Lettres de Sterne/14

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 332-336).
Lettre XV  ►



LETTRE XIV.


Scarbourough, le 29 août 1765.


Vous subtilisez beaucoup trop, mon cher ami, — beaucoup trop en vérité : — votre manière de raisonner est ingénieuse : elle produit une suite agréable de sophismes, qui figureroient à merveille dans un cercle de philosophes femelles ; mais par écrit, on ne les passeroit que sur l’éventail de quelque pédante romanesque. Vous fredonnez, lorsqu’une simple modulation feroit un bien meilleur effet sur vous et sur l’esprit sentimental auquel vous pouvez désirer de plaire.

De façon ou d’autre, mon cher camarade, l’empire de l’opinion s’étend sur toute l’espèce humaine ; elle ne la gouverne point en bon maître, ou pour parler d’une manière plus conforme à son sexe, en maîtresse tendre, mais en tyran qui n’ambitionne que le pouvoir, et qui n’aime que la servitude. — Elle nous mène par les oreilles, par les yeux, — j’ai presque dit par le nez. Elle embrouille l’entendement humain, confond nos jugemens, détruit l’expérience et dirige à son gré nos passions ; en un mot, elle dispose de nos vies, et usurpe la place de la raison qu’elle chasse de son poste. — C’est une de ces étranges vérités dont le temps seul vous donnera la connoissance mortifiante : vous ajouterez dix fois plus de confiance à ses leçons, qu’à tout ce que je pourrois vous dire actuellement à ce sujet.

Si vous voulez en savoir davantage, et si vous osez courir le risque de braver l’opinion, ce que, par parenthèse, je ne vous conseille point ; demandez à… d’où vient qu’il se soumet avec tant de complaisance à la petite morveuse qui vit avec lui. — Vous savez — et tous ses amis savent également — qu’il se prive de plus de la moitié des plaisirs de la vie, par la crainte que cette femme ne l’en punisse, n’importe de quelle manière. Il a de la fortune, de l’intelligence et du courage : — il aime la société, dont il fait un des principaux ornemens ; — cependant, combien de fois ne la quitte-il pas au milieu de ses plaisirs ! et pour parler d’une manière plus positive, combien de fois ne quitte-t-il pas nos douces entrevues classiques avant qu’elles soient parvenues à leur degré de vivacité ordinaire ; le tout par complaisance pour ce petit objet de honte, qu’il n’a pas le courage de renvoyer sur les bords de l’Wye, où cinquante guinées par an, en feroient la reine du village ! — nous plaignons le pauvre A…, nous disputons avec lui, nous l’admirons ; — que ne faisons-nous pas ? — mais en cela, nous nous abusons nous-mêmes ; — car le plus sage et le meilleur d’entre nous se laisse gouverner par quelque petite vilaine espèce d’opinion, dont la domination est aussi déshonorante, et peut-être plus nuisible, puisqu’elle peut souiller tout le cours de notre vie. Malgré toutes les séductions et les ruses d’une maîtresse, ou peut prendre son parti définitif, et la congédier ; mais l’opinion une fois enracinée, devient partie de nous-mêmes, elle vit et meurt avec nous.

Vous direz, sans doute, que je prêche ce matin ; mais vous savez quand et comment appliquer ce que j’écris : je m’en rapporte à vous pour la pratique : si vous ne le faites pas — mais qu’ai-je à faire de tous ces si ? — c’est un monosyllabe exceptif, et je le rejette loin de moi.

Nous avons ici B… qui mz dit vous avoir laissé faisant continuellement la navette de Londres à Richmond. — Quelle est sur la colline de Hill, la beauté qui vous enchante ? — c’est très-mai à vous de ne jamais me faire la moindre confidence sur vos Dorothées ou vos Délies : je vous proteste bien sérieusement que je ne vous écrirai qu’après que vous m’aurez envoyé l’histoire de Servage : il faut que je connoisse l’objet qui vous enchaîne actuellement sur ces rives : — nommez-moi donc cette Nayade.

M. F…, l’apostolique F…, ainsi que l’appelle Ladi…, dans son voyage de — me fit entendre que c’étoit quelque chose de sérieux. Il parla de mariage — à quoi je répondis, Dieu l’en préserve ! — mais ne vous fâchez pas, je vous prie, de cette exclamation ; elle n’étoit ni folle, ni chagrine ; elle partoit de l’intérêt sincère que je prends vous, et que vous méritez à tant de titres. — Avec vos inclinations, dans la position où vous êtes, je ne crois pas qu’il y ait une seule femme dans les trois royaumes qui puisse faire votre bonheur ; et si vous jugez à propos de m’en demander la raison, une autre fois je vous la donnerai. — Maintenant je me borne à vous dire que,

Je suis, très-cordialement, votre, etc.