Lettres de Sterne/16

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 339-342).
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LETTRE XVI.


À.... Écuyer.


Coxwould, le Mercredi au soir.


J’ai recu la lettre que vous m’avez annoncée de la part du docteur L…., je vous en fais à tous deux mes remerciemens. — C’est certainement un homme très-érudit, et un excellent critique. Il devroit bien employer ses heures de loisir sur Virgile ; ou plutôt, si je m’y connois, sur Horace. Il nous donneroit, pour ces deux auteurs, un commentaire tel que nous n’en avons pas, et peut-être tel que nous n’en aurons jamais, s’il ne prend la peine de le faire.

Mais Tristram Shandy, mon ami, est fait et construit de manière à braver toute critique : — je donnerai le reste de l’ouvrage sur ce plan : — il est au-dessus du pouvoir, ou au-dessous de l’attention d’aucun critique ou hypercritique quelconque. — Je ne l’ai façonné sur aucune règle. — J’ai laissé mon imagination, mon génie, ou ma sensibilité, — nommez-les comme il vous plaira — je leur ai, dis-je, laissé carte-blanche, sans m’informer le moins du monde s’il avoit jamais existé d’homme qu’on appelât Aristote.

Quand j’ai monté sur mon dada, il ne m’est jamais venu dans l’idée de savoir j’allois, ni si je reviendrois dîner ou souper à la maison le lendemain, ou la semaine d’après. — Je l’ai laissé prendre sa course, aller l’amble, caracoler, troter, ou marcher d’un pas triste et languissant, selon qu’il lui plaisoit le mieux. — C’étoit pour moi la même chose ; car mon caractère étoit toujours à l’unisson de son allure, — quelle qu’elle fût ; jamais je ne l’ai touché du fouet ni de l’éperon, mais je lui mettois la bride sur le col, et il étoit dans l’usage de faire son chemin sans blesser personne.

Quelques-uns rioient en nous voyant passer, — d’autres nous regardoient d’un œil de pitié ; — de temps-en-temps quelque passant sensible et mélancolique jetoit les yeux sur nous, et poussoit un soupir. — C’est ainsi que nous avons voyagé ; — mais mon pauvre rossinante ne faisoit point comme l’âne de Balaam ; il ne s’arrêtoit pas toutes les fois qu’il voyoit une forme angélique sur sa route ; au contraire, il poussoit droit à elle, — et ne fût-ce qu’une jeune fille assise à côté d’une fontaine, qui me laissât désaltérer dans sa cruche, elle étoit sûrement un ange pour moi.

La grande erreur de la vie, c’est que nous portons nos regards trop loin : — nous escaladons le ciel, — nous creusons jusqu’au centre de la terre pour y chercher des systèmes, et nous nous oublions nous-mêmes. — La vérité repose devant nous ; elle est sur le grand chemin ; le laboureur marche dessus avec ses souliers ferrés.

La nature brave la règle et le cordeau ; — l’art en a besoin pour élever ses édifices, et terminer ses ouvrages : — mais la nature a ses propres lois qui sont au-dessus de l’art et de la critique.

Le docteur L… reconnoît toutefois, que mon sermon sur la conscience est une composition admirable ; mais il prétend que c’est le dégrader que d’en faire un épisode du Tristram Shandy. — Maintenant, s’il vous plaît, soyez assez bon pour écouter ma réponse : — si cet ouvrage est si parfait, et je le crois tel, — parce que le juge Burnet, homme de goût et d’érudition, aussi bien qu’homme de loi, désira que je le fisse imprimer ; si ce sermon, dis-je, est si bon, il doit être lu ; les lecteurs lui viennent par milliers depuis qu’il est dans le Tristram Shandy, mais le fait est qu’auparavant il n’en trouvoit pas un seul.

J’ai répondu au docteur L… avec tout le respect que méritent son aimable caractère et ses talens admirables ; mais je lui ai dit, en même-temps, que mon livre n’étoit pas écrit pour être chicané par aucune des lois connues de la critique ; que si je croyois jamais faire quelque chose qui fût de leur ressort, je jeterois au feu mon manuscrit, et ne remettrois la plume dans le cornet que pour assurer de l’intérêt le plus cordial et le plus sincère quelque non-critique et non-critiquant ami, tel que vous. — C’est ce que je fais dans ce moment : — ainsi Dieu vous garde.


Je commence à mettre le nez hors de mon hermitage ; car lord et lady Fauconberg sont arrivés, et portent avec eux, suivant l’usage, un ample magasin de vertus douces, aisées et hospitalières. — Je vous désirerois ici pour les partager et pour en augmenter le nombre.