Lettres de Prosper Mérimée à des jeunes filles

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Haussonville
Lettres de Prosper Mérimée à des jeunes filles
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 315-325).
LETTRES DE
PROSPER MÉRIMÉE
À DES JEUNES FILLES [1]

La Revue a publié, voici plus de quarante ans, une double série de lettres de Mérimée que je lui avais communiquées [2]. Les unes étaient adressées à Mrs Senior, belle-fille de William Senior, critique anglais et auteur de souvenirs curieux [3], les autres à la comtesse de Beaulaincourt, la fille du maréchal de Castellane. Mrs Senior et la comtesse de Beaulaincourt sont mortes toutes deux. J’avais fait précéder cette publication d’un court avant-propos où je prenais la défense de Mérimée, assez mal vu dans le milieu libéral où je vivais et où on lui reprochait plus qu’il n’était tout à fait juste, Mérimée ayant été simplement inspecteur des monuments historiques sous la monarchie de Juillet, d’avoir accepté d’être sénateur du Second Empire. Je le défendais aussi un peu contre lui-même, soutenant que les apparences de perversité et de cynisme qu’il se plaisait à se donner étaient, dans une certaine mesure, une affectation, et qu’il était capable de sentiments très délicate.

A l’appui de cette thèse, je comptais invoquer la façon dont il parle des jeunes personnes, l’attrait instinctif qu’il éprouvait pour elles, et le regret qu’il témoigne parfois de n’avoir pas eu de fille. « J’aurais beaucoup aimé, écrivait-il à Mrs Senior, à avoir une fille à élever. J’ai beaucoup d’idées sur l’éducation, et particulièrement sur celle des demoiselles, et je me crois des talents qui resteront malheureusement sans application. » « Si j’avais le moyen, disait-il dans une autre lettre, j’adopterais une petite fille, mais ce monde et surtout ce pays-ci est si incertain que je n’ose me donner ce luxe. » Et dans une autre lettre encore, après avoir parlé des impossibilités et des difficultés pour un homme d’avoir un ami d’un sexe ou de l’autre, il ajoutait : « Ces impossibilités et ces difficultés me font désirer d’avoir une petite fille, mais il pourrait bien se faire que le petit monstre (et ici le Mérimée railleur reprend la parole) après quelques années s’amourachât d’un chien coiffé et me plantât là. » Mérimée ne s’est pas donné ce luxe en effet, mais il a goûté l’agrément d’échanger des lettres avec deux jeunes filles, toutes deux fort dignes de ce commerce épistolaire. De ces jeunes filles, celle qu’il appelle Olga était la fille d’un diplomate qui a exercé sous le Second Empire des fonctions importantes, l’autre est la fille de Mrs Senior, la correspondante anglaise de Mérimée à laquelle il adressait les lettres autrefois publiées par moi. Olga, que j’ai connue jeune fille et qui, étant un peu plus âgée que moi, serait aujourd’hui une fort vieille fille si elle n’était morte il y a longtemps, était tout à fait charmante. Elle avait accompagné ses parents dans leurs diverses résidences diplomatiques et avait l’esprit très ouvert. Quant à Miss Senior, je ne l’ai jamais rencontrée et je ne sais rien d’autre à son sujet que ce qu’en dit Mérimée, qui lui fait compliment de sa traduction des lettres de Napoléon Ier. Cette lettre est de 1858, c’est-à-dire d’il y a soixante-quatre ans. A cette date Miss Senior n’était déjà plus une toute jeune fille. Je crains donc que l’une et l’autre correspondante de Mérimée n’aient rejoint dans la tombe celui dont on va lire les lettres charmantes.

HAUSSONVILLE.


A Olga de L...


Paris, 3 juillet 1859.

