Lettres de famille retrouvées en 1897/Appendice

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Collectif (famille Chauviteau)
Impr. de Dumoulin (p. 199-227).

APPENDICE

Pour comprendre l’émotion qui accueillit, en 1897, la découverte de ces lettres de famille, où Séraphine occupe une si grande place, il est bon de rappeler ce que cette Séraphine était pour tous les siens, lorsque, après sa mort, arrivée en 1880, une de ses petites-filles, sous la dictée de sa mère, qui était la petite Séraphine, née aux États-Unis en 1810, écrivait, pour toute la famille, les souvenirs et les regrets laissés par cette Bonne-Maman de quatre-vingt-quatorze ans, à sa nombreuse descendance.

Ces souvenirs ont été écrits en 1883.

APPENDICE


MAMITA

Longtemps, bien longtemps encore, le souvenir de la chère Mamita éveillera de douces émotions au cœur de ses petits-enfants. Longtemps, longtemps encore le nom de la bonne Mme Chauviteau sera prononcé avec de bien affectueux regrets par ses nombreux amis et tous ceux qui l’ont connue. On aimera à regarder cette aimable physionomie, dont la photographie nous redit la finesse et la bonté, cette bonté exquise, la bonté du cœur, à laquelle des manières gracieuses ont donné tant de charme. Accueil bienveillant, conversation animée, émotion vive et facile, sollicitude vraie et empressée pour tous, c’est le cœur qui se révèle, le cœur qui se rend sensible à tous ; et ce cœur, il attire, il attache et il charme : en un mot, il se fait aimer. Oui, elle a été aimée cette mère, cette aïeule, et trisaïeule, mais elle a aimé et elle a beaucoup aimé ; oui, elle a été entourée de tendresse et de sollicitude, plus que toute autre mère, mais quelles n’étaient pas sa sollicitude et sa tendresse pour ses quatre-vingts enfants, depuis l’aîné de tous jusqu’au plus petit ; oui, elle a étendu sur tous un empire irrésistible d’amour et de vénération ; mais un mot en dira le secret : c’était une grande chrétienne.

Elle a connu les jouissances de la fortune, les joies de la famille ; elle en a connu les épreuves et les tristesses, elle a toujours été la femme forte, s’oubliant pour être toute à tous et être à tous, l’exemple, le conseil, le soutien, le cœur toujours ouvert pour pleurer avec ceux qui pleurent, pour se réjouir avec les heureux ; donnant ses veilles et ses prières au chevet des malades, ses sourires et ses joies au berceau des nouveau-nés, pour tous ayant sur les lèvres, parce qu’elle les avait dans le cœur, une parole de foi, une prière de l’Église, un enseignement, une bénédiction ; et ce caractère si chrétien, elle ne l’imposait pas comme une obligation, elle ne s’en parait pas comme d’un défi jeté au monde, elle le portait en elle, simplement, avec la dignité de la veuve, la bonté de la mère, la grâce d’une femme du monde, et la fidélité d’une chrétienne exacte et scrupuleuse.

Ainsi elle a passé dans le monde, et au milieu des siens sans faiblesses, restant toujours elle-même, ayant sa maison et sa table ouverte à tous, sans blesser aucun par ses préférences, sans transiger avec les opinions de ceux qu’elle aimait le plus tendrement. Sa tendresse n’était pas aveugle, mais vigilante et pleine de zèle ; on la savait juste et ferme, elle pouvait être indulgente et affectueuse, elle avait pour l’Église et la religion une sensibilité filiale, mais elle n’imposait à personne ses opinions et savait souvent, par l’expression seule de son visage, arrêter une discussion.

Ce caractère et ce cœur n’ont pas faibli avec les faiblesses de l’âge, et à quatre-vingt-quatorze ans on la retrouvait telle, dans son accueil et sa conversation. Longtemps nous avions possédé ce trésor, cette lumière, cet aimant pour nos cœurs, et nous croyions justement qu’en la perdant nous perdions tout. Mais non, nous ne l’avons pas perdue, celle dont le souvenir est encore si vivant parmi nous : c’est toujours elle qui est le lien de la famille, elle qui inspire nos relations, préside à nos réunions, et qui est sans cesse le sujet de nos entretiens.

Ces regrets, si souvent épanchés en famille, il est bon de les recueillir ; ces récits qu’elle-même avait si souvent redits devant nous, avec tant d’émotion, nous aimerons à les retrouver et à les redire à ses dernières générations, et les joies et les émotions qu’ils nous ont fait éprouver dans notre enfance seront encore les joies et les émotions de ceux qui nous survivront.


LA HAVANE

Marie-Serafina Aloy naquit à la Havane le 9 septembre 1786. Son père était un médecin distingué, Espagnol, originaire de la Galice, Don Narcisse Aloy ; sa mère, Dona Maria, de la Merci Rivera ; ils eurent quatre filles et plusieurs fils qui furent militaires et moururent jeunes.

Au milieu des affections de sa famille et de ses nombreuses amies, la petite Serafina montra de bonne heure cette exquise sensibilité et cet esprit d’affabilité qu’elle conserva toute sa vie. Elle aimait à raconter elle-même les souvenirs de son enfance ; alors elle s’animait, et une conversation commencée en français se terminait toujours en espagnol, avec la verve gracieuse qu’elle savait donner à sa parole, et qui la rendait si expressive, que souvent les personnes les moins initiées à l’espagnol, l’écoutaient avec charme.

C’est ainsi que maintes fois nous entendîmes le charmant récit qu’elle nous faisait, de sa mère allaitant, alternativement avec elle, l’enfant de son amie, cette Margarita qui plus tard devait entrer dans le cloître, sans oublier sa chère sœur de lait ; car elle lui écrivait les lettres les plus affectueuses et lui envoyait de ces jolis ouvrages de cire que nous admirions dans notre enfance ; puis c’était la promenade en volanta, le paseo, les cérémonies religieuses, les visites, les réunions d’intimité, et jusqu’aux bals des négresses avec leurs panaches de plumes blanches.

Nos relations, tout aimables et gracieuses qu’elles soient en France, sont toujours un peu cérémonieuses ; elles ne peuvent nous donner idée de l’expansion et de l’abandon amical qui régnaient alors et règnent sans doute encore dans la société havanaise.

Notre chère Mamita en avait conservé toute la fraîcheur. Rien n’était plus charmant que de la voir au milieu d’Espagnoles, se laissant aller avec elles à la volubilité et à l’affabilité de la conversation. Que de Françaises charmées, elles aussi, par cette aimable grand’mère ; que de jeunes femmes du monde, assidues à venir la visiter, assurées qu’elles étaient d’un accueil toujours si affable !

Mais ce côté si séduisant de son caractère n’était pas le seul à exalter en notre chère Bonne-Maman. À cinq ans, elle perdit son père et fut formée, par le malheur, aux devoirs austères du ménage et de l’économie ; ce fut alors qu’elle contracta ces habitudes d’ordre et de ponctualité qu’elle conserva toujours au milieu de l’opulence dans laquelle elle vécut depuis si simplement.

La señora Aloy, privée de son soutien et chargée d’une nombreuse famille, fut obligée de réformer sa maison, de vendre mule et volanta, de congédier une partie de ses serviteurs. Ses filles la secondèrent dans les soins du ménage, et notre chère Mamita racontait elle-même qu’elle s’ingéniait à habiller de petites poupées qu’elle faisait vendre par la négresse à ses amies et connaissances.

Récompensée dans sa sollicitude maternelle, la señora Aloy eut le bonheur d’établir avantageusement ses filles. Juana, l’aînée, épousa P. Poye, dont elle eut deux fils ; Charita, la seconde, épousa aussi un Sr Poye, dont elle eut un fils, Felipe, et une fille, Merced, qui épousa un Sr Gonzalo ; Francisca, la troisième, épousa el Sr Hernandez ; elle en eut six enfants : Pepe, Narcisso, Rafaël, Rosa, Merced et Pancha.

