LETTRES DE LA VENDÉE.
LETTRE PREMIÈRE.
Je suis lasse, nous avons fait dix
lieues, moitié à pied, moitié en charrette ; on s’est battu hier toute la
journée ; mon frère ne nous a pas
encore rejoints ; je ne t’écrirai, ma
chère, que deux mots, je manque
de temps et de forces ; on m’assure
que ma lettre t’arrivera par un exprès que nous envoyons près de
Rennes, et qui passera. Quelle vie
nous menons ! Je conçois cependant
qu’on s’y accoutume, du mouvement et des choses nouvelles. Si tu en as de
mes parens, tâches de m’en faire arriver.
Adieu, cousine,
ton amitié me
tient lieu de tout ce que je n’ai pas, et
c’est beaucoup dire… À l’instant, on
nous oblige en hâte de repartir. Ni
paix, ni trêve ; ton amitié du moins.
LETTRE II.
Non, cousine, je ne suis point encore morte, malgré tous les événemens
affreux qui se sont succédé
depuis quatre jours,
mais tu peux
presque dire que c’est un revenant
qui t’écrit, car je t’assure que j’ai
passé dans un autre monde ; ce n’est
pas aujourd’hui que je te puis donner tous ces détails, qu’il te suffise de savoir
que je suis, sinon tranquille, du
moins dans l’anéantissement d’un repos
dont mon physique a autant besoin
que mon moral ; je crois dans ce moment,
que ceux qui m’entourent sont
humains, car ils s’empressent de me
donner des soins que je sens à peine.
J’achèverai ma lettre, si je ne trouve
point occasion de te l’envoyer.
LETTRE III.
Trois jours de route et deux jours
de repos, si l’on peut appeller repos
l’état où je suis, m’ont rendu, non
du calme, je ne le connoîtrai, je crois,
de long-temps, du moins l’usage de mes esprits et de mes forces ; mais par
où te commencer ce récit horrible.
Je t’ai dit, en finissant ma dernière lettre, que l’on hâtoit notre départ : il étoit nuit, nous marchâmes quatre heures entendant toujours des coups de fusil loin derrière nous ; le bruit se rapprocha, nos gens nous joignirent ; je vis mon frère un moment, le dernier peut-être ! On nous fit prendre une route détournée ; on nous donna des guides ; au jour, nous nous arrêtons dans un hameau abandonné, nos guides nous pressoient de repartir, aucune de nous n’en avoit la force ; nous nous jettons dans les maisons ouvertes, et d’accablement je m’endormis au milieu de mes compagnes d’infortune ; bientôt des cris et des coups de feu nous réveillent, nos portes sont enfoncées, des soldats nous saisissent, nous lient ; le prêtre, qui nous accompagnoit, maintint quelque décence ; ses cheveux blancs, et plus encore, l’officier qui commandoit, en imposèrent. On nous remet sur nos voitures ; vers midi nous rentrâmes dans Cholet, aux cris, aux huées d’une tourbe en fureur ; le peu d’hommes de notre escorte sont massacrés sous nos yeux dans les rues ; on nous jette pêle-mêle femmes et enfans dans un cachot ; je ne me souviens que de l’obscurité. Un sommeil, ou plutôt une léthargie remplit un temps que j’estime environ deux jours ; nous fûmes toutes réveillées de l’état de stupeur où nous étions ensevelies, par un bruit d’armes, de serrures, de verrous et de voix confuses ; nous entendions, ici : c’est ici les femmes. Notre tombeau s’ouvre ; des soldats nous font lever, et avoient peine à contenir une douzaine de femmes en phrénésie, qui, parmi un torrent d’injures grossières, s’empressoient, avec des masques de furies, de nous apprendre notre sort : on ne nous l’avoit pas laissé ignorer sur le chemin, et le délai seul nous étonnoit. Ton cœur palpite, ma bonne Clémence ! eh bien, le mien étoit assez tranquille ; soit affaissement, égarement, ou lassitude de la vie ; je crois même que la vue de cinq ou six mères de famille, à qui on arrachoit leurs enfans, me fit m’oublier moi-même. Il est sûr, et je me le rappelle, j’allois, pour sortir de la vie, comme on quitteroit un lieu d’ennui, de douleur et de dégoût ; tout ce qui m’entouroit me sembloit faire partie de toutes les choses dont j’allois être délivrée. Le souvenir de ce qui m’est cher, le tien aussi, tu peux bien le croire, vint un moment tirer quelques larmes de mes yeux secs ; mon ame s’ouvrit un instant à des pensées si douloureuses, qu’incapable d’en soutenir la force, je retombai dans un engourdissement qui ne laissoit de facultés qu’à mes jambes pour me porter, sans que j’eusse la peine de m’occuper de marcher.