Mademoiselle,

Mon chat aurait mis la patte à la plume, s’il n’était pas si paresseux, pour vous remercier de l’offre tout aimable que vous voulez bien lui faire. Il me charge de vous présenter ses très humbles hommages et de vous dire qu’il accepte avec empressement. Il craint seulement que la gravité de son caractère, fort en rapport avec la couleur de sa robe, ne vous ennuie bientôt. De méchantes langues lui ont parlé de vos coquetteries et de votre besoin de mouvement. On lui a dit que vous vouliez plaire à tout le monde et que vous n’y réussissiez que trop bien : sur quoi, lui qui est une personne sérieuse pesant quinze kilogrammes et compagnon ordinaire d’une tortue, il craint que vous ne le dérangiez de ses habitudes méditatives qui lui ont attiré une grande considération dans toutes les gouttières de la rue de Lille [4]. Il offre à sa dame de compagnie la queue de toutes les asperges qu’il mangera, et celle des souris qu’il prendra comme appointements, mais il exige qu’elle lui prête ses genoux sans bouger pendant deux heures, quand il a envie de dormir. Je crains bien que le marché ne se puisse faire à ces conditions, car je lui ai dit que je ne vous avais jamais vue deux minutes immobile : sur quoi il a hérissé sa moustache et est allé se coucher sur le coton où loge son amie la tortue.

Permettez maintenant à son maître de vous remercier de votre jolie lettre qu’il a serrée bien précieusement dans ses archives. Je regrette que vous ne m’ayez pas dit comment vous passez le temps à Uriage. Vous avez vu bien d’autres montagnes, mais, soit dit sans vous offenser, vous n’avez pas encore l’esprit assez ouvert à la poésie pour en jouir convenablement. J’attends de vous, à votre retour à Paris, une relation en règle de vos impressions de voyage. La vue des montagnes est ce qui m’a toujours le plus frappé. Il est vrai que je n’ai pas eu comme vous le bonheur de voir le mont Hymette de mon berceau [5]. Il me semble que la mer dont on parle trop n’a pas de spectacles qui vaillent certains aspects de montagnes. Il se peut qu’en vous en revenant vous vous arrêtiez auprès de Grenoble, et que vous alliez à la Grande Chartreuse. On ne vous y laissera pas entrer, et on aura raison, car vous donneriez trop de distraction aux Chartreux, mais vous verrez des sites admirables qui ne sortiront plus de votre mémoire. Quand je suis très triste ou très heureux (peut-être que dans dix ans vous trouverez qu’il y a un certain rapport entre ces deux états) je pense à la Grande Chartreuse et aux parfums des bois qui l’environnent.

Veuillez me rapporter un dessin ou une description très exacte des antiquités romaines d’Uriage. On a tiré de la source quelques petites statues de bronze très curieuses, il y a huit ou dix ans ; si vous les voyez ou si vous en apprenez quelque chose, vous me rendrez service.

Adieu, je m’ennuie fort de ne plus vous voir, mais j’espère que je ne m’ennuierai pas longtemps. Amusez-vous bien en attendant et pensez quelquefois à votre vieil ami.

P. MÉRIMÉE.

Suit un petit gribouillage au-dessous duquel est écrit :

« Voilà ce que mon chat vous écrit. C’est son écriture intime, comme dit la princesse X…, mon ennemie. »


Cannes, 23 décembre 1865.

Ma chère Olga,

Vous êtes bien aimable de me souhaiter la bonne année. Je suis dans un âge où il n’y en a plus de bonnes ; c’est à vous que je souhaite toutes les prospérités possibles.

Je vous remercie des détails que vous me donnez sur la cérémonie du 18. Vous n’oubliez que deux points essentiels, le marié et la mariée. Comment était habillé le Duc ?[6] ; Je tiendrais fort à le savoir en cas de besoin. La mariée était-elle en beauté ? Je me représente assez bien le toquet en diamants de la princesse de Metternich et je pense qu’il devait avoir un grand chic. Est-ce ainsi que vous écrivez ce mot ? Nous ne sommes encore qu’à l’A de notre dictionnaire, et si je vis jusqu’au C je voudrais bien avoir un avis à donner, et une autorité aussi imposante que la vôtre.

Je suis bien fâché d’apprendre que Mme de Boigne est malade [7]. J’espère que ce n’est qu’un de ces vilains rhumes auxquels vous autres Parisiens vous êtes condamnés tous les hivers. Si vous aviez le courage de venir chercher notre soleil, vous verriez qu’il est un grand dédommagement à la solitude où nous vivons. Mais si vous veniez ici, ce serait deux soleils sur l’horizon.