Dans la maison d’affaires du Sr Hernandez était employé un jeune Français venu des États-Unis, où sa famille s’était réfugiée, après avoir été chassée de la Guadeloupe par les insurrections et la révolte des noirs. Son aptitude aux affaires et ses qualités remarquables lui créèrent très promptement une belle position dans la maison, et il obtint la main de Serafina Aloy, qui avait à peine seize ans, le 22 mars 1803. Il avait vingt-sept ans.

Quoique si jeune encore, Serafina comprit toute l’importance de ses devoirs, et elle commença de suite cette vie de femme tendrement dévouée et respectueusement soumise, dont elle devait être le modèle jusqu’à l’heure douloureuse de son veuvage. De ses quatorze grossesses, elle eut onze enfants, qu’elle nourrit elle-même et qu’elle éleva avec la plus tendre sollicitude.

Jean, Louis, Charles et Ferdinand, naquirent successivement à la Havane, de décembre 1803 à 1809. La vie de nos heureux parents s’écoulait paisiblement, soit à la ville, où Bon-Papa avait pris la direction de la maison Hernandez, soit dans l’intérieur de l’Île, sur ses sucreries et cafeiries qu’il administrait avec grande intelligence et où il traitait les nègres très paternellement.

Il possédait l’Amistad, la Serafina, la Carlota et le Prostero. Tout en améliorant le revenu de ses propriétés, il ne négligeait pas le bien-être de ses esclaves. À la Carlota, avant de reconstruire l’habitation, il voulut faire élever l’hôpital pour les vieux nègres, et l’asile pour les enfants. Les vieilles négresses en prenaient soin ; mais Bon-Papa et Bonne-Maman y veillaient avec une grande bonté. Les petits négrillons avaient leur vaste enclos pourvu d’un bassin où ils prenaient leurs ébats à tous moments.

Bon-Papa était d’un caractère essentiellement juste et droit et veillait rigoureusement à ce que l’on n’abusât pas de ses esclaves. Il prit l’initiative de faire procéder par un prêtre, au mariage religieux des nègres et des négresses, et leur procura, le dimanche, l’assistance à la messe. Bonne-Maman, avec son bon cœur, cherchait toutes les occasions de les assister, et souvent elle les soignait elle-même dans leurs maladies. Aussi tous deux en étaient-ils aimés.

En 1809, lorsque la guerre éclata entre la France et l’Espagne, Bon-Papa courut de grands dangers au milieu de l’insurrection qui fut soulevée dans L’Île. Sa tête fut mise à prix, et les insurgés pillèrent, saccagèrent la propriété où il résidait, pénétrant dans l’habitation et menaçant Bonne-Maman, si elle ne divulguait pas la cachette de son mari. Elle passa un moment d’indicible angoisse ; mais heureusement Bon-Papa, secondé par quelques nègres dévoués, avait pu gagner les bois, où il demeura plusieurs jours caché. Ses fidèles noirs lui apportaient sa nourriture en lui donnant des nouvelles de sa femme et de ses enfants. La pauvre Bonne-Maman eut occasion de montrer son courage et sa générosité. Elle avait donné refuge à une famille de dames françaises qui étaient cachées dans l’habitation. Les insurgés voulaient les massacrer ; elle se mit intrépidement en travers de la porte et les défendit au péril de sa vie ; heureusement les nègres de la propriété, qu’elle avait su s’attacher par ses bienfaits, accoururent la délivrer et chassèrent les insurgés.

Pendant ces jours d’épreuve, tout fut préparé pour a fuite, le passage retenu sur un bateau en partance pour les États-Unis ; le fugitif, quittant les bois, put gagner une barque et eut le bonheur de serrer dans ses bras celle qui venait de lui montrer tant de dévouement. Les insurgés, furieux de ne pas le trouver, avaient fendu son portrait avec leur sabre. Les quatre petits garçons, dans leur indicible frayeur, s’étaient glissés sous un lit où l’on fut longtemps à pouvoir les retrouver ; on les crut un moment aux mains des insurgés. Mais le danger était passé, et l’on faisait route pour les États-Unis.

Bon-Papa était Français. Sa famille était originaire de la Vendée. Depuis plusieurs siècles, les Chauviteau avaient parcouru les mers ; leur nom est inscrit dans les registres de l’île d’Yeu, dès 1400, comme coureurs de mer et propriétaires de barques, — on le voit figurer aux registres de paroisses pour dons importants faits à l’église ; testaments et autres actes publics, — on peut les suivre pendant trois siècles, presque sans interruption ; plusieurs sont prêtres, mais il y a toujours un homme de mer ; et tandis qu’au siècle dernier une branche va s’établir à la Martinique, l’autre reste en Vendée et s’éteint en 1875, en la personne de Benjamin Chauviteau, décédé à la Chalonnière, propriété héréditaire des Chauviteau. Dans l’île d’Yeu, il y a encore un vieux château marqué sur la carte du nom de Ker-Chauviteau.

Notre grand-papa Jean-Joseph Chauviteau avait perdu, en 1804, un frère nommé Chalonnière, du nom de la propriété de la Vendée. Il avait aussi une sœur Sophie, qui avait épousé son cousin, M. Guénet, dont elle eut trois fils et trois filles. Nous aimerons à parler de cette femme de tant cœur et d’esprit. Elle était déjà aux États-Unis, quand son frère vint s’y réfugier avec sa famille ; elle le suivit quelque temps à la Havane, et, devenue veuve, vint rejoindre son père et sa mère à Bordeaux, où nous la retrouverons en 1817.

Bon-Papa et Bonne-Maman s’établirent à Bristol, avec leurs enfants. Le climat, la langue, les usages, tout fut nouveau et sujet à épreuve pour notre chère Mamita ; mais avec sa bonne grâce et l’énergie de son caractère, elle fit face à toutes les difficultés, Sa bienveillance et son affabilité ne tardèrent pas à la faire connaître de toute la colonie, et sa maison devint le rendez-vous de la société, aussi bien que le centre religieux de la mission. Il n’y avait pas alors de prêtre à demeure, à Bristol ; on y vivait comme dans les missions, attendant la visite du Père. Ce fut une grande épreuve pour Bonne-Maman ; aussi, quelle n’était pas l’effusion de sa joie quand arrivait le missionnaire ! Son salon était alors transformé en chapelle, les catholiques s’y réunissaient de toute la ville pour assister au saint sacrifice de la messe et recevoir les sacrements. C’est là que, bien des fois, l’abbé de Cheverus célébra les saints mystères et goûta la consolation d’être reçu dans une famille chrétienne. Il y baptisa la petite Sérafine, née le 6 juin 1810, et l’année suivante, en 1811, un garçon nommé Francis. Ces souvenirs faisaient toujours venir les larmes aux yeux de Bonne-Maman, et l’on comprend comment elle dut accueillir, un jour, dans son salon de Paris, ce même missionnaire de Bristol, devenu le cardinal de Cheverus.

De nombreux émigrés venus depuis à Paris, aimaient à rappeler, avec celle qu’ils nommaient déjà la « bonne Madame Chauviteau », ces consolations de l’exil ; certes, ces jours de missions devaient être bien doux pour elle et la dédommager des privations de ce séjour en pays étranger. Le climat, si rigoureux l’hiver, la faisait beaucoup souffrir ; les incendies lui donnaient de fréquentes alarmes : plusieurs fois, elle fut obligée de s’enfuir à travers les rues, marchant demi-vêtue dans la neige, et portant dans ses bras ses chers trésors, ses petits enfants.

Ce fut aussi, en arrivant aux États-Unis, et dans un moment où Bon-Papa était retenu loin d’elle qu’elle perdit son petit Charles, ce Carlito chéri dont elle ne pouvait prononcer le nom qu’en versant des larmes.

