Lettres de deux habitans de la Ferté-sous-Jouarre/03

La bibliothèque libre.


TROISIÈME LETTRE
DE DEUX HABITANS DE LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE
à M. le directeur de la Revue des Deux Mondes.

Mon cher Monsieur,

Que les Dieux immortels vous assistent et vous préservent de ce que vous savez ! Vous nous engagez à continuer notre correspondance commencée avec la Revue des Mondes, et c’est bien honnête de votre part. Homo sum, monsieur le directeur, et je sais que c’est loi de nature de trouver doux d’être imprimé. D’ailleurs, la gloire est chère aux Français, sans compter l’argent et le voisin qui enrage. Nous écririons donc comme tout le monde, quitte à compiler comme quelques autres, n’était certain lieu où le bât nous blesse. C’est que depuis nos deux lettres, révérence parler, on nous appelle journalistes dans le pays ; voilà le fait : nous sommes ronds en affaire, et nous vous le disons entre nous.

À Dieu ne plaise qu’en aucune façon nous regardions ce mot comme une injure ! Chez beaucoup de gens, et avec raison, on sait qu’il est devenu un titre. Si nous nous permettons de plaisanter parfois là-dessus, nous ne prétendons nullement médire de la presse, qui a fait beaucoup de mal et beaucoup de bien. Les journaux sont les terres de l’intelligence ; c’est là qu’elle laboure, sème, plante, déracine, récolte, et parmi les fermiers de ses domaines nous ne serions pas embarrassés de citer des noms tout aussi honorables que ceux de tels propriétaires qui n’en conviennent peut-être pas. Mais enfin, quand on est notaire, on n’est pas journaliste, ce sont deux choses différentes, et quand on est quelque chose, si peu que ce soit, on veut être appelé par son nom.

L’âge d’or, monsieur, ne fleurit pas plus à La Ferté-sous-Jouarre qu’ailleurs ; quand nous allons au jeu de boule, on nous tourne le dos de tous les côtés : « Voilà, dit-on, les beaux esprits, les écrivains, les gens de plume ; regardez un peu ce M. Cotonet qui écarte tout de travers au piquet, et qui se mêle de littérature ! ne sont-ce pas là de beaux aristarques ? etc, etc. » Tout cela est fort désagréable. Si nous avions prévu ce qui arrive, nous n’aurions certainement pas mis notre nom en toutes lettres, ni celui de notre ville ; rien n’était plus aisé au monde que de mettre seulement La Ferté, et là-dessus, allez-y voir ; il n’y en a pas qu’une sur la carte : La Ferté-Alais, La Ferté-Bernard, La Ferté-Milon, La Ferté-sur-Aube, La Ferté-Aurain, La Ferté-Chaudron ; ce n’est pas de Fertés que l’on chôme. Mais Cotonet n’est qu’un étourdi ; c’est lui qui a recopié nos lettres, et il n’y a pas à s’y méprendre. La Ferté-sous-Jouarre y est bien au long, sous-Jouarre, ou Aucol, ou Aucout, c’est tout un, Firmitas Auculphi. Et que diable voulez-vous y faire ?

Mais il nous est venu, en outre, une idée qui nous inquiète bien davantage ; car enfin, mépriser les railleries du vulgaire, nous savons que les grands hommes ne font autre chose ; mais s’il était vrai, nous sommes-nous dit, que nous fussions réellement devenus journalistes ? Deux lettres écrites ne sont pas grand péché ; qui sait pourtant ? nous n’aurions qu’à en écrire trois ; pensez-vous au danger que nous courons, et quel orage fondrait sur nous ? Nous avons connu un honnête garçon à qui ses amis, en voyage, avaient persuadé que tout ce qu’il disait était un calembour : il ne pouvait plus ouvrir la bouche que tout le monde n’éclatât de rire, et, quand il demandait un verre d’eau, on le suppliait de mettre un terme à ses jeux de mots fatigans. L’histoire ne parle-t-elle pas de gens à qui on a fait accroire qu’ils étaient sorciers, et qui l’ont cru, c’est incontestable, d’autant que, pour le leur prouver, on les a brûlés vifs ? Il y a de quoi réfléchir ; car, notez-le bien, pour nous mettre en péril, il ne serait pas besoin de nous persuader à nous-mêmes que nous sommes journalistes ; il suffirait de le persuader aux journalistes véritables ; bon Dieu ! en pareil cas, que deviendrions-nous ?