Nous n’avons ici que des Anglais très vieux ou des Anglaises très laides. Il en est de même à Nice où je suis allé faire des visites l’autre jour. J’y ai fait connaissance d’un homme d’esprit, philosophe et bouquiniste. Il vit dans une petite maison de campagne avec ses livres (il en a de très beaux) et une jeune femme de cinq pieds six pouces qui ne parle guère que le piémontais en fait d’italien, et le niçard en fait de français. C’est une fille de paysans. Lui appartient à une très vieille et illustre famille. Il m’a fort intéressé et amusé. Il est d’ailleurs très beau pour un homme de 45 ans, et est encore plus grand que sa femme. Enfin, il paraît fort heureux au milieu de ses orangers et de ses bouquins. J’aimerais bien une belle fille de cinq pieds six pouces, mais j’aurais peur qu’elle me battît. Conseillez-moi, car l’exemple me touche, et je me sens souvent envie de vivre au fond des bois.

Adieu. Je ne me porte pas trop mal ici et le temps est magnifique.

Votre vieil ami,

Pr. MÉRIMÉE.


A miss Senior


22 juin 1856.

Mademoiselle,

J’espère que vous êtes tout à fait débarrassée de ces vilains spasmes qui m’ont empêché de vous offrir ce qui me reste de thé jaune.

Je vous aurais écrit tout de suite pour vous remercier de vos deux beaux volumes, mais j’ai voulu les lire auparavant, précaution que je ne prends pas avec tout le monde [8]. Il me semble que c’est supérieurement traduit. Vous avez imité au mieux la phrase courte et hachée de Napoléon. J’ai comparé plusieurs de vos lettres avec les originaux. Vous noterez que je suis très difficile en matière de traduction, et dans ma jeunesse je m’y entendais assez bien. Ce qui m’étonne, c’est que tous les Anglais ne sachent pas le français et que les gens qui lisent aient besoin de traduction. En France, personne ne sait rien, mais en Angleterre je croyais qu’il en était autrement. L’Italien a raison de dire : Tutto il mundo è paese.

Si vous n’êtes pas venue nous voir au printemps, ce n’est pas une raison, j’espère, pour ne pas venir en automne. Il est vrai qu’il y a bien peu de monde à Paris, ’ mais on trouve cependant le moyen de passer le temps. On l’a passé cet hiver de la manière la plus rude pour le pauvre monde. Je n’ai jamais tant vu de bals et de rauts. Cela me donnait des envies de me faire Chartreux. On commence à redevenir sage, cependant on danse encore. Il y a ici un prince de... qui a l’air d’être fait de gomme élastique. Il ne manque pas une contredanse ni une valse. Il est grand comme la moitié du diable, et très laid. Nous avons en revanche des Russes très jolis et très calmes. Orloff [9] se trouve avoir fait fiasco en définitive. Après avoir épuisé toutes les platitudes, il se trouve un peu sot du traité de méfiance contre son gracieux souverain. Toutes les vieilles Russes nous arrivent, les jeunes tardent encore. Malheureusement, mon amie qui m’approvisionnait de thé jaune est morte, et les insurgés Chinois ont détruit les plantations de cet arbuste auprès de Canton. Cela m’a rendu très loyal pour S. M. Chinoise. J’ai comme compensation du thé Hon-Kong qui est au thé jaune comme le mock turtle au real turtle.

Aurez-vous la bonté de me mettre aux pieds de Mrs Jeanie Senior et de la remercier du fiel et du papier qu’elle m’a envoyés. L’un et l’autre sont de qualité supérieure. Il ne me manque que de savoir peindre pour faire des chefs-d’œuvre avec de si bons matériaux.

Le livre de Tocqueville vient de paraître. On le dit excellent, mais arriéré de dix ans [10]. Il y a aussi un livre du... [11] qui est fort loué par les siens et qui mérite de l’être ; seulement, c’est horriblement pédant et prépotenté. Il croit savoir seul ce qu’il sait.

Veuillez me rappeler au souvenir de monsieur votre père et de Mrs. S. et agréez l’expression de tous mes remerciements, compliments et respectueux hommages.

P. MÉRIMÉE.


Paris, 13 février.

Mademoiselle,

Je suppose que vous avez parmi vos nombreuses vertus, celle de l’indulgence. Vous m’excuserez, j’espère, de ne vous avoir pas répondu plus tôt. J’ai le spleen et je n’ai pas la force d’écrire. Je fais cependant les commissions qu’on me donne. Vos deux volumes sont ou étaient sur la table de S. M. il y a huit jours [12]. Ils lui ont été remis et recommandés à ma prière par M. Fould, ministre d’Etat. Je ne vous garantis pas qu’il les lise fort assidument, car il a beaucoup d’ennuyeuses choses à faire en sa qualité d’empereur, et je le soupçonne de n’être pas grand lecteur depuis qu’il reçoit tant de lettres de Crimée et d’ailleurs.