Nous allions cependant, et nous étions déjà dans une prairie en dehors de la ville, lorsque je me sens saisie fortement par le bras ; on délia brusquement les liens qui m’attachoient à ma compagne, et l’on me dit, d’une voix que j’entends encore : « Venez avec moi, et n’ayez pas peur » ; le retour fut sans doute plus prompt, je me trouvai dans une chambre, assise, ayant devant moi, sur une table, du vin et des alimens, et près de moi, un jeune homme en habit de soldat, qui m’engageoit à prendre de la nourriture et de l’assurance ; ses manières étoient douces et honnêtes ; je crois que je fus long-temps sans lui répondre ; il me demanda ce que je desirois, je lui répondis, rien. Il sortit. Une femme vint, me déshabilla, et me mit au lit : j’y dormis profondément, et le lendemain, en m’éveillant, je vis, étendu sur des chaises, près de la cheminée, un homme enveloppé dans son manteau ; au premier mouvement que je fis, il vint à moi, et me dit : Voulez-vous quelque chose ? je demandai à manger, j’en avois besoin ; il me dit seulement, soyez bien tranquille, et ne craignez rien ; il revint un instant après avec une écuelle et une bouteille, me servit avec complaisance et attention ; il me dit ensuite, il faut vous lever, nous allons partir ; vous viendrez avec moi, et je tâcherai que vous soyez bien ; je vais vous envoyer l’hôtesse ; il sortit encore, et seulement alors, je m’avisai que c’étoit le même jeune homme qui m’avoit amené la veille ; mes idées n’étoient pas nettes ; l’hôtesse me trouva levée, elle m’aida à m’habiller, et tout en jurant, me dit : allons, allons, prenez courage, vous l’avez échappé belle, mais vous voilà revenue de loin ; votre citoyen paroît un bon enfant ; ensuite regardant la bouteille, et voyant qu’il y manquoit peu, ah ! dit-elle, faut du courage au métier que vous allez faire ; et me donnant deux ou trois fois l’exemple, elle me fit boire un grand verre de vin ; mon libérateur rentra, car tu vois bien que c’est ainsi qu’il faut que je le nomme, et s’appercevant apparemment que ma toilette étoit assez légère et en mauvais ordre, il parla bas à l’hôtesse, qui m’apporta un grand mouchoir à fleurs rouges, et une capote de camelot ; j’arrangeai le tout de mon mieux avec ma robe de toile ; tu me vois dans mon nouveau costume ; mon conducteur me prit le bras, son cheval étoit attaché à la porte, il m’établit en croupe, et me voilà dans la colonne. Tu es impatiente de savoir où je suis, avec qui je suis ; mon enfant, j’ai fait déjà assez de chemin ; je te remets à la première lettre ou à la suite de celle-ci ; rassure-toi comme je commence à me rassurer ; ta Louise vit et ne désespère pas de t’embrasser encore ; mais, mon frère ! mon pauvre frère !
P. S. J’entends dire que nous irons à Parthenay ; à tout hasard, envoyes-y ta lettre, si les miennes te parviennent. Le nom du jeune homme est Maurice, gendarme à la dix-septième division.
LETTRE IV.
Je te vois, chère cousine, encore dans
le premier effroi que t’a causé ma lettre, et dans l’étonnement de la voir finir assez gaîment dans une pareille situation ; il faudroit,
ma chère,
avoir, comme moi, passé d’aussi
horribles momens pour se trouver bien, au milieu d’une troupe, sur le cheval d’un
jeune soldat.
