Lettres de Sterne/Texte entier

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Tome cinquième. Tome sixième
Chez Jean-François Bastien.


LETTRE PREMIÈRE.


À W. C. Écuyer.


Coxwould, le 1 Juillet 1764.


Je suis arrivé sain et sauf à mon petit hermitage ; et j’ai la certitude que vous ne tarderez pas à venir m’y joindre : puisque, pendant six mois, nous avons ensemble parcouru le cercle des plaisirs, il faut également que vous soyez de moitié dans ma solitude. Vous y trouverez le repos dont, tout jeune que vous êtes, vous devez avoir besoin ; nous aurons, à votre choix, de l’esprit, de l’érudition ou du sentiment ; mes jeunes laitières vous feront des bouquets, et tous les jours, après le café, je vous mènerai visiter mes nones ; cependant, n’allez pas tout de suite donner carrière à votre imagination ; laissez plutôt agir la mienne, ou du moins souffrez qu’elle vous raconte comment un charmant cloître s’est élevé tout-à-coup dans une de ses régions fantastiques. Qu’est-ce que cela signifie, direz-vous ? — un moment. — Je vais vous l’apprendre.

Il faut donc que vous sachiez qu’en prenant par la porte de derrière de ma maison, je me trouve bientôt engagé dans un sentier qui conduit à travers des prairies et des bosquets touffus ; je le suis, et environ vingt minutes après, j’arrive aux ruines d’un monastère où jadis un certain nombre de vierges consacrèrent leur… vie… je sais à peine ce que j’allois écrire… à la solitude religieuse. Toutes les fois que je me rends dans cet endroit, j’appelle cela visiter mes nones.

Ce site a quelque chose d’imposant et d’auguste ; un ruisseau coule au travers ; une haute colline couverte de bois s’élève brusquement du côté opposé, verse une ombre majestueuse sur tous les environs, et ne permet point à la pensée de s’égarer au-delà ; jamais de pieuses solitaires ne trouvèrent une retraite plus propre à les sanctifier. Aujourd’hui ce seroit une véritable découverte pour un antiquaire : il n’auroit pas trop d’un mois pour déchiffrer ces ruines ; mais, je ne suis point antiquaire, vous le savez ; par conséquent je viens ici dans des vues bien différentes, et que je crois meilleures, c’est-à-dire, pour me déchiffrer moi-même.

Appuyé sur le portail, dans l’attente de la rêverie, je considère le ruisseau qui s’éloigne en murmurant ; j’oublie le spleen, la goutte et le monde envieux ; ensuite, après avoir fait un tour sous ces portiques délabrés, j’évoque toute la communauté, je prends la plus jolie des sœurs, je m’assieds à côté d’elle sur une pierre que des aunes couvrent de leurs rameaux, et là je fais. — Quoi ? — j’interroge son joli petit cœur que je sens palpiter sous ma main, je devine ses désirs ; je joue avec la croix qui pend à son col. — En un mot. — Je lui fais l’amour.

Fi ! Tristram, vous extravaguez. — Point du tout, je vous déclare que je n’extravague point ; car, quoique les philosophes, parmi nombre d’autres absurdités, ayent dit qu’un homme amoureux n’étoit pas dans son bon sens, je soutiens, envers et contre tous, qu’il n’est jamais plus raisonnable, ou pour mieux dire, plus conséquent à sa manière de sentir, que lorsqu’il poursuit quelque Armide, ou quelque Angélique de son invention. Si vous êtes actuellement dans ce cas, je vous pardonne le temps que vous passez loin de moi : mais si ma lettre vous trouve au moment où votre flamme viendra de s’éteindre, et avant que vous ayez pu en allumer une nouvelle ; et si vous ne prenez tout de suite la poste pour venir me joindre avec mes nones, je ne cesserai de vous gronder en leur nom et au mien ; quoique, après vous avoir bien chapitré, je pense que je me sentirai toujours,

Votre très-affectionné, etc.



LETTRE II.


Coxwould, 17 juillet, 1764.


Eh bien ! vous avez donc été visiter le siège de l’érudition ? — si j’avois pu le prévoir, j’aurois fait ensorte que vous y eussiez trouvé quelque chose en manière d’épître, avec une demi-douzaine de lignes de recommandation au principal du collège de Jésus. Ce digne homme étoit mon surveillant dans mes études : tant que j’ai vécu sous sa direction, il m’a toujours lâché la bride, ce qui prouve son discernement, car je n’étois pas né pour suivre la route commune ; je ne pouvois aller qu’à côté du grand chemin : il avoit assez de bon sens pour s’en apercevoir et pour ne pas serrer le licol. En effet, je ne suis nullement propre à l’attelage ; l’amble est ma véritable allure ; et pourvu que je ne lâche de ruade ni d’éclaboussure sur personne, quelqu’un a-t-il le droit de venir m’arrêter au nom du sens commun ? — que les bonnes gens rient, si tel est leur plaisir, et que grand bien leur fasse ; et réellement si, au lieu d’une lettre, j’écrivois un livre, je démontrerois la vérité de ce que je disois une fois à un grand homme d’État, orateur, politique, etc. Je disois donc : que toutes les fois que nous sourions, et mieux encore lorsque nous rions complettement, nous ajoutons quelque chose à notre portion de vie.

Mais, peut-on rester cinq jours à Cambridge ? en vérité cela passe les bornes de ma foible intelligence : n’auriez-vous pas mieux employé votre temps, si vous aviez poussé vos courageux bidets vers Coxwould ? Vous vous êtes amusé sans doute à critiquer un trou sur quelques-uns des pans de la maussade architecture de Gibb ; à mesurer la façade de la bibliothèque du collège de la Trinité ; à examiner les perfections gothiques de la chapelle du collège royal ; ou, ce qui vaut mieux, à boire du thé et à parler sentiment avec miss Cookes, ou à déranger M. Gray par une de vos visites enthousiastes.

Mais dites-moi, je vous prie, pendant tout ce temps, que faites-vous de S… ? il n’est pas homme à examiner curieusement les pesans murs des collèges ou les portraits moisis de leurs fondateurs, ni à s’égarer, comme moi, sous les saules qui couvrent les bords verdoyans de Cam, pour y évoquer les Muses : il appeleroit plutôt un sommeiller. Poltron comme vous êtes, comment pouvez-vous faire deux lieues ensemble dans la même chaise ? c’est sans doute par cette admirable souplesse d’esprit que vous possédez quand il vous plaît, quoique cela ne vous plaise pas toujours. En effet, je ne sais pas pourquoi l’on prendroit ses habits de cour pour aller voir des marionnettes ; mais d’un autre côté ; l’on ne doit pas se parer exclusivement pour ceux qu’on aime, quoiqu’il y ait quelque chose de noble dans cette façon d’agir. Le monde, mon cher ami, demande un autre système : car tant que les hommes seront ingrats et faux, cette confiance illimitée, cet héroïsme de l’amitié que je vous ai entendu pousser jusqu’au délire, est d’une conséquence vraiment dangereuse.

Je serois en état de prêcher un sermon là-dessus ; et en vérité, dans ma chaire, je ne serois pas plus sérieux que je le suis actuellement. Ainsi s’évanouissent les projets de cette vie : quand j’ai pris la plume, j’avois l’humeur gaie et sémillante ; maintenant me voilà devenu grave et solennel comme un concile ; mais pour reprendre ma contenance ordinaire, je n’ai qu’à voir un âne braire sur ma palissade.

Quittez, quittez votre Lincolnshire, et venez dans mon vallon ; ne voyez-vous pas que vous obsédez S… ? toutefois rappelez-moi tendrement à lui et cordialement à vous-même, car,

Je suis bien véritablement, Votre, etc.



LETTRE III.


À W. C. Écuyer.


Coxwould, le 5 Août, 1764.


Vous voilà donc au temple de S…, où le thé, les conversations érudites vous captivent entièrement. Je commence presque à me faire une idée de cette confusion que vous appelez classique ; n’est-ce pas une rage de traiter d’anciens sujets à la moderne, et de modernes sujets à l’antique ? ne déraisonnez-vous pas l’un et l’autre, et votre imagination ne vous fait-elle pas accroire que vous êtes à Sinuesse, à côté de Virgile et d’Horace, ou à Tusculura, entre Cicéron et Atticus ? oh ! quel plaisir pour moi, si à travers une touffe de lauriers, je vous voyois entourés de colonnes, sous un superbe dôme, parler, en vous enivrant de thé, des hommes qui chantoient les douces inspirations du Falerne !

Que vous devez être un couple bien maussade ! en vérité, pour ne pas vous croire un homme perdu, il faut toute la confiance que j’ai dans le pouvoir régénératif de ma société ; mais hâtez-vous, mon bon ami ; recourez-y promptement : si vous vous proposez de revivre, n’attendez pas que vous soyez à l’agonie pour faire appeler le médecin.

Vous ne savez pas tout l’intérêt que je prends à votre santé. N’ai-je pas ordonné qu’on reblanchît tout le linge, même avant qu’il fût sale, afin que vous puissiez tous les jours en avoir de blanc à table, et une serviette par dessus le marché ? n’ai-je pas fait une espèce de moulin à vent qui m’assourdit de son cliquetis, et cela pour le placer sur mon beau cerisier, afin que les oiseaux écornifleurs ne touchent point à votre dessert ? est-il besoin de vous dire qu’à souper, vous aurez de la crème et du caillé ? faites bien vos réflexions, et laissez S..... aller tout seul aux sessions de Lincoln, où il pourra disserter sur ses auteurs avec les juges du pays : pendant ce temps-là nous philosopherons et nous sentimentaliserons. — Ce dernier mot est né sous ma plume ; il est bien à votre service, ou à celui du docteur Johnson. — Vous vous assiérez dans mon cabinet, où, comme dans une boîte d’optique, vous pourrez vous amuser à considérer le spectacle du monde, à mesure que j’en offrirai les différens tableaux à votre imagination. C’est ainsi que je vous apprendrai à rire de ses folies, à plaindre ses erreurs, et à mépriser ses injustices. — Parmi ces différentes scènes, je vous offrirai une jeune et sensible demoiselle : une douleur amère aura fixé une larme sur sa belle joue. — Après avoir entendu le récit de son infortune, vous tirerez un mouchoir blanc de votre poche pour essuyer ses yeux et les vôtres. — Ensuite vous irez vous coucher, non avec la demoiselle, mais avec la conscience d’un cœur susceptible de s’attendrir ; vous en trouverez l’oreiller plus doux, le sommeil plus suave, et le réveil plus gracieux.

Vous rirez de mes vestibules attiques, car j’aime les anciens autant qu’on doit les aimer ; mais parmi leurs beaux écrits et leurs vers sublimes, je défie l’admirateur le plus outré Je me citer une demi-douzaine d’histoires vraiment intéressantes, et c’est encore beaucoup.

Si vous n’arrivez bientôt, j’aurai fait sans vous un autre volume de Tristram. Que Dieu vous bénisse !

Je suis bien véritablement, Votre, etc.



LETTRE IV.


À......


Coxwould, le 8 Août, 1764.


Je suis affligé de votre chûte : puisse-t-elle être la dernière que vous ferez dans ce monde ! à mesure que je forme ce vœu, mon cœur pousse un profond soupir ; et je crois, mon ami, que vous ne le lirez pas sans qu’il vous en échappe un autre.

Hélas ! hélas ! mon pauvre garçon, vous êtes né avec des talens qui pourroient vous mener loin ; mais, si j’en crois mes pressentimens, vous avez un cœur qui vous empêchera toujours de percer : ce n’est pas, vous le savez, que je le soupçonne d’aucune chose basse ou rampante ; mais je tremble qu’au lieu de vous élever au-dessus de l’orage, vous ne vous soumettiez tranquillement à ses fureurs : je crains qu’ensuite vous ne preniez le parti de vous confiner dans quelque humble réduit, content d’y passer votre vie, et perdu pour la société.

De quel côté souffle le vent ? je n’en sais rien : je ne me sens pas même disposé à aller jusqu’à ma fenêtre, d’où peut-être je verrois passer un nuage qui m’en avertiroit. Je suis ici sur mes genoux, ou pour mieux dire, sur mon cœur, traitant une matière toujours accompagnée d’idées affligeantes. Je sais que vous ne ferez tort à personne, mais je crains que vous ne vous en fassiez à vous-même. J’ai une connoissance secrette de quelques circonstances que vous ne m’avez jamais communiquées, et qui ont alarmé ma tendresse pour vous ; non par elles-mêmes, mais par l’idée qu’elles me forcent de prendre de votre inclination et des légères nuances de votre caractère. Si vous ne venez bientôt me voir, je prendrai des ailes un beau matin et je volerai chez vous ; mais je préférerois que vous vinssiez ici ; car je désire que nous soyons seuls. En un mot, je voudrois être votre Mentor, ne fût-ce que pour un pauvre petit mois. Soyez le mien le reste de l’année, et même jusqu’à la fin de mes jours, si cela vous plaît.

Mon cher ami, je ne prétends pas amortir, par un narcotique, cette sensibilité naturelle pour laquelle je vous aime ; ni cette bouillante imagination qui prête une grâce si intéressante à la jeunesse polie ; mais je désire bien sincèrement vous apprendre à ne pas trop rechercher le monde, et à ne pas vouloir lui plaire plus qu’il ne le mérite. Cependant, ne pensez pas, je vous prie, que je veuille plonger mon jeune Télémaque dans une méfiance aveugle et absolue. Loin de vous une passion aussi lâche et aussi vile ! je vous jeterois plutôt dans les bras de Calypso, afin, du moins, que quelques instans de plaisir fussent mêlés à vos peines ; mais entre se fier à tout le monde et ne se fier à personne, on trouve sur la route un point difficile à saisir ; et je connois si bien la carte, que je puis mettre le doigt dessus, et vous y conduire sans tâtonner. Je pourrai, je crois, vous donner tant de bonnes raisons, que vous n’hésiterez point à marcher dans cette voie. Je vous y accompagnerai, et, si vous le permettez, je vous servirai de Cicéroné. Je désire donc beaucoup de vous voir, et de jaser avec vous sur cet objet, ainsi que sur bien d’autres.

Quant à votre incommodité actuelle, qu’elle ne vous inquiète point ; vous pouvez, sans nul inconvénient, arriver à petites journées : je me charge d’être votre garde-malade, votre chirurgien, de faire chauffer tous les soirs votre verjus, d’en étuver votre foulure, et de disserter comme un docteur. Dites-moi donc, je vous prie, le jour où je pourrai vous trouver à York ? en attendant, et toujours, puisse la bonne Providence veiller sur vous ! — tel est le vœu sincère de,

Votre affectionné, etc.


LETTRE V.


À W. C..... Écuyer.


Mercredi matin.


Vous trouverez, au lieu de moi, cette lettre à Hewit ; car j’ai attrapé, je ne sais comment, un très-violent rhume, et je ne puis aller. Comme je voudrois, s’il étoit possible, vous recevoir avec mes meilleurs yeux, et vous faire le meilleur accueil, je me ménage une sorte de rétablissement pour votre arrivée : cependant la toux ne me laisse aucun relâche, et dans ce moment j’ai la voix si enrouée, qu’à peine puis-je me faire entendre de l’autre côté de ma table.

Cette espèce de phthisie me conduira tôt ou tard dans mon dernier gîte, loin de ce triste monde ; et peut-être, mon cher ami, plutôt que nous ne pouvons le penser, vous ni moi. Vous direz, sans doute, qu’il faut que je sois bien mélancolique moi-même, pour écrire d’une manière aussi grave ! mais sachant très-bien que la mort se sert de cette maudite toux pour miner ma pauvre machine, ce n’est pas là le cas de plaisanter. À la vérité, j’aime le rire et le divertissement autant qu’âme qui vive, mais je ne m’accoutume pas à l’idée d’être un des figurans de la danse des morts d’Holbein. D’ailleurs, ma route est bien avancée ; autant vaut dire qu’elle est finie, puisque plus de la moitié de mon temps se passe à tousser. Il est bien incivil : — que dis-je ? il est, ma foi, bien lâche à ce coquin de temps, de m’enlever les esprits avec lesquels je l’ai tué tant de fois !

Ce n’est pas tout. — J’ai encore quarante volumes à écrire ; je les ai annoncés de la manière la plus positive ; j’en ai pris l’engagement avec vous et avec moi. Cependant, si je ne puis me ravoir de ma maigreur anatomique, comment tiendrai-je ma parole d’auteur, d’honnête homme, et, ce qui est d’une bien plus grande importance, ma parole d’ami ? — ce n’est pas une besogne susceptible d’être faite par procureur : quand je nommerois cinquante exécuteurs testamentaires, en y joignant encore un régiment d’administrateurs et de substitus ; ils auroient beau prendre la plume et se mettre à l’ouvrage ; ils n’opèreroient jamais comme moi.

Mais, comme mon imagination galoppe ! — comme je me laisse entraîner au courant de ma plume ! — je suis à cent lieues de l’idée qui voltigeoit devant moi lorsque j’ai commencé ma lettre. Je me surprends encore ici dans mon tort : — en effet, quel chemin n’y a-t-il pas de la tombe de mon grand-père à la mienne ! et c’est pourtant à la sienne que j’aurois désiré vous conduire !

Je sais très-bien que, quoique vous ayez une foulure au pied, vous ne sauriez passer par York sans fourrer la tête dans sa cathédrale, et vous donner le temps de faire le peu de réflexions qu’un tel bâtiment est propre à inspirer : lors donc que vous y serez, dites au bedeau de vous conduire à la tombe de l’archevêque Sterne : c’est le même dont vous avez vu le portrait à Cambridge, et dont vous vous plaisiez à dire que la ressemblance étoit frappante avec moi : vous trouverez cette même ressemblance dans la statue de marbre qui relève ce monument. Si je mourois dans ce coin du monde, je ne serois pas fâché d’être déposé dans cette partie de l’église, pour y dormir de mon dernier sommeil à côté de mon pieux ancêtre.

C’étoit un bon prélat et un honnête homme. — Si ce qu’on dit de nous deux est vrai, ce que je désire par rapport à lui, mais non pas relativement à moi, je n’ai pas la moitié de ses vertus. Pour me servir d’une expression échappée à table à l’un de ses successeurs, « mes idées sont quelquefois trop désordonnées pour un homme qui est dans les ordres. » Cependant, quoique je ne tienne pas le haut bout à l’assemblée du clergé de Monseigneur ; dans le particulier, il me traite on ne peut pas plus cordialement.

