Lettres de Sterne/06

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 305-308).
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LETTRE VI.


À......


Coxwould, Lundi matin.


Je vous pardonnerai vos délais, s’il est vrai, comme on me l’a dit, qu’avec votre jambe malade, vous reposez actuellement sur un sopha dans le salon de mistris. — On ajoute que votre thé, votre café sont préparés par ses deux aimables filles, dont l’une a des charmes suffisans pour les trois Grâces ; qu’elles vous chantent des duo et accompagnent leur voix céleste des sons mélodieux de la harpe ; tandis que couché sur le damas, vous avez l’air de régner sur ce petit monde de raison et de beauté qui vous entoure.

C’est tout au plus, mon bon ami, s’il y à quarante-huit heures que vous connoissez les aimables personnes dont la société vous ravit et vous enchante. Je ne fais cette observation que pour avoir le plaisir de vous en faire une autre, c’est-à-dire, que vous avez appris l’art vraiment consolant de vous mettre à votre aise avec les dignes gens, lorsque vous avez le bonheur de les rencontrer. Vanité à part, je puis réclamer l’honneur de vous avoir donné pour maxime que, la vie étant si courte, il faut se dépêcher de former les liens tendres et heureux qui l’embellissent. C’est une misérable perte de temps, un soin vil et méprisable, que de prendre, l’un à l’égard de l’autre, les mêmes précautions qu’un usurier qui, pour prêter moins dessus, cherche une paille dans un diamant qu’on lui donne en gage. Non : — Si vous rencontrez un cœur digne d’habiter avec le vôtre, et si vous vous sentez réellement vous-même susceptible d’une pareille union, la chose peut être arrangée en cinq heures tout aussi bien qu’en cinq années.

Salut, ô aimable sympathie ! toi qui peux rapprocher deux cœurs, les confondre l’un dans l’autre, et cimenter à jamais cette union que la Nature avoit préparée par une heureuse conformité de goûts et d’inclinations ! — Garrick m’a écrit un potpourri de lettre. — J’ai beau la soumettre à tous mes procédés chimiques ; je ne puis en extraire un seul atome sympathique. Je suis cependant joyeux de trouver l’occasion de lui faire une courte réponse, afin de pouvoir adresser un long proscriptum à sa Cara Sposa.

J’aime Garrick sur le théâtre plus que rien au monde, excepté madame Garrick hors du théâtre ; et s’il étoit un cœur où je voulusse obtenir une place, ce seroit certainement celui de cette femme incomparable ; mais je suis un trop grand pécheur pour approcher de tant de perfection, c’est assez pour moi de baiser humblement le seuil de la porte : qu’il me soit du moins permis d’y faire une génuflexion, et d’adresser de loin mon oraison jaculatoire.

Depuis une vingtaine d’années, je me demande souvent à quoi peut aboutir cet esprit d’idolâtrie qui me ramène toujours aux pieds des Belles ; et si après avoir eu dans mon jeune temps une jeune fille pour applatir mon oreiller, je ne pourrois pas en trouver une dans mes vieux jours pour me donner mes pantoufles ; mais je n’ai pas besoin de m’inquiéter, ni de vous inquiéter vous-même de ces sortes de conjonctures, car je sens bien qu’il ne me reste pas assez de vie pour en faire l’essai.

Je reçois, à l’instant, une lettre de votre aimable hôtesse, qui est déterminée à ne vous laisser partir que lorsque j’irai vous chercher. — Demain donc vers midi je vous embrasserai, vous, elle, — et — les demoiselles.

Je suis très-cordialement, Votre, etc.