Lettres de Sterne/39

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 415-418).



LETTRE XXXIX.


À.....


Samedi au soir.


Je viens, mon ami, d’avoir une autre attaque, et quoique j’en sois remis en grande partie, elle m’a du moins averti d’une chose, qui est, — que, si je suis assez téméraire pour hasarder de passer l’hiver à Londres, je ne verrai jamais d’autre printemps[1].

Mais il en sera ce qu’il pourra, ma famille étant maintenant en Angleterre, et moi, me proposant de publier mon voyage sentimental qui, je le pense avec vous, sera le plus répandu de mes ouvrages, — je ne vois pas trop comment il me seroit possible de contrarier mes intérêts, mes affections, et ma vanité, au point — de tourner ma figure vers le sud avant le mois de mars. — Si j’arrive à cette époque, je pense que j’en imposerai à la mort pour sept à huit mois de plus : — alors je pourrai la laisser dans les brouillards, et me sauver dans les lieux où je l’ai bravée si souvent, qu’il est à présumer qu’elle ne voudra pas m’y relancer encore. Cette idée réjouit mes esprits : — ce n’est pas, croyez-moi, que la mort en elle-même me fasse de la peine ; — mais il me semble que pendant une douzaine d’années — je pourrois encore faire un usage tolérable de la vie.

Toutefois la volonté de Dieu soit faite. D’ailleurs je vous ai promis, — et je puis ajouter, à ma charmante amie, madame V… de lui faire une visite en Irlande, — et — je pense aussi que vous voudrez bien m’accompagner.

Ce n’est pas parce que je vous dois sa connoissance, — ce qui cependant doit être compté pour quelque chose ; ce n’est pas non plus sa voix enchanteresse ; — ni parce qu’elle est venue elle-même, sous la forme d’un ange consolateur, me donner de la tisanne pendant ma maladie, — et jouer au piquet avec moi, dans la crainte, comme elle le disoit, que la conversation ne m’échauffât trop, et que je ne pusse résister à la tentation de causer. — Ces motifs sont très-puissans sans doute ; — cependant ils ne sont pas la cause première de la grande affection que j’ai pour elle. — Je l’aime parce que c’est un esprit à l’unisson de toutes les vertus, et un caractère du premier ordre ; — de ma vie je n’ai rien vu — qui lui soit comparable pour les grâces ; et jusqu’au moment où je l’ai aperçue, je n’aurois pu me figurer — que la grâce pût être aussi parfaite dans toutes ses parties, ni si bien appropriée aux dons les plus heureux de la jeunesse, sous le régime immédiat d’un esprit supérieur ; car je réponds bien que l’éducation, quoiqu’appelée à terminer l’ouvrage, n’a joué qu’un rôle très-secondaire dans la composition de son caractère : ses plus grands efforts ont été de soigner quelque bout de draperie, ou plutôt, ils se sont perdus dans cet ensemble de belles qualités qui domine toutes les perfections accessoires.

En un mot, quelque envie que j’eusse de m’embarquer, si, au moment du départ, une femme pareille me faisoit un signe de la main, — il est sûr que je ne partirois pas.

Cependant le monde me tue absolument ; si vous en étiez instruit, vous en seriez affligé ; je le sais ; — et je désire ne pas vous occasionner une larme inutile. — Il suffit à votre pauvre Yorick de savoir que vous en verserez plus d’une quand il ne sera plus ; — mais j’espère que, quoique ma mort, en quelque-temps qu’elle arrive, ait quelque chose d’affligeant pour vous, vous pourrez aussi trouver quelque chose de consolant dans mon souvenir, quand je reposerai sous le marbre.

Mais pourquoi parler de marbre ? — c’est sous la terre que je dois dire :

Car, qu’on me couvre de terre, ou de pierre,


Cela m’est égal.
Cela m’est égal.


Jusqu’alors, du moins, je serai toujours, dans la plus grande sincérité,

Votre très-affectionné, etc.



Fin des Lettres.



  1. Il mourut en effet le printemps suivant, dans son appartement, rue de Bond.