En 1812 la guerre cessa, et Grand-Papa put retourner à la Havane. Il partit seul, le premier, pour rétablir ses affaires et juger la situation ; peu après, il rappelait Bonne-Maman et ses enfants. Les fils aînés, Jean et Louis, restèrent aux États-Unis, dans la pension française de M. Bancel.

Ce fut à ce retour de l’exil, en 1812, qu’en approchant des Bermudes, le navire, attiré par les feux trompeurs des pirates indiens, échoua ; il allait périr, le capitaine ne voulait pas faire abattre le mât. Bonne-Maman se porta caution des dommages et leva tous les obstacles. On dut chercher le salut en abordant aux récifs. La pauvre Bonne-Maman fut attachée à une planche, ainsi que ses enfants ; dans les canots des Indiens on gagna l’île de Providence, où l’on frèta un bateau pour rentrer à la Havane.

Le petit Ferdinand accompagnait sa mère — déjà, sans doute, il était fier, à quatre ans, d’être le cavalier et le protecteur de sa chère Mamita, au milieu des dangers qu’elle eut à courir. L’histoire ne nous le dit pas, mais il nous est permis de le supposer, et rien dans l’avenir ne le démentira. Il montra de bonne heure l’indépendance de son caractère ; à trois ans, il était sorti de Bristol en battant le tambour et se faisant suivre de tous les enfants du quartier. La vigilance paternelle avait interrompu cette brillante expédition. À la Havane, il devint si entreprenant et si difficile à garder, au milieu des petits nègres, qu’il fallut le renvoyer aux États-Unis, dans la même pension où étaient déjà ses deux frères aînés.

Une grande douleur attendait Bonne-Maman et devait bien attrister les joies du retour. Sa mère venait de mourir ; et il fallut en arrivant lui annoncer la triste réalité.

La vie s’écoula paisible et fortunée. Thomas naquit en 1813, et Philippe en 1815.

Un vieux tableau de famille représentait M. et Mme Chauviteau assis dans une de ces salles dallées, comme il y en a dans les colonies, la petite Séraphine debout entre eux deux, les trois petits garçons Francis, Thomas et Felipe jouant autour d’eux ; au fond, sur la muraille, les portraits des trois fils aînés, alors aux États-Unis. Ces portraits étaient fort ressemblants, non seulement par la physionomie, mais aussi par l’attitude de chacun.

Au printemps de 1817, la santé de Bon-Papa exigea un nouveau voyage aux États-Unis. Il perdait à Bordeaux son père et sa mère qu’il aimait tendrement et qu’il avait longtemps espéré rejoindre. Il fut envoyé aux eaux de Saratoga. Bonne-Maman laissa ses trois petits garçons à sa famille et accompagna son mari avec Séraphine, âgée de sept ans ; on s’arrêta à Philadelphie, à New-York, à Boston, on revit Louis et Ferdinand restés au collège. Jean était déjà en France. Les fleurs, les fruits si nouveaux pour elle, les rues de ces villes américaines, d’un aspect si différent de celui de la Havane, charmaient la petite Séraphine. Son père aimait à la promener et à jouir de ses étonnements enfantins. Il la choyait beaucoup — entre sept garçons, elle était encore la seule fille, et elle conserva toujours le souvenir des prédilections de ce bon père. Au retour de ce voyage, Mamita mit au monde une seconde fille, Micaële ; puis, en 1819, elle eut Louise, et en 1820, Charlotte, charmant trio que Paris devait admirer un jour, mais qui devait, hélas ! laisser des regrets bien amers à tous les êtres chéris, à qui elles furent ravies si prématurément.

Mamita nourrissait elle-même ses enfants ; elle fut cependant obligée, pour Louise, de recourir à une chèvre, n’ayant pu se décider à donner une négresse à son enfant.

On peut dire en passant que ses enfants étaient tous beaux : finesse de teint et finesse de traits du type vendéen en Jean-Ferdinand, Micaële et Charlotte ; régularité de traits plus parfaits et yeux noirs espagnols en Séraphine et Louise, en chacune d’elles la grâce des créoles. Entre toutes, Louise était blanche et rose, et, quand sa belle chèvre noire, attentive à ses moindres cris, s’élançait sur son berceau, lui offrant d’elle-même ses noires mamelles, sans jamais la blesser, les amies de Bonne-Maman se réunissaient pour admirer ce joli tableau. Il est à regretter que cette petite scène n’ait pas été reproduite, mais l’imagination et les souvenirs peuvent y suppléer. Il faut par la pensée, l’encadrer dans une de ces vastes salles, dallées le plus souvent en marbre, ouvertes sur une galerie qui entoure le patio, au milieu duquel une fontaine jaillissante entretient la fraîcheur et où les orangers et les citronniers en fleurs répandent leurs parfums. Des tentures abritent du soleil : la mère est légèrement vêtue de fine batiste blanche et s’occupe à des travaux d’aiguille, les enfants jouent sur des nattes, n’ayant qu’une légère chemise, les nègres et les négresses portent des corbeilles de fruits et des rafraîchissements. Le bain, la sieste, occupent les heures les plus chaudes du jour, tout est au repos pendant ces après-midi accablantes ; mais, vient la brise de mer, l’animation, le mouvement recommencent jusqu’à une heure avancée de la nuit. Les volantas sont attelées, chacun s’élance au paseo où à la tertulia ; on se rencontre, on se visite, et, tout en s’éventant encore, on jouit de la conversation et de la fraîcheur, car c’est l’heure de respirer. La mère de famille a donné la matinée aux soins de sa maison et sous la direction de Bon-Papa, qui était la régularité et la ponctualité même, elle a déjà pourvu à toute l’administration de son petit monde et à la surveillance et la direction de ses nègres et de ses négresses.

Mais c’était à la campagne que sa sollicitude pouvait s’exercer plus largement, et là encore elle était toujours généreusement dévouée.

Il n’était pourtant pas dans les desseins de Dieu, de lui laisser accomplir paisiblement la douce mission qui lui avait été confiée sur le sol natal ; et toute cette partie de son existence ne sera bientôt plus qu’une chère légende, qui fera toujours palpiter son cœur et charmera ses petits enfants.

Une série de vues coloriées de la Havane qui garnissait à Paris la salle à manger, aidait leur jeune imagination à suivre les récits. d’autrefois.

DÉPART POUR LA FRANCE (1821)

En 1821, à la suite d’une chute de cheval, Bon-Papa éprouva les premières atteintes d’une goutte sereine qui menaçait sa vue. Devant la révélation du danger, il ne fut question que d’une chose : partir, aller à Paris consulter les médecins et tout sacrifier pour conjurer le malheur redouté. Quitter tous les siens, son pays, ses amis, n’arrêta pas un instant Bonne-Maman et elle s’embarqua avec tous ses enfants. La traversée fut heureuse, et le 6 juin, on arrivait au Havre. C’était l’anniversaire de la naissance de la petite Séraphine, qui avait onze ans. Le capitaine, plein d’attentions et de prévenances pour la famille, fit faire une petite fête à bord ; puis, en débarquant, l’on trouva Ferdinand, qui arrivait de son côté des États-Unis.

Quelques amis dévoués entourèrent Bonne-Maman. Les meilleurs médecins furent appelés et Bon-Papa fut envoyé aux eaux de Bourbon-l’Archambault. Les eaux n’apportèrent pas d’amélioration à son état, l’hiver et l’été suivant se passèrent dans les mêmes inquiétudes.

MORT DE BON-PAPA À PARIS (1823)

De la rue Le Peletier, on était allé demeurer rue de la Paix. Bientôt il fallut se décider à faire une installation complète et on loua, rue Duphot, un appartement pour lequel on acheta mobilier, linge et argenterie. Le projet de Bon-Papa, en venant en France, avait été d’acheter une propriété près de Bordeaux, où son père, et sa mère étaient venus finir leurs jours et de s’y fixer avec ses enfants. Sa santé ne le lui permit pas. [l était devenu aveugle. Sa sœur, Mme Guénet, vint le voir et passa quelque temps auprès de lui avec sa fille Joséphine. Clara était au couvent. Ces moments auraient été bien doux pour Bon-Papa et Bonne-Maman, sans la cruelle appréhension qui planait sur eux. Bon-Papa avait demandé un prêtre, et depuis quelques mois il recevait les sacrements par le ministère de l’abbé Ledoux, vicaire de Saint-Roch.