Après demain je compte vous embrasser à ma porte ; en attendant, mon cher ami, que Dieu vous bénisse ! — Et toujours,

Votre très-affectionné, etc.



LETTRE VI.


À......


Coxwould, Lundi matin.


Je vous pardonnerai vos délais, s’il est vrai, comme on me l’a dit, qu’avec votre jambe malade, vous reposez actuellement sur un sopha dans le salon de mistris. — On ajoute que votre thé, votre café sont préparés par ses deux aimables filles, dont l’une a des charmes suffisans pour les trois Grâces ; qu’elles vous chantent des duo et accompagnent leur voix céleste des sons mélodieux de la harpe ; tandis que couché sur le damas, vous avez l’air de régner sur ce petit monde de raison et de beauté qui vous entoure.

C’est tout au plus, mon bon ami, s’il y à quarante-huit heures que vous connoissez les aimables personnes dont la société vous ravit et vous enchante. Je ne fais cette observation que pour avoir le plaisir de vous en faire une autre, c’est-à-dire, que vous avez appris l’art vraiment consolant de vous mettre à votre aise avec les dignes gens, lorsque vous avez le bonheur de les rencontrer. Vanité à part, je puis réclamer l’honneur de vous avoir donné pour maxime que, la vie étant si courte, il faut se dépêcher de former les liens tendres et heureux qui l’embellissent. C’est une misérable perte de temps, un soin vil et méprisable, que de prendre, l’un à l’égard de l’autre, les mêmes précautions qu’un usurier qui, pour prêter moins dessus, cherche une paille dans un diamant qu’on lui donne en gage. Non : — Si vous rencontrez un cœur digne d’habiter avec le vôtre, et si vous vous sentez réellement vous-même susceptible d’une pareille union, la chose peut être arrangée en cinq heures tout aussi bien qu’en cinq années.

Salut, ô aimable sympathie ! toi qui peux rapprocher deux cœurs, les confondre l’un dans l’autre, et cimenter à jamais cette union que la Nature avoit préparée par une heureuse conformité de goûts et d’inclinations ! — Garrick m’a écrit un potpourri de lettre. — J’ai beau la soumettre à tous mes procédés chimiques ; je ne puis en extraire un seul atome sympathique. Je suis cependant joyeux de trouver l’occasion de lui faire une courte réponse, afin de pouvoir adresser un long proscriptum à sa Cara Sposa.

J’aime Garrick sur le théâtre plus que rien au monde, excepté madame Garrick hors du théâtre ; et s’il étoit un cœur où je voulusse obtenir une place, ce seroit certainement celui de cette femme incomparable ; mais je suis un trop grand pécheur pour approcher de tant de perfection, c’est assez pour moi de baiser humblement le seuil de la porte : qu’il me soit du moins permis d’y faire une génuflexion, et d’adresser de loin mon oraison jaculatoire.

Depuis une vingtaine d’années, je me demande souvent à quoi peut aboutir cet esprit d’idolâtrie qui me ramène toujours aux pieds des Belles ; et si après avoir eu dans mon jeune temps une jeune fille pour applatir mon oreiller, je ne pourrois pas en trouver une dans mes vieux jours pour me donner mes pantoufles ; mais je n’ai pas besoin de m’inquiéter, ni de vous inquiéter vous-même de ces sortes de conjonctures, car je sens bien qu’il ne me reste pas assez de vie pour en faire l’essai.

Je reçois, à l’instant, une lettre de votre aimable hôtesse, qui est déterminée à ne vous laisser partir que lorsque j’irai vous chercher. — Demain donc vers midi je vous embrasserai, vous, elle, — et — les demoiselles.

Je suis très-cordialement, Votre, etc.



LETTRE VII.


À..... Écuyer.


Du château de Crazy.


Quoique je sois persuadé que vous ne me croyiez pas seulement prêta rire avec ceux qui rient, mais encore à pleurer avec ceux qui pleurent ; — il est pourtant vrai, mon cher ami, que je n’ai pu m’empêcher de sourire au récit de votre mésaventure ; et Hall, à qui j’ai communiqué votre lettre, car vous voyez que je suis au château de Crazy, en a ri jusqu’aux larmes.

Vous ne devez pas supposer, que dis-je ? vous ne pouvez imaginer qu’aucun de nous ait voulu se moquer de votre chagrin, car vous savez que je vous aime, et Hall dit que vous êtes un garçon qui promet ; mais nous rions de cette aimable simplicité de votre caractère, qui ne se figure pas qu’on puisse être éclaboussé dans un monde rempli de boue. Qu’il a fallu bien peu de temps pour vous enlever cette heureuse confiance ! — Car, à quelques piéges, à quelques duperies qu’elle nous expose, je la regarde comme un sentiment délicieux. — Vous ouvrez à peine le volume de la vie, et vous êtes tout étonné de trouver une tache à la première page ; mais hélas ! mon cher, si vous continuez, vous trouverez des pages entières si pleines de taches et de ratures, qu’à peine pourrez-vous en déchiffrer les caractères. Il est triste, je l’avoue, de semer les germes du soupçon dans un cœur qui ne le connoissoit point encore ; de ternir la fleur de l’espérance, qui anime l’instant du départ, par l’image des ornières et des dangers qu’on trouvera nécessairement sur la route : mais d’après notre propre constitution et d’après l’organisation du monde, tel est le devoir de l’amitié. — Après tout, s’il ne vous en a coûté que quelques guinées pour vous apprendre à vous tenir sur vos gardes, vous avez fait un bon marché. — Consolez-vous donc, et plus de doléances.

Vous me direz peut-être que ce n’est pas la perte, mais uniquement le procédé qui vous indigne, et que vous ne pouvez digérer d’avoir été traité avec autant d’ingratitude. Hall, qui rit toujours, m’ordonne de vous dire, pour votre consolation, que celui qui dupe est toujours un coquin, tandis que celui qui est dupé peut être un honnête homme ; mais c’est un Cynique qui administre ses remèdes à sa manière. Quant à moi, si j’avois à vous consoler à la mienne, je vous dirois que la reconnoissance n’est pas une vertu aussi commune qu’elle devroit l’être à tous égards. Cependant, mon cher ami, ne croyez pas que l’ingratitude soit une production des temps modernes : il paroît qu’elle existoit au commencement du monde, et qu’elle continuera de l’avilir jusqu’à ce que nous nous rendions à la vallée de Josaphat. Vous devez avoir lu, — je crois même avoir écrit un sermon là-dessus ; — que de tous les lépreux qui furent guéris, il n’y en eut qu’un qui s’avisa d’aller rendre grâce. Je ne dis pas cela pour vous consoler par le spectacle des misérables coutumes du monde ; mais afin que vous ne soyez pas tenté de vous croire plus maltraité que les autres ; car c’est l’opinion commune des jeunes gens qui, comme vous, sensibles jusques dans la moindre fibre, n’ont jamais éprouvé ce choc, cette collision qui, dans les circonstances fâcheuses, éveille la précaution, ou du moins nous habitue à la patience.

Mais je suis presque certain que lorsque vous recevrez ma lettre, le sourire enchanteur de quelque beauté vous aura fait oublier vos infortunes. Faites-moi part de vos projets pour l’hiver prochain, si toutefois vous en avez formé. Je pense, sauf meilleur avis, que vous pourriez quitter les plaisirs et les brouillards de ce maudit climat, pour aller hiverner avec moi sous le beau ciel du Languedoc. Votre société me feroit du bien ; la mienne ne vous feroit pas de mal : — je le pense du moins, et nous arriverions à Londres assez tôt pour voir Renelagh à l’entrée des beaux jours. Répondez-moi là-dessus, et adressez moi votre lettre ici, car j’achèverai d’y passer le mois de septembre ; et sur ce, Dieu vous bénisse et vous donne de la patience, si vous en avez besoin.

Je suis,
À vous très-cordialement, etc


LETTRE VIII.


À W… C… Écuyer.


Coxwould, le 11 juin, 1765.


Burton vous a donc dit sérieusement et avec un air fâché, que je m’étois permis, à Bath, de jeter du ridicule sur mes amis les Irlandois ; et qu’à la table de Lady Lepel j’avois fait rire à leurs dépens une nombreuse compagnie ? Rien n’est plus faux, je vous jure : il faudroit me supposer un autre caractère pour me croire capable de cet excès d’ingratitude. Il n’est pas dans mon chapitre des possibilités de donner à Burton une contenance grave, lui dont la physionomie toujours ouverte ne semble faite que pour exprimer le sourire d’un cœur honnête. — Mon intention n’a jamais été de dire quelque chose d’impoli sur son compte. — Je n’ai jamais connu personne dont les qualités fussent plus liantes, ni les inclinations plus généreuses. Il m’invita chez lui de la manière la plus gracieuse, car c’étoit de tout son cœur ; et je lui souhaiterois les trésors de Crésus, afin que sa libéralité pût se mettre entièrement à son aise. Les heures les plus délicieuses de ma vie, je les ai passées avec lui et avec les belles femmes de son pays. Il faudroit être fou pour trouver quelque chose à redire en lui ou en elles. — Là, j’ai vu la charmante veuve Moor, avec laquelle je voudrois passer le reste de mes jours, si les lois ne m’assignoient un autre terrain. — La jolie Gore, avec sa belle taille et sa figure grecque : elle est née, j’en suis sûr, pour faire le bonheur d’un homme qui saura connoître le prix d’un cœur tendre. — Je ne dois pas oublier une autre veuve, l’intéressante madame Vesey avec sa belle voix et ses cinquante autres perfections. — Moi les railler ! — C’est une chose qu’on ne peut ni dire ni croire, parce qu’elle est fausse et invraisemblable. — À la vérité j’ai parlé d’elles pendant une heure ; mais sans mêler à mes discours rien qui sentît l’épigramme ou le sarcasme. — J’ai parlé d’elles comme elles auroient pu désirer que j’en parlasse, — le sourire sur les lèvres, l’éloge dans la bouche, la joie dans le cœur et le verre à la main. — D’ailleurs je suis moi-même leur compatriote : — mon père a été long-temps de garnison en Irlande, avec son régiment ; et ma mère y étoit avec lui lorsqu’elle me mit au monde. Veuillez donc bien persuader à toutes ces bonnes gens qu’on m’a, du moins, mal entendu, car il est impossible que lady Barrymore ait voulu me faire parler.

Si vous en trouvez l’occasion, lisez cette lettre à Burton : assurez-le de mon estime et de mon respect le plus sincère, ainsi que toute son aimable société ; et dites, en ma faveur quelque chose de tendre et d’agréable à l’oreille de mes jolies provinciales. Ne souffrez pas qu’elles nourrissent davantage un injuste ressentiment contre moi. — Si jamais il vous arrive un malheur de cette nature, je saurai vous rendre la pareille.

Je vis ici dans tout le désœuvrement d’un cœur parfaitement libre. — Je vous attendrai jusqu’au commencement du mois prochain : si vous n’arrivez point j’achèverai de passer l’été au château de Crasy, ou à Seurborough. Mais dès le commencement d’octobre, tout-à-fait au commencement, je me propose d’arriver dans la rue de Bond avec mes sermons, et après avoir tout arrangé pour leur publication : alors — Oh ! je deviens fou de l’Italie, — où vous feriez bien de m’accompagner. — J’espère, toutefois, que dans cet intervalle j’aurai le plaisir de vous voir ici. Cela vaut mieux, après tout, que d’être aux eaux de Bristol à Jouer le Strephon avec quelques nymphes éthiques ; mais faites comme il vous. —

Je suis,
Bien sincèrement, votre, etc.



LETTRE IX.


À.....


Je n’ai pu répondre à votre lettre comme vous le désiriez ; car au moment où je l’ai reçue, j’ai cru que tous mes projets étoient pour long-temps réduits en cendre, où, pour mieux dire, évaporés en fumée. — Il n’y avoit pas une demi-heure qu’un messager, monté sur un cheval essoufflé, venoit de m’apprendre que la maison presbytérale de — étoit en feu, et qu’elle brûloit comme un tas de fagots. Tandis que je me préparois à revoir ma maison déjà brûlée, votre lettre est arrivée fort à propos : elle m’a bien consolé sur la route, car j’y vois, à n’en pouvoir douter, que s’il ne me restoit plus de gîte, ni de guenille pour couvrir mon — corps, je serois sûr de trouver chez vous un asile et une chemise blanche par-dessus le marché.

Enfin, par la négligence de mon vicaire, de sa femme, ou de quelqu’un des leurs, il faut que je tire une maison de mon gousset, — Ce que je dis est à la lettre, car il faut que je rebâtisse le presbytère à mes frais : autrement l’église d’York, de qui je le tiens originairement, seroit obligée de le faire ; et en bonne raison, cela ne doit pas être. C’est une perte pour moi d’environ deux cents livres, outre ma bibliothèque, etc. etc. — Maintenant vous voilà tranquille sur l’emploi que je pourrois faire du produit de mes sermons. — Quand vous me témoignâtes vos inquiétudes à cet égard, je vous dis que quelque diable d’accident y mettroit bon ordre : en effet, il m’en pendoit un à l’oreille dont je ne parlai point. Il n’est pas survenu, ni rien qui lui ressemble ; — mais il peut encore arriver, car j’en sais quelque chose ; et alors c’en est fait de mon fief sermonaire.

Je crains bien à présent qu’il ne faille écrire la plus grande partie de ces sermons dans la maison brûlée, et les débiter plus d’une fois dans l’église à qui elle appartient. Leur produit servira pour un objet qui ne m’étoit jamais venu dans l’idée : mais tel est le train de ce monde. C’est ainsi que les choses y sont cousues — ou plutôt décousues, car je commence à douter que, l’hiver prochain, nous puissions voir le gladiateur mourant. Ce qui m’affecte le plus dans tout ceci, c’est l’étrange conduite de mon pauvre vicaire : ce n’est pas que je prétende qu’il ait mis le feu à la maison ; Dieu sait que je n’en accuse ni lui ni personne ; mais la chose étoit à peine arrivée, qu’il a fui comme Paul à Tarse, dans la crainte de quelque poursuite de ma part.

Je suis grièvement blessé de voir que ce malheureux homme ait pu me supposer capable d’ajouter à ses infortunes, car à travers toutes mes erreurs et mes folies, je ne crois pas, dans aucune période de ma vie, avoir rien fait qui puisse autoriser l’ombre d’une pareille supposition. — D’ailleurs il m’enlève toute la consolation que je pouvois tirer de cet accident ; c’est-à-dire, que puisqu’il avoit plu au ciel de le priver d’une habitation, j’aurois eu le plaisir de recueillir dans une autre lui, sa femme, et son enfant. — Je pense que ç’eût été dans celle où j’aurois vécu moi-même. Enfin celui qui lit dans mon cœur et qui me jugera sur mes pensées les plus secrettes, celui-là, dis-je, sait que le frisson ne m’a saisi qu’au moment où l’on m’a dit que la crainte de ma colère avoit fait prendre la fuite à ce pauvre imbécille.

La famille de C… a pour moi des bontés outre mesure : elle en a toujours usé de cette manière à mon égard. Ce sont de ces sortes de gens que vous aimeriez à la folie, et je compte bien vous présenter chez eux avant la fin de l’été ; mais, si j’ai bonne mémoire, il me semble que vous connoissez déjà la charmante fille de la maison : eh bien ! le reste, quoiqu’avec moins de jeunesse, ou moins de beauté, est tout aussi aimable qu’elle. — Ne pouvant vous laisser sur un meilleur sujet de méditation, etc. je vais prendre congé de vous. Puisse le ciel vous bénir ! Sous peu de jours vous entendrez parler encore de,

Votre fidèle et affectionné.

Je vous écris ceci d’York où vous pourrez m’adresser votre réponse.



LETTRE X.


À.... Écuyer.


J’ai reçu, mon cher ami, votre réponse affectueuse. Vous devez savoir qu’elle est telle que je la désirois ; — et telle que je l’attendois de votre part. J’aurois été bien embarrassé, si vous m’aviez écrit d’un autre style ; mais entendons-nous, s’il vous plaît : mon embarras n’eût été que relativement à vous, car quoique je sois bien aise que vous me fassiez, de la manière la plus gracieuse, toutes les offres d’une amitié qui ne connoît point de bornes, je suis presque aussi flatté de voir que l’état de mes finances me permette de ne pas les accepter.

J’ai fait marché pour la reconstruction de mon presbytère ; j’ai pris des arrangemens avec toutes les parties intéressées, et cela d’une manière beaucoup plus satisfaisante que je ne devois l’attendre. J’étois impatient de terminer cette affaire, afin qu’elle ne pût devenir une source de dilapidation pour la fortune de ma femme et de Lydie, car je n’ai pas lieu de croire qu’après ma mort les… de… eussent pour elles plus de bienveillance qu’ils n’en ont eu pour moi ; pour moi qui n’étant qu’un pauvre vicaire, avois assez d’orgueil pour mépriser leurs révérences, et assez d’esprit pour amuser les autres à leurs dépens : mais que Dieu leur pardonne comme je le fais moi-même ! — Ainsi soit-il.

J’ai écrit à Hall le récit de mon désastre : il veut, dans sa réponse, que je m’en console avec une hypothèse. Tullius, l’orateur, le philosophe, le politique, le moraliste, le consul, etc. etc. etc. adopta certain genre de consolation lorsqu’il perdit sa fille, comme il le dit ingénuement à chacun de ses lecteurs ; et si nous devons l’en croire, ce fut avec succès. Maintenant il faut que vous sachiez que ce Tullius étoit comme mon père ; je veux dire M. Shandy ou Shandy Hall : les revers qui fournissoient à ce dernier l’occasion de déployer son éloquence, n’étoient pas moins agréables pour lui, que les faveurs qui l’obligeoient à se taire. Ces deux grands hommes étoient fous des hypothèses, et je vais vous en rapporter une qui n’est ni de Cicéron, ni de mon père, mais du seigneur de Crazy.