Si une fois, mon cher monsieur, nous étions atteints et convaincus de journalisme, c’est fait de nous ; telle est notre opinion sincère. Et pourquoi ? direz-vous peut-être. — Parce que, comme dit M. Berryer.

Mais, tenez, nous vous le dirons, et retenez bien ces paroles : Parce que, d’une façon ou d’une autre, d’un côté ou d’un autre, un jour ou l’autre, pour un motif ou pour un autre, nous recevrons une tuile sur la tête. Pyrrhus en mourut, dit l’histoire. Pyrrhus, monsieur, roi des Épirotes, était un bien autre gaillard que nous : il n’inventa point la pyrrhique dont parle l’avocat Patelin ; ce fut un certain fils d’Achille. Mais Pyrrhus le Molosse ne dansait point ; il combattait à Héraclée, où les Romains jouaient du talon. Il y avait son épée pour archet, et pour musique les cris des éléphans ; il ravagea la Pouille et la Sicile ; Sparte, Tarente, l’appelèrent à leur secours ; vainqueur partout, hors à Bénévent, dont aujourd’hui M. de Talleyrand est prince. Tout cela n’empêcha point qu’à Argos il ne reçût une tuile sur la nuque ; après quoi survint un soldat, qui, le voyant étendu raide mort, lui coupa vaillamment la tête. Voilà le sort que nous craignons, et avec moins de gloire et de profit.

Nous savons bien que, dans votre Revue, nous n’aurions pas affaire aux journaux ; mais ne se pourrait-il qu’ils eussent affaire à nous ? Je vous demande si cela plaisante. Mais je suppose que, bien entendu, nous y mettions de la prudence. Je veux d’abord que nous ne traitions jamais que des choses les plus générales, j’entends de ces choses qui ne font rien à personne, qu’on sait par cœur. Croyez-vous que cela suffise ? que nul ne se plaindra, nul ne clabaudera ? Ah ! que, si vous croyez ceci, vous est peu connue la gent gazettière ! Vous vous imaginez bonnement, vous, monsieur, qui êtes au coin de votre feu, et qui ne savez qui passe dans la rue, ni si le voisin est à sa croisée ; vous vous imaginez qu’on peut impunément dire au public qu’on aime les pois verts ? les pois verts, peu importe, ou la purée, ou la musique de Donizetti, enfin la vérité la plus banale, que nos vaudevilles sont plats et nos romans morts-nés ? Eh bien ! monsieur, désabusez-vous, on ne dit rien, n’écrit rien sans péril, pas même qu’Alibaud est un assassin, car il y a des gens qui disent le contraire ; meurtrier, soit ; mais non assassin ; gredin, misérable, ils l’accordent ; mais non malhonnête homme, ce qui est bien différent.