Il eût été magnanime de votre part de ne pas me laisser manger mon pain sec à la fumée du rôti. Je veux dire par cette métaphore que vous auriez dû, pour ma peine, me donner un exemplaire de votre traduction. Vous sentez bien que je ne me suis pas permis de lire un livre destiné à mon souverain. Vous ne me parlez pas de l’Égypte, j’espère que vous en avez de bonnes nouvelles et qu’on vous envoie des burnous ou des pantoufles brodées (nachmaks).

Demandez qu’on vous rapporte du Raat-loukoum et que le domestique de M. votre père apprenne à faire des Kick babs pour quand je viendrai à Kensington Gate vous demander à déjeuner. Si vous trouvez l’occasion de dire du bien de moi in primis à Mme votre belle-sœur et à lady Ashburton, ne négligez pas de le faire.

Maintenant que vous avez commis l’énormité de faire un livre, ne vous avisez plus de traduire. Écrivez quelque chose de votre tête ou de votre cœur et envoyez-le-moi. Ce n’est pas votre cœur, — qui me ferait grand plaisir pourtant, — que je veux dire, mais un livre de vous.

I shall review it dans la Revue des Deux Mondes, et vous aurez un délicieux fluttering en lisant le titre de mon article. Ces émotions littéraires durent quelque temps, et ont beaucoup de mérite. Il faut se les procurer, à moins qu’on ne préfère (ce qui vaut mieux, dit-on) faire un roman, non pas écrit, mais en action. Malheureusement, les mamans object to it.

Adieu, mademoiselle, veuillez agréer mes très humbles hommages. :

P. MÉRIMÉE.


British Museum, vendredi soir.

Mademoiselle,

L’infortuné Panizzi [13], esclave de ses devoirs, ne peut s’absenter le matin de son musée, et il y a je ne sais combien d’années qu’il n’a déjeuné en ville. Il me charge de vous exprimer tous ses regrets et de vous faire ses excuses. Quant à moi, qui fais ici l’école buissonnière, je suis très heureux de déjeuner sans père ni mère, et le plus tôt sera le mieux. Je vous propose donc lundi, et puisque vous me donnez le choix de l’heure, je viendrai à dix heures et demie. Je pense que vous êtes levée à cette heure-là, vu la chaleur. A propos, quelle doit être celle du désert du Sahara puisqu’il fait si chaud à Londres ?

Veuillez agréer, mademoiselle, l’expression de mes respectueux hommages.

Pr. MÉRIMÉE.

Je complète cette publication par trois lettres très différentes de ton. La première de ces lettres est adressée au Dr Véron qui a été, on le sait, directeur du Constitutionnel et qui a laissé des Mémoires en six volumes. On y verra comment le goût persistant de Mérimée pour les jeunes filles a été l’origine de sa fortune politique.


31 mai 1854.

Mon cher ami,

Je suis tenté de vous faire une querelle. Où avez-vous pris que j’aime les phrases ? Vous dites tout naturellement ce que vous voulez dire, sans chercher la période cérémonieuse ; que peut-on faire de mieux ? Le reproche que je vous adressais (j’ai déjà lu deux volumes avec beaucoup de plaisir), c’est que vous craignez les cagots, les hypocrites et les gens qui s’appellent sérieux. Vous n’osez dire quels garnements nous fûmes. Je ne pense pas sans de vifs regrets à cet heureux temps où nous scandalisions les gens moraux. Ne direz-vous pas dans un de vos volumes à venir que nous valions mieux dans ce temps-là que nos cadets ne valent. Il me semble que, même en tenant compte de la mauvaise humeur naturelle à un vieux, il est impossible de ne pas trouver la jeunesse actuelle plus sotte que la nôtre et celle de nos pères. N’êtes-vous pas frappé de deux défauts que nous n’avions pas au même degré ; 1° la paresse ; 2° la vanité. Aujourd’hui, les jeunes gens ne travaillent plus guère. J’entends par travailler, étudier le grec ou le français, ou mettre des enfants à la vapeur et les disséquer comme vous faisiez, ou risquer de se faire casser les reins pour avoir une femme, comme nous avons fait. Sur l’article vanité, personne n’est sans reproche, mais nous n’aurions pas bu du mauvais vin parce qu’il coûtait cher, et vous vous souviendrez peut-être des dîners de sortie où nous mangions des haricots rouges parce que nous les trouvions bons. Je crains que peu de Français éduqués de vingt-cinq ans ne montrassent aujourd’hui autant de magnanimité. Vous dites des choses excellentes d’Hippolyte et je vous en remercie.