Eh bien, soit esprit troublé de ce que j’avois vu, ou force d’ame, j’y étois tranquille ; je ne voyois plus ces visages furieux, dont le souvenir me fait encore frissonner d’horreur ; cette cruelle image de victimes et de bourreaux n’étoit plus devant moi ; échappée à la mort, je goûtois encore la vie sans penser à l’avenir que préparoit un semblable cahos ; je crois même que mon visage ne devoit point paroître altéré, car je n’apperçus aucun étonnement ; plusieurs femmes étoient, ainsi que moi, sur des chevaux d’autres cavaliers, et, sans doute, trouvoient tout simple que j’y fusse comme elles ; j’ignorois où nous allions ; mais la tranquillité et même la gaîté qui régnoient parmi mes compagnes, éloignoient la terreur de mon ame ; j’étois là toute entière sans pensée, sans envie d’en avoir ; les secousses que j’avois reçues, avoient été si violentes, qu’il m’en étoit resté un ébranlement physique et moral, qui endormoit tout mon être : sans doute, c’est à cet assoupissement d’esprit que je dois la santé qui m’est restée, malgré les fatigues que j’éprouvai avant et après ces terribles momens ; ainsi, je puis te dire que je passai cette journée dans l’insouciance d’un être qui n’auroit rien à craindre ni à espérer ; mon conducteur me demandoit souvent si j’étois bien, si je ne souffrois pas de la marche ; nous arrivâmes ainsi à l’auberge où l’on devoit dîner, et je crus alors m’appercevoir, dans les soins des femmes, qui étoient avec nous, beaucoup plus de pitié que d’intérêt.
Mon jeune homme seul paroissoit avoir l’un et l’autre ; nous repartîmes de-là pour aller coucher plus loin, je ne puis te nommer l’endroit, car j’ignore encore où je vais, où je suis, et ne m’en informe pas. Chère cousine, qui m’auroit dit que je me serois ainsi éloignée de toi, de ma famille ? hélas ! de leur côté, peut-être, fuyent-ils ainsi ? Mon frère malheureux, qu’est-il devenu ? c’est sa pensée qui déchire mon cœur ; et je crois que mes maux ne me seroient plus rien si j’étais rassurée sur son sort ; c’est de ta tendre amitié que j’attends la recherche et les soins pour s’en instruire ; tu n’as pas besoin de ce nouveau service pour te rendre chère à ta Louise.
Après m’être reposée un peu hier soir, j’appellai la fille d’auberge, et dans l’instant, mon gardien, qui m’entendit, vint lui-même, c’était lui que je voulois demander ; je voulois enfin apprendre comment j’avois échappé à la mort, et comment il avoit pu me tirer des mains de ces furieux ; avec quel monde j’étois, ce qu’il étoit lui-même. Dans un autre temps j’eusse été plus lente à me déterminer, mais aujourd’hui mon malheur ayant été à son comble, il me sembloit que je n’avois plus rien à craindre ; d’ailleurs la reconnaissance de ce qu’il avoit fait pour moi m’inspirait de la confiance, du moins sur ce qui me regardoit ; je l’invitai à s’asseoir et à me donner quelques momens ; puis prenant occasion de le remercier : apprenez-moi, lui dis-je, à qui je dois de revoir encore le jour. Il me semble embarrassé et très-ému. Il s’assit ; et après un moment de silence : je vous avois vu passer, me dit-il, au moment de votre arrivée, et je ne sais pourquoi je n’avois remarqué que vous ; j’essayai de pénétrer dans votre prison, c’étoit vous que je voulois voir, je ne pus y réussir : le jour où vous sortîtes pour être conduite avec les autres, je me trouvai de service dans l’escorte, je vous cherchai dans la file des prisonniers, je vous reconnus, je marchai long-temps, à côté de vous sans savoir quel parti prendre, j’aurois donné ma vie pour vous sauver ; enfin, hors de moi, je quitte mon rang, je cours à la municipalité, et je dis que je demande une des femmes prisonnières… Il s’arrêta ; puis, se reprenant : je savois que l’on avoit déjà accordé la grace à des femmes en pareil cas… et j’obtins la vôtre. Un mouvement naturel me fit tendre la main ; c’est donc à vous, lui dis-je, que je dois la vie ? ah ! comptez… il m’arrêta !