Le 22 janvier 1823, comme il prenait encore avec plaisir quelques grains de raisin que lui offrait Bonne-Maman, un abcès qu’il avait dans la tête, sans doute depuis la fatale chute, creva inopinément et il mourut peu après, ayant conservé toute sa connaissance. Deux ou trois jours avant, il avait appelé Ferdinand, son troisième fils, et lui avait tout particulièrement confié sa mère, en lui disant qu’il comptait sur lui pour cette mission. Dans quelque soixante années, nous verrons cette chère Mamita expirer, elle aussi, entourée de soins et de tendresses, et Ferdinand sera encore là au poste de l’amour filial.

Notre pauvre Bonne-Maman restait donc veuve, à trente-six ans, dans un pays étranger dont elle connaissait à peine la langue et se voyait chargée d’une nombreuse famille. Son courage, soutenu par la religion, fut à la hauteur de ses devoirs nouveaux. Elle perdait un mari tendrement aimé et pour la mémoire duquel elle conserva une respectueuse fidélité : elle acheta un terrain au Père-Lachaise, y réservant sa place et celle de ses enfants. Le dessin du monument était toujours sous ses yeux dans sa chambre à coucher. Toute sa vie, elle fut fidèle à aller religieusement prier sur cette tombe et à faire dire des messes pour Bon-Papa. Chaque année, le 22 janvier, elle réunissait, à Saint-Roch, tous les membres de la famille et en toute occasion on la voyait rendre honneur à cette chère mémoire et rappeler à ses enfants les mérites et les bonnes actions de leur père. Le respect avec lequel elle en parlait, révélait ce qu’avait été son cœur pour lui. Elle demeura toujours le modèle de la femme chrétienne dans son veuvage, et si ses devoirs de famille l’obligeaient à aller dans le monde ou à recevoir, c’était à l’église qu’on la voyait venir de préférence. Assidue à entendre la sainte messe, à assister aux offices et aux saluts, elle contracta de plus en plus les habitudes d’une tendre piété, et, dorénavant, ce sera au pied de l’autel et dans la fréquente communion qu’elle viendra puiser force et lumière dans la tâche si difficile qui lui reste à accomplir.

M. de Mons d’Orbigny, l’ami le plus intime de Bon-Papa, et le colonel de la Combe, son gendre, furent nommés exécuteurs testamentaires et membres du Conseil de tutelle, avec M. Line. Alphonse de la Bouillerie, Jean du Buisson Laforest et le général O. Farrell, furent nommés curateurs. MM. Durand, Joseph Bord, continuèrent leur précieux dévouement à la famille.

Bonne-Maman quitta l’appartement de la rue Duphot, qui lui rappelait de trop douloureux souvenirs et s’installa rue du Mont-Blanc, au coin du boulevard. La cruelle mort l’y attendait encore.

Son fils Louis, qui lui donnait de si grandes consolations et de si belles espérances, prit un rhume le premier jour de l’an 1825. On le croyait remis, une rechute survint et la poitrine se prit. Au printemps, les médecins recommandèrent l’air de la campagne. Bonne-Maman acheta alors de M. de Maineval, le château de Vaucresson, près Ville-d’Avray, belle habitation complètement meublée et aménagée pour recevoir une nombreuse famille. On y transporta le cher malade. Ce fut une joie pour tous les enfants que cette installation à la campagne. De nombreux amis venaient les y visiter, les fils aînés y passaient tous leurs moments de loisir à l’exercice du cheval dans le parc et les bois avoisinants.

Mais l’état du cher malade ne s’améliorait pas, et le danger devint si imminent, qu’il fallut le ramener à Paris, où il expira le 2 juin entre les bras de cette mère tendrement aimée. Il avait vingt ans. Il était d’un caractère doux et affable, tendre et caressant pour sa mère ; il aimait à venir s’asseoir auprès d’elle et à s’en faire câliner comme un enfant. Par égard pour cette tendresse maternelle, il avait renoncé à la carrière de la marine, vers laquelle il fut porté de bonne heure. Il était grand, d’un visage agréable, avec des yeux bleus et des cheveux noirs ; il avait beaucoup de distinction et de modestie.

La chère Mamita avait eu la consolation de lui voir remplir ses devoirs religieux, mais elle était accablée de douleur ; elle fut prise de crises nerveuses dont elle souffrit cruellement et que les soins du docteur Petroz devaient combattre bien des années encore. Séraphine, qui avait alors quinze ans, eut un tel saisissement qu’elle fut plus de dix-huit mois malade.

Vaucresson fut revendu au général Coutard, de la maison du roi, et l’on revint à Paris. L’hiver se passa dans les mêmes préoccupations pour la santé de Séraphine. Au printemps, il fallut la conduire aux eaux des Pyrénées. On partit au mois de mai et l’on s’arrêta à Bordeaux pour assister au mariage de Jean, qui épousait, à vingt et un ans, sa cousine Joséphine Guénet, pour laquelle il avait contracté le plus tendre attachement pendant le séjour qu’il avait fait, à Bordeaux, avant l’arrivée de ses parents.

Ferdinand, qui avait dix-huit ans, sortit de Louis-le-Grand pour accompagner sa mère et sa sœur à Saint-Sauveur. Il commençait bien jeune à remplacer son père auprès d’elles, et plusieurs fois il s’acquitta avec une maturité exceptionnelle, de missions fort au-dessus de son âge. Ces longues promenades à cheval étaient pour la jeune malade une distraction et un exercice salutaire. Ferdinand lui servait de cavalier et tous deux suivaient avec enchantement ces routes toujours admirables de Pierrefitte et de Gavarnie.

MARIAGE DE SÉRAPHINE (1829)

Au retour des eaux, la santé de Séraphine n’était pas encore rétablie ; mais sa très grande pâleur n’enlevait sans doute rien à la beauté de ses traits et au charme de ses grands yeux. Elle fut demandée en mariage par un jeune espagnol, fort beau garçon et de grande distinction, avec lequel des rapports charmants avaient été formés depuis la mort de Bon-Papa. Déjà si bien accueilli dans la famille, Hermet ne pouvait essuyer de refus, mais la santé encore si ébranlée de Séraphine et son jeune âge exigeaient un délai. Bonne-Maman parla de trois années qui furent acceptées, et une douce intimité servit à tromper la longueur de l’attente. La mère et la fille aimaient à se rappeler que Bon-Papa, ayant rencontré ce jeune homme chez M. Line, qui le lui avait présenté, avait été charmé de sa distinction, de sa bonne grâce et de son mérite et émerveillé de lui entendre parler aussi facilement le français, l’anglais et l’espagnol ; il aurait pu ajouter l’italien et les langues mortes qui lui étaient encore familières. Né à Séville, d’une famille originaire des Flandres, les Van Hermet, venus en Espagne après les conquêtes de Louis XIV, François-Xavier Hermet avait été envoyé à cinq ans à l’École de Pont-Levoy ; heureusement doué pour l’étude des lettres, il y fit de brillantes études et conserva toute sa vie le bienfait de l’éducation si religieuse et si française qu’il y avait reçue.

Déjà présenté à Bon-Papa par M. Line, il fut tout particulièrement bien reçu par Bonne-Maman, et on peut dire qu’ils vécurent toujours dans une douce intimité et une parfaite sympathie. Ils s’aimaient et s’appréciaient réciproquement et avaient ensemble bien des points de conformité. Homme du monde, esprit juste et fin, causeur aimable et cœur affectueux, il était l’ami autant que le gendre, et l’on ne saurait trop dire le charme qu’il apporta aux relations de la famille. Séraphine n’était pas moins éprise que son futur, et ils furent toujours tendrement dévoués l’un à l’autre. Le mariage se fit le 2 avril 1829, à la chapelle du Calvaire de Saint-Roch.