Vous saurez donc que ce seigneur, mon ami, je puis même ajouter le vôtre, eut un moment de paresse orgueilleuse ; que dans ce moment il forma le projet d’avoir un carrosse à la ville pour ménager ses jambes le jour, et le voiturer le soir à Renelagh. Après avoir consulté le sellier, il mit de côté cent quarante livres pour cet objet, et m’en écrivit un mot. Trois mois après, lors de mon arrivée à la ville, je trouve un billet de lord Spencer qui m’invite à dîner avec lui le dimanche suivant. À peine avois-je lu ce billet, que le char pompeux me revint dans l’idée. Je sortis donc pour aller m’informer de la santé de Hall, et en même temps lui emprunter sa voiture afin de me rendre pontificalement à l’invitation que j’avois reçue. Je le trouvai chez lui : je lui fis une ou deux questions amicales, après quoi je lui présentai ma requête. Il me répondit en souriant qu’il étoit bien mortifié, mais que sa voiture étoit partie en poste pour l’Écosse. Je le regardois fixement, et il rioit, non de moi, mais de son hypothèse ; et je vais vous en donner l’explication.

Il faut vous dire qu’il reçut une lettre au moment où il donnoit les dernières instructions au sellier : dans cette lettre on lui apprenoit que son fils, qui étoit de quartier à Edimbourgh, s’étoit trouvé dans une terrible dispute, et que pour en prévenir les suites, il falloit une somme à-peu-près pareille à celle qu’il destinoit à sa voiture. Ainsi les cent-quarante livres qui devoient servir à la construction d’un carrosse à Londres, furent employées à réparer les vitres, les lanternes et les têtes brisées à Edimbourgh ; et Hall se consoloit en supposant que sa voiture étoit partie en poste pour l’Écosse. En voilà beaucoup sur les consolations et les hypothèses. — Il est fort heureux pour nous de trouver quelque ressource dans notre imagination. Je pourrois m’étendre bien davantage, mais il ne me reste presque plus de papier, et je n’ai que ce qu’il faut de place pour vous témoigner combien je désire que vous n’ayez jamais besoin de recourir à ces petits moyens pour rendre votre vie aussi heureuse qu’elle doit être honorable. — Procurez-moi bientôt le plaisir de vous voir : en attendant, et dans tous les temps, que Dieu soit avec vous !

Votre très-affectionné.



LETTRE XI.


À.... Écuyer.


Coxwould.


Vous n’êtes pas le seul à me supposer un prodigieux talent pour la poésie. — Beauclak, Lock, et je crois aussi Langton, se sont exprimés comme vous à ce sujet, et comme vous, ont fondé leur opinion sur le début de l’ode à Julie, dans Tristram Shandy. Si j’y avois ajouté seulement une ligne de plus, j’aurois altéré l’unité de l’épisode, et si j’avois poussé jusqu’à la douzaine, le talent de poëte que je n’ai jamais eu, m’eût été refusé pour toujours — ou, pour mieux dire, on ne l’eût jamais soupçonné.

Hall n’avoit pas moins de confiance en mon génie poétique : c’étoit au point qu’il hasarda de me confier un poëme de sa façon, pour y mettre la dernière main. — En effet, je m’escrimai de mon mieux à cette rude tâche ; — bref, j’ajoutai quelques soixante ou quatre-vingts lignes que Hall appeloit de la rimaille, et qu’il avoit, je crois, bien baptisées : cependant, pour me servir de son expression, il les laissa subsister comme une curiosité ; c’est ainsi qu’elles furent envoyées à l’imprimeur, et qu’elles contribuèrent à former la pire de toutes les fusées qu’eût jamais enfantée le cerveau malade de notre ami. Je ne dis pas cela pour diminuer le mérite de votre opinion, en vous faisant voir qu’elle ne vous est point particulière : vous n’avez point à rougir de la conformité de vos idées avec celles de ces grands-hommes, dussent-ils se tromper, ainsi que je crois que vous le faites tous dans cette occasion. C’est quelque chose que de s’égarer avec eux, — et tout cela. —

À la vérité, je fis jadis une épitaphe qui me plaisoit assez ; mais la personne qui me l’avoit demandée en préféra une de sa composition, qui lui plaisoit davantage, et qui me parut bien inférieure à la mienne. — Il mit donc celle-ci de côté, pour faire graver la sienne sur un marbre digne d’une meilleure inscription ; car il couvroit la cendre d’un individu dont les aimables qualités étoient au-dessus d’un éloge vulgaire. Je versai cependant une larme sur sa tombe ; et s’il avoit pu la sentir, il l’auroit sans doute préférée à la plus belle épitaphe.

J’ai fait encore une espèce de Shandinade lyrique : c’étoit un drame en vers pour monsieur Beard. — il le fit jouer à Renelagh et sur son théâtre, au profit de je ne sais qui. Il m’avoit demandé je ne sais quoi de ce genre, et je n’avois su comment le lui refuser ; car une année auparavant, sans autre liaison, il m’avoit offert très-respectueusement mes entrées au théâtre de Covent-Garden. Ce procédé me flatta d’autant plus, que j’étois depuis long-temps en connoissance avec le souverain de Drury-Lane, avant qu’il m’offrît, non pas l’entrée de sa salle, mais de son parterre. Je lui dis à cette occasion, qu’il représentoit de grandes actions et qu’il en faisoit de petites : — autant il bredouilloit et jouoit de mauvaise grâce, autant son rival montroit de supériorité. — Mais n’en parlons plus : il est si parfait au théâtre, que je n’ai pas besoin de rappeler sa dernière pièce.

Revenons à mon sujet, si je le puis ; car la digression fait partie de mon caractère ; et quand je suis une fois sorti de mon chemin, il n’est pas en mon pouvoir d’y rentrer comme les autres. — Si je n’ai pas le bonheur d’être poëte, le clerc de ma paroisse passe pour tel, non pas absolument dans mon esprit, mais dans celui de ses voisins ; et ce qui vaut mieux encore, — dans le sien. Sa muse est une muse de profession, car elle ne lui inspire que des hymnes, ce qui s’accorde très-bien avec l’office spirituel qu’il remplit. Ses vers, comme ceux de ses confrères Sternhold et Hopkins, peuvent être récités ou chantés dans les églises. Une cruelle épidémie a ravagé les troupeaux : notre paroisse, sur-tout, en a beaucoup souffert. C’étoit un très-beau sujet de cantique pour que notre poëte habitué pût le négliger. Il se met à l’œuvre ; et le dimanche suivant il donne son hymne à la gloire de Dieu. Non-seulement il y chantoit la mortalité ; mais encore ceux qui en avoient souffert, avec toute la pompe et la dévotion d’une psalmodie rustique. La dernière strophe, la seule que je me rappelle, faillit à mettre ma dévotion hors des gonds ; mais comme elle sembloit river celle de toute l’assemblée, je n’avois pas le plus petit mot à dire. Je vous l’ai gardée pour la bonne bouche ; la voici :


Ici James perd une vache,
John Bland en fait autant ;
Nous mettrons donc notre confiance en Dieu,
Et non dans aucun autre homme.


Votre, etc.



LETTRE XII.


À… Écuyer.


Coxwould, le mercredi.


Puisque vous le voulez, mon cher ami, je vous envoie l’épitaphe dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre. Je l’écris de mémoire ; et si je ne me remets pas entièrement l’expression, vous y trouverez du moins ce qu’il y a de plus essentiel, le sentiment qui l’a dictée. — Je me souviens bien qu’elle partoit du cœur ; car j’aimois sincèrement la personne dont les vertus méritoient une meilleure inscription, et qui, conformément au cours ordinaire des choses, n’obtint que la pire : mais voici la mienne : —

« Des colonnes et des urnes sculptées n’offrent aux yeux que les vaines images d’une douleur étudiée : — le véritable ami pleure sans le secours des arts : il ne songe point à briller dans ses tristes accens : ils seront toujours le cortège d’une pompe funèbre telle que la tienne : ils l’accompagneront tant que la bienveillance aura sur la terre un ami ; tant que les cœurs sensibles auront une larme à donner. »

Hall aimoit ces vers : je m’en souviens ; et il s’y connoît. Il est de bonne foi sur les matières de sentiment, et ne sait point dissimuler ses sensations. En un mot, c’est un excellent critique ; on peut néanmoins lui reprocher d’avoir trop de sévérité dans le jugement, et pas assez de délicatesse dans le goût : il a beaucoup d’humanité ; mais, d’une manière ou de l’autre, il s’y trouve un tel mélange de sarcasme, qu’on ne se figure pas qu’il puisse la respecter lorsqu’il écrit. — Je connois même plusieurs personnes qui lui supposent un cœur insensible ; mais moi qui le connois depuis long-temps et qui le connois bien, je puis vous assurer le contraire. — Peut-être n’a-t-il pas toujours la grâce de la charité ; mais il en a toujours le sentiment. Enfin, il fait continuellement de bonnes actions, quoique la manière de les faire ne soit pas toujours bonne ; voilà le mal : il accompagne le bien qu’il fait d’un ricanement, d’une plaisanterie ou d’un sourire, lorsqu’il faudroit peut-être une larme, ou du moins un air pénétré : c’est sa manière. Son caractère ne sait point parler d’autre langue ; et quoiqu’on pût lui en en désirer un autre, je ne vois pas qu’aucun de nous ait le droit de lui faire son procès à ce sujet ; car notre manière de sentir fait seule la différence de nos complexions : mais en voilà beaucoup sur cet article.

Je me prépare à rester huit à dix jours à Scarbourough. Si vous passez l’automne à Mulgrave-Hall, n’oubliez point que Scarbourough est sur votre route. Je vous accompagnerai dans votre visite, de même qu’au château de Crazy, puis chez vous, ensuite à Londres ; — enfin Dieu sait où ; — mais ce sera toujours où il lui plaira. C’est parler cléricalement : néanmoins, tant mieux pour nous, si nous y pensions toutes les fois que nous le disons ; mais dans le fait, le cœur et les lèvres qui devroient toujours aller de concert, errent quelquefois dans différens coins de l’univers ; cependant chez moi leur union est complette lorsque je vous assure de mon affection : ainsi bonne nuit, et puisse une vision angélique charmer votre sommeil,

Je suis bien véritablement, votre, etc.



LETTRE XIII.


À.... Écuyer.


Scarbourough.


Je ne saurois répondre, mon cher ami, à toutes les choses tendres et obligeantes que vous pensez et dites de moi. — Je crois en effet que j’en mérite quelques unes, et je suis bien aise que vous croyez que je les mérite toutes. — Quoi qu’il en soit, je désire que vous nourrissiez les sentimens que vous avez si chaudement exprimes sur le papier ; et cela, par rapport à vous et à la personne qui en est l’objet.

Vos ordres, en général, seront toujours exécutés sans aucune réflexion ; — mais dans cette circonstance particulière, un rayon de prudence s’est avisé, contre son ordinaire, de venir m’éclairer. Je vous demande la permission de réfléchir quelques momens sur le sujet ; — et quand j’aurai consulté la sagesse, — le résultat sera, j’en suis sûr, de ne point me prêter à vos sollicitations.

Donner des avis, mon bon ami, c’est la générosité la moins obligeante qu’il y ait au monde, parce qu’en premier lieu, cela ne coûte rien, et qu’ensuite c’est la chose dont la personne à qui on l’offre croit avoir le moins de besoin. Telle est ma façon de penser ; et je crois, d’après moi-même, qu’elle ne convient que trop au sujet dont il s’agit entre nous.

Il y a dans le monde de mauvaises têtes et de bons cœurs, — de mauvais cœurs et de bonnes têtes. — Maintenant, pour ma part, et ne parlant que d’après l’influence de mes propres sensations, je préférerois la famille des bons cœurs avec toutes leurs bévues, leurs erreurs et leurs extravagances ; mais si j’avois des affaires à traiter, ou des plans à mettre à exécution, donnez-moi la bonne tête : — si le bon cœur se trouve dans le marché, tant mieux ! mais c’est principalement de la première que je dois m’étayer : — que le dernier soit bon ou mauvais, ce n’est pas une chose à considérer absolument. D’après votre système, cela, mon cher ami, n’est pas tout-à-fait orthodoxe ; mais plus vous irez, plus cette opinion se rapprochera de la vôtre.

Sans m’appuyer du côté de la proposition qui pourroit blesser la charité, je pense que le pauvre… est de la famille des mauvaises têtes. — Je connois son cœur, et je suis sûr que son embarras actuel provient de ses bonnes qualités ; mais quoique je pense moi-même qu’un bon conseil pourroit être utile en pareil cas, je ne puis me résoudre à conseiller dans cette occasion. Il est impossible de le faire sans avertir le particulier de sa maladie, qui n’est ni plus ni moins qu’une absolument mauvaise tête : alors le malade en offriroit un nouveau symptôme, en jetant mon ordonnance par la fenêtre, et peut-être voudroit-il faire éprouver le même sort à son médecin.

Si vous avez assez d’empire sur son esprit pour l’engager à se mettre sous ma direction, je ferai de mon mieux pour lui. J’emploierai les amers, et je donnerai de bonne grâce la médecine la plus dégoûtante. Nous ne parlerons donc plus de cela maintenant, si vous le voulez bien.

J’écris à la hâte, et sur mon oreiller, afin que vous sachiez le plutôt possible mes sentimens sur une matière dans laquelle vous avez en moi la plus grande confiance ; mais je crains que l’événement ne la justifie pas. — Adieu donc — et que Dieu vous bénisse !

Je reçus avant hier une lettre de ma pauvre petite Lydie. — C’est une aimable écervelée. — Que Dieu la bénisse également ! — encore une fois adieu.

Votre, etc.



LETTRE XIV.


Scarbourough, le 29 août 1765.


Vous subtilisez beaucoup trop, mon cher ami, — beaucoup trop en vérité : — votre manière de raisonner est ingénieuse : elle produit une suite agréable de sophismes, qui figureroient à merveille dans un cercle de philosophes femelles ; mais par écrit, on ne les passeroit que sur l’éventail de quelque pédante romanesque. Vous fredonnez, lorsqu’une simple modulation feroit un bien meilleur effet sur vous et sur l’esprit sentimental auquel vous pouvez désirer de plaire.

De façon ou d’autre, mon cher camarade, l’empire de l’opinion s’étend sur toute l’espèce humaine ; elle ne la gouverne point en bon maître, ou pour parler d’une manière plus conforme à son sexe, en maîtresse tendre, mais en tyran qui n’ambitionne que le pouvoir, et qui n’aime que la servitude. — Elle nous mène par les oreilles, par les yeux, — j’ai presque dit par le nez. Elle embrouille l’entendement humain, confond nos jugemens, détruit l’expérience et dirige à son gré nos passions ; en un mot, elle dispose de nos vies, et usurpe la place de la raison qu’elle chasse de son poste. — C’est une de ces étranges vérités dont le temps seul vous donnera la connoissance mortifiante : vous ajouterez dix fois plus de confiance à ses leçons, qu’à tout ce que je pourrois vous dire actuellement à ce sujet.

Si vous voulez en savoir davantage, et si vous osez courir le risque de braver l’opinion, ce que, par parenthèse, je ne vous conseille point ; demandez à… d’où vient qu’il se soumet avec tant de complaisance à la petite morveuse qui vit avec lui. — Vous savez — et tous ses amis savent également — qu’il se prive de plus de la moitié des plaisirs de la vie, par la crainte que cette femme ne l’en punisse, n’importe de quelle manière. Il a de la fortune, de l’intelligence et du courage : — il aime la société, dont il fait un des principaux ornemens ; — cependant, combien de fois ne la quitte-il pas au milieu de ses plaisirs ! et pour parler d’une manière plus positive, combien de fois ne quitte-t-il pas nos douces entrevues classiques avant qu’elles soient parvenues à leur degré de vivacité ordinaire ; le tout par complaisance pour ce petit objet de honte, qu’il n’a pas le courage de renvoyer sur les bords de l’Wye, où cinquante guinées par an, en feroient la reine du village ! — nous plaignons le pauvre A…, nous disputons avec lui, nous l’admirons ; — que ne faisons-nous pas ? — mais en cela, nous nous abusons nous-mêmes ; — car le plus sage et le meilleur d’entre nous se laisse gouverner par quelque petite vilaine espèce d’opinion, dont la domination est aussi déshonorante, et peut-être plus nuisible, puisqu’elle peut souiller tout le cours de notre vie. Malgré toutes les séductions et les ruses d’une maîtresse, ou peut prendre son parti définitif, et la congédier ; mais l’opinion une fois enracinée, devient partie de nous-mêmes, elle vit et meurt avec nous.

Vous direz, sans doute, que je prêche ce matin ; mais vous savez quand et comment appliquer ce que j’écris : je m’en rapporte à vous pour la pratique : si vous ne le faites pas — mais qu’ai-je à faire de tous ces si ? — c’est un monosyllabe exceptif, et je le rejette loin de moi.

Nous avons ici B… qui mz dit vous avoir laissé faisant continuellement la navette de Londres à Richmond. — Quelle est sur la colline de Hill, la beauté qui vous enchante ? — c’est très-mai à vous de ne jamais me faire la moindre confidence sur vos Dorothées ou vos Délies : je vous proteste bien sérieusement que je ne vous écrirai qu’après que vous m’aurez envoyé l’histoire de Servage : il faut que je connoisse l’objet qui vous enchaîne actuellement sur ces rives : — nommez-moi donc cette Nayade.

M. F…, l’apostolique F…, ainsi que l’appelle Ladi…, dans son voyage de — me fit entendre que c’étoit quelque chose de sérieux. Il parla de mariage — à quoi je répondis, Dieu l’en préserve ! — mais ne vous fâchez pas, je vous prie, de cette exclamation ; elle n’étoit ni folle, ni chagrine ; elle partoit de l’intérêt sincère que je prends vous, et que vous méritez à tant de titres. — Avec vos inclinations, dans la position où vous êtes, je ne crois pas qu’il y ait une seule femme dans les trois royaumes qui puisse faire votre bonheur ; et si vous jugez à propos de m’en demander la raison, une autre fois je vous la donnerai. — Maintenant je me borne à vous dire que,

Je suis, très-cordialement, votre, etc.



LETTRE XV.


9 septembre 1765.