… je fus assez heureux, rien ne peut valoir ce moment ; sa main alors serra si fort la mienne, que j’en ressentis de la douleur. Mais, chère cousine, ce qui m’étonna, c’est que loin d’être sensible aux témoignages de ma reconnoissance, elles paroissoient l’affliger ; sans doute, le sort affreux que j’étois prête de subir, la position où je suis aujourd’hui, qu’il imagine peut-être que je compare à mon existence passée, le forcent à me plaindre ; ce sentiment dont je m’apperçus, me fit verser des larmes d’attendrissement sur moi, sur ce que je lui devois, et plus encore sur cette bonté compatissante qui le faisoit partager ma peine ; je vis qu’il les attribuoit à de nouvelles frayeurs ; car, se levant brusquement, rassurez-vous ; me dit-il, et ne craignez rien avec moi, je sens dans ce moment que je ne vous abandonnerai jamais ; et s’il le faut… et puis, des mots sans suite ; j’avois cru… mais je vois bien, n’importe… il se leva pour sortir, et revint, il me regardoit avec des yeux fixes et humides, je n’étois pas moi-même sans émotion, je ne pouvois comprendre ce qui l’agitoit, je lui dis de se rasseoir, il se remit, et me dit, d’une voix assez assurée : Vous avez voulu savoir comment j’avois eu le bonheur de vous sauver ; auriez-vous la bonté de me dire qui j’ai eu le bonheur de servir ? j’hésitai un moment ; mais la méfiance me sembla injuste, je lui dis mon nom, il tressaillit… Mademoiselle de K***, près de Rennes ?… — oui. — Il se leva à demi, en retirant sa chaise en arrière, son visage portoit l’empreinte de l’étonnement et de la douleur ; je pris sa main, et j’approchai mon siége du sien : mon cher, lui dis-je, mon cher libérateur, pourquoi vous éloigner de moi ? je vous dois la vie, j’aime à vous la devoir ; si jamais vous me rendez aux miens, ma reconnoissance et la leur ne nous acquitteront pas ; il étoit interdit, pensif… je répétai, si nous pouvons rejoindre ma famille, — oui, sans doute, dit-il, ou je ne pourrai, et alors mon état de soldat est celui qui sera le meilleur pour moi ; en disant ces dernières paroles, ses yeux s’animèrent d’un feu sombre, il avoit l’air égaré, j’eus un moment de crainte ; chère cousine, qu’est-ce tout cela ? ce jeune homme auroit-il de mauvaises intentions, et ne seroit-ce plus à sa pitié généreuse que je devrois la vie ? à combien de peines et de chagrins ne suis-je point exposée ? et quel courage ne me faudra-t-il pas, seule, avec un homme que je ne connais point, qui, par tout ce que je lui dois, et la situation où je me trouve !… Que de droits, ma chère, dont il pourroit vouloir abuser, s’il n’est pas généreux ; je n’ose regarder devant moi, l’avenir m’épouvante ; je tâchai de reprendre des forces, j’affectai de la tranquillité pour la lui rendre à lui-même. J’allois lui faire d’autres questions, quand il s’entendit nommer dans la cour, et de suite l’hôtesse l’appella ; on le mandoit pour son service ; il ne doit revenir que demain ; je restai seule, je crois que j’en avois besoin ; mon imagination se montoit, et je ne me voyois plus qu’avec effroi dans cette chambre, seule avec lui ; ma raison revenue me rendit le calme, je sentis mes torts et combien le malheur rend injuste ; en effet, depuis dix jours que je suis avec lui, pas un mot, un seul mouvement n’a pu m’allarmer ; je me rassure et je m’inquiète ; je crois, ma chère, que tes vingt-quatre ans me seroient bien nécessaires ; cinq années de plus me pourroient tenir lieu de tes conseils, tu vois combien j’en ai besoin ; que ton amitié ne m’abandonne pas, jamais elle ne me fut si nécessaire…
LETTRE V.