Nous ne suivrons pas dans tous leurs détails les événements de famille qui ont été conservés dans les Souvenirs écrits en 1883. Chacun pourra y revenir dans les feuilles manuscrites pour des détails précis. C’est toujours Mamita qui est le centre et l’attraction de tous. Jean et Joséphine avaient quatre enfants et demeuraient avec Mme Guénet. Hermet et Séraphine et leurs quatre enfants étaient dans la même maison que Mamita. L’été, tous se réunissaient dans les environs de Paris. Micaëla, Louise et Charlotte terminaient leur éducation et étaient dans l’épanouissement de leur beauté, de leur grâce, de leur charme ; elles s’occupaient beaucoup de leurs nièces et en étaient adorées. Le bon Thomas était l’aimable mentor de la jeunesse. Ferdinand en était le bout-en-train non moins aimé. De 1830 à 1842, années heureuses pour la famille !

En 1842, Jean perd deux enfants, premier deuil depuis la mort de Louis ! Francis, établi à la Thomasserie, Hermet se fixe à Amboise pour sa santé. Les bonnes réunions de famille ont lieu en Touraine l’été. Micaëla, mariée en 1838, Louise en 1841 ; Charlotte, inséparable de Mamita et de Thomas, demeure la grande attraction de tous. En 1845 elle se marie, mais sans perdre sa place l’hiver en famille. Cette même année, Francis et Thomas mariés, Ferdinand vient auprès de sa mère. En 1848, Mamita se réfugie à Amboise et y fait un long séjour. À la suite de cette année néfaste commence une série d’épreuves. Dispersion en Californie, vente de la Thomasserie, départ de Ferdinand et mort d’Hermet. Séraphine et ses filles remplacent trois hivers Ferdinand auprès de Mamita ; mort de Micaëla, de Charlotte, d’Octavie, de Joséphine, et longues épreuves de la bonne Sophie. Puis vient la guerre de 1870, la dispersion de tous, l’exil à Norwood, la mort d’Angéline. Mamita reste la consolation de tous les affligés, elle sera la mère de trois petites orphelines ; Thomas avec sa fille Madeleine ne la quittait plus. Louisette et Aline semblent faire revivre pour elle sa bien-aimée Carlota. C’est toute une génération nouvelle qui l’entoure et l’entourera bientôt de nombreux petits-enfants.

Notre chère Mamita voyait donc croître chaque année sa nombreuse descendance ; elle pouvait compter une dizaine de jeunes femmes, mères de famille, tendrement dévouées à tous leurs devoirs et sur lesquelles l’esprit du monde n’avait aucun empire ; c’était pour elle la plus belle récompense, et, dans ses conversations intimes, après avoir rappelé souvent bien des tristesses, elle en venait toujours à dire : « Je n’ai au moins qu’à bénir le bon Dieu pour toutes ces petites femmes qui sont si raisonnables et qui font toutes de si bons ménages. » On voyait combien elle appréciait aussi l’union qui régnait entre elles, et nous, dans notre cœur, nous bénissions Dieu de nous avoir donné à toutes un tel exemple dans notre chère Bonne-Maman. Une part aussi avait été faite au sacrifice. Deux de ses petites-filles était religieuses l’une à la Visitation du Mans, l’autre auxiliatrice ; deux de ses arrière-petites-filles étaient, l’une à la Visitation et l’autre au Carmel ; son arrière-petit-fils Louis, son filleul, était entré dans la Compagnie de Jésus.

Depuis le mariage de Madeleine, Séraphine, la seule fille qui restât à Mamita, était venue se fixer auprès d’elle et secondait Ferdinand et Thomas dans leur sollicitude filiale de tous les instants.

Chacun des siens avait son couvert mis plusieurs jours par semaine. Tous étaient attentifs à venir souvent ; mais la pauvre Mamita, après le premier accueil, toujours agréable et gracieux, s’endormait de bonne heure ; le plus grand nombre se réservait de venir la voir dans le jour, et les visites commençaient souvent dès avant le déjeuner. Si l’on s’attardait un peu, la voiture était attelée ; Mamita allait sortir ; il fallait souvent bien des sollicitations pour l’y décider. Elle vieillissait sensiblement et ne voyait presque plus ; c’était sa seule infirmité et sa plus cruelle souffrance ; les meilleures jouissances de la promenade lui étaient enlevées ; aussi, avec quelle satisfaction elle recevait le visiteur qui arrivait à l’heure fatale, et lui donnait un prétexte de rester dans son fauteuil, et de disposer de la voiture pour quelqu’un des siens. Vite, elle sonnait pour demander une bûche pour le feu, alors qu’on eût plutôt fait ouvrir la croisée ; mais elle avait toujours froid et éprouvait le besoin d’une température très élevée, souvent très fatigante pour ceux qui lui tenaient compagnie. Ses moindres désirs étaient une loi pour tous ; enfants et domestiques rivalisaient d’empressement à les exécuter, comme aussi quelquefois d’ingénieuse habileté à les éluder, pour son bien, quand la nécessité l’exigeait. Cela devenait souvent un peu difficile, car elle conservait malgré son grand âge son activité d’esprit et sa force de volonté ; une précaution, un soin à prendre étaient rejetés ; il fallait un mot de Ferdinand, d’autres fois la calme sérénité de Thomas pour venir à bout de ses petites résistances, Chaque jour, c’était une invention nouvelle de leur tendresse pour lui procurer une commodité de plus ; c’étaient les systèmes les plus perfectionnés, les inventions les plus touchantes ; tout ce qui l’entourait dans sa bonne chambre en portait l’empreinte : c’était le lit avec ses cordes de points d’appui et son ingénieux marchepied, l’horloge à répétition, les écrans pour le feu et la lumière, les chancelières et les boules d’eau chaude, la peau de mouton entourant le fauteuil. Sa voiture était la plus douce qui se pût faire, et confortablement organisée pour elle. Tout dans ses repas était choisi dans ce qu’il y avait de plus délicat et de plus approprié à sa santé ; les viandes lui étaient hachées dans une petite machine à son usage ; une petite canne lui aidait dans l’appartement à affermir sa marche, depuis que sa vue baissait si sensiblement ; mais bientôt la canne ne suffisait plus, et le bras de Séraphine ou celui de ses fils était toujours prêt à lui aider dans ses mouvements. Les petits-enfants aimaient à remplir auprès d’elle quelqu’une de ces chères fonctions : porter le sac ou la canne, chercher les clés ou la tabatière ; elle avait pour chacun un mot aimable et gracieux, qu’il emportait tout fier dans son cœur. Rarement on partait de chez elle les mains vides : c’était un petit paquet de gâteaux et de friandises pour les absents ou les malades ; à toute heure elle offrait quelque chose et se préoccupait du goûter de chacun ; elle pensait à tout, et ne voyant plus, il lui fallait à table s’assurer que chacun fût bien servi, comme si elle eût pu encore le faire elle-même.

Sa sollicitude pour les malades allait presque croissant, et, dès le matin, à peine éveillée, elle envoyait savoir des nouvelles de ceux qu’elle ne pouvait aller visiter. Si elle ne pouvait plus monter les escaliers, elle allait elle-même dans sa voiture et était si prévenante que, bien des fois, les amies, touchées de ses attentions, descendaient lui porter les nouvelles ; on montait auprès d’elle, et elle se dédommageait ainsi de ne pouvoir rendre les politesses qu’elle recevait ; aussi, même quand elle ne sortait plus, on venait la voir, la voir souvent, à toute heure du jour, car jamais elle ne refusa sa porte et faisait bon visage, même à ceux dont elle éprouvait un peu d’ennui et de fatigue.