Je pense, mon cher ami, que cette lettre pourra vous parvenir, et vous agréer, un ou deux jours avant votre départ de la ville : je le désire par cet esprit du misérable amour-propre qui, comme vous le savez, me gouverne, et me dirige dans toutes mes actions. — Mais de peur que vous ne goûtiez pas cette raison, je vais vous en donner une autre qui sera peut-être plus près de la vérité ; du moins je l’espère.

J’ai grand besoin de savoir si B… a pris des arrangemens avec Foley le banquier, à Paris comme je le lui avois ordonné, relativement à la remise d’argent qu’il devoit faire à madame Sterne. Il faut vous dire que je le soupçonne d’avoir été négligent, non faute de probité, car je le crois aussi honnête créature qu’aucune qui jamais ait porté d’habit, mais peut-être sa caisse n’est-elle pas dans un état propre à répondre à mes intentions : si cela est, je ne demande qu’à savoir la vérité ; mais son silence me fait présumer qu’il craint de me la dire.

J’ai reçu de Toulouse une lettre qui n’est guère propre à me tranquilliser : d’après ce qu’elle contient, j’ai tout lieu de craindre que la source de ma trésorerie ne soit négligée. Je vous prie d’en rechercher la cause, et de la corriger, si vous en trouvez l’occasion ; afin que les petits ruisseaux de mes moyens ne soient point obstrués entre Londres et le Languedoc, c’est-à-dire, entre moi, madame Sterne, et ma pauvre Lydie.

Elles m’écrivent que, conformément à mes désirs, elles ont tiré sur Foley, qui leur a répondu qu’il n’étoit pas nanti pour faire honneur à leur mandat ; mais que, par rapport à moi, si elles avoient besoin d’argent, il leur en fourniroit : c’est un beau procédé ; j’en suis presque fier ; — cela me jette pourtant dans une incertitude vraiment inquiétante. — Je songe à toute la peine que va donner à ces pauvres femmes le fâcheux retard qu’elles souffriront jusqu’à ce que la méprise puisse être rectifiée.

D’ailleurs, — c’est une source de propos, de questions, de soupçons ; et tout cela. — Ma chère Lydie ne mettra que de la douceur dans ses plaintes ; mais sa mère est femme à lâcher un volume de reproches. Dans le vrai, je ne mérite ni les uns, ni les autres. — J’ai calculé les choses du mieux que je l’ai pu pour subvenir à leurs besoins, et pour me mettre moi-même hors d’inquiétude. — Cependant ceci ne laisse pas que de jeter dans mon esprit une ou deux pensées malades ; et dans le moment actuel, je sens diminuer mon goût pour la chevalerie errante.

Je prodigue les paroles, mon cher ami, sur une matière dans laquelle il suffit du moindre avis pour vous mettre en activité. Faites-moi donc l’honneur de m’apprendre, sans aucun délai, que la chose est absolument terminée ; et si B… retarde la dîme, d’un seul instant ; — faites pour moi, mon cher ami, ce que je ferois pour vous en pareille occasion. — Sur ce, que Dieu vous bénisse ! — mon cœur ne me permet pas de vous faire un seul mot d’apologie, parce que je sens qu’elle ne vous seroit point agréable. — Encore une fois, adieu !

Très-cordialement, votre, etc.



LETTRE XVI.


À.... Écuyer.


Coxwould, le Mercredi au soir.


J’ai recu la lettre que vous m’avez annoncée de la part du docteur L…., je vous en fais à tous deux mes remerciemens. — C’est certainement un homme très-érudit, et un excellent critique. Il devroit bien employer ses heures de loisir sur Virgile ; ou plutôt, si je m’y connois, sur Horace. Il nous donneroit, pour ces deux auteurs, un commentaire tel que nous n’en avons pas, et peut-être tel que nous n’en aurons jamais, s’il ne prend la peine de le faire.

Mais Tristram Shandy, mon ami, est fait et construit de manière à braver toute critique : — je donnerai le reste de l’ouvrage sur ce plan : — il est au-dessus du pouvoir, ou au-dessous de l’attention d’aucun critique ou hypercritique quelconque. — Je ne l’ai façonné sur aucune règle. — J’ai laissé mon imagination, mon génie, ou ma sensibilité, — nommez-les comme il vous plaira — je leur ai, dis-je, laissé carte-blanche, sans m’informer le moins du monde s’il avoit jamais existé d’homme qu’on appelât Aristote.

Quand j’ai monté sur mon dada, il ne m’est jamais venu dans l’idée de savoir j’allois, ni si je reviendrois dîner ou souper à la maison le lendemain, ou la semaine d’après. — Je l’ai laissé prendre sa course, aller l’amble, caracoler, troter, ou marcher d’un pas triste et languissant, selon qu’il lui plaisoit le mieux. — C’étoit pour moi la même chose ; car mon caractère étoit toujours à l’unisson de son allure, — quelle qu’elle fût ; jamais je ne l’ai touché du fouet ni de l’éperon, mais je lui mettois la bride sur le col, et il étoit dans l’usage de faire son chemin sans blesser personne.

Quelques-uns rioient en nous voyant passer, — d’autres nous regardoient d’un œil de pitié ; — de temps-en-temps quelque passant sensible et mélancolique jetoit les yeux sur nous, et poussoit un soupir. — C’est ainsi que nous avons voyagé ; — mais mon pauvre rossinante ne faisoit point comme l’âne de Balaam ; il ne s’arrêtoit pas toutes les fois qu’il voyoit une forme angélique sur sa route ; au contraire, il poussoit droit à elle, — et ne fût-ce qu’une jeune fille assise à côté d’une fontaine, qui me laissât désaltérer dans sa cruche, elle étoit sûrement un ange pour moi.

La grande erreur de la vie, c’est que nous portons nos regards trop loin : — nous escaladons le ciel, — nous creusons jusqu’au centre de la terre pour y chercher des systèmes, et nous nous oublions nous-mêmes. — La vérité repose devant nous ; elle est sur le grand chemin ; le laboureur marche dessus avec ses souliers ferrés.

La nature brave la règle et le cordeau ; — l’art en a besoin pour élever ses édifices, et terminer ses ouvrages : — mais la nature a ses propres lois qui sont au-dessus de l’art et de la critique.

Le docteur L… reconnoît toutefois, que mon sermon sur la conscience est une composition admirable ; mais il prétend que c’est le dégrader que d’en faire un épisode du Tristram Shandy. — Maintenant, s’il vous plaît, soyez assez bon pour écouter ma réponse : — si cet ouvrage est si parfait, et je le crois tel, — parce que le juge Burnet, homme de goût et d’érudition, aussi bien qu’homme de loi, désira que je le fisse imprimer ; si ce sermon, dis-je, est si bon, il doit être lu ; les lecteurs lui viennent par milliers depuis qu’il est dans le Tristram Shandy, mais le fait est qu’auparavant il n’en trouvoit pas un seul.

J’ai répondu au docteur L… avec tout le respect que méritent son aimable caractère et ses talens admirables ; mais je lui ai dit, en même-temps, que mon livre n’étoit pas écrit pour être chicané par aucune des lois connues de la critique ; que si je croyois jamais faire quelque chose qui fût de leur ressort, je jeterois au feu mon manuscrit, et ne remettrois la plume dans le cornet que pour assurer de l’intérêt le plus cordial et le plus sincère quelque non-critique et non-critiquant ami, tel que vous. — C’est ce que je fais dans ce moment : — ainsi Dieu vous garde.


Je commence à mettre le nez hors de mon hermitage ; car lord et lady Fauconberg sont arrivés, et portent avec eux, suivant l’usage, un ample magasin de vertus douces, aisées et hospitalières. — Je vous désirerois ici pour les partager et pour en augmenter le nombre.


LETTRE XVII.


À.... Écuyer.


Lundi au soir.


Vous avez singulièrement frappé mon imagination par le portrait que vous m’avez fait de Lady… la fierté de Junon domine chez elle. Viennent ensuite les dons de Minerve : — quant aux foiblesses de Cypris, je ne lui en connois aucune.

Elle a certainement un très-bon esprit ; elle a même des connoissances ; mais ce sont ses manières qui leur donnent tout leur prix. — On voit en elle quelque chose d’impérieux, que les uns se contenteroient de mépriser en secret, et que d’autres pourroient contrarier vivement ; mais elle y met tant de grâce, qu’il n’en peut naître aucune impression défavorable dans ceux qui ne font que passer, et, ce qui vaut encore mieux, dans ceux même qui s’arrêtent. Ce n’est pas tout : elle attire cette espèce de soumission respectueuse qui, même après un long commerce, ne permet pas de foiblir dans l’opinion qu’on a conçue de son mérite.

C’est dans mes conversations et mes différentes entrevues avec cette Lady que j’ai senti tout l’avantage des ornemens extérieurs ; et réellement, en ce qui regarde le ton de la bonne compagnie, je ne crois pas qu’un jeune homme puisse trouver de meilleure école que son sallon, ou, raillerie à part, son cabinet de toilette. C’est vraiment une grande satisfaction pour moi, de me figurer mon jeune ami faisant son cours sous une pareille institutrice.

Il est une époque et une circonstance de la vie, et c’est précisément celle où vous êtes, où pour achever de former un jeune homme, il ne faut que la société, l’aisance et une légère dose de la tendre amitié d’une femme accomplie. — Il me reste encore un mot à vous dire à ce sujet ; — mais vous êtes en bonnes mains, et je ne puis que vous en marquer ma satisfaction : il en résultera probablement tous les effets que doivent en attendre les vœux d’un aussi sincère ami que moi.

Depuis que je me connois un peu dans les affaires de ce monde, ma maxime a toujours été que le commencement et la fin de notre éducation avoient également besoin d’une bonne ; et puisque vous êtes assez heureux que d’avoir Lady — pour vous apprendre l’alphabet de votre âge, je vous exhorte à l’épeler et à le lire de manière à devenir le charme de toutes les sociétés : — vous perdrez, ainsi que je le désire, l’habitude de ne pas généraliser assez votre attention, de la circonscrire à un seul, et de négliger les autres ; car, quoique dans le principe il puisse y avoir quelque chose d’aimable dans cette conduite, elle n’est point adaptée au commerce général de la vie.

Lady M. — F. peut avancer l’ouvrage, et Lady C. — j’en suis sûr, est prête à s’en occuper. — Que ne doit donc pas attendre l’amitié, d’un semblable sol, d’une aussi belle saison, et d’une pareille culture ! Que puis-je faire de mieux que de vous laisser actuellement en si bonne compagnie, et vous prier d’offrir, en reconnoissance, mes complimens respectueux à toutes ces dames ? — Agréez vous-même l’intérêt le plus cordial de

Votre sincère et affectionné, etc.


LETTRE XVIII.


À.....


Coxwould, Mercredi à midi.


J’apprends de M. Phipps que vous avez pris l’engagement absolu de passer l’été, ou plutôt l’automne, à Mulgrave-Hall. J’ai donc tout lieu d’espérer que vous me ferez une visite préalable, et vous ne devez pas douter que je ne l’attende avec une vraie satisfaction.

Toutefois en disant, ou plutôt en écrivant ceci, je m’adresse à l’excellence de votre cœur, que je ne puis assez admirer, et à cet esprit cultivé dont je conçois les plus grandes espérances. — Je conçois les plaisirs et les sociétés dont vous serez obligé de faire le sacrifice, pour venir passer avec moi quelques jours de l’été ; cependant je ne doute nullement de votre visite, — et je crois que ce tête-à-tête Shandien ne sera pas sans attraits pour vous.

Je me rappelle une circonstance à laquelle je ne puis jamais songer sans m’en estimer plus, et vous en aimer mieux ; — car outre qu’elle m’est on ne peut pas plus flatteuse, elle annonce que vous possédez une source de sensibilité qui doit rendre votre vie heureuse et honorable, quelque accident qui puisse la traverser : — avec cette précieuse qualité, l’infortune ne pourra jamais vous abattre ; et quoique la folie, les passions, le vice même puissent obscurcir ou affoiblir, pour un temps, l’excellence de votre caractère, il ne sera jamais en leur pouvoir de la détruire. — Ceci se rapporte à ce léger trait d’une sensibilité délicate qui vous échappa l’hiver dernier ; — quoique je l’aye raconté plusieurs fois à d’autres avec le plus grand éloge, je ne m’étois pas encore avisé de vous en parler à vous-même ; mais le moment est venu de le faire, et mon esprit m’y pousse d’une manière irrésistible. Je me trouve, pour cela, dans des dispositions convenables, et qui, je crois, me sont naturelles.

Vous devez vous rappeler que le mois de janvier dernier vous vîntes me trouver un soir, lorsque j’étois dans mon lit malade, rue de Bond ; — vous ne devez pas avoir oublié non plus que vous passâtes la nuit entière au chevet de mon lit, remplissant tous les devoirs d’une amitié tendre et pieuse. — Je croyois avoir le squelette de la mort à mes talons ; — je pensois même qu’il alloit me prendre à la gorge, — et je vous en parlai beaucoup. — Enfin, il plut au ciel que ce moment ne fût pas le dernier de ma vie, quoique ce fût bien en conscience que je prophétisasse ma fin lorsque je disois que je ne comptois pas passer l’hiver. — Je crois, mon cher ami, vous dis-je, que bientôt je ne serai plus. — Je ne le crois pas, répondîtes-vous en me serrant la main, et poussant un soupir qui partant de votre cœur, vint droit au mien ; — cependant — craignant que la chose ne fût que trop vraie, vous eûtes la bonté d’ajouter : j’espère que vous me permettrez d’être toujours avec vous, afin que je ne perde pas une minute de l’avantage consolant de votre société, tant que le ciel me permet d’en jouir. —

Je ne fis aucune réponse ; je ne le pouvois pas : — mais mon cœur en fit une alors, et il continuera de la faire jusqu’à ce qu’il soit une motte de terre de la vallée.

Voilà d’où je tire la certitude que vous quitterez sans regret le tourbillon du plaisir, pour venir vous asseoir sous mon chèvrefeuille qui se pavane actuellement comme une nymphe du Renelagh, et pour m’accompagner chez mes nones, à qui je fais la pension d’une visite tous les soirs. — Nous pouvons aller à vêpres avec elles : nous revenons ensuite à la maison, où la crème et le caillé nous attendent ; et nous y rapportons des sentimens mille fois préférables à ceux que peuvent réellement procurer tous les plaisirs et toutes les beautés du monde.

Je travaille à faire deux autres volumes pour amuser, et, comme je l’espère aussi, pour instruire le monde mélancolique et podagre ; — j’y déclare solennellement que mon attachement pour des amis tels que vous est le seul motif qui me fasse désirer de me survivre ; mais peut-être est-ce par cette vanité que mon amour-propre ne me permet pas de nommer stérile ; cette vanité, dis-je, qui veut qu’après avoir tressé une couronne pour ma petite gloriole, je finisse encore par y ajouter quelques feuilles.

Venez donc : que je puisse vous lire les pages à mesure qu’elles tomberont de ma plume ; et soyez le Mentor de Tristram comme vous l’avez été d’Yorick. — À tout événement, — je suis sûr que vous n’irez point à York sans passer chez moi : mon triomphe sera complet sur lady Lepel, etc. si je puis vous arracher un mois entier au brillant centre d’attraction qui vous entraîne si naturellement. Sur ce, Dieu vous bénisse, et croyez que je suis avec toute la sincérité possible.

Votre très-affectionné, etc.



LETTRE XIX.


À.....


Bischopthort, vendredi soir.


Je n’ai vu qu’un moment la charmante madame Vesey ; elle n’en a pas moins essayé de me tourner la tête avec sa belle voix et ses mille autres grâces : quoique casuiste, je ne déciderai point sur quelles raisons elle pourroit justifier une pareille tentative ; je ne le demanderai pas non plus à mon bon ami l’Archevêque ; car c’est de sa maison où me retient sa bonté hospitalière, que je vous adresse cette lettre.

Je regrette cependant les tours que nous faisions ensemble ensemble dans Renelagh lorsqu’il étoit désert : c’est précisément dans cet état qu’il me plaisoit le mieux, parce qu’à chaque sensation délicieuse, il nous étoit libre d’oublier qu’il y eût dans la salle d’autres personnes — que nous.

Vous m’entendez assez, j’en suis sûr, quand je parle de ce sentiment exquis de la perfection du beau sexe ; — mais je pense que c’est surtout lorsqu’une femme est assise ou marche à votre côté, — et qu’elle est tellement maîtresse de toutes vos facultés, qu’il semble qu’il n’y ait que vous deux dans l’univers ; — lorsque vos deux cœurs étant parfaitement à l’unisson, ou pour mieux dire dans une harmonie complète, rendent les mêmes accords, — poussent les fleurs de l’esprit et du sentiment sur une même tige.

Ces heures délicieuses, — que les cœurs tendres et vertueux savent extraire des saisons mélancoliques de la vie, forment un ample correctif aux peines et aux troubles que les plus heureux d’entre nous sont condamnés à souffrir. — Elles versent le jour le plus brillant sur un triste paysage, et forment une espèce de refuge contre le vent et la tempête.

Avec une compagne chérie, la chaumière que l’humble vertu a construite à côté d’un bosquet de chevre-feuille, l’emporte infiniment sur toute la magnificence des palais des monarques. — Dans cette heureuse position, la bruyère odorante a pour nous le parfum de l’Arabie ; et Philomèle dût-elle refuser de venir s’établir sur les branches de l’arbre solitaire qui nous ombrage, pourvu que j’entende la voix de ma bien aimée, elle suffit à mon extase ; le son harmonieux des sphères célestes n’y pourroit rien ajouter.

Il y a quelque chose de singulièrement satisfaisant, mon cher ami, dans l’idée de se dérober au monde ; — et quoiqu’elle ait toujours été d’une grande consolation pour moi, je n’en ai jamais été plus fier que lorsque j’ai pu l’effectuer au milieu même de la foule. — Cependant, lorsque cette foule nous presse et nous entoure, je ne connois que le pouvoir magique de l’amour qui puisse produire cette espèce d’aberration : — l’amitié, quelle que soit l’étendue de son empire, — la pure amitié n’a pas ce privilège. — Il faut un sentiment plus énergique pour plonger l’ame dans cet oubli délicieux. — Hélas ! il est aussi doux qu’il est de peu de durée ; — car, comme une sentinelle vigilante, le souci, toujours alerte et toujours envieux, nous arrache bientôt à ce délire enchanteur.