Ta lettre m’a un peu rafraîchi le sang ;
je suis errante dans un désert environné
de précipices, et tremblante de m’y
égarer. Et toi, ma chère, tu m’as fait
rencontrer un moment une prairie
riante, tu m’y sers de guide, je t’ai
suivie, je me suis absentée de moi-même, et j’ai été dix minutes avec
toi. Sans doute, ta lettre a été décachetée, ouverte, lue, examinée plus
d’une fois dans sa route ; mais je leur
pardonne, elle m’est arrivée. Après
ton amitié, qui domine tout, deux
autres sentimens dominent encore, l’inquiétude et le desir d’en savoir davantage ; je puis satisfaire l’un ; pour l’autre, j’en rends grace à ta tendre amitié, en partageant mes craintes et mes peines ; tu me donnes de la force pour supporter mon malheur, tout ce que tu me dis r’ouvre mon ame à l’espérance, je me sens forte de tes idées, elles me rendent l’assurance de moi-même !… chère cousine, ne mets point d’intervalle dans tes lettres, je ne serai sûrement pas assez heureuse pour qu’elles me parviennent toutes, mais enfin, celles que je recevrai porteront à ta Louise, la seule consolation qu’elle puisse avoir ; tes conseils sur-tout me soutiendront dans mon infortune, et pourront m’aider à m’y conduire ; tu sais si jamais je les reçus avec plaisir, dans un âge même où ma folle gaîté auroit pu les trouver trop sévères, plus je les sens nécessaires aujourd’hui, et plus j’en chéris le souvenir.
Tout cela ne répond pas à ta lettre. Après tes dignes et bons avis, que j’aurai toujours devant les yeux, et dont j’espère n’avoir jamais besoin ; vient cette question de ton tendre intérêt, fut-elle même de ta curiosité, ce seroit une dette à satisfaire : Quel homme est-ce ? et puis, toutes les sages réflexions de ta prudence ? d’abord, mon amie, je ne l’ai pas choisi ; mais pour répondre au plus pressé de ta question, je crois pouvoir te dire, avec assez d’assurance, c’est un homme qui a de l’honnêteté dans la conduite, et même dans les manières ; de plus, mon gendarme paroît avoir environ vingt-cinq ou vingt-six ans, mince, brun, des grands yeux noirs dans un visage pâle, tranquille dans le repos, et prompt à s’animer à la moindre émotion ; ses manières sont simples sans grossièreté, franches et naturelles sans délicatesse ; les premiers jours, il étoit avec moi, aisé, attentif, soigneux même, jusques à l’empressement ; depuis qu’il me connoît, nos têtes-à-têtes sont plus embarrassans ; pour le rapprocher de moi, je suis obligée de faire les avances, et d’aller à lui, si j’ai besoin, de quelque service ; il me parle peu ; mais si l’entretien se prolonge, et tu sens bien que j’y suis souvent forcée, peu à peu il s’y livre, paroît même s’y plaire, et semble oublier ce que nous appellons les distances ; si nous nous taisons, il redevient rêveur ; je crois qu’il aimeroit mieux que je fusse née au village ; sa voix est habituellement forte et sonore, elle s’affoiblit beaucoup quand il me parle, elle devient même alors flexible et très-douce ; j’entre dans tous ces détails pour te rassurer un peu, car, hélas ! je pouvois également tomber entre les mains d’un barbare ; il paroît aussi aimé de ses camarades ; ses manières avec eux sont aisées et gaies. Ce matin, assise à ma fenêtre, je le voyois dans la cour, pansant son cheval ; il étoit en gilet, les bras relevés, sifflant, chantant avec les autres cavaliers ; ensuite ils allèrent boire et déjeûner ensemble ; il est sobre, je ne l’ai pas vu encore pris de vin, ce que je craignois d’abord beaucoup ; il revint pour dîner ; tu penses bien que notre table est frugale, et tu juges aussi que je m’en inquiète peu ; il tâche cependant d’apporter toujours quelque chose pour moi ; aujourd’hui c’étoit deux œufs frais qu’il sortit de sa poche, et qu’il mit sur la cheminée, sans rien dire ; il avoit l’air plus content, plus à son aise qu’il ne l’est d’ordinaire ; j’écrivois et je vis qu’il hésitoit à m’interrompre ; je posai ma plume, j’eus l’air de cesser ; il me demanda ce que je comptois faire après-dîner ; quelquefois je vais me promener seule dans les jardins, ou dans les environs du village avec lui, car on n’ose pas s’écarter ; c’est même le seul exercice qui me donne un peu de liberté d’esprit et de dissipation ; les