Elle ne pouvait plus, comme à la rue Neuve-Saint-Augustin, réunir le dimanche tous les siens, mais chaque petite famille avait son jour, et les cousines étaient encore quelquefois réunies avec leurs jeunes enfants ; on était souvent nombreux. Hélas ! sa cécité lui était alors plus sensible ; elle mangeait très lentement et commençait quelquefois à s’endormir ; les larmes venaient aux yeux de ses enfants, et ces premières atteintes de l’âge étaient pour tous comme un crêpe de deuil qui assombrissait toutes les joies ; mais quelles attentions et prévenances l’entouraient alors, et combien ses domestiques, rivalisant avec ses enfants, étaient touchants eux-mêmes !

Le 8 septembre 1879 devait pour la dernière fois réunir les trois Séraphine. On était à Versailles. Ferdinand arriva du Havre pour cette fête si chère à tous. Mamita le désirait et le demandait depuis quelques jours. Sophie vint de Dugny. René de Laboulaye fit un charmant sonnet de circonstance. Mamita resta triste et chacun avait le cœur serré.

Le retour de Versailles s’était fait précipitamment et assez tristement. Mamita était souffrante, inquiète elle-même autant que ses enfants ; elle se remit à Paris ; en octobre elle était assez bien et sortait tous les jours pour profiter des derniers rayons du soleil ; la famille était encore dispersée, et chacun au loin. Thérèse vint passer quelques jours auprès d’elle et l’accompagnait au Bois. « Eh bien ! Thérèse, comme il y a longtemps que nous n’avions fait notre petite promenade ensemble ! » Elle était affectueuse, expansive, et se plut à parler du passé, des absents, de ceux qu’on avait aimés et pleurés ; ces quelques jours passés auprès d’elle furent doux, mais empreints d’une certaine tristesse.

En décembre, la saison devint rigoureuse. Mamita ne sortit plus.

Le jour de l’an 1880 lui avait apporté le tribut accoutumé des tendres et nombreux souhaits de tous ; elle avait encore pensé à chacun et à chaque absent.

L’hiver était exceptionnellement froid. Mamita s’enrhuma après un bain dans les premiers jours de janvier. Une Sœur venait depuis un mois passer la nuit auprès d’elle ; les soins, les précautions redoublaient, mais non sans inquiétude : une nuit la fièvre se déclara, et le mercredi 13 janvier, lorsque Séraphine vint remplacer la Sœur, Mamita avait perdu la parole ; le médecin fut appelé. En présence de Séraphine et de Ferdinand, Mamita, sortant de cette absorption, sans effort, fit un grand signe de croix et récita son Credo tout entier, à haute et intelligible voix.

Trois jours se passèrent dans des alternatives peu rassurantes ; la poitrine était engagée, la respiration de plus en plus pénible, la fièvre ne cédait pas ; le médecin venait plusieurs fois par jour ; malgré l’absorption souvent assez grande, chacun recevait d’elle un mot affectueux. Sophie, Marguerite, Charlotte venaient fréquemment et lui consacraient de longs moments. Madeleine, enceinte et enrhumée, vint plusieurs fois. Aline amena de Vincennes sa petite fille. Louise était encore à Voiteur avec son père ; on les attendait de jour en jour. Thérèse était arrivée de Tours le jeudi matin pour aider sa mère déjà très fatiguée ; elle reçut le bon accueil accoutumé.

Le dimanche matin, la respiration devint tout à fait pénible ; cependant cette chère Bonne-Maman reconnaissait encore tous ceux qui l’approchaient ; plusieurs fois elle nous dit : « Mes enfants, laissez-moi m’en aller ; j’ai assez vécu, j’ai vu assez mourir, il est bien temps que ce soit mon tour » ; et à son médecin : « Docteur, Laissez-moi partir ! »

Elle demanda plusieurs fois quel jour on était, et, comptant sur ses doigts, elle s’arrêtait au 22 : c’était l’anniversaire de la mort de Bon-Papa, le jour où, tant d’années, elle avait été fidèle à aller prier au Père-Lachaise.

Dans un autre moment, comme d’un doux réveil, elle dit dans une effusion touchante : « Je suis en paix avec tout le monde ! » Cette parole si simple était comme le testament qu’elle nous laissait de toute sa vie. Séraphine lui demanda si elle ne désirait pas beaucoup que sa chère Louisette arrivât. « Je voudrais les voir toutes », répondit-elle. Son grand cœur, si maternel pour tous, se révélait encore ; le lundi, elle entendait Amédée tousser fortement : « Qu’on lui donne ma potion », dit-elle à plusieurs reprises ; cette fois encore faisant pour ses domestiques comme pour elle-même. Louisette arriva le lundi et elle la reconnut avec joie. Le soir elle était dans une douce agonie. Le matin elle avait eu encore une parole d’affectueux témoignage pour Jacques Meignan, venu avec Madeleine. À Ferdinand, elle laissa un mot qui devait rester à jamais dans son cœur : « Mon pauvre Ferdinand ! » lui seul pouvait en comprendre comme elle toute la tendresse ; et continuant sans parler à reconnaître tous les siens, elle serrait les mains de Séraphine et les portait à ses lèvres : c’était le dernier merci.

Jean avait pris le lit le même jour que Mamita, et ne devait plus se relever. Séraphine était fort souffrante. Thérèse passa les trois dernières nuits auprès de sa Bonne-Maman.

Le jeudi soir, Mamita avait reçu l’extrême-onction et la sainte communion avec sa ferveur et son calme accoutumés ; elle priait en silence et tenait entre ses doigts son petit crucifix.

Le lundi soir 19 janvier, la respiration était extrêmement pénible, la suffocation incessante. Vers 8 heures du soir la faiblesse augmentait. Séraphine et Thérèse, Ferdinand, Thomas, Philippe et Monnier étaient réunis dans la chambre, agenouillés près du lit ; on commença les prières des agonisants ; le râlement si pénible, la respiration si bruyante cessèrent. Mamita resta calme et silencieuse, et, les prières achevées, elle rendit en paix le dernier soupir.

Thérèse resta auprès d’elle, lui fit sa dernière toilette, peigna et coupa elle-même ces cheveux aimés qu’elle baisa avec respect et contempla la première avec amour et vénération ce cher visage délivré des angoisses de l’agonie, et, reprenant cette beauté d’une paix sereine qui avait été le partage de cette âme d’élite tous les jours de sa vie.

Le 22 janvier, anniversaire de la mort de Bon-Papa, elle fut conduite au Père-Lachaise, auprès des cendres de celui dont elle avait si dignement porté le nom et conservé la mémoire, depuis cinquante-huit ans qu’elle était restée veuve, sur soixante-dix-huit ans de mariage. Elle avait quatre-vingt-quatorze ans et avait vu naître soixante-dix-huit enfants et petits-enfants, dont quatre de la cinquième génération.

SOUVENIRS

Depuis longtemps déjà, plus d’une année au moins, notre chère Bonne-Maman ne pouvait plus aller à l’église ; sa cécité lui rendait l’assistance à la messe assez difficile, et elle ne pouvait, sans grande fatigue, faire des sorties matinales pour recevoir la sainte communion, comme elle y avait été si longtemps fidèle. Son confesseur, l’abbé Roquette, venait la voir régulièrement, depuis qu’elle ne pouvait plus aller le trouver elle-même à Saint-François-Xavier, où elle l’avait suivi, lorsqu’il quitta les Missions-Étrangères ; bien des années elle avait fait cette longue course avec une stricte régularité. Quand elle dut y renoncer, l’abbé Bastide, vicaire à la Madeleine, lui apporta presque tous les quinze jours la sainte communion. Avec quel respect et quel empressement elle présidait aux pieux préparatifs, et quelle joie on lui procurait en lui lisant les prières de l’Église, ces prières qu’elle savait toutes presque par cœur et qu’elle disait avec tant de foi et d’amour ! Quelle édification c’était pour nous de les lui entendre dire souvent en latin, d’autres fois en espagnol ou en français. Les Épîtres et les Évangiles, l’Imitation de Jésus-Christ étaient ses lectures préférées ; elle les avait comme gravées dans sa mémoire.

