Lettres de Sterne/36

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 405-410).



LETTRE XXXVI.


À.......


Mercredi, — après neuf heures du soir
et n’étant pas trop bien.


Je conviens, mon cher ami, que la femme est un animal timide, — mais dans certaines positions, les animaux de ce caractère sont plus dangereux que ceux que la nature a doués d’un courage supérieur. — Je vous conseille donc, sans parler de mille autres raisons, de faire ensorte de n’avoir jamais de femme pour ennemie : — ce n’est pas que je vous suppose capable d’offenser le sexe le plus aimable ; — au contraire, je vous crois plus propre et plus disposé que tout autre, à lui plaire et à lui être utile ; et c’est peut-être à cause de cela même, que je vous avertis de ne pas vous attirer sa colère ; — car j’ai plus d’une fois observé chez vous, de la disposition à concentrer toutes vos affections dans un cercle particulier ; vous inquiétant fort peu des autres ; et relativement aux femmes, c’est manquer à toutes celles qui ne se trouvent point comprises dans la classe privilégiée.

Il y a quelque chose d’aimable, — peut-être même quelque chose de noble dans le motif d’une pareille conduite ; mais elle est trop délicate pour un monde tel que le nôtre ; car, quoique la vie y soit si courte, on peut cependant vivre assez pour s’appercevoir des inconvéniens et des disgrâces de cette méthode. Celui qui s’attache uniquement à un objet, — ou même à un petit nombre, — peut se trouver bientôt délaissé par l’effet de l’ingratitude, du caprice, ou de la mort ; et il se présente de mauvaise grâce, quand la nécessité le force de chercher ailleurs une tendresse et une société qu’il a d’abord paru dédaigner.

Si une petite société d’amis choisis pouvoit avoir la certitude de ne pas se dissoudre et de descendre à la fois dans la même tombe, votre théorie actuelle ne formeroit pas seulement un système galant, il seroit encore doux et praticable ; cependant, mon cher ami, cela ne peut pas être ; et vivre seul quand nos amis ne sont plus, ce n’est qu’une vie de mort, qui me paroît bien plus triste qu’une mort réelle.

Mais pour revenir à mon sujet, la femme est un animal timide ; — et laissant de côté toute autre considération, je suis sûr, d’après la générosité de votre caractère, que vous ne chercherez jamais à faire de la peine à aucune. — En effet, je ne découvre aucune situation possible qui puisse justifier un mauvais procédé envers les femmes. — Car, soyez sûr, et je puis là-dessus vous citer ma propre expérience, dont je ne suis pas médiocrement fier ; soyez sûr qu’une passion exclusive pour un individu du sexe, quelles que puissent en être les perfections, si elles vous rend indifférent envers les autres ; soyez sûr ; dis-je, que cette passion ne fera jamais complettement votre bonheur : — elle pourra vous donner quelques momens très-courts d’un ravissement tumultueux, après quoi, sorti de ce délire, vous vous trouverez en butte à toutes les peines d’un esprit inquiet et chagrin.

Les femmes exigent au moins des attentions ; — elles les regardent comme un droit de naissance dont les sociétés polies ont gratifié leur sexe ; et quand on les en prive, elles ont certainement lieu de s’en plaindre, — et elles le font : il n’en est aucune qui ne soit disposée à se venger ; ce qui prouve qu’elles ne veulent nullement être méprisées. Il seroit très-fâcheux pour moi d’entendre dire dans un cercle de femmes, que mon ami est d’un caractère singulier, bizarre, insocial, désagréable, etc. ; — et je crois que s’il l’entendoit lui-même, ce portrait ne l’amuseroit pas. — Je ne prétends pas toutefois, — et je vois bien que vous ne me supposez point une erreur aussi grossière, — je ne prétends pas qu’il faille avoir pour toutes, les mêmes égards : ceci est bien loin de mon système, — mais, d’un autre côté, je soutiens — qu’il ne faut pas les négliger toutes pour une seule, car il est rare que l’affection d’une seule puisse dédommager de l’inimitié des autres. N’en aimez qu’une, si cela vous plaît, et autant qu’il vous plaira, — mais soyez agréable à toutes.

À travers une haie de femmes, l’amour peut vous conduire sûrement à celle qui possède votre cœur, sans que vous déchiriez le falbala d’aucune. Le temps de saluer toutes celles que vous rencontrez sur la route, fait que vous arrivez un peu moins vite aux genoux de la plus chérie ; — mais, si je ne me trompe, pendant cet intervalle, votre sensibilité s’élève par degrés à ce haut ton de ravissement que vous devez éprouver en vous y précipitant.

Nous avons tous assez d’ennemis, mon cher, par le cours inévitable des événemens humains, sans en accroître le nombre en négligeant les plus simples devoirs de la vie civile.

En outre, — pour pénétrer plus avant dans votre cœur, — permettez-moi de vous faire observer, — que la charité et l’humanité qui, par parenthèse, ne font qu’une même chose ; sont regardées comme la base des qualités qui constituent ce qu’on appelle un homme bien né. — Si vous contractiez donc l’habitude de négliger la dernière, — vous courriez le risque de vous voir refuser l’autre que vous considérez comme l’ornement le plus précieux du caractère de l’homme, — et je suis persuadé que cette imputation vous blesseroit au vif.

Vous pouvez appeler tout cela des bagatelles ; mais, mon cher enfant, ne les négligez pas : — car, croyez-moi, les bagatelles sont souvent d’une grande importance dans les différentes positions de la vie.

Vous vous êtes plu fréquemment à me dire, en manière d’éloge, que, dans mes narrations, j’étois naturel jusqu’à la minutie. — En effet, lorsque je parle de tirer un mouchoir blanc pour essuyer une larme sur la joue d’une belle affligée, — ou d’attacher une épingle à une pelotte, etc. — je suis bien supérieur à tout autre écrivain ! — Appliquez-vous donc, je vous prie, cette observation à vous-même, et procurez-moi l’occasion de vous rendre éloge pour éloge. Tel est le vœu sincère de votre ami.

Et sur ce, Dieu vous bénisse, et dirige vos meilleurs sentimens aux meilleures fins.

Je suis votre très-affectionné, etc.


La claquette du facteur me dit que je n’ai pas le temps de relire ma lettre ; mais je garantis à nos deux cœurs qu’il n’y a rien dont l’un ou l’autre ait à rougir.