J’ai causé hier pendant trois quarts d’heure avec Sophie [14], et je suis sorti de chez vous horriblement jaloux. Je ne vous envie ni votre Mme de Pompadour, ni votre Decamps, ni cette dame qui a les glandes que vous décrivez si graphiquement, mais je vous envie Sophie.

Vous serez, j’en suis sûr, très content de M. P. [15]. Il est, à quatre-vingt-sept ans, bienveillant, sensé, spirituel, et s’intéresse à tout. Il a ce qu’il y a de plus rare aujourd’hui, de la coquetterie. Il veut plaire et plaît. N’oubliez pas qu’il part mardi prochain pour la Normandie.

Vous savez toute mon histoire aussi bien que moi. Le hasard a fait que, par désœuvrement, je suis allé en Espagne où j’ai trouvé des gens très bons et très aimables qui m’ont bien reçu. J’ai trouvé là une petite fille à qui je racontais des histoires ; je demandais grâce pour elle quand elle ne savait pas sa leçon, et plus tard, je lui faisais des sermons en trois points, car je suis très peu indulgent pour la jeunesse. Un jour, cette petite fille m’a dit qu’elle allait épouser l’Empereur. Je lui ai demandé de me faire prêter serment de ne jamais rien lui demander. Après discussion, elle m’a fait prêter ledit serment d’une façon très solennelle. L’Empereur, à sa prière, a voulu me donner une très belle place où il y avait fort à faire. Je l’ai supplié de me laisser à mes monuments, où j’étais plus libre ; l’Empereur m’a dit alors en espagnol : « On vous donnera autre chose, et si vous n’acceptez pas, vous êtes notre ennemi. » Voilà comme j’ai perdu ma vieille liberté. Tout cela entre nous, bien entendu.

Adieu, mon cher ami, mille remerciements de votre bonne lettre et de vos volumes qui m’amusent extrêmement. Je revis par eux. Vous parlez de Romieu admirablement, mais je regretterai toujours que vous ne nous disiez pas votre opinion sur Mme Leriche ou Virginie.

P. MÉRIMÉE.


Dimanche soir.

Madame [16],

J’aurai l’honneur de diner avec vous jeudi. Je voulais aller vous voir, mais je me suis toujours trouvé trop mélancolique. Toutes les fois que je reviens de voyage, je suis horriblement triste et misanthrope pour quelque temps. Je crains encore que vous n’ayez marié quelques-unes de vos petites demoiselles blondes, ce qui me vexe beaucoup, car je comptais sur elles pour mon hiver.

Mme de F... nous a raconté ce soir qu’elle a une fille de sept ans qui aime les lettres et qui fait des compositions sur les sujets qu’on donne à sa sœur aînée. Le sujet donné était le plaisir d’un retour de voyage. La composition de la petite fille finissait ainsi : « En rentrant dans sa maison, il trouva un bonheur auquel il ne s’attendait pas. Sa femme avait eu deux enfants. Il en fut si heureux qu’il est mort de joie. »


Dimanche»

Mon cher ami [17],

J’attends de pied ferme les lithographies ; je vous remercie beaucoup de toute la peine que vous avez prise à cette occasion.

J’ai lu avec le plus grand plaisir les quatre volumes de M. d’Haussonville. Il a résolu, selon moi, un problème bien difficile : écrire l’histoire d’une province sans refaire l’histoire de France et sans tomber dans des détails où les provinciaux seuls se plaisent. Le style est excellent. De tout point l’auteur est un gibier académique. Mais le point important est de savoir s’il doit se présenter cette fois pour remplacer M. de Tocqueville. Je serais bien embarrassé pour lui donner un conseil. Cependant, voici mes principes en cette matière : ne se présenter carrément comme candidat que lorsqu’on a la certitude de disputer l’élection ; rien de plus triste que de s’être présenté pour avoir trois ou quatre voix. On est classé parmi les...

Mais je ne vois aucun inconvénient à sonder le terrain avec prudence : voir messieurs, s’annoncer comme candidat sans époque déterminée, et au dernier moment faire une charge à fond, si messieurs se laissent faire.