La prière lui devenait de plus en plus habituelle, et de même qu’elle l’interrompait pour être toute aux siens dès que l’on arrivait, elle la reprenait de suite dès qu’elle était seule. Que de chapelets elle disait ainsi, jusque dans ses promenades en voiture ! On peut dire qu’elle était généreuse de prières comme elle l’était en toutes choses ; c’était comme une aumône de son cœur qu’elle faisait largement à tous.

Un des derniers étés passés à Versailles, ses enfants voulurent lui procurer le plaisir de parcourir le parc de Trianon dans une petite voiture roulante ; on lui demandait au retour si elle avait été contente de sa promenade : « Mes enfants, dit-elle, je ne cherchais pas à voir ; tout le temps je disais des Pater et des Ave pour le pauvre roi et pour la pauvre reine » ; et ses yeux étaient pleins de larmes !

L’exclamation chère aux Espagnols : Jesus ! Dios mio ! lui était familière ; mais elle la disait avec un tel accent de foi, que c’était une prière et que l’on ne pouvait l’entendre avec indifférence ; elle avait aussi une manière de faire le signe de la croix qui était un enseignement. Tous ceux de ses petits-enfants qui ont eu le bonheur de la voir assister à leur première communion n’oublieront pas la ferveur avec laquelle elle priait pour eux, ainsi que la bénédiction si chrétienne qu’elle leur donnait, en commençant par réciter le Veni Creator en latin avec une simplicité toute solennelle.

Quels souvenirs elle a laissés pour nous à chacune des chapelles de Saint-Roch ; cette chapelle de la Vierge, où elle entendait habituellement la messe et faisait si souvent la sainte Communion ; celle du Saint-Sacrement, où elle restait longtemps en adoration et où elle se retirait pour prier et pleurer, dans toutes les épreuves douloureuses qu’elle eut à traverser ; ces stations du chemin de la croix et ce tombeau du jeudi saint, où nous avions le bonheur de l’accompagner et de voir couler ses pieuses larmes ! Et comment ne pas parler de Notre-Dame des Victoires, ce pèlerinage qu’elle accomplissait avec tant d’empressement et de confiance dès qu’il y avait un malade, un voyageur à recommander ; elle commençait une neuvaine, faisait dire des messes et revenait en action de grâces. La Confrérie pour la Conversion des pécheurs lui était particulièrement chère, comme répondant aux vœux les plus intimes de son cœur. Le cœur de la mère s’épanchait dans celui de la plus miséricordieuse des mères, et toujours elle revenait avec bonheur à ce cher sanctuaire.

Cette femme si chrétienne et si pieuse était loin d’être austère et exigeante pour le monde ; elle avait pour lui l’esprit bienveillant et conciliant, et prenait plaisir à tout ce qui du monde, était dans une juste mesure ; elle n’eut jamais même, envers ceux qui s’y laissaient entraîner, cette sévérité rigoureuse qui éloigne, et quelquefois un bon mot, une saillie de son esprit vif et original en disait plus que de longs reproches.

Elle se laissait aller franchement à la gaieté et avait un rire communicatif qu’un seul mot, quelquefois, provoquait tout à coup ; elle aimait la plaisanterie fine, et je dirai même un peu gauloise, et l’on eût fait des volumes de ses réparties vives et spirituelles, de ses petites histoires qui nous faisaient rire avec elle jusqu’aux larmes. Souvent à une certaine étincelle qui pétillait dans son regard, nous voyions qu’elle avait quelque chose à raconter, et nous nous serrions autour d’elle en demandant, toutes joyeuses, une petite histoire de Bonne-Maman.

Cette gaieté qui animait sa conversation ne s’exerçait jamais à dire du mal du prochain ; elle eut toujours horreur de la médisance et était portée à juger chacun avec bienveillance, même dans ses travers et ses ridicules qui ne lui échappaient pas et dont elle savait s’amuser sans blesser ; mais une plainte grave formulée devant elle, un mot aigre ou malin avait de suite sa réprobation dans l’expression de son visage et dans une petite grimace que nous connaissions et qui suffisait pour imposer silence.

C’est cette bienveillance unie à l’agrément de son esprit qui lui conserva les relations charmantes qu’elle eut avec des personnes fort distinguées, qui se faisaient un plaisir de passer leur soirée avec elle ; sans parler d’Hermet, qui était son fidèle compagnon de causerie, la société espagnole lui procura les plus agréables intimités entre lesquelles il faut rappeler M. Escovédo,. aimable aveugle conduit par sa nièce ; M. Montilla, ce causeur infatigable et charmant. Quelques Français étaient aussi les aimables habitués de ses soirées.

Mamita eut le bonheur de former plusieurs de ces amitiés de choix, auxquelles elle fut aussi dévouée que fidèle : ce fut d’abord Mme Breuille, avec laquelle elle se lia intimement presque à son arrivée en France, et dont toute la nombreuse et charmante famille devait rester bien unie à la nôtre ; Mme Arcos, cette Chabellita si belle et si gracieuse, et si bonne amie ; Chumba, Mme Cardenas, qui fit plusieurs séjours prolongés à Paris ; Mme de Mora, type de grâce et de sainteté, cœur si tendre et si aimant ; sa cousine Lola, la belle Mme Alfonso de Aldamah, bien plus jeune que Bonne-Maman, mais qui lui fut toujours si fidèle amie.

Certes nous ne parlerons jamais assez de l’affabilité du cœur de cette chère Bonne-Maman ; mais il nous a été donné, et surtout à ceux qui nous ont précédés, de connaître aussi la remarquable fermeté qu’elle savait montrer au besoin et qui était en elle un don précieux dans la direction de ses nombreux enfants. Grâce à l’ascendant de son caractère, elle avait su rester le chef de toute la famille et maintenir son autorité sur ses fils, autorité consacrée par la tendresse et la vénération, mais acquise par une fermeté juste et discrète. — À la Havane, un de ses terribles garçons avait été cause de la mort de la poule d’une négresse ; elle fit attacher la bête morte au cou de l’enfant qui dut ainsi porter son châtiment aux yeux de tous. Thomas, enfant, menaçait de se jeter dans le puits à toute punition ; elle le fit attacher par une corde et plonger trois fois dans ce même puits ; il ne fut plus question de la menace. Ainsi, elle était très ferme à l’occasion et savait se faire obéir et respecter. Mais, comme elle aimait à le rappeler elle-même, elle avait commencé par être docile et soumise à son mari, reconnaissant en lui celui dont elle devait aimer l’autorité et deviner les désirs.

Aussi sa fermeté était-elle empreinte de mesure et de discrétion.

Ferdinand, aux sorties de Louis-le-Grand, prenait habituellement 5 ou 10 francs pour ses menus plaisirs. Un jour, sur son compte, Mamita voit portés 200 francs, et, la semaine suivante, la même somme ; elle fait atteler et court au collège. Ferdinand lui dit que ce n’est pas pour lui et qu’il n’en a pas fait un mauvais usage. Mamita lui répond : « C’est bien, mon fils », et ne lui en reparla plus ; peu après, elle l’envoyait aux États-Unis faire un recouvrement de 800 000 francs.

Elle ne s’était jamais séparée de Séraphine, sa fille aînée, mais elle ne la gâtait pas et avait su lui inspirer autant de déférence que de tendresse. Élevée entre six garçons turbulents et espiègles, la pauvre petite Séraphine avait souvent à souffrir ; sa mère l’habituait à ne pas se plaindre et ne favorisait pas plus la plaignante que les coupables ; c’est ainsi qu’elle formait des caractères généreux au lieu de s’entourer mollement, comme bien des mères créoles, d’enfants gâtés et capricieux. Séraphine conserva toujours le bienfait de cette éducation et sut en être reconnaissante. Un soir d’hiver, elle étrennait une délicieuse toilette de crêpe rose et allait rejoindre son fiancé dans un bal. Mamita, en descendant l’escalier, se retourne vers elle et lui dit : « Séraphine, il fait bien froid ; si nous restions ? » Séraphine est la première rentrée, et après avoir accompagnée Mamita dans sa chambre et lui avoir dit bonsoir, elle court enlever sa jolie couronne de fleurs et se jette sur son lit en sanglotant.