routes, les changemens de lieu ne sont que pénibles ; il m’observa que le temps étoit à la pluie ; il me sembla qu’il desiroit que je restasse ; je lui dis que je ne comptois pas sortir ; — Si vous n’avez pas intention d’écrire, me dit-il, je suis libre toute la journée, et je resterois ici… — Je lui répondis qu’il me feroit plaisir, je ne pouvois pas dire autrement ; nous dînâmes, en parlant de choses indifférentes ; quelques questions qu’il me fit sur ma famille, me donnèrent l’occasion que je cherchois depuis long-temps, de lui en faire sur la sienne. — Mon père, dit-il, est un bon cultivateur, des environs d’Angers, à *** ; vous avez sans doute des parens dans ce pays ? j’y ai souvent entendu parler de votre nom ; nous sommes quatre enfans, et selon l’usage, mon père, voulant en faire un prêtre, m’envoya, à douze ans, chez un oncle que nous avons, curé à ***, quatre lieues de chez nous ; j’y restai cinq ans ; mais ne m’étant jamais senti de goût pour cet état, je fis une folie de jeunesse, je m’engageai, et je servis trois ans, au bout desquels mon père m’acheta mon congé ; je revins à la maison, comme je suis l’aîné, je me déterminai à prendre son état, et je travaillai avec lui jusques à la réquisition ; j’avois déjà servi dans la troupe à cheval ; on me tira pour la gendarmerie ; je comptois bien retourner chez nous, quand tout ceci sera fini, et reprendre la ferme… — Mais, lui dis-je, est-ce que ce n’est plus votre intention ? ce seroit le mieux ; — Oh ! dit-il, en faisant un geste, et fronçant ses sourcils noirs, à présent, qui sait ?… — En meme temps, ses yeux se levèrent sur moi, et firent baisser les miens ; je crains ses explosions, et je ne jugeai pas à propos de le presser davantage, je détournai l’entretien ; mais il fut long-temps sans me répondre autrement que par monosyllabes. Après le dîner, il se promena à grands pas au bout de la chambre, et me laissa lever la table, car tu penses bien que ces détails de ménage me regardent, ordinairement cependant il me devance ou se hâte de les partager ; il sortit et rentra deux ou trois fois ; ensuite il s’assit dans un coin, et se mit à éclaircir ses armes ; il avoit l’air agité et embarrassé ; moi, je l’étois aussi ; et pour faire quelque chose et ne pas me remettre à écrire, je pris mon aiguille et me mis à raccommoder quelques trous, qui n’étoient pas à mon mouchoir ; notre silence étoit pénible, je sentois le besoin et la prudence même de l’interrompre ; je quittai ma place, tenant toujours mon ouvrage, je m’approchai de lui ; j’examinai toutes les pièces de son armement ; je lui fis des questions ; et pour avoir occasion de m’asseoir, je m’apperçus que la ganse de son chapeau étoit décousue ; je lui offris de la recoudre, sans attendre de réponse, je me mis à l’œuvre ; il restoit debout devant moi ; en lui rendant son chapeau, je vis qu’il étoit redevenu plus calme, ses yeux avoient une toute autre expression, il avoit l’air tranquille et remis ; nous allâmes ensemble à la fenêtre, sur la rue, et nous y restâmes à voir défiler des troupes qui arrivoient ; — C’est leur tour, dit-il, pour aujourd’hui, je n’ai rien à faire là. — Nous revînmes ensuite à notre ouvrage, moi à coudre, lui à me regarder faire en parlant de sa ferme et de son curé ; le soir vint, il alla chercher de la lumière, et fit seul tout le petit tracas de la chambre ; moi, je méditois par où je commencerois certain éclaircissement dont je n’étois pas satisfaite ; je ne pouvois comprendre comment un gendarme, sans crédit, sans protection, étoit parvenu à me soustraire à la mort, dont tant d’autres avoient été victimes. Je me rapprochai de la table, où je posai mon ouvrage, et je m’arrangeai de sorte que naturellement il se mit de l’autre côté ; il prit son ceinturon pour le blanchir ; tu vois notre ménage, après tous ces petits mouvemens, en regardant autour de nous, nous ne pûmes nous empêcher de rire de notre ordre ; en effet, nous étions comme si nous n’avions jamais fait autre chose ; la maison où nous sommes est aisée, j’imagine bien qu’il aura pris quelque moyen pour y être logé ; on lui a donné une chambre au-dessus de la mienne. En vérité, ma chère, notre espèce est bien singulière, après