Vous savez que l’élection n’aura lieu qu’au mois de décembre de cette année. D’ici là, il pourra y avoir d’autres vacances. L’évêque d’Orléans est bien malade, et nous sommes tous mortels. Conclusion, engagez M. d’Haussonville à sonder le terrain, et à voir nos anciens [18].

Je ne prévois que deux objections, l’une tirée de la politique, dont, pour ma part, je fais peu de cas, persuadé que M. d’Haussonville a trop d’esprit pour ne pas faire sa visite de récipiendaire. L’autre, dont je fais également peu de cas, c’est la crainte que M. le duc de Broglie, ayant deux voix à l’Académie, ne tentât une révolution.

Mille amitiés et compliments.

P. MÉRIMÉE.

Montrez ce billet à M. d’Haussonville si vous voulez. Je lui dirais tout cela, si j’avais l’honneur de le voir.

J’espère que vous aurez de bonnes nouvelles d’Italie.

Que pourrais-je ajouter à ces publications si diverses de ton ? Rien sinon quelles me semblent justifier ce que je disais en commençant, c’est-à-dire que chez Mérimée le cynisme et la perversité étaient surtout une affectation et qu’il méritait, beaucoup mieux que ses contemporains ne le croyaient, la qualification de Mrs Senior : a good natured man.


H…

  1. Les Lettres de Mérimée à des jeunes filles devaient paraître dans la Revue du 15 novembre dernier. La publication en avait été préparée par M. le comte d’Haussonville. L’épreuve douloureuse qu’il a traversée à. cette époque en a empêché la publication (N.D.L.R.]
  2. Ces lettres ont été réunies par moi dans un volume édité chez Calmann-Lévy.
  3. Conversations with M. Thiers, M. Guizot and other distinguished persons.
  4. Mérimée demeurait alors rue de Lille au numéro 52.
  5. Le père d’Olga de L... avait été ministre plénipotentiaire à Athènes.
  6. Le duc de Mouchy, qui venait d’épouser la princesse Anna Murat.
  7. Il n’est pas besoin de dire qui était la comtesse de Boigne, née d’Osmond, dont les Mémoires en quatre volumes ont paru en 1907.
  8. Miss Senior avait traduit un certain nombre de lettres de Napoléon Ier, dont la correspondance en 27 volumes a été publiée par ordre de Napoléon III.
  9. Le comte Orloff avait été chargé autrefois par le Gouvernement russe d’entreprendre à Vienne auprès du jeune Empereur François-Joseph une négociation compliquée dans les détails de laquelle il serait trop long d’entrer.
  10. Le livre dont parle ici Mérimée est le célèbre ouvrage de Tocqueville intitulé : l’Ancien Régime et la Révolution.
  11. Le nom est illisible ou brouillé dans la lettre originale.
  12. Il s’agit encore de la traduction des lettres de Napoléon Ier.
  13. Panizzi était directeur du British Museum. Lee lettres que lui adressait Mérimée ont été publiées.
  14. Sophie était la cuisinière du docteur Véron qui passait pour un gourmet.
  15. Je n’ai pu découvrir qui ces initiales désignent.
  16. Cette lettre est adressée À Mrs Senior, la mère, ou plutôt, je crois, — je ne saurais le dire exactement, la lettre n’étant pas datée, — la belle-sœur de la jeune fille qui était la correspondante de Mérimée.
  17. J’ignore le nom du confrère de l’Académie française auquel Mérimée a adressé cette lettre. On comprendra que j’aime à montrer en quelle estime littéraire il tenait mon père, qui cependant n’avait point encore fait paraître son principal ouvrage : l’Église romaine et le premier Empire.
  18. Mon père ne se présenta pas pour remplacer M. de Tocqueville. Il ne fut élu qu’en 1869, à la place de M. Viennet. Quant à sa visite de récipiendaire, mon père n’eut point à la faire. Peu de temps après, l’Académie ayant nommé MM. Duvergier de Hauranne, un proscrit de décembre, et Auguste Barbier, l’auteur des Iambes et de la célèbre apostrophe : « O Corse aux cheveux plats, » que beaucoup de personnes croyaient mort, et qu’on alla chercher tout exprès, car il était oublié depuis longtemps, Napoléon III vit dans cette triple élection une manifestation contre sa personne, et refusa de recevoir les élus.