Croire que l’on peut donner son avis sur quoi que ce soit (je dis poliment et discrètement avec convenances et parenthèses), grace à Dieu et aux journaux, il n’y a pas de plus grande erreur ; et la raison en est simple comme bonjour. Que voulez-vous qu’on puisse dire, du moment que l’on peut tout dire ? Exemple : Je trouve que Chollet chante faux et que la Madeleine est un beau monument. Je crois cela vrai, c’est mon goût, je l’imprime, non pas en toutes lettres, s’il vous plaît, car, avant tout, il faut des formes. Je laisse donc à entendre dans mon article que M. Chollet, de l’Opéra-Comique, n’a pas les tons d’en-haut toujours parfaitement justes, et qu’il me semble que la Madeleine est construite à la grecque, dans de belles proportions. Jusque-là, point de mal. Arrive le voisin, qui répond à cela : « L’article d’hier est pitoyable ; M. Chollet chante juste, et la Madeleine est hideuse. » Il n’y a point encore grand dommage ; je suis de bonne humeur, et permets qu’on s’échauffe. Survient un tiers, qui réplique à tous deux : « Les deux articles sont aussi absurdes l’un que l’autre ; Chollet ne chante ni faux ni juste, il chante du nez ; la Madeleine n’est ni belle ni hideuse, elle est médiocre, bête et ennuyeuse. » Ceci commence à devenir brutal. Mais passons ; je ne réplique rien, ne voulant point me faire de querelle. Un quart aussitôt s’en charge pour moi ; il prend donc sa plume, essuie sa manche, bâille, tousse, et dit : « Vous êtes tous trois des imbéciles. Quand on se mêle de parler musique et de trancher de l’important, il faut d’abord savoir la musique ; vos parens n’avaient pas de quoi vous donner des maîtres, car ils sont encore au village, où ils raccommodent des souliers. On sait de bonne part qui vous êtes, et il ne vous sied point de faire tant de bruit. Quant à ce qui est de la Madeleine, payez vos dettes avant d’en parler. » Ainsi s’exprime maître Perrin Dandin, à quoi un cinquième riposte vitement : « Et toi, qui outrages les autres, qui es-tu donc, pour le prendre si haut ? Tu n’es qu’un cuistre, jadis sans chapeau ! À quoi as-tu gagné ta fortune ? à ruiner les libraires, à faire des prospectus, à revendre des chevaux vicieux, à intriguer, à calomnier, à… » (Remarquez, monsieur, que dans tout cela je ne dis mot, et quel est mon crime ? Je me suis contenté d’avancer que la Madeleine me semblait bien bâtie, et que M. Chollet ne chantait pas toujours rigoureusement juste.) Mais me voilà dans la bagarre ; on se déchire, on crie, on lance un soufflet. Qui l’a reçu ? Je n’ose y regarder. Voilà une veuve ; est-ce ma femme ? sont-ce mes enfans qui vont pleurer ?

Ceci, je vous en avertis, est moins une baliverne qu’on ne pense. Les querelles de plume sentent l’épée en France ; mais à quoi bon même un coup d’épée ? Les journaux n’ont-ils pas la poste ? Je voudrais savoir ce qu’on lave au bois de Boulogne, pendant que les flâneurs de Saint-Pétersbourg lisent des injures à vous adressées ? Marotte du temps, fabrique de controverse ! Vous souvient-il d’une dispute dans un café à propos de la duchesse de Berry ? « Elle a un œil plus petit que l’autre, disait quelqu’un. — Non pas, répliqua le voisin, elle a un œil plus grand que l’autre. » Parlez-moi de ces gens de goût qui savent les distinctions des choses ! Ils ont le grand art de l’à-propos, se choquent de tout, jamais ne pardonnent, ne laissent rien passer sans riposte. Toujours prêts, alertes, il en pleut. Seraient-ils par hasard éloignés ? rassurez-vous ; vous les offenserez à cinquante lieues de distance en louant quelqu’un qu’ils n’ont jamais vu : voilà des ennemis implacables. Il y a, dit-on, un certain arbre ; je ne sais son nom ni où il pousse : un cheval galopant tout un jour ne peut sortir de son ombre. Parfait symbole, monsieur, du journalisme : suez, galopez, l’ombre immense vous suit, vous couvre, vous glace, vous éteint comme un rêve. Que prétendez-vous ? de quoi parlez-vous ? où marchez-vous pour n’être point sur les terres des journaux ? Où respirez-vous un air si hardi que d’oser n’être point à eux ? De quoi est-il question ? de littérature ? c’est leur côtelette et leur chocolat. — De politique ? c’est leur potage même, leur vin de Bordeaux et leur rôti. — Des arts, des sciences, d’architecture et de botanique ? c’est de quoi payer leurs fiacres. — De peinture ? ils en soupent. — De musique ? ils en dorment. De quoi, enfin, qu’ils ne digèrent, dont ils ne battent monnaie ?