Cette sévérité ne lui était cependant pas habituelle et n’était chez elle que l’accomplissement momentané du devoir ; elle avait plutôt recours à l’affection ; que de fois même sa sévérité était-elle vaincue par un baiser, quand elle sentait la manière dont il était donné ! Tout en se sachant adorée, elle n’abusait pas pour elle-même de ce sentiment et n’était pas exigeante ; elle pensait toujours aux autres avant elle.

Une nuit qu’elle était fort souffrante, elle se lève et va réveiller Thomas, qui demeurait alors avec elle rue Saint-Lazare, et lui demande d’aller chercher M. Petroz. Thomas, à moitié endormi, lui répond : « Tenez, Mamita, mettez-vous là, bien chaudement, auprès de moi. » Mamita retourna tout doucement dans son lit, en disant : « Pauvre Thomas ! »

Complètement indifférente aux idées de faste et de vanité qui dominent, hélas ! trop souvent dans le monde, elle avait fortune et domestiques, voiture, chevaux et bonne table pour le bien de chacun des siens et ne cherchait nullement l’ostentation en quoi que ce fût. Si elle augmentait le nombre de ses domestiques, c’était pour qu’aucun ne fût surchargé d’ouvrage, et elle n’aurait jamais souffert de leur voir faire des choses dures ou pénibles. Volontiers elle se fût privée pour les autres ; mais grâce à Dieu ! et à la bonne gestion de ses fils et à sa propre vigilance, elle conserva une fortune qui lui permettait de faire des heureux, et elle put se laisser aller sans regrets au besoin qu’elle avait de donner. Ses fils Ferdinand et Thomas, qui la secondaient dans ses écritures, surent souvent seuls ce que sa délicatesse lui inspirait pour ses enfants les moins fortunés, pour des parents éloignés, des amis dont elle était le soutien et la providence. Généreuse envers les prêtres, elle donnait largement pour les messes et les prières qu’elle faisait dire sans cesse pour les divers besoins de la famille. Quant aux pauvres et aux bonnes œuvres, on peut dire qu’elle avait toujours la main à la bourse avec générosité ; aussi partout où elle a passé, elle a été appelée la « bonne Mme Chauviteau ». Elle n’aimait pas qu’on rappelât ses dons et que les personnes qu’elle avait secourues vinssent l’obséder d’une reconnaissance flatteuse ; rien ne lui était plus désagréable, et elle le laissait voir sans détour.

Mais pour suffire à satisfaire sa grande libéralité, elle était économe et ne dépensait pas en fantaisies inutiles ; souvent elle se donnait le plaisir de faire de beaux cadeaux à ses enfants, mais c’était toujours quelque chose d’utile, qu’elle savait être désiré ; elle était heureuse de réussir à faire une surprise agréable et souvent accompagnait le cadeau d’un bon conseil, d’une recommandation sérieuse qu’elle savait faire accepter de bonne grâce.

Exacte à payer pour ainsi dire au comptant, elle tenait elle-même ses comptes avec une régularité parfaite ; elle faisait à ses enfants une avance douairière et arrivait par sa prudente économie à rétablir en peu de temps le capital engagé ; elle entrait dans les moindres détails du ménage, comptait elle-même avec sa blanchisseuse et veillait à l’entretien soigneux du linge et du mobilier ; elle travaillait vite et adroitement ; elle avait un ordre admirable dans toutes ses affaires, dans ses tiroirs, ses armoires, ses moindres boîtes, ce qui lui permettait de nous désigner la place de chaque objet et de se le faire apporter pour ainsi dire à tâtons. Les papiers, les lettres et factures étaient aussi classés avec soin dans des petits paquets qu’elle attachait elle-même ; sa propreté était exquise et entrait beaucoup dans son hygiène ; sa mise simple et de bon goût en était agréablement rehaussée et paraissait d’une plaisance inimitable ; elle avait ses formes à elle qui lui allaient à merveille et qu’on aimait à lui voir conserver en dépit de la mode. Vêtue habituellement de soie noire, elle avait toujours des collerettes et manchettes de dentelles d’une exquise propreté et de petits bonnets fort simples, mais toujours garnis de fraîche blonde.

Malgré les rides de l’âge, elle avait le teint clair et frais ; elle avait conservé en partie ses cheveux qu’elle entretenait avec soin et dont elle formait ces petites boucles soyeuses dont nous étions tous fiers. Elle était, je puis le dire, une grand’mère charmante, je dirais même séduisante, et chaque année qui la marquait de son sceau nous la rendait plus chère. Ce que cette incomparable grand’mère fut pour nous, nous pouvons dire dans une certaine mesure qu’elle le fut pour ses domestiques ; elle en était aimée, et il était facile de voir que ce que l’on faisait pour elle, ou le faisait avec le cœur. Elle était très vive et voulait être obéie sans réplique ; mais jamais elle ne commandait avec hauteur et cherchait toujours à ménager la peine de ses domestiques ; étaient-ils malades, elle les soignait comme ses enfants. On la vit les envoyer, convalescents, se promener dans sa voiture.

Lorsqu’elle habitait rue du Mont-Blanc, en 1825, elle était descendue à la loge soigner la petite fille du concierge, qui mourait presque dans ses bras. La mère s’attacha à elle pour la vie. Entrée peu après au service d’Hermet et de Séraphine, Mme Mauchant, devenue un vrai cordon bleu, passa bien des années chez Bonne-Maman, et aimait les enfants et les petits-enfants comme s’ils eussent été les siens. Retirée chez elle après vingt ans de service, elle voyait Bonne-Maman venir la visiter et l’encourager à supporter ses infirmités.

La bonne Agnès, qui avait soigné nos jeunes tantes, venait la voir souvent, et quand elle fut atteinte du cancer qui devait la faire succomber, en 1879, Bonne-Maman veillait sur elle, et, ne pouvant plus aller la voir, priait Séraphine ou Thomas de la remplacer dans ses charitables visites. Aussi eut-elle toujours le bonheur d’avoir des personnes dévouées autour d’elle et de les conserver de longues années. Ce fut en dernier lieu, Amédée qui rivalisait avec Pélagie de soins et d’attentions pour elle.

Elle vivait donc entourée d’affections, et jusqu’à son dernier jour elle se donnait à tous. Sentant sa fin prochaine, elle ne voulait pas nous quitter pour ainsi dire malgré nous, elle répétait avec tendresse : « Mes enfants, laissez-moi m’en aller ! » Il semblait qu’elle voulût nous dire : Mes enfants, n’en ai-je pas fait assez pour vous ?

Comment douter qu’une vie si bien remplie n’ait reçu dans le ciel une récompense proportionnée à ses mérites, et comment ne pas aimer à nous représenter cette mère bénie, entourée de ceux de ses enfants qui l’ont précédée dans la vie bienheureuse et qui forment déjà une partie de sa couronne.

En conservant avec amour le souvenir d’une telle mère, notre devoir à tous est de recueillir les enseignements qu’elle nous a laissés, de nous les redire les uns aux autres, de perpétuer autour de nous ce culte qu’elle avait su nous inspirer en elle pour la religion, la famille, l’amour du prochain, le devoir sous toutes ses formes. Nous avons tous envers elle une dette de reconnaissance, que nous ne saurions acquitter, et en le disant jusqu’à notre dernier jour, nous satisferons à peine le besoin de nos cœurs, mais nous aurons la consolation de faire encore avec elle et par elle une œuvre de famille.