Quant à vous, mon ami, la réalité se mêle quelquefois à vos songes ; et moi, tout en jouissant de votre bonheur, j’exerce mon imagination à m’en créer le simulacre. — Je m’assieds donc sur le gazon ; je m’y place en idée à côté d’une femme charmante, — aussi aimable, s’il est possible, que madame V — ; je cueille des fleurs et j’en forme un bouquet que j’arrange sur son sein, je lui raconte ensuite quelque histoire tendre et intéressante : — si ses yeux se mouillent à mon récit, je prends le mouchoir blanc qu’elle tient dans sa main, j’en essuie les larmes qui coulent sur ses belles joues, je m’en sers également pour essuyer les miennes : — c’est ainsi que la douce rêverie donne des ailes à l’heure paresseuse ; elle verse un baume consolant dans mes esprits, et me dispose à rejoindre mon oreiller.

Désirer que le souci ne plaçât jamais ses épines sur le vôtre, ce seroit sans doute former des vœux inutiles ; mais vous souhaiter la vertu qui en émousse les pointes, et la continuité des sensations qui quelquefois les arrachent, n’est pas, je crois, un souhait indigne de l’amitié avec laquelle,

Je suis, votre très-affectionné, etc.


P. S. Lydie m’écrit qu’elle a fait un amant. — Pauvre chère fille ! —


LETTRE XX.


À..... Écuyer.


Dimanche au soir.


N’imaginez pas, mon cher, et ne souffrez pas je vous prie, qu’aucun esprit froid et méthodique vous persuade — que la sensibilité est un mal. Vous n’avez pas eu à vous plaindre de vous en être rapporté à moi sur d’autres objets. Vous pouvez donc m’en croire lorsque je dis — que la sensibilité est un des premiers biens de la vie — et le plus bel ornement de l’homme.

Vous ne vous expliquez pas entièrement avec moi, ce qui, par parenthèse, n’est pas très-joli de votre part ; mais d’après le contenu de votre lettre, que j’ai maintenant sous les yeux, je suppose que vous avez été dupe de quelque personnage artificieux : — je suis même tenté de croire qu’il s’agit de quelque adroite C… et que, plein du tour qu’on vous a joué, l’esprit piqué, l’amour-propre en alarmes, vous voulez, permettez-moi de vous le dire, que votre sensibilité soit la victime de votre humeur. Et ce qu’il y a de pire encore, c’est que vous m’écrivez comme si vous vous croyiez réellement de sang-froid, dans toutes les prétendues observations que vous m’adressez à ce sujet.

Soyez bien sûr, mon cher ami, que si je ne regardois les sentimens que renferme votre dernière lettre comme l’effet d’un moment de délire ; — si je pouvois me persuader que vous les eussiez écrits dans un temps de calme et de réflexion ; — je vous croirois perdu sans retour, et je bannirois toute espérance de vous voir jamais parvenir à quelque chose de grand et de sublime.

J’allois presque vous dire — et pourquoi ne le ferois-je pas ? — qu’il y a une sorte de duperie aimable, qui l’emporte autant sur la lourde précaution de la sagesse du monde, que le son de la basse sur celui d’un âne qui brait de l’autre côté de ma palissade.

Si j’entendois quelqu’un se glorifier de n’avoir jamais été dupe, — je craindrois fort que dans un temps ou un autre, il ne fournît l’occasion de le regarder comme une ame basse et un plat coquin.

Cette doctrine vous paroîtra fort étrange ; — mais, quoiqu’il en soit, — je ne rougis pas de l’adopter. — Que diriez-vous homme qui ne seroit ni humain, ni généreux, ni confiant ? — Ce que vous en diriez, — je le conçois ; — vous penseriez qu’un tel homme est propre aux trahisons, aux pièges, aux rapines. — Cependant la duperie, — la fraude — nommez-les comme il vous plaira, — sont continuellement aux trousses des vertus dont nous venons de parler ; elles les suivent comme leur ombre. Semblable à tous les autres biens de ce monde, la vertu, quoique le plus précieux de tous, est cependant d’une nature mixte ; ses inconvéniens, si toutefois ils méritent ce nom, forment la base sur laquelle repose l’importance de ses fonctions et la supériorité de son essence.

La sensibilité se montre souvent sous une apparence de folie ; — mais sa folie est aimable ; ce n’est pas que j’approuve ses excès, — ou l’obéissance aveugle à l’impulsion qui les produit : cependant j’embrasserois de bon cœur celui qui ôteroit son manteau de dessus ses épaules — pour en envelopper un malheureux qui grelote et qui n’a rien pour se couvrir.

La discrétion est une qualité bien froide ; je ne serois pourtant pas fâché que vous en eussiez assez pour diriger votre sensibilité sur des objets convenables ; — mais ne l’étendez pas plus loin ; un pas de plus pourroit vous être funeste ; — il seroit possible qu’il arrêtât la source vivifiante de toute vertu ; cette source qui, j’en suis sûr, ne cessera de couler dans votre ame, et ne souffrira pas qu’une mortelle aridité vous dessèche le cœur.

En effet, la sensibilité est la mère de toutes ces impressions délicieuses qui donnent une couleur plus brillante à nos joies, et nous font verser des larmes de ravissement. — Des hommes plus sages que moi pourront vous instruire sur cette matière, et vous dire combien elle mérite d’occuper notre pensée.

Je vous laisse donc à vos propres méditations. — Je leur souhaite une heureuse issue, ainsi qu’à tout ce que vous entreprendrez, et suis bien véritablement.

Votre très-affectionné, etc.


LETTRE XXI.


À.....


Rue de Bond, jeudi matin.


Vous voulez donc bien, mon cher ami, vous fâcher contre les journalistes ? — Je n’ai pas à beaucoup près cette complaisance ; — mais comme ce n’est que pour moi que vous prenez de l’humeur, — je vous en fais, ainsi que je dois, mille et mille remercîmens.

Je ne sais en vérité pas à qui je suis redevable d’un aussi généreux service. — Je serois fort embarrassé de dire si je le dois à toute la société, ou au morosisme de quelque individu. — Je n’ai jamais fait pour cela la moindre perquisition. — Après tout, qu’en résulteroit-il ? — Voudrois-je leur donner dans mes écrits l’immortalité qu’il ne trouveront jamais dans les leurs ? — Laissons les ânes braire comme il leur plaît : je traiterai leurs seigneuries à ma manière comme elles le méritent, — et cette manière leur plaira moins qu’aucune autre.

Il existe une malheureuse classe de gens qui cherchent continuellement à faire de la peine à ceux qui valent mieux qu’eux ; mais ma coutume a toujours été de ne pas me formaliser des éclaboussures qu’on jette sur mon habit ; — car elles n’en ont jamais passé la doublure, — surtout celles qu’ont lancées cette envie, cette ignorance et ces caractères pervers qui se trouvent à une aussi grande distance de mes écrits.

Je me réjouis pour vingt bonnes raisons que je vous déduirai dans la suite, de ce que Londres se trouve sur votre chemin entre le comté d’Oxford et Suffolk ; et l’une de ces raisons, je vais vous la dire maintenant : — c’est que vous pouvez m’être d’un très-grand secours ; je désirerois donc que vous vous disposassiez à me rendre un bon office, si je ne savois fort bien que vous êtes toujours prêt à le faire.

La ville est si déserte que, quoique j’y sois depuis vingt-quatre heures, je n’ai vu que trois personnes de connoissance ; Foote, au spectacle, — Sir Charles Davers, au café de Saint-James, et Williams, qui, comme un oiseau de passage, prenoit son vol pour Brigthelmstone, où l’on m’a dit qu’il fait sa cour à une femme charmante, avec tout le succès que ses amis peuvent lui souhaiter.

L’unique chose qu’on pouvoit désirer à nos courses d’York, étoit de se trouver dans la salle du bal et non en rase campagne. La pluie ne voulut jamais se prêter aux divertissemens de la course ; elle déchaîna contr’eux tous les réservoirs du ciel. Ce contretemps n’influa point sur les autres amusemens ; leur gaieté n’en fut pas du tout altérée. J’avois promis à certaine personne que vous y seriez, et vous m’êtes redevable de quelques reproches que j’ai essuyés pour vous.

Quoique je ne vous aye pas encore parlé de ma santé, je ne me porte pas bien du tout ; et si l’hiver me surprend dans ce pays-ci, je ne verrai jamais d’autre printemps : c’est donc pour m’en aller vers le Midi que je vous prie d’arriver promptement de l’Ouest.

Hélas ! hélas ! mon ami, je commence à sentir que toute ma force s’épuise dans ces luttes annuelles avec cette parque maudite, qui sait tout aussi bien que moi que malgré mes efforts, elle finira par nous battre tous : en effet, elle a déjà brisé la visière de mon casque, et la pointe de ma lance n’est plus ce qu’elle étoit autrefois ; mais tant que le ciel voudra bien me laisser la vie, j’attends aussi de sa bonté la force nécessaire pour en tolérer les peines ; et j’espère qu’il me conservera jusqu’au dernier soupir, cette sensibilité pour tout ce qui est bon et honnête ; car lorsqu’elle possède entièrement notre ame, je pense qu’elle forme un ample correctif à la grande somme de nos erreurs.

Croyez donc que je serai sensible à votre amitié tant que je pourrai l’être à quelque chose ; et j’ai tout lieu de me flatter que vous m’aimerez, non-seulement jusqu’à mon dernier jour, mais qu’encore après ma mort, vous garderez la mémoire de,

Votre toujours fidèle et affectionné, etc.



LETTRE XXII.


À.......
Dimanche matin,


Si vous désirez avoir le portrait de ma figure diaphane — qui, par parenthèse, ne mérite pas les frais de la toile, — je m’y prêterai volontiers ; car il m’est doux de songer que lorsque je reposerai dans la tombe, mon image pourra du moins me rappeler quelquefois à votre amitié sympathique.

Mais il faut que vous fassiez vous-même la proposition à Reynolds : je vais vous dire pourquoi je ne puis m’en charger. Reynolds a déjà fait mon portrait ; et lorsque j’ai voulut m’acquitter avec lui, il a refusé mon argent, disant, pour me servir de sa flatteuse expression, que c’étoit un tribut que son cœur vouloit payer à mon génie. Vous voyez que la façon de penser de cet artiste égale au moins la supériorité de son talent.

Vous voyez, en même-temps, mon embarras, et la nécessité de vous charger de la proposition, si toutefois il s’agit de recourir au génie de Reynolds. Si l’impatience de votre amitié, que vous exprimez d’une manière si touchante, veut bien attendre que nous allions à Bath, nous pourrions employer le pinceau de votre favori Gainsborough.

Et pourquoi pas celui de votre petit ami Cosway, qui va d’un pas rapide à la fortune et à la célébrité ? enfin, il en sera ce que vous voudrez, et vous arrangerez la chose comme il vous plaira.

Dans tous les cas, je me régalerai de mon buste lorsque j’irai à Rome, pourvu toutefois que Nollikens ne me fasse pas une demande incompatible avec l’état de mes finances. La statue que vous admirez tant, et qui décore le monument de mon aïeul l’Archevêque, à la cathédrale d’York ; cette statue, dis-je, m’a, je crois, fait naître la fantaisie d’avoir la mienne. Ce morceau de marbre, que ma vanité, — car souffrez, s’il vous plaît, que je mette cela sur son compte, — que ma vanité me destine, la main de l’amitié pourra le placer sur ma tombe, et peut-être sera-ce la vôtre. — En voilà bien sur ce chapitre.

Mais je suis né pour les digressions : je vous dirai donc, sans autre préambule, et après avoir bien réfléchi, que lord… est d’un caractère bas et rampant. S’il n’étoit que fou, je dirois — ayez pitié de lui : mais il a justement assez d’esprit pour être responsable de ses actions, et pas assez pour reconnoître la supériorité de ce qui est véritablement grand sur ce qui est petit. — Si jamais il s’élève à quelque chose de bon et d’honnête, je consens que de mon vivant et même après ma mort, on m’accuse de trafiquer du scandale, et d’être un méchant homme ; mais n’en parlons plus, je vous prie. — Il est temps que je vous quitte pour me rendre dans un endroit où je devrois être depuis une heure. — Dieu vous bénisse donc, et croyez-moi pour la vie.

Très-cordialement, votre, etc.


LETTRE XXIII.


À......


Lundi matin.


L’histoire, mon cher ami, qu’on vous a débitée comme très-authentique, est absolument fausse, ainsi que bien d’autres. Je n’ai jamais eu de démêlé avec M. Hume — c’est-à-dire, de dispute sérieuse qui sentît l’emportement ou la colère. — En effet, on m’étonneroit fort, si l’on me disoit que David (Hume) se fût jamais pris de querelle avec quelqu’un ; et si j’étois forcé d’en convenir, rien ne pourroit me déterminer à croire que le tort ne fût pas du côté de son adversaire ; car de ma vie, je n’ai rencontré d’homme plus poli ni plus doux. S’il a fait des prosélytes par son scepticisme, il l’a dû plutôt à l’aimable tournure de son caractère, qu’à la subtilité de sa logique. — Comptez là-dessus : c’est un fait.

Je me souviens bien que nous plaisantâmes un peu à la table de lord Hertford à Paris ; mais de part et d’autre, il n’y eut rien qui ne portât l’empreinte de la bienveillance et de l’urbanité. — J’avois prêché le même jour à la chapelle de l’ambassadeur : David voulut faire un peu la guerre au prédicateur ; le prédicateur, de son côté, n’étoit pas fâché de rire avec l’infidèle ; nous rîmes effectivement un peu l’un et l’autre, toute la société rit avec nous ; — et quoi qu’en dise votre conteur, il n’étoit sûrement pas présent à cette scène.

Il n’y a pas plus de vérité dan le récit qui me fait prêcher un sermon injurieux pour l’ambassadeur dans la chapelle même de son excellence ; car lord Hertford me fit l’honneur de m’en remercier à plusieurs reprises. Il y avoit, je l’avoue, un peu d’inconvenance dans le texte ; et c’est tout ce que votre narrateur peut avoir entendu de propre à justifier son récit. — S’il s’endormit immédiatement après que je l’eus prononcé, — je lui pardonne. Voici le fait :

Lord Hertford venoit de prendre et de meubler un hôtel magnifique ; et comme à Paris la moindre chose produit un engouement passager, il étoit de mode dans ce moment-là de visiter le nouvel hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre. — Personne n’y manquoit : — ce fut, pendant quinze jours au moins, l’objet de la curiosité, de l’amusement et de la conversation de tous les cercles polis de la capitale.

Il m’échut en partage, c’est-à-dire, je fus prié de prêcher le jour de l’inauguration de la chapelle de ce nouvel hôtel. — On vint m’en prier au moment où je finissois ma partie d’wisch avec Thornhills ; et soit que la nécessité de me préparer, car je devois prêcher le lendemain, m’enlevât trop brusquement à mon amusement de l’après-dîné ; soit toute autre cause que je ne prétends pas déterminer ; je me trouvai saisi de cette espèce d’humeur à laquelle vous savez que je ne puis jamais résister ; et il ne me vint dans l’esprit que des textes malheureux : — vous en conviendrez vous-même en lisant celui que je pris.

« Et Hezekia dit au prophète : je leur ai montré mes vases d’or et mes vases d’argent, et mes femmes et mes concubines, et mes boîtes de parfums ; en un mot, tout ce qui étoit dans ma maison, je le leur ai montré : et le prophète dit à Hezekia : vous avez agi très-follement. »

Ce texte étant puisé dans la sainte écriture, ne pouvoit nullement offenser, quelque mauvaise interprétation que voulussent y donner les malins esprits. — Le discours en lui-même n’avoit rien que de très-innocent, et il obtint l’approbation de David Hume.

Mais je ne sais comment je remplis des pages entières à ne parler que de moi seul : — la seule chose qui puisse justifier en moi cet égoïsme épistolaire, c’est lorsque j’assure un aimable caractère, ou un fidèle ami, comme je le fais maintenant à votre égard, que je suis d’elle, de lui, ou de vous,

Très-affectueusement, l’humble serviteur.



LETTRE XXIV.


À..... Écuyer.


Mercredi matin.


Croyez-moi, mon cher ami, je n’ai que très-peu de foi aux docteurs. Il y a plusieurs années que quelques-uns des plus célèbres de la Faculté m’assurèrent que je ne vivrois pas trois mois, si je continuois mon genre de vie. Le fait est que depuis treize ans je brave leur décision en faisant précisément ce qu’ils m’ont défendu : — oui, j’ai l’effronterie d’exister encore, quoiqu’avec toute ma maigreur ; et ce ne sera pas ma faute, si je ne continue à les faire mentir aussi longtemps que je l’ai déjà fait.

Je crois que c’est le lord Bacon qui observe, — du moins quelque soit l’auteur de cette observation, elle n’est pas indigne du grand homme que je viens de citer ; — il observe, dis-je, que les médecins sont de vieilles femmes qui viennent à côté de notre lit, se mettre aux prises avec la nature, et qui ne nous quittent que lorsqu’ils nous ont tués ou que la nature nous a guéris.

Il y a dans l’art de guérir une incertitude qui se moque de l’expérience, et même du génie. — Ce n’est pas que je prétende proscrire absolument une science qui produit quelquefois de bons effets. Je pense même que cette science, considérée abstractivement, doit l’emporter sur toutes les autres : mais je ne suis pas toujours le maître de me contenir quand je songe au sot orgueil de ceux qui la professent, et qui sortent des gonds lorsque vous ne lisez pas les étiquettes des fioles qui contiennent la matière de leurs ordonnances, avec le même respect que si elles étoient écrites de la propre main de Saint-Luc.