Et remarquez, je vous en prie, l’argument commun, le refrain perpétuel de ces messieurs les quotidiens. Ceci est un auteur ? disent-ils ; chacun peut en parler, puisqu’il s’imprime : donc, je l’éreinte. Ceci est un acteur ? ceci une comédie ? ceci un monument ? ceci un fonctionnaire ? Au public tout cela ; donc, je tombe dessus. Vous arrivez alors, bonhomme, ne sachant rien que la grammaire, et vous vous dites : « J’en parlerai donc aussi ; puisque c’est à tous, c’est à moi comme à d’autres. — Arrière, manant, à ta charrue, répond du haut de sa colonne ce grand monsieur de l’écritoire ; ce qui est à tout le monde quand j’en parle, n’est plus à personne quand j’en ai parlé, ou si j’en vais parler, ou si j’en peux parler. Et sais-tu de quoi je pourrais parler, si je voulais ? Mais j’aime mieux que tu te taises. Ôte-toi de là, sinon je m’y mets. » Voilà le jugement de Salomon, et ne croyez pas qu’on en appelle.

Sous Louis XIV, on craignait le roi, Louvois et le tabac à la rose ; sous Louis XV, on craignait les bâtards, la Du Barri et la Bastille ; sous Louis XVI, pas grand’chose ; sous les sans-culottes, la machine à meurtres ; sous l’empire, on craignait l’empereur et un peu la conscription ; sous la restauration, c’étaient les jésuites ; ce sont les journaux qu’on craint aujourd’hui. Dites-moi un peu où est le progrès ? On dit que l’humanité marche ; c’est possible, mais dans quoi, bon Dieu !

Mais, puisqu’il s’agit et s’agira toujours de monopole, comment l’exercent ceux qui l’ont céans ? Car enfin, le marchand de tabac qui empêche son voisin d’en vendre, donne de méchans cigares, il est vrai, mais du moins n’est-ce pas sa faute ; le gouvernement lui-même les lui fabrique tels ; tels il les vend, tels nous les fumons, si nous pouvons. Que font les journaux des entrepôts de la pensée ? Quelle est leur façon, leur méthode ? Qu’ont-ils trouvé et qu’apprennent-ils ? Il n’y a pas long à réfléchir. Deux sortes de journaux se publient ; journaux d’opposition, journaux ministériels, c’est comme qui dirait arme offensive, arme défensive, ou si vous voulez, le médecin Tant-Pis et le médecin Tant-Mieux. Ce que font les ministres, les chambres, votes, lois, canaux, projets, budgets, les uns critiquent tout sans compter, frappent de çà, de là, rien ne passe, à tort et à travers : mais non pas les autres, bien au contraire ; tout est parfait, juste, convenable ; c’est ce qu’il fallait, le temps en était venu, ou bien n’en était pas venu, selon le thème ; cela s’imprime tous les matins, se plie, s’envoie, se lit, se dévore, on ne saurait déjeuner sans cela ; moyennant quoi des nuées d’abonnés, l’un derrière, l’autre devant (vous savez comme on va aux champs), se groupent, s’écoutent, regardent en l’air, ouvrent la bouche, et paient tous les six mois. Maintenant voulez-vous me dire si vous avez jamais connu un homme, non pas un homme, mais un mouton, c’est encore trop dire, l’être le plus simple et le moins compliqué, un mollusque, dont les actions fussent toujours bonnes, ou toujours mauvaises, incessamment blâmables, ou louables incessamment ! Il me semble que si trente journaux avaient à suivre, à examiner à la loupe un mollusque du matin au soir, et à en rendre fidèlement compte au peuple français, ils remarqueraient que ce mollusque a tantôt bien agi, tantôt mal, ici a ouvert les pattes à propos pour se gorger d’une saine pâture, là s’est heurté en maladroit contre un caillou qu’il fallait voir ; ils étudieraient les mœurs de cette bête, ses besoins, ses goûts, ses organes, et le milieu où il lui faut vivre, la blâmeraient selon ses mouvemens et évolutions diverses, ou l’approuveraient, se disputeraient sans doute, j’en conviens, sur ledit mollusque ; Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier s’y sont bien disputés jadis, qui entendaient le sujet de haut ; mais enfin vingt-cinq journaux ne se mettraient pas d’un côté à crier haro à ce pauvre animal, à le huer sur tout ce qu’il ferait, lui chanter pouille sans désemparer ; et d’un autre côté, les cinq journaux restans n’emboucheraient pas la trompette héroïque pour tonner dès qu’il éternuerait : Bravo, mollusque ! bien éternué, mollusque ! et mille fadaises de ce genre. Voilà pourtant ce qu’on fait à Paris, à trois pas de nous, en cent lieux divers, non pour un mollusque, non pour un mouton, non pour un homme, mais pour la plus vaste, la plus inextricable, la plus effrayante machine animée qui existe, celle qu’on nomme gouvernement ! Quoi ! parmi tant d’hommes assemblés, ayant cœur et tête, puissance et parole, pas un qui se lève, et dise simplement : Je ne suis pour ni contre personne, mais pour le bien ; voilà ce que je blâme et ce que j’approuve, ma pensée, mes motifs ; examinez !

