laurens et Laurentinum. : l’un se rapporte plutôt à la ville, l’autre plutôt au territoire. — On peut voir (liv. v, 6) une description d’une autre terre que Pline possédait en Toscane. On a fait plusieurs tentatives pour retrouver les plans et la structure de ces deux maisons, d’après le texte même de Pline le Jeune ; mais on sent combien cette entreprise était difficile. Félibien, et plusieurs autres architectes habiles ont tracé le plan d’habitations très-élégantes, mais dans lesquelles Pline n’aurait certainement pas reconnu ses deux maisons.
  2. Elle n’est qu’à dix-sept milles de Rome. Laurentum, aujourd’hui Torre di Paterno, est à six lieues de Rome. Le nom de Laurentum vient, selon Virgile, d’un laurier sacré que Latinus trouva sur la hauteur, lorsqu’il y fit jeter les fondemens de la citadelle, ou d’une forêt de lauriers qui s’étendait le long de la côte.
  3. Celui de Laurente. De Sacy traduit celui de Laurentin : Pline n’entend pas ici le chemin qui mène à sa terre du Laurentin, mais celui qui conduit à la ville de Laurente : la terre de Pline se trouvait entre la route de Rome à Laurente et celle de Rome à Ostie.
  4. En forme de D. Il y avait dans la traduction une galerie de forme ronde, et en effet quelques éditions portent un O au lieu d’un D. Nous avons adopté la leçon du plus grand nombre des commentateurs, parce que, si la forme du portique eût été celle d’un O, Pline aurait eu à sa disposition une foule de mots pour l’exprimer, sans être obligé de recourir à la figure d’une lettre de l’alphabet. Il n’en est pas de même à l’égard de la forme d’un D.
  5. Mais pour chasser, etc. Le traducteur n’a pas compris ce passage ; il avait rendu : là, on ne connaît d’autre vent que ceux qui, par quelque nuage, troublent plus la sérénité du ciel que la douceur de l’air qu’on respire en ce lieu. Sans bien comprendre cette phrase embarrassée de De Sacy, on entrevoit cependant qu’il a voulu exprimer une idée étrangère à celle du texte latin.
  6. Garni de tuyaux. De Sacy a lu tabulatus, et traduit en conséquence, qui pour être suspendu et n’avoir qu’un plancher d’ais, répand et distribue de tous côtés la chaleur qu’il a reçue. La leçon et l’interprétation que nous avons adoptées nous semblent plus naturelles et plus conformes à l’ensemble des idées ; elles sont d’ailleurs appuyées par un passage de Sénèque (ep. 90), où il est parlé de constructions suspendues et de tuyaux qui circulent pour répandre la chaleur.
  7. Un cabinet pour se parfumer. J’ai adopté, avec Schæfer, la leçon unctorium, hypocaustum, au lieu de unctorio imo hypocaustum.
  8. Une seule croisée, etc. De Sacy avait lu, et altius pauciores : il traduisait, quelques ouvertures en petit nombre dans le haut de la voûte. Notre leçon, adoptée par la plupart des commentateurs, se trouve aussi dans l’édition romaine d’Heusinger. Remarquez que Pline dit plus bas que cette galerie n’a jamais moins de soleil que lorsqu’il frappe sur la voûte, ce qui eût été impossible, si des ouvertures eussent été percées dans le haut de la voûte, comme le supposait De Sacy.
  9. D’une part elle retient, etc. Le traducteur n’avait pas compris ce passage : il avait dit : ainsi d’un côté la chaleur se conserve, et de l’autre le frais. Retro aurait dû l’avertir que l’expression se conserve ne pouvait convenir aux deux membres de la phrase.
  10. Sur la promenade. J’ai suivi la leçon de l’édition romaine, approuvée par Schæfer, et j’ai substitué gestationem à gestationis. (Voyez note 9 du liv. i.)