Déesse de la santé, — fais que je boive ton breuvage salutaire à la source pure qui jaillit sous tes lois ! Accorde-moi de respirer un air balsamique, de sentir les douces influences du soleil vivifiant. — Ami, je le ferai, — car si je ne vous vois dans quinze jours, le seizième je prendrai le coche de Douvres et j’irai sans vous, chercher les bords du Rhône, où vous me suivrez ensuite, si cela vous plaît ; si vous ne le faites point, voyez quelle différence : — tandis que le jour de Noël vous vous couvrirez d’habits bien chauds, et ferez préparer un grand feu pour vous prémunir contre les brouillards, je m’assiérai sur le gazon à la douce chaleur du grand foyer de la nature qui éclaire, vivifie et réjouit tous les êtres.

Faites bien vos réflexions, je vous prie, — et que j’en apprenne bientôt le résultat, car je ne veux pas perdre un autre mois à Londres, fût-ce même par complaisance pour vous, — ou dans la vue de vous avoir pour compagnon de voyage, ce qui, — je dois en convenir, me seroit absolument personnel. En attendant, et toujours, Dieu vous bénisse !

Je suis, très-cordialement, votre, etc.


LETTRE XXV.


À..... Écuyer.


Mercredi à midi.


Je me trouve toujours quelque fâcheuse affaire sur les bras : ce n’est pas, comme le soupçonnent quelques personnes de bonne humeur, faute de prendre assez de soin de ne pas blesser les gens ; je n’en eus jamais le désir, mais uniquement faute d’être entendu. — Pope a très-bien peint l’embarras d’être réduit,


À s’escrimer
sans second et sans juge.


Je pense que la citation est exacte. — En effet, un homme peut assez bien se tirer d’affaire sans second. Le génie, loin d’en avoir besoin, pourroit quelquefois en être embarrassé ; — mais n’avoir pas de juge, c’est une mortification qui pénètre jusqu’au vif ceux qui sentent ou imaginent, ce qui revient à-peu-près au même, qu’un jugement impartial et équitable seroit leur récompense.

N’être jamais compris, et, ce qui en résulte naturellement, voir tous ses discours défigurés par l’ignorance, est cent fois pire que d’être calomnié malicieusement. — Le plus souvent, et presque toujours, la calomnie est un hommage que le vice paye à la vertu, et la folie à la sagesse. — L’homme sage voit d’un œil de pitié les efforts du calomniateur : ils tournent à son avantage ; — semblable au philosophe qu’on dit avoir élevé un monument à sa propre gloire, avec les pierres que lui lançoit la malignité de ses compétiteurs.

La vertu sans la bonne réputation est une chose trop ordinaire pour qu’on doive en être surpris — quoi qu’on ne puisse s’empêcher d’en déplorer l’injustice : mais comme elle tient en quelque sorte à l’ordre général de la Providence, l’espérance et la résignation peuvent nous la faire supporter. Quant à ce qui n’intéresse que médiocrement la réputation, on peut pardonner à celui qui se moque des tournures qu’on donne le plus souvent aux intentions les plus honnêtes.

Je puis vous assurer bien positivement que je n’eus jamais moins d’amour-propre, ni moins d’envie de déployer mes talens, — quels qu’ils soient — que dans la circonstance qui a produit tant de fâcheries. Loin de montrer de la sévérité — j’étois tout complaisance et bonne humeur — mes esprits étoient à l’unisson de chaque pensée généreuse et riante, — en un mot, j’avois si peu l’idée d’offenser — surtout les Dames — qu’il n’y eut peut-être jamais de moment dans ma vie je fusse plus disposé à m’armer de toutes pièces, et à monter sur mon palefroi pour aller soutenir la cause de la Beauté molestée ou captive. — Cependant me voilà précisément regardé comme le monstre que j’étois prêt à combattre et à détruire.

Veuillez donc bien, de la manière que vous croirez la meilleure, faire part de toutes ces observations à madame H… dites-lui qu’elle a fait seulement ce que bien d’autres ont fait avant elle — c’est-à-dire, qu’elle a mal conçu, ou, comme il pourroit y avoir de l’équivoque dans ce mot, qu’elle m’a mal entendu.

Je suis prêt à faire mon apologie dans toutes les règles ; et si la dame qui en sera l’objet est disposée à m’accorder un sourire, je recevrai le retour de sa faveur avec toute la reconnoissance qu’elle mérite ; mais si elle présume qu’il soit plus à propos de se tenir toujours pour offensée — je ne manquerai pas de la citer au supplément de mon chapitre des droits et des injustices des femmes ; et quoique, d’après une certaine combinaison des circonstances, je ne puisse jamais faire comprendre ce chapitre à mon oncle Tobie, je l’expliquerai si bien à tout le monde, qu’on pourra le lire en courant.

D’ailleurs, je ne suis pas inintelligible pour tous. Il y a quelques esprits qui n’ont nullement besoin d’avoir la clef de mes discours ou de mes ouvrages ; et ceux-là — je parle des esprits — sont du premier ordre. Ceci me donne quelque consolation, et cette consolation augmente de poids et de mesure lorsque je pense que vous êtes de ce nombre.

Mais le papier et la claquette du facteur m’avertissent de faire — ce que j’aurois dû faire à l’autre page : — c’est de prendre congé de vous ; adieu donc, et que Dieu vous bénisse !


Je suis très-cordialement, votre, etc.


LETTRE XXVI.


À......


Jeudi 1 Novembre.


Si j’étois ministre d’état — au lieu d’être curé de campagne ; — ou plutôt, quoique je ne sache lequel est le meilleur des deux, si j’étois Souverain d’un pays, non comme Sancho-Pança, sans avoir aucune volonté à moi, mais avec tous les privilèges et toutes les immunités qui appartiennent à cette place ; je ne souffrirois pas que l’homme de génie fut déchiré, humilié, ou même sifflé par celui qui ne pourroit pas rivaliser avec lui. — Cela signifie que je ne permettrois point que les sots d’aucune espèce osassent se montrer dans mes états.

Quoi ! — direz-vous — n’y auroit-il pas quelque exception pour l’ignorant et le non-lettré ? — aucun quartier à part pour ceux que la science n’auroit point illuminés, ou dont l’indigence auroit étouffé le génie ? Mon cher ami, vous ne m’entendez pas parfaitement : — ne supposez pas, je vous prie, — qu’on soit sot pour n’être pas instruitni que pour être instruit, on ne puisse pas être sot.

Je ne tire pas mes définitions des lieux communs du collège, ni du péricrane épais et moisi des compilateurs de dictionnaires, mais du grand livre de la Nature, qui est le volume du Monde et le code de l’expérience. J’y trouve qu’un sot est un homme ; (car maintenant je ne suis pas d’humeur à confondre les femmes dans cette définition) est un homme, dis-je, qui se croit autre chose que ce qu’il est dans la réalité — et qui ne sait comment faire un bon usage de ce qu’il est.

C’est la manière d’adapter les moyens à la fin qu’on se propose, qui caractérise une intelligence supérieure. La chétive haridelle dont Yorick a depuis si long-temps fait son unique monture, si une fois on la met dans le droit chemin, arrivera plus tôt au terme de son voyage que le meilleur coureur de Newmarket, qui aura pris à gauche.

Souvent la sagesse ne sait ni lire ni écrire, tandis que la folie vous cite des passages de toutes les langues mortes et de la moitié des vivantes. Veuillez donc bien, je vous prie, ne pas vous former une mauvaise, — c’est-à-dire, une fausse idée, de ce royaume de mon invention ; — car si jamais le possède, vous pouvez être sûr que vous y aurez un bon traitement, et que vous y vivrez à votre aise, comme le feront tous ceux qui y vivront avec honneur. — Mais au point.

Au point, ai-je dit ? — Hélas ! il y a tant de zig-zags dans ma destinée, qu’il m’est impossible de filer droit en écrivant une pauvre lettre — encore une lettre d’ami, et je ne la recommencerai pourtant pas ; — car il m’arrive une visite que je ne puis renvoyer — qui m’oblige à finir une page ou deux, peut-être même trois, plus tôt que je ne l’aurois fait. Je vais donc plier ma lettre telle qu’elle est, — en ajoutant seulement un Dieu vous bénisse ! — ce qui, toutefois, est le désir le plus constant et le plus sincère de

Votre affectionné, etc.



LETTRE XXVII.


À......


Dijon, 9 Novembre 1769.


Mon cher ami,

Je vous recommande, — non pas peut-être par-dessus tout, mais très certainement par-dessus beaucoup de choses, — de vous servir de votre propre intelligence, un peu plus que vous ne le faites ; car, croyez-moi, une once de celle-ci vous sera plus avantageuse qu’une livre de celle des autres. Il y a une sorte de timidité qui, comme objet de spéculation, rend la jeunesse aimable ; mais vu l’humeur actuelle du monde, c’est, dans la pratique, une chose vraiment incommode, pour ne pas dire dangereuse.

Il existe, au contraire, une mâle confiance qu’on ne sauroit avoir trop tôt, parce qu’elle provient du sentiment des bonnes qualités que l’on possède et des heureuses acquisitions que l’on a faites : il n’est pas moins à propos de s’en parer aux yeux du monde, que de prendre un casque au jour du combat. Nous en avons besoin comme d’une protection, contre les insultes et les outrages des autres ; car dans les circonstances qui vous sont particulières, je ne la considère que comme une qualité purement défensive, — propre à empêcher que vous ne soyez culebuté par le premier ignorant, le premier sot, ou l’insolent faquin qui verra que votre modestie étouffé votre mérite.

Mais je ne vous dis ceci qu’en passant. — J’en laisse l’application à votre propre discernement et à votre bon sens, dont je n’écrirai pas tout ce que je pense, ni ce qu’en pensent quelques autres personnes qui le jugent favorablement.

Depuis que j’ai mis le pied sur le continent, je me trouve tellement mieux, que ma vue seule vous feroit du bien, — et vous en auriez encore davantage à m’entendre ; car j’ai recouvré ma voix dans ce climat générateur. Loin d’avoir de la peine à me faire entendre de l’autre côté de la table, je serois maintenant en état de prêcher dans une cathédrale.

Tout le monde est ici dans l’ivresse du contentement. La vendange a été très-abondante, et elle est maintenant sous le pressoir. Tous rayonnent de plaisir, et toutes les voix sont au ton de la joie. — Quoique j’aille aussi vite qu’il m’est possible d’aller, et que malgré cela la mort me talonne au point qu’il ne me paroît pas prudent de prendre le temps de jeter un regard en arrière, je ne puis cependant résister à la tentation de sauter hors de ma chaise, et de passer tout le soir sur un banc à considérer les danses que forment ces fortunés habitans, après les travaux de la journée. C’est ainsi que, par un bienfait de la Providence, sur les vingt-quatre heures, ils trouvent le secret d’en passer au moins deux ou trois à oublier qu’il existe dans ce monde quelque chose qui ressemble au travail et aux soucis.

Cet innocent oubli de la peine est l’art le plus heureux de la vie ; et la philosophie, avec tout son attirail de préceptes et de maximes, n’a rien qui lui soit comparable. En effet, je suis convaincu que la joie — modérée, et réglée sur de bons principes, — est parfaitement agréable à l’Être bienfaisant qui nous a créés ; — qu’on peut rire, chanter, et même danser, — sans offenser le ciel.

Je ne pourrai jamais, — non, je le dis bien positivement, il ne sera jamais en mon pouvoir de croire qu’on nous ait envoyés dans ce monde pour le traverser mélancoliquement. Tout ce qui m’entoure m’assure le contraire. — Les danses et les concerts rustiques que je vois et que j’entends de ma fenêtre, me disent que l’homme est fait pour la joie. Aucun cerveau fêlé de moine Chartreux, — tous les moines Chartreux du monde, — ne me feroient jamais revenir de cette opinion.

Swift dit, vive la bagatelle ! Moi je dis, vive la joie, qui, j’en suis sûr, n’est point bagatelle. C’est, à mon avis, une chose sérieuse, et le premier des biens pour l’homme.

Puissiez-vous, mon cher ami, continuer d’en avoir toujours une ample provision dans votre magasin ! — Qu’il ressemble à la cruche de la veuve, c’est-à dire, qu’il ne soit jamais à sec !

J’attends de recevoir quelque nouvelle de vous de Lyon, et c’est de là que je vous en enverrai d’ultérieures sur mon compte : — en attendant, et dans tous les temps, Dieu vous bénisse ! — croyez que

Je serai toujours bien véritablement et affectueusement votre, etc.



LETTRE XXVIII.


À......


Lyon, 15 Novembre.


J’ai fait la route la plus délicieuse, — quoique dans une désobligeante, et par conséquent seul. Mais quand le cœur et l’esprit sont dans une parfaite harmonie, et lorsque chaque sensation subordonnée se met bien à l’unisson, il ne se présente aucun objet qui ne produise le plaisir. — D’ailleurs, tel est le caractère de ce peuple fortuné, vous voyez le sourire sur tous les visages, et de tout côté vous entendez les accens de la joie. — Au moment où je vous écris, j’ai sous ma fenêtre une bonne femme qui joue de la vielle à un groupe de jeunes gens qui dansent avec une gaieté bien plus apparente, et je crois aussi plus réelle, que ne peut l’être celle de vos brillantes assemblées d’Almack.

J’aime ma patrie autant que peut l’aimer aucun de ses enfans, — je connois toute la solidité des vertus caractéristiques du peuple qui l’habite ; — mais dans le jeu du bonheur, il ne fait pas sa partie avec la même attention, ou n’y réussit pas aussi bien qu’on le fait dans ce pays-ci. — Je n’entrerai point dans l’examen de la différence physique ou morale qu’on remarque entre les deux nations ; — cependant, je ne puis m’empêcher d’observer que, tandis que le François possède une gaieté de cœur, qui toujours affoiblit et quelquefois dissipe le chagrin, l’Anglois en est encore à l’ancien temps des François, et continue à se divertir moult tristement.

Combien de fois, dans nos assemblées d’York, n’ai-je pas vu un couple au dessous de trente ans danser avec autant de gravité que s’il eût fait un travail mercenaire, dont il eût craint de ne pas être payé : tandis qu’ici je vois des jeunes gens brûlés du soleil et des filles de travail quitter un assez maigre dîner, le cœur palpitant de joie, — pour s’agiter au son du haut-bois, et frapper la terre en cadence avec leurs sabots.

On ne me persuadera jamais qu’il n’y ait point une Providence, et une Providence gaie qui gouverne ce pays-ci. Avec tous les biens imaginables, nous sommes toujours graves, et dans le chagrin nous ne savons que raisonner avec nous-mêmes, tandis qu’ici — sans presque d’autre bien que le soleil, — on est content de son état.

Mais l’Être bon, qui nous a tous créés, donne à chacun une portion de bonheur, conformément à sa sagesse et à son plaisir ; car rien n’est au-dessous de sa vigilante Providence, — elle modère même l’haleine des vents pour l’agneau privé de sa toison.

Ces réflexions m’ont fait perdre de vue mon objet ; car ce n’est que pour me plaindre que j’ai rapproché la chaise de la table et mis la plume dans l’encrier : c’étoit mon unique dessein, — parce que j’ai envoyé plusieurs fois à poste restante sans qu’on ait pu me rapporter une lettre de vous. Quoique je sois dans la plus grande impatience de continuer mon voyage vers les Alpes, et qu’il me soit impossible de tranquilliser mon esprit jusqu’à ce que j’aye reçu de vos nouvelles ; cependant, par un effet de mon caractère sympathique, le contentement et la bonne humeur des gens qui m’environnent a tellement pris sur moi, que je reste ici, dans mon habit noir, avec mes pantouffles jaunes, aussi tranquille que si j’y étois à demeure, et que je n’eusse plus de chemin à faire. Dieu sait pourtant le joli tour qui me reste à décrire avant que je puisse vous embrasser.

Vous savez que je ne suis pas dans l’usage de rien effacer ; sans quoi je raturerois les douze dernières lignes que je viens d’écrire ; car au moment où je les terminois, votre lettre et deux autres viennent de m’arriver et de me satisfaire sur tous les points. — Réellement si je pensois que vous vinssiez me surprendre, je traînerois encore. — À tout événement nous nous rencontrerons à Rome, — à Rome, — et demain matin je prends des ailes pour y accélérer mon arrivée.

Je désire sincèrement que ma lettre puisse vous dépasser, — c’est-à-dire, que vous soyez en chemin avant qu’elle soit arrivée en Angleterre. — Dans tous les cas, mon cher garçon, nous nous verrons à Rome. Jusqu’alors — portez-vous bien : — là, et partout ailleurs, — je serai toujours

Votre très-fidèle et très-affectionné, etc.



LETTRE XXIX.


À......


Rue de Bond.


Je crains bien d’avoir fini, pour le reste de mes jours, de plaisanter, de rire et d’amuser les autres, soit hommes, femmes ou enfans, et de devenir grave et solennel ; dispensant la stupide sagesse comme on a prétendu jusqu’ici que je départois la folie à mes paroissiens et à mes paroissiennes.

À vous dire le vrai, — je commençai cette lettre hier matin, et je fus interrompu par une demi-douzaine d’oisifs qui vinrent me chercher pour m’associer à leur paresse et pour rire avec eux. L’un d’eux me força de dîner chez lui, avec sa sœur qui me parut un être du premier ordre, et qui fait quelque chose d’absolument semblable à la résolution avec laquelle j’ai commencé cette lettre, indigne de la plume qui l’écrit.

En bonne foi, cette femme est charmante au-delà de toute expression ; c’étoit elle qui avoit préparé le thé : elle m’en présenta une tasse plus délicieuse que le nectar.

Pour le dire en passant, elle désire extraordinairement de faire votre connoissance ; — ce n’est pas, vous pouvez m’en croire, d’après le compte que je lui ai rendu de vous, mais d’après les éloges que lui en ont faits des personnes qu’elle dit être de la première classe. Vous pouvez être bien sûr cependant que je ne les ai pas désavoués, et que mon témoignage ne vous a pas été contraire. — Lors donc que vous le désirerez, je vous présenterai pour que vous ayez l’honneur de lui baiser la main, et d’augmenter la liste des fidèles qui vont en adoration dans le temple d’un si rare mérite.