Mais admettons l’axiome reçu, qu’il faut toujours être d’un parti ; tout le monde répète qu’il faut être d’un parti, ce doit être bon (apparemment pour ne pas rester derrière, si d’aventure le chef de file arrive en haut de la bascule) ; soyons d’un parti, j’y consens, de celui qui vous plaira, je n’y tiens aucunement. Dites-moi seulement le mot d’ordre ; qu’est-ce qu’un parti sans principe ? Il nous faut un principe pour vivre, parler, remuer et arriver. Qui vous l’a donné, ce mot d’ordre ? Est-ce votre conscience ? touchez là, nous périrons ou arriverons. Est-ce votre bourse ? qui me répond de vous ?

La Gingeole se lève un matin, ayant songé qu’il était sous-préfet. Il gouvernait en rêve, portant habit à fleurs, l’épée, et cela lui allait ; il se mire, se rase, regarde autour de lui, point de royaume ; il lui en faut un. La Gingeole appelle sa femme, lui cherche noise, la rosse, commencement d’administration. La femme rossée se venge, rien de plus naturel ; Tristapatte est jeune, bien bâti ; d’aucuns prétendent qu’avant l’offense la femme s’était déjà vengée. Mauvais propos ; La Gingeole en profite, prend la clé, sort, rentre sans bruit, surprend les coupables et pardonne, à condition d’être sous-préfet, car Tristapatte a du crédit, au moins le dit-il quand on l’écoute. Tristapatte va chez le ministre, et lui parle à peu près ainsi ;

« J’ai fait grand tort à un de mes amis que je désire en dédommager, et qui désire être sous-préfet ; j’écris depuis six mois tous les jours, là où vous savez, en votre honneur et gloire. Donnez-moi une sous-préfecture pour La Gingeole, à qui j’ai fait le tort que vous savez peut-être aussi ; sinon, demain, je vous attaque, et de telle façon, monseigneur, que si je vous flagornai six mois, je vous déflagornerai en six jours.

— Mais, dit le ministre, La Gingeole est un sot.

— C’est vrai ; mais nommez-le ce soir : il ne sera plus qu’une bête demain.

— Mais on va se moquer de moi ; on criera au passe-droit, on me dira des injures.

— C’est vrai ; mais je vous soutiendrai.

— La belle avance, si d’autres m’insultent !

— Aimez-vous mieux que je sois de ceux-là ?

— Ma foi, peu m’importe, comme vous l’entendrez. »

Tristapatte sort, court à La Gingeole ; Vous serez nommé, dit-il, ou le ministre y mourra. Il écrit, tempête, coupe, taille ; voilà six mille bons bourgeois, habitués à le lire sur parole, qui frottent leurs lunettes, puis leurs yeux, ouvrent leur journal, le referment, voient la signature, et se disent : « C’est bien là mon journal ; apparemment que j’ai changé d’opinion. »

Non, pauvres gens, honnêtes gobe-mouches, d’opinion vous n’avez point changé, car d’opinion vous n’en eûtes jamais, mais voulez parfois en avoir. Ayez donc du moins celle-ci qui est plus vieille que l’imprimerie, c’est que, quand on se laisse berner, on ne doit jamais s’étonner si on retombe à terre pile ou face.

