Lettres de Sterne/26

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 374-376).



LETTRE XXVI.


À......


Jeudi 1 Novembre.


Si j’étois ministre d’état — au lieu d’être curé de campagne ; — ou plutôt, quoique je ne sache lequel est le meilleur des deux, si j’étois Souverain d’un pays, non comme Sancho-Pança, sans avoir aucune volonté à moi, mais avec tous les privilèges et toutes les immunités qui appartiennent à cette place ; je ne souffrirois pas que l’homme de génie fut déchiré, humilié, ou même sifflé par celui qui ne pourroit pas rivaliser avec lui. — Cela signifie que je ne permettrois point que les sots d’aucune espèce osassent se montrer dans mes états.

Quoi ! — direz-vous — n’y auroit-il pas quelque exception pour l’ignorant et le non-lettré ? — aucun quartier à part pour ceux que la science n’auroit point illuminés, ou dont l’indigence auroit étouffé le génie ? Mon cher ami, vous ne m’entendez pas parfaitement : — ne supposez pas, je vous prie, — qu’on soit sot pour n’être pas instruitni que pour être instruit, on ne puisse pas être sot.

Je ne tire pas mes définitions des lieux communs du collège, ni du péricrane épais et moisi des compilateurs de dictionnaires, mais du grand livre de la Nature, qui est le volume du Monde et le code de l’expérience. J’y trouve qu’un sot est un homme ; (car maintenant je ne suis pas d’humeur à confondre les femmes dans cette définition) est un homme, dis-je, qui se croit autre chose que ce qu’il est dans la réalité — et qui ne sait comment faire un bon usage de ce qu’il est.

C’est la manière d’adapter les moyens à la fin qu’on se propose, qui caractérise une intelligence supérieure. La chétive haridelle dont Yorick a depuis si long-temps fait son unique monture, si une fois on la met dans le droit chemin, arrivera plus tôt au terme de son voyage que le meilleur coureur de Newmarket, qui aura pris à gauche.

Souvent la sagesse ne sait ni lire ni écrire, tandis que la folie vous cite des passages de toutes les langues mortes et de la moitié des vivantes. Veuillez donc bien, je vous prie, ne pas vous former une mauvaise, — c’est-à-dire, une fausse idée, de ce royaume de mon invention ; — car si jamais le possède, vous pouvez être sûr que vous y aurez un bon traitement, et que vous y vivrez à votre aise, comme le feront tous ceux qui y vivront avec honneur. — Mais au point.

Au point, ai-je dit ? — Hélas ! il y a tant de zig-zags dans ma destinée, qu’il m’est impossible de filer droit en écrivant une pauvre lettre — encore une lettre d’ami, et je ne la recommencerai pourtant pas ; — car il m’arrive une visite que je ne puis renvoyer — qui m’oblige à finir une page ou deux, peut-être même trois, plus tôt que je ne l’aurois fait. Je vais donc plier ma lettre telle qu’elle est, — en ajoutant seulement un Dieu vous bénisse ! — ce qui, toutefois, est le désir le plus constant et le plus sincère de

Votre affectionné, etc.