Je pense réellement que s’il y a sur la terre une femme propre à faire votre bonheur et à vous inspirer de l’amour, par-dessus le marché, — ce qui, je crois, seroit l’unique moyen de vous rendre heureux, — je pense, dis-je, que cette tâche est réservée à ce caractère enchanteur. En effet, si vous commandiez à mon foible pinceau de vous décrire la beauté dont la tendresse pourra vous guérir des maux de cœur et des inquiétudes sans nombre qui vous assailliront infailliblement sur le passage de la vie ; je choisirois cette excellente et divine créature. Mon esprit de chevalerie errante lui a déjà dit qu’elle étoit ma Dulcinée ; — mais je déposerai bien volontiers mon armure, et je briserai ma lance pour faire votre ange conservateur de la dame de mes pensées.

Je crois n’avoir pas besoin de vous rappeler mon affection pour vous ; il m’est justement venu quelques idées à votre sujet, qui m’ont tenu éveillé la nuit dernière, lorsque j’aurois dû être enseveli dans un profond sommeil ; — mais je me réserve de vous les communiquer au coin de mon feu, ou du vôtre, et je voudrois bien ce soir vous avoir auprès du mien. Je ne crois pas de ma vie avoir rien désiré aussi ardemment.

Au nom de la fortune, dites-moi donc, je vous prie, ce qui peut vous retenir à cinquante lieues de la capitale, dans un temps où, pour votre propre intérêt, j’aurois un si grand besoin de vous ?

Je vous entends vous écrier, — qu’est-ce que tout cela signifie ? — je vous vois presque déterminé à jeter ma lettre au feu, parce que vous n’aurez pu y trouver le nom de la belle. Mon bon ami, je suis parfaitement en règle sur cet article ; — car vous pouvez être sûr que mon intention n’a jamais été de confier son nom à cette feuille de papier. Je vous ai parlé de la divinité ; le reste, vous le trouverez inscrit sur l’autel.

Je ne fus jamais plus sérieux que je le suis dans ce moment-ci ; prenez donc bien vite la poste pour vous rendre dans cette ville : j’en serai parti si vous n’arrivez bien tôt, et alors je ne sais ce que deviendront toutes les bonnes intentions que j’ai maintenant pour vous ; — à la vérité, je ne crains pas d’en manquer dans le temps futur ; — car dans tous les événemens, dans toutes les circonstances, et partout,

Je suis très-cordialement et très-affectueusement votre, etc.



LETTRE XXX.


À......


Vendredi.


Peut-être, mon cher ami, c’est pour vous le temps de chanter, et je m’en réjouis ; — mais ce n’est pour moi celui de danser.

Vous reconnoîtrez à la manière dont cette lettre est écrite, que si je figure dans ce genre ; — ce doit être à la danse d’Holbein.

Depuis ma dernière lettre, un autre vaisseau s’est brisé dans ma poitrine, et j’ai perdu assez de sang pour abattre l’homme le plus robuste : il est donc plus facile d’imaginer que de décrire ce que cette révolution a produit sur mon individu décharné et flanqué de toute sorte d’infirmités. — En effet, ce n’est qu’avec peine et seulement dans quelques intervalles de repos, qu’il m’est possible de traîner ma plume. Sans le grand empressement de mes esprits, qui m’aident pour quelques minutes de leur précieux mécanisme, il n’eût pas été en pouvoir de vous remercier du tout : — je ne puis cependant le faire comme je le devrois, pour vos quatre lettres restées si long-temps sans réponse, et notamment pour la dernière.

J’ai réellement cru, mon bon ami, que je n’aurois plus le plaisir de vous voir. Le hideux squelette de la mort sembloit avoir pris son poste au pied de mon lit, et je n’avois pas le courage de m’en moquer comme je l’ai fait jusqu’ici : — je baissois donc patiemment la tête, sans la moindre espérance de la relever jamais de dessus mon oreiller.

Mais, de manière ou d’autre, la mort a, je crois, pour le moment, changée de visée, — et j’espère que nous pourrons encore nous embrasser une fois. La seule chose que je puisse ajouter, c’est que tant que je vivrai, je serai toujours

Votre très-affectionné, etc.



LETTRE XXXI.


À......


Rue de Bond, le 8 Mai.


En lisant votre dernière lettre, j’ai senti le degré d’énergie auquel peut s’élever une passion tendre et honnête. — L’histoire que vous me racontez doit être placée parmi les relations les plus touchantes des misères, et en même temps des efforts heureux de la bienveillance humaine. Il se trouva que je l’avois hier dans ma poche, en déjeûnant avec Mistris M..... et faute de pouvoir lui donner quelque chose d’aussi bon de mon propre fonds, je lui lus en entier votre lettre, — mais ce n’est pas tout ; car, ce qu’il y eut de plus flatteur, ( c’est-à-dire, de plus flatteur pour vous) c’est qu’elle voulut la lire elle-même ; ensuite elle me pria de ne pas différer l’occasion de vous présenter vous à sa table, et à vous celle qui en est la maîtresse. Je lui parlai de l’incivile distance de quelque centaine de milles, au moins, qui se trouvent entre nous ; mais je promis et je jurai, — car je fus obligé de faire l’un et l’autre, — que dès que je pourrois me saisir de votre main, je vous conduirois à son vestibule. — Je commence réellement à croire que, par vous, j’obtiendrai quelque crédit.

Je n’ai pas à peine à me persuader que l’amour soit sujet à des paroxismes violens, comme la fièvre ; mais tant de plaisir accompagne cette passion : en général, elle produit des sympathies si douces ; — quelquefois elle est si promptement, et souvent si facilement guérie, qu’en vérité, je ne puis plaindre ses disgrâces du même ton de pitié dont j’accompagne mes visites consolatrices à des infortunes moins ostensibles. — Dans la triste et dernière séparation des amis, l’espérance nous console par la perspective d’une éternelle réunion, et la religion nous porte à y croire : — mais, dans l’histoire mélancolique que vous rapportez, je vois ce qui m’a toujours paru le spectacle le plus désespérant que puisse offrir la sombre région des misères humaines. Je me figure la pâle contenance de quelqu’un qui a vu les plus beaux jours, et qui succombe au désespoir de les voir renaître. L’homme abattu par une infortune non méritée, et privé de toute espèce de consolation, est dans un état sur lequel l’ange de la pitié verse le trésor de ses larmes.

Je ne vous envie point, mon cher enfant — non je ne vous envie pas — vos sentimens, car je suis sûr que je les partage ; mais si je pouvois vous envier une chose qui vous fait tant d’honneur, et qui m’engage à vous aimer, s’il est possible, plus que je ne le faisois auparavant, — ce seroit le petit édifice de consolation et de bonheur que vous avez construit dans les profondeurs de la misère. Peut-être n’occupera-t-il que peu de place dans ce monde — mais, semblable au grain de sénevé, il croîtra et portera sa tête dans les cieux, ou l’esprit qui l’a érigé vous élèvera vous-même un jour.

Robinson vint me prendre hier pour me mener dîner, place Berkeley ; — et tandis que je m’habillois, je lui donnai votre lettre à lire. Il la sentit comme il le devoit ; non-seulement il me pria de vous dire quelque chose de flatteur de sa part, mais lui-même il dit mille choses agréables sur votre compte pendant et après le dîner, et but à votre santé. Se trouvant même échauffé par le vin, il parloit haut, et menaçoit de boire de l’eau — comme vous — le reste de ses jours.

Mais tandis que je vous raconte tant de belles choses pour flatter votre vanité, souffrez, je vous prie, que j’en dise quelqu’une qui puisse flatter la mienne. — Ce n’est ni plus ni moins qu’une élégante écritoire de table, en argent, avec une devise gravée dessus, qui m’a été envoyée par lord Spencer. La manière dont ce présent m’a été fait, ajoute infiniment à sa valeur, et exalte en moi le sentiment de la reconnoissance. Je n’ai pu remercier comme je l’aurois dû ; mais j’ai fait de mon mieux en écrivant les témoignages de ma gratitude, et j’ai promis à sa grandeur que de toute la vaisselle de la famille Shandy, cette pièce étant celle qu’elle estime le plus, ce seroit aussi, bien certainement, la dernière dont elle se déferoit.

J’avois une autre petite affaire à vous communiquer ; mais la claquette du facteur m’avertit de vous dire adieu — Dieu vous bénisse donc, et vous conserve tel que vous êtes ; — ce qui, par parenthèse, n’est pas vous souhaiter peu de chose ; mais c’est un souhait que j’adresse à vous, et pour vous, avec la même vérité qui guide ma plume lorsque je vous assure que je suis le plus sincèrement, et le plus cordialement,

Votre fidèle ami, etc.



LETTRE XXXII.


À......


Rue de Bond.


Nos affections ont quelque chose de liant, mon cher ami, qui, malgré tous ses inconvéniens — car je lui en connois mille, — répand un charme inexprimable sur le caractère de l’homme. Être dupe des autres, qui presque toujours sont pires, et très-souvent plus ignorans que nous, non seulement c’est une chose humiliante pour notre amour-propre, mais il arrive aussi très-fréquemment qu’elle est ruineuse pour notre fortune. Néanmoins le soupçon porte sur la figure, et qui pis est, dans l’esprit, l’empreinte d’un caractère si détestable, qu’il me seroit toujours impossible de m’en accommoder ; et toutes les fois que j’observe de la méfiance dans un cœur ; je ne vais plus frapper à sa porte ; loin de chercher à m’y établir, je ne lui fais pas même une visite du matin, lorsqu’il m’est possible de m’en dispenser.


Niger est, hunc tu, Romane : caveto[1].


Cette espèce de facilité doit certainement nous laisser découverts contre les astuces des fripons et des coquins ; et ces sortes de gens, on les rencontre, hélas ! dans les haies, à côté des grands chemins ; ils viennent même chez nous sans que nous ayons la peine de les faire appeler. — Il est difficile de saisir l’heureux milieu qui se trouve entre l’excès de la bonhomie et le misérable égoïsme : cependant Pope dit — que lord Bathurst le possédoit à un degré supérieur, — et je le crois. Je dois même le croire pour mon honneur, car j’ai été l’objet des bontés et des attentions généreuses de ce vénérable lord : — comme je n’ai jamais eu cette heureuse qualité, je ne puis que vous la recommander, sans ajouter aucune instruction sur un devoir dans lequel moi-même je ne puis me citer en exemple. — Ceci n’est pas tout-à-fait à la manière des prêtres, — mais il n’est pas question d’eux.

B..... est exactement une de ces innocentes et inoffensives créatures qui ne pestent ni ne se fâchent jamais : les différens tours qu’on lui joue, il les supporte avec la patience la plus évangélique, et il s’est arrangé de manière, à perdre tout, plutôt que cette disposition bienveillante qui fait le bonheur de sa vie. Mais comment se le proposer entièrement pour modèle ? — car vous savez, comme moi, que lorsqu’une fois on a gagné sa confiance, on peut le tromper dix fois le jour, — si ce n’est pas assez de neuf. Les vrais amis de la vertu, de l’honneur, et de tout ce qu’il y a de mieux dans la nature humaine, devroient bien former une phalange autour d’un semblable individu, pour le sauver du manège des fripons, et des entreprises des scélérats.

Il y a une autre espèce de duperie, pour laquelle il me seroit impossible d’avoir la moindre commisération, et qui provient de ce qu’on vise continuellement à faire que les autres soient dupes de nous. Ce n’est point cet esprit aimable et confiant que je vous ai déjà recommandé, mais une disposition présomptueuse, méchante et perfide, qui pour avoir été continuellement engagée dans de misérables tricheries, finit par être dupe d’elle-même, ou de ceux qu’elle se proposoit de duper.

N’en doutez pas, le meilleur moyen d’être dupe soi-même, c’est de vouloir toujours duper les autres.

La ruse n’est point une qualité honorable, c’est une espèce de sagesse bâtarde, que les fous mêmes peuvent quelquefois mettre en pratique, et qui sert de base aux projets des fripons. — mais, hélas ! combien de fois ne trahit-elle pas ses sectateurs à leur propre honte, si ce n’est à leur ruine.

Quoique dans certaines occasions, on puisse quelquefois se servir innocemment du stratagème, je suis toujours tenté de soupçonner la cause pour laquelle on l’emploie ; car, après tout, je suis sûr que vous conviendrez avec moi, que lorsque l’artifice ne peut pas être regardé comme un crime, la nécessité qui l’exige doit du moins être considérée comme un malheur.

C’est le contenu de votre lettre qui m’a fait prendre ce ton socratique ; et s’il me restoit assez de papier, je sauterois à quelqu’autre objet pour varier la scène ; mais je n’ai d’espace que pour vous dire que dimanche dernier j’allai dîner rue de Brook, où, non-seulement de vieilles gens, mais, ce qui vaut mieux, des Beautés virginales dirent une infinité de chose agréables sur votre compte. On me conduisit ensuite aux bâtimens d’Argyle ; mais les beautés virginales n’étoient pas de la partie. Dieu me pardonne donc, et vous bénisse, — maintenant, et dans tous les temps. — Amen.

Je suis bien véritablement et cordialement, votre, etc.



LETTRE XXXIII.


À.....


Coxwould, 19 août, 1765.


Parmi vos caprices, mon cher ami, car vous en avez aussi bien que Tristram, — celui dont l’attrait est le plus doux, c’est sans doute ce nouveau genre d’esprit romanesque qui, si vous eussiez vécu dans les temps reculés, eût fait de vous le plus parfait chevalier errant qui jamais ait brandi lance ou porté visière.

Le même esprit qui vous entraîne maintenant aux eaux de Bristol pour y donner le bras à quelque femme étique, et lui éviter la peine de puiser elle-même l’eau thermale ; cet esprit, dis-je, vous eût, dans les premiers temps, fait traverser les forêts et combattre les monstres pour les intérêts de quelque dulcinée que vous auriez à peine vue ; ou peut-être arborer la croix, et parcourir en brave et pieux chevalier, les terres et les mers de la Palestine.

À vous dire le vrai, vous êtes trop enthousiaste : — si vous étiez né pour vivre dans quelqu’autre planète, je pourrois me prêter à toutes ces brillantes et magnifiques puérilités ; — mais je ne le ferai point dans le monde chétif et misérable que nous habitons, dans ce monde où règne la médisance et la perfidie ; — non, en vérité, je ne le ferai pas. — Je prévois très-bien, et je ne fais pas cette prédiction sans qu’il m’échappe un soupir ; je prévois que cette manie vous conduira dans mille pièges, — et quelques-uns d’entr’eux seront tels qu’il ne vous sera pas facile d’en sortir ; — ils vous enlèveront votre fortune, — et vos agréables divertissemens ; — qu’importe, pourrez-vous dire ? il me semble même vous entendre parler ainsi ; — c’est qu’alors vous seriez perdu pour vos amis.

Car si l’inconstante fortune vous enlève votre superbe palefroi avec son harnois doré, tandis que vous serez dessus ; ou si, tandis que vous dormirez sous un arbre au clair de la lune, il s’échappe lui-même, et trouve un autre maître ; en un mot, si vous êtes dépouillé par quelques misérables voleurs de grands chemins de la société, — je suis persuadé que nous ne vous verrons plus ; — vous irez dans quelqu’endroit écarté prendre l’habit d’ermite, et faire tous vos efforts pour oublier des amis qui ne cesseront jamais de vous regretter.

Cet esprit enthousiaste est bon en lui-même ; — mais il n’en est point quel qu’il soit, qu’il faille contenir davantage, ou régler avec plus de discernement.

Le printemps prochain, nous irons, s’il vous plaît, à la fontaine de Vaucluse : nous penserons à Pétrarque, et, ce qui vaut mieux, nous évoquerons sa belle Laure. — J’ai tout lieu de penser que ma femme, qui par parenthèse, n’est point Laure, voudra être de la partie ; — mais elle amènera ma pauvre petite Lydie, que son tendre père aime bien autrement qu’une Laure.

Répondez-moi sur ces différens objets, et Dieu vous bénisse ! —

Je suis, avec la sincérité la plus cordiale,

votre affectionné, etc.


LETTRE XXXIV.


À..... Écuyer.


Dimanche au soir.


Il est une espèce d’offense qu’un homme peut, — qu’il doit même pardonner : — mais tel est l’honneur jaloux du monde, qu’il faut venger ce qu’on appelle communément un affront, lorsqu’il provient de quelqu’un qui marque. — Laissez-moi cependant vous rappeler que la dureté du cœur n’est pas digne de votre colère, et aviliroit votre vengeance. — La porter sur un être semblable, ce ne seroit pas, comme Saint-Paul, regimber contre l’aiguillon, — mais, ce qui est bien pire, contre un caillou. — Vous avez donc eu raison, mon cher ami, — de laisser tomber la chose comme vous l’avez fait.

Aussi loin que mes observations ont pu s’étendre, j’ai toujours remarqué qu’un cœur dur étoit un cœur lâche. — Le courage et la générosité sont des vertus amies ; et lorsqu’on est doué de la dernière, par une suite de l’organisation du cœur ; la première vient naturellement s’y établir.

Si je découvre un homme capable d’une bassesse, — si je le vois impérieux et tyrannique, s’il tire avantage de la foiblesse pour l’opprimer, de la pauvreté pour l’écraser, de l’infortune pour lui faire outrage, — ou s’il court toujours après des excuses sans jamais remplir ses devoirs, — un tel homme se fût-il d’ailleurs tiré de cinquante duels avec honneur, je conclus hardiment que c’est un lâche. — Ne point refuser le combat, n’est nullement une preuve de bravoure ; — car nous connoissons tous des lâches qui se sont battu, — qui même ont triomphé ; — mais un lâche ne fit jamais un action noble ou généreuse : — vous pouvez donc, d’après mon autorité, — qui peut-être n’est pas la plus mauvaise, vous pouvez, dis-je, soutenir qu’un homme dur ne fut jamais brave, c’est-à-dire qu’un tel homme, vous pouvez à bon droit l’appeler un lâche, — et s’il prend mal votre décision, — ne vous en inquiétez pas. — Tristram endossera son armure, dérouillera son épée, et viendra vous servir de second, dans le combat.