Mais songez-vous quelquefois, monsieur, à la position d’un pauvre ministre ayant affaire aux journaux ? je dis pauvre, non pour aller dîner ; mais où ne vaudrait-il pas mieux être qu’en pareil lieu où tous vous tiraillent, qui du manteau, qui du haut-de-chausses ? Auquel entendre et par où tomber ? car encore choisit-on la place, quand on ne peut tenir sur ses jambes. Celui-là crie si on n’accorde pas, et celui-ci ne veut pas qu’on accorde. Trente mains s’allongent, agitant trente papiers, quinze placets et quinze menaces, et le tout pour le même emploi, dont pas un peut-être n’est digne ; mais qu’il y en ait un de nommé, les autres n’y regarderont pas pour s’en plaindre. Dites-moi un peu ce que vous feriez si (Dieu vous en préserve !) vous deveniez ministre par hasard ? Je veux vous choisir une occurrence où vous soyez bien à votre aise, pour que vous m’en donniez votre avis.

Il s’agit de demander au roi la grace de certains condamnés, qui, à dire vrai, depuis long-temps l’attendent. Depuis long-temps aussi vous hésitez ; vous avez pour cela vos raisons : d’autres que vous les trouvent bonnes ou mauvaises, il n’y a point de compte à rendre. Vous demandez, vous obtenez la grace ; le Moniteur enregistre et publie les noms de messieurs les graciés. Que fait là-dessus l’opposition ?

« C’était bien la peine, s’écrie-t-elle, de parodier une amnistie, et de ne délivrer que des hommes obscurs, qui ne figurent qu’au troisième plan ! ce n’est pas là ce qu’on vous demandait ; quand on fait le bien, on le fait grandement ; c’était d’autres noms qu’il nous fallait voir libres : les condamnés d’avril, les ministres de Charles X, et nos amis, bien entendu. »

Que faites-vous alors, vous, homme politique ? Vous allez croire que l’opposition désire ce qu’elle demande. Vous allez ajouter d’une main candide sur la liste graciante les noms des ministres de Charles X. Pensez-vous faire pièce à dame Opposition ? Lisez un peu l’article du lendemain.

« Voilà donc, s’écrie la même plume, voilà donc quelle était au fond l’unique pensée du ministère ! gracier les agens de la restauration, c’était là son but ; le reste n’est qu’un prétexte ; on ne s’intéresse qu’à ces hommes, etc., etc. »

Ne vous semble-t-il pas, monsieur, quand vous assistez à ces sortes de tapages, dont les journaux étourdissent un ministre, ne vous semble-t-il pas voir un homme qui entreprend de traverser la Seine sur une corde tendue, à laquelle corde pend une centaine de chats ? Je vous demande si les chats aiment l’eau, et veulent choir, et quel vacarme, et les agréables secousses ! En guise de balancier, le pauvre diable a dans les mains un essieu de charrette, pesant cinq cents livres ; belle entreprise à se rompre le cou ! Mais il suffit du nom qu’on donne aux choses : l’essieu s’appelle le timon de l’état, cela suffit pour qu’on se l’arrache ; quant aux chats, c’est-à-dire aux journalistes, c’est une autre affaire ; ils ne s’arrachent que des brins de ficelle, et se sentent furieusement échaudés ; car l’essieu dont je vous parle n’est rien moins que fer rouge, ardent, usé dans la fournaise ; cependant le peuple bat des mains, et l’homme avance, en tremblant s’entend, et prudemment, muni de blanc d’Espagne ; mais on lui crie : « Avancez donc ! vous ne bougez pas ! vous êtes un Terme ! » S’il lâchait tout et sautait dans l’eau, vous en étonneriez-vous, monsieur ? oui bien moi, car nous ne sommes guère au temps où Sylla sortait de sa pourpre.