Maintenant, mon bon ami, souffrez que je vous demande comment il peut se faire que votre imagination se soit depuis peu mise dans le dortoir. — Je pensois que les noms de Pétrarque et de Laure, et le site enchanteur de la fontaine de Vaucluse, que toutes les âmes tendres regardent comme leur séjour classique ; je pensois, dis-je, que ces différens objets devoient vous inspirer une effusion de sentiment dont chaque page de votre dernière lettre m’auroit offert des ramifications ; — point du tout, vous me saluez d’une enfilade de raisonnemens sur l’honneur ; que vous ne pouvez avoir puisés que dans les conversations de quelques jeunes lords à grandes perruques, — et de quelques vieilles Ladys à vertugadins, — qui depuis si long-temps, si long-temps, habitent la longue galerie de…

Toutefois quand cette belle compagnie vous ennuiera, lorsque vous serez las de vous promener sur un plancher natté, vous pouvez venir ici contempler les feuilles de l’automne ; et vous amuser à me voir faire un ou deux autres volumes, pour tâcher, s’il est possible, d’alléger le spleen du monde mélancolique ; — car, malgré toutes ses erreurs, je veux encore qu’il m’ait cette obligation : — s’il ne le veut pas, — je l’abandonnerai à votre commisération. Ainsi portez vous bien, — et Dieu vous bénisse.

Je suis, votre très-affectionné, etc.


LETTRE XXXV.


À Lady C — H —


Samedi à midi.


Me voilà maintenant devant mon bureau, prêt à écrire : — faudra-t-il qu’entre la quarante et la quarante-cinquième année de ma vie, — je me permette encore une indiscrétion ? — Je m’en, rapporte à vous, madame, et vous laisse, s’il vous plaît, le soin d’imaginer le reste. — Voyez s’il me convient, dans cet âge avancé, de m’adresser aux charmes qui résultent de l’heureuse combinaison de la jeunesse et de la beauté. —

Si vous regardez ceci comme très-présomptueux, je renoncerai à ces beautés du printemps de la vie, pour ne m’attacher qu’aux qualités de tous les temps, dont le charme durable a le pouvoir d’effacer les rides, et de métamorphoser les cheveux blancs en boucles de jais. Vous réunissez ce double mérite, Madame ; et par tout où j’ai entendu prononcer votre nom, j’ai vu qu’on vous l’accordoit généralement : je ne me souviens pas même qu’on ait jamais accompagné votre éloge d’aucune de ces espèces de mais, que l’envie sait placer à propos pour jeter du louche sur ce qu’il y a de plus parfait.

Mais tandis que, par une sorte de miracle, vous subjuguez l’envie, et la forcez à vous respecter, — il est possible que quelquefois vous encouragiez involontairement ses attaques sur d’autres. — Pour ma part, rien n’est plus certain ; on est jaloux de moi jusqu’à la vengeance, quand on sait la manière gracieuse dont vous avez accueilli ma demande : mais, en pareille occasion, l’envie, loin de flétrir mes lauriers, ne fait qu’y ajouter un nouveau lustre : — c’est une cicatrice glorieuse dont je suis aussi fier qu’un héros patriote peut l’être de la sienne.

Mais, pour me renfermer dans mon sujet, — Souffrez, Madame, que je vous remercie le plus cordialement de m’avoir permis de solliciter l’honneur de votre protection, — car je n’entreprendrai point de vous remercier de me l’avoir accordée ; c’est une chose qui n’est pas en mon pouvoir : mes lèvres et ma plume regardent comme impossible de rendre tout ce que mon cœur sent en pareille occasion. — Peut-être un jour quelqu’un de la famille de Shandy sera-t-il assez éloquent pour vous offrir un hommage qui ne peut dans ce moment trouver d’expression équivalente à son énergie : telle est la position,

Du plus fidelle, du plus obéissant et du plus humble de vos serviteurs, etc.



LETTRE XXXVI.


À.......


Mercredi, — après neuf heures du soir
et n’étant pas trop bien.


Je conviens, mon cher ami, que la femme est un animal timide, — mais dans certaines positions, les animaux de ce caractère sont plus dangereux que ceux que la nature a doués d’un courage supérieur. — Je vous conseille donc, sans parler de mille autres raisons, de faire ensorte de n’avoir jamais de femme pour ennemie : — ce n’est pas que je vous suppose capable d’offenser le sexe le plus aimable ; — au contraire, je vous crois plus propre et plus disposé que tout autre, à lui plaire et à lui être utile ; et c’est peut-être à cause de cela même, que je vous avertis de ne pas vous attirer sa colère ; — car j’ai plus d’une fois observé chez vous, de la disposition à concentrer toutes vos affections dans un cercle particulier ; vous inquiétant fort peu des autres ; et relativement aux femmes, c’est manquer à toutes celles qui ne se trouvent point comprises dans la classe privilégiée.

Il y a quelque chose d’aimable, — peut-être même quelque chose de noble dans le motif d’une pareille conduite ; mais elle est trop délicate pour un monde tel que le nôtre ; car, quoique la vie y soit si courte, on peut cependant vivre assez pour s’appercevoir des inconvéniens et des disgrâces de cette méthode. Celui qui s’attache uniquement à un objet, — ou même à un petit nombre, — peut se trouver bientôt délaissé par l’effet de l’ingratitude, du caprice, ou de la mort ; et il se présente de mauvaise grâce, quand la nécessité le force de chercher ailleurs une tendresse et une société qu’il a d’abord paru dédaigner.

Si une petite société d’amis choisis pouvoit avoir la certitude de ne pas se dissoudre et de descendre à la fois dans la même tombe, votre théorie actuelle ne formeroit pas seulement un système galant, il seroit encore doux et praticable ; cependant, mon cher ami, cela ne peut pas être ; et vivre seul quand nos amis ne sont plus, ce n’est qu’une vie de mort, qui me paroît bien plus triste qu’une mort réelle.

Mais pour revenir à mon sujet, la femme est un animal timide ; — et laissant de côté toute autre considération, je suis sûr, d’après la générosité de votre caractère, que vous ne chercherez jamais à faire de la peine à aucune. — En effet, je ne découvre aucune situation possible qui puisse justifier un mauvais procédé envers les femmes. — Car, soyez sûr, et je puis là-dessus vous citer ma propre expérience, dont je ne suis pas médiocrement fier ; soyez sûr qu’une passion exclusive pour un individu du sexe, quelles que puissent en être les perfections, si elles vous rend indifférent envers les autres ; soyez sûr ; dis-je, que cette passion ne fera jamais complettement votre bonheur : — elle pourra vous donner quelques momens très-courts d’un ravissement tumultueux, après quoi, sorti de ce délire, vous vous trouverez en butte à toutes les peines d’un esprit inquiet et chagrin.

Les femmes exigent au moins des attentions ; — elles les regardent comme un droit de naissance dont les sociétés polies ont gratifié leur sexe ; et quand on les en prive, elles ont certainement lieu de s’en plaindre, — et elles le font : il n’en est aucune qui ne soit disposée à se venger ; ce qui prouve qu’elles ne veulent nullement être méprisées. Il seroit très-fâcheux pour moi d’entendre dire dans un cercle de femmes, que mon ami est d’un caractère singulier, bizarre, insocial, désagréable, etc. ; — et je crois que s’il l’entendoit lui-même, ce portrait ne l’amuseroit pas. — Je ne prétends pas toutefois, — et je vois bien que vous ne me supposez point une erreur aussi grossière, — je ne prétends pas qu’il faille avoir pour toutes, les mêmes égards : ceci est bien loin de mon système, — mais, d’un autre côté, je soutiens — qu’il ne faut pas les négliger toutes pour une seule, car il est rare que l’affection d’une seule puisse dédommager de l’inimitié des autres. N’en aimez qu’une, si cela vous plaît, et autant qu’il vous plaira, — mais soyez agréable à toutes.

À travers une haie de femmes, l’amour peut vous conduire sûrement à celle qui possède votre cœur, sans que vous déchiriez le falbala d’aucune. Le temps de saluer toutes celles que vous rencontrez sur la route, fait que vous arrivez un peu moins vite aux genoux de la plus chérie ; — mais, si je ne me trompe, pendant cet intervalle, votre sensibilité s’élève par degrés à ce haut ton de ravissement que vous devez éprouver en vous y précipitant.

Nous avons tous assez d’ennemis, mon cher, par le cours inévitable des événemens humains, sans en accroître le nombre en négligeant les plus simples devoirs de la vie civile.

En outre, — pour pénétrer plus avant dans votre cœur, — permettez-moi de vous faire observer, — que la charité et l’humanité qui, par parenthèse, ne font qu’une même chose ; sont regardées comme la base des qualités qui constituent ce qu’on appelle un homme bien né. — Si vous contractiez donc l’habitude de négliger la dernière, — vous courriez le risque de vous voir refuser l’autre que vous considérez comme l’ornement le plus précieux du caractère de l’homme, — et je suis persuadé que cette imputation vous blesseroit au vif.

Vous pouvez appeler tout cela des bagatelles ; mais, mon cher enfant, ne les négligez pas : — car, croyez-moi, les bagatelles sont souvent d’une grande importance dans les différentes positions de la vie.

Vous vous êtes plu fréquemment à me dire, en manière d’éloge, que, dans mes narrations, j’étois naturel jusqu’à la minutie. — En effet, lorsque je parle de tirer un mouchoir blanc pour essuyer une larme sur la joue d’une belle affligée, — ou d’attacher une épingle à une pelotte, etc. — je suis bien supérieur à tout autre écrivain ! — Appliquez-vous donc, je vous prie, cette observation à vous-même, et procurez-moi l’occasion de vous rendre éloge pour éloge. Tel est le vœu sincère de votre ami.

Et sur ce, Dieu vous bénisse, et dirige vos meilleurs sentimens aux meilleures fins.

Je suis votre très-affectionné, etc.


La claquette du facteur me dit que je n’ai pas le temps de relire ma lettre ; mais je garantis à nos deux cœurs qu’il n’y a rien dont l’un ou l’autre ait à rougir.



LETTRE XXXVII.


À Madame V.....


Lundi matin.


Quand tout le monde, ma belle dame, se porte en foule dans les jardins pour entendre la musique des fusées et des pétards et voir l’air éclairé par des feux d’artifice ; je suis bien flatté, délicieusement flatté, que vous vouliez bien vous contenter d’errer nonchalamment avec moi dans le Renelagh vuide, et que vous joigniez à cette complaisance, celle de me faire entendre les sons enchanteurs de votre voix qui fut sans doute formée pour les chérubins. Comment avez-vous pu l’acquérir ? Je n’en sais rien, — il n’entre pas même dans mon plan d’en faire la recherche ; je suis toujours charmé de trouver une émanation de l’autre monde dans quelque coin de celui-ci : n’importe d’où elle vienne, — mais principalement lorsqu’elle se manifeste par l’entremise d’un organe féminin, — l’effet en doit être plus puissant parce qu’il est toujours plus délicieux.

Maintenant, après cette légère effusion de mon esprit, qui peut-être est un peu plus terrestre qu’il ne devroit l’être ; j’espère que vous ne trouverez pas mauvais que je vous prie de m’excuser si, conformément à l’engagement que j’en avois pris, je ne me rends pas ce soir à votre salon de compagnie : le fait est que mon rhume m’a saisi si violemment à la gorge, que quoique je pusse entendre votre voix, il me seroit impossible de vous dire l’effet qu’elle produiroit sur mon cœur. — À peine puis-je me faire entendre quand je demande mon gruau.

Par la longue connoissance que j’ai de ma machine valétudinaire, je me trouve maintenant au fait de toutes ses allures : je prévois qu’il faudra que je la ménage pendant une semaine au moins, pour pouvoir en faire usage une journée. — Toutefois, dimanche prochain, je compte que je pourrai m’envelopper dans mon manteau, et me faire voiturer dans votre appartement, où j’espère que j’aurai assez de voix pour vous assurer de l’estime sincère et de l’admiration que je sens pour vous, — soit que je puisse vous le dire, soit que je ne le puisse pas. Les rhumes et les catarres peuvent nouer la langue ; mais le cœur est au-dessus des petits inconvéniens de sa prison, et quelque jour il leur échappera tout-à-fait. Jusqu’à cette époque, je vous demande la permission d’être toujours,

Le plus fidèle, le plus obéissant et le plus humble de vos serviteurs, etc.


LETTRE XXXVIII.


À.......


Dimanche au soir.


Le monde met si peu de différence entre le pauvre en esprit et le pauvre en fortune ; sur dix il y en a neuf, même sur cent, quatre-vingt-dix-neuf qui se ressemblent si bien, qu’en pratiquant les vertus du premier, on est généralement sûr d’acquérir tout le crédit, ou plutôt le discrédit du second.

Peu de personnes, mon cher, ont le tact assez fin pour discerner dans les caractères les différentes nuances qui les distinguent — et, je suis fâché de le dire, mais il y en aura toujours très-peu qui soient assez humains pour se faire un devoir d’employer leur discernement à connoître le cœur.

Cette modération de caractère, qui toujours est la compagne du mérite réel, se concilie l’amitié du petit nombre ; mais, en même temps, elle est propre à être, non-seulement la dupe, mais le mépris de la multitude. On suppose que celui qui n’étend pas au loin ses prétentions, n’en a aucune, — ou du moins que des circonstances honteuses l’empêchent de les annoncer. — L’ignorant, la présomptueux, le suffisant, ne croiront jamais que l’homme modeste puisse avoir le moindre mérite. — Comme ils ne portent que des habits de clinquant, ils n’examinent pas si les autres en ont de meilleure qualité ; — ce qui, par parenthèse, est assez naturel.

Les méchans n’imaginent point qu’on ait assez de conscience ou de vertu pour ne pas se servir de ses talens quand leur exercice ne s’accorde point avec l’honnêteté ; — si on les emploie sans éclat, — ils soupçonnent toujours quelque motif artificieux ou bas ; — de manière que l’homme modeste et pieux n’a que très-peu de chances pour ce qu’on appelle dans le monde bonne fortune : — en effet, chrétiennement parlant, on ne lui promet que bien peu de chose dans cette courte vie ; — de pareilles vertus se proposent des récompenses plus durables à la fin des siècles : — c’est dans cette espérance qu’ils placent leur consolation et leurs plaisirs. Hélas ! sans cette espérance, comment pourroient-ils supporter une foule de circonstances fâcheuses qui pèsent continuellement sur eux, et, qui chassent le sourire pour y substituer les larmes ?

On vient m’interrompre ; — sans quoi je présume — qu’au lieu d’une lettre, vous alliez avoir un sermon ; mais c’est un soir de dimanche, — et par conséquent avec, — un Dieu vous bénisse ! — je finirai par me dire,

Votre affectionné, etc.



LETTRE XXXIX.


À.....


Samedi au soir.


Je viens, mon ami, d’avoir une autre attaque, et quoique j’en sois remis en grande partie, elle m’a du moins averti d’une chose, qui est, — que, si je suis assez téméraire pour hasarder de passer l’hiver à Londres, je ne verrai jamais d’autre printemps[2].

Mais il en sera ce qu’il pourra, ma famille étant maintenant en Angleterre, et moi, me proposant de publier mon voyage sentimental qui, je le pense avec vous, sera le plus répandu de mes ouvrages, — je ne vois pas trop comment il me seroit possible de contrarier mes intérêts, mes affections, et ma vanité, au point — de tourner ma figure vers le sud avant le mois de mars. — Si j’arrive à cette époque, je pense que j’en imposerai à la mort pour sept à huit mois de plus : — alors je pourrai la laisser dans les brouillards, et me sauver dans les lieux où je l’ai bravée si souvent, qu’il est à présumer qu’elle ne voudra pas m’y relancer encore. Cette idée réjouit mes esprits : — ce n’est pas, croyez-moi, que la mort en elle-même me fasse de la peine ; — mais il me semble que pendant une douzaine d’années — je pourrois encore faire un usage tolérable de la vie.

Toutefois la volonté de Dieu soit faite. D’ailleurs je vous ai promis, — et je puis ajouter, à ma charmante amie, madame V… de lui faire une visite en Irlande, — et — je pense aussi que vous voudrez bien m’accompagner.

Ce n’est pas parce que je vous dois sa connoissance, — ce qui cependant doit être compté pour quelque chose ; ce n’est pas non plus sa voix enchanteresse ; — ni parce qu’elle est venue elle-même, sous la forme d’un ange consolateur, me donner de la tisanne pendant ma maladie, — et jouer au piquet avec moi, dans la crainte, comme elle le disoit, que la conversation ne m’échauffât trop, et que je ne pusse résister à la tentation de causer. — Ces motifs sont très-puissans sans doute ; — cependant ils ne sont pas la cause première de la grande affection que j’ai pour elle. — Je l’aime parce que c’est un esprit à l’unisson de toutes les vertus, et un caractère du premier ordre ; — de ma vie je n’ai rien vu — qui lui soit comparable pour les grâces ; et jusqu’au moment où je l’ai aperçue, je n’aurois pu me figurer — que la grâce pût être aussi parfaite dans toutes ses parties, ni si bien appropriée aux dons les plus heureux de la jeunesse, sous le régime immédiat d’un esprit supérieur ; car je réponds bien que l’éducation, quoiqu’appelée à terminer l’ouvrage, n’a joué qu’un rôle très-secondaire dans la composition de son caractère : ses plus grands efforts ont été de soigner quelque bout de draperie, ou plutôt, ils se sont perdus dans cet ensemble de belles qualités qui domine toutes les perfections accessoires.

En un mot, quelque envie que j’eusse de m’embarquer, si, au moment du départ, une femme pareille me faisoit un signe de la main, — il est sûr que je ne partirois pas.

Cependant le monde me tue absolument ; si vous en étiez instruit, vous en seriez affligé ; je le sais ; — et je désire ne pas vous occasionner une larme inutile. — Il suffit à votre pauvre Yorick de savoir que vous en verserez plus d’une quand il ne sera plus ; — mais j’espère que, quoique ma mort, en quelque-temps qu’elle arrive, ait quelque chose d’affligeant pour vous, vous pourrez aussi trouver quelque chose de consolant dans mon souvenir, quand je reposerai sous le marbre.

Mais pourquoi parler de marbre ? — c’est sous la terre que je dois dire :

Car, qu’on me couvre de terre, ou de pierre,


Cela m’est égal.
Cela m’est égal.


Jusqu’alors, du moins, je serai toujours, dans la plus grande sincérité,

Votre très-affectionné, etc.



Fin des Lettres.

  1. Il est noir : Romain, crains d’en approcher.
  2. Il mourut en effet le printemps suivant, dans son appartement, rue de Bond.