Poursuivrons-nous plus avant cette thèse, et descendrons-nous au feuilleton ? On pourrait peut-être deviner comment parfois il se fabrique ; ce n’est pas avec quoi les abeilles font leur cire. Il y a deux façons pour cela. L’une, incontestablement la meilleure (c’est aussi la plus usitée), est d’appuyer son coude sur sa table, d’étendre la main, et de laisser couler doucement tout ensemble encre, préceptes, doctrines, injures, anachronismes et bévues. À peine ainsi court-on le risque de laisser échapper de ces légères taches qui ne choquent point le lecteur parisien, rompu à la chose, et qui, au contraire, font ressortir le beau. Ce sera, par exemple, que vous aurez avancé que Racine florissait sous Louis IX, ou qu’Agamemnon est l’auteur de l’Iliade. Mais, je vous dis, cela ne fait rien ; on nous y a dès l’enfance habitués, et nous n’avons point de livres sous la main où aller rechercher les dates. Minuties que les dates ! L’autre façon est beaucoup plus aride, profonde, ardue, pour parler en feuilleton. Il faut pour cela prendre (horresco referens) un dictionnaire quelconque, historique ou chronologique. Est-ce fait ? Posez-le sur la table, et ouvrez au hasard. Lequel est-ce ? Le Dictionnaire de la Fable, par Noël. Bien. Sur quel passage êtes-vous tombé ? « Charadrius, oiseau fabuleux, dont le regard seul guérit la jaunisse ; mais il faut que le malade le regarde, et que l’oiseau lui renvoie ses regards assez fixement ; car, s’il détournait la vue, le malade mourrait infailliblement. » À merveille ! Maintenant, dites-moi, quel sujet avez-vous à traiter ? Vous avez à rendre compte, n’est-il pas vrai, de la Norma du maestro Bellini ? Voyez ce que c’est que la Providence, et comme le ciel vous favorise ! Vite, écrivez, ne perdez point l’occasion ; voilà votre oiseau tout logé. Comment, dites-vous, par quelle façon ? Eh ! par la façon des feuilletons. Écrivez :

« Les décorations du premier acte laissent beaucoup à désirer ; on a tenté vainement de nous rendre cette nature large, antique, nébuleuse, des vieilles forêts consacrées. Ces tons sont mesquins, ces horizons vides ; on voudrait frissonner au murmure de ces chênes centenaires, on voudrait y voir voltiger, autour de la prêtresse, l’oiseau Charadrius, dont le regard seul, etc., etc. »

Voilà, monsieur, comme on se fait dans le monde, et à juste titre, une réputation de savant et d’homme qui ne parle point au hasard ; voilà comme on jette çà et là sur un article, du reste médiocre, ces paillettes mirifiques d’érudition et de bon goût, qui ne manquent pas de sauter aux yeux du lecteur et de lui éblouir l’entendement, ni plus ni moins que s’il avait soufflé sur sa poudrière.

C’est bien long-temps vous importuner, monsieur, pour ne vous dire après tout qu’un mot, que les journaux nous font grand peur. C’est surtout longuement discourir pour répéter ce que chacun sait, c’est-à-dire que, depuis Moïse, il y a toujours quelques abus. N’allez pas, de grâce, imprimer cela. Quand on n’a pas l’habitude d’écrire, on est d’un décousu, d’un diffus ! Nous ne sommes point gens de plume, et nous n’écrivons que pour le prouver. D’ailleurs qu’en dirait-on, grand Dieu ! Nous attaquer aux puissances du siècle ! Ohimé ! quelles charretées de pavés on nous verserait sur la tête ! À quels courroux serions-nous en butte ! Non pas que cela nous fît grand tort, ni que notre raisin en fût moins bon ; mais vous, monsieur, je vous le dis à l’oreille, vous pourriez bien vous exposer. Peste ! voyez de quoi nous serions cause ; on irait peut-être jusqu’à vous faire des reproches. Que répondriez-vous en pareil cas ? Il y a de quoi démonter les gens. Mais, tenez, si vous m’en croyez, voici, à peu près (si besoin était) ce que vous pourriez peut-être répondre aux journaux, après avoir naturellement fait les génuflexions nécessaires et frappé sept fois la terre de votre front ; apprenez par cœur cette harangue :

« Commandeurs des non-croyans, soleils de l’époque, successeurs de Dieu, terreur des chambres et des ministres, flambeaux de justice et de vérité, et comédiens ordinaires de la nation,

« Ne vous fâchez pas pour si peu de chose, nous renouvellerons nos abonnemens. »


DUPUIS et COTONET.