toutes mes terreurs, toutes mes inquiétudes, me voir ainsi passer à une tranquillité qui ne sembloit plus faite pour moi, me donneroit aux yeux d’une autre, un air de folie inexcusable ; gronde-moi, si tu veux, mais je serai toujours vraie pour toi. Je lui demandai, si les femmes, qui étoient avec les autres soldats, avoient été, ainsi que moi, arrachées à la mort : — Il me dit que non ; qu’elles étoient toutes mariées à des officiers ou à des soldats ; — Ces mots me firent sentir que je ne pouvois moi-même passer que pour sa femme ou pour sa sœur ; j’hésitois à aller plus loin ; mais je desirois trop savoir quel moyen il avoit employé pour obtenir ma liberté aussi promptement, et je lui en fis la question ; il fut long-temps sans me répondre ; son embarras piquoit ma curiosité ; je le pressai ; — Vous le voulez, dit-il, eh bien ! comme je marchois d’escorte à côté de vous, désespérant de trouver aucun moyen de vous sauver, je me ressouvins que j’avois vu accorder à des soldats, la vie de quelques jeunes filles, à condition… à condition qu’ils les épouseroient ; cette pensée me vint comme un éclair ; je quitte aussitôt, je cours à la Municipalité ; à peine pouvois-je parler, un jeune officier municipal prit en main ma cause, dès qu’il m’eût compris ; il parla fort et long-temps ; puis, il m’accompagna au retour, et vous fit délier ; j’ai oublié de demander son nom, mais je le reconnoîtrai un jour. — Pendant ce discours, il avoit les yeux fixés sur la table qui nous séparoit ; le rouge m’étoit monté au visage, je le sentois en feu. Ce que je devois au sentiment de ce jeune homme, sa conduite envers moi, tout fit naître à-la-fois une foule de pensées, dont je n’étois plus maîtresse ; je crois que j’étois réellement dans un grand désordre d’expression et de maintien ; il s’en apperçut sans doute, car, se levant d’un air effrayé : — Ah ! Mademoiselle, je sais bien que… — Dans ce moment, la pensée me vint qu’il s’imaginoit que ma rougeur et mon embarras venoit de la honte de passer pour sa femme. Alors, je ne puis te rendre ce qui se passa en moi ; lui laisser cette sotte et indigne idée, me parut un crime ; la désavouer, la repousser, je ne savois comment m’y prendre ; je crois que je ne serai de ma vie dans un état aussi pénible ; j’en étois là, et je ne sais par où j’en serois sortie. Heureusement dans le mouvement brusque qu’il avoit fait pour se lever, son chapeau étoit tombé de la chaise où il étoit, je le relevai, et ne sachant trop ce que je faisois, lui montrant la ganse que j’avois recousue : vous voyez bien, lui dis-je, en riant, que je serois une bonne ménagère ; il leva la tête, et me regarda avec ses grands yeux étonnés, mais qui brilloient de plaisir ; il sembloit me remercier de n’être pas un monstre d’ingratitude ; je m’apperçus que j’avois posé la main sur son épaule ; il porta sa main sur la mienne, je la retirai un peu vîte ; et lui se leva. Chacun de nous alors eut l’air de prendre le parti de se mettre à son aise, comme si de rien n’étoit. Nous achevâmes très-doucement notre soirée ; j’avois besoin de repos, et je fus même obligée de le dire deux fois.
Je t’écris pendant qu’il dort, et voilà, ma chère, tout ce que tu voulois savoir. Conviens que dans mon infortune, je dois encore bénir le ciel de n’être pas plus mal tombée. Il faut pourtant te quitter ; voici le jour qui commence à paroître ; j’appelle me reposer, m’entretenir avec toi ; mais comme je crois rester demain ici, je ne fermerai sûrement point ma lettre sans te parler encore.
LETTRE VI.
Oh ! ma chère amie, je n’en puis
douter, je n’ai plus de frère ! Ah ! sans
doute, je suis punie de ces saillies,
presque de gaîté, qui m’échappoient
quelquefois avec toi ; dans ces jours
de malheurs et de désastres publics,
je ne pensois qu’à moi, et la bisarrerie
de ma situation me la faisoit
presque supporter sans peine. Tranquille
sur le sort de tout ce qui m’est
cher, je les croyois échappés à la désolation
universelle ; j’ai vu mon père
et ma mère fuir le fer de nos ennemis,
à travers les flammes, de leur demeure ; mais je partageois leurs périls ;
et n’ayant pu me réunir à eux,
je les savois au moins en sûreté loin
de nous. J’ai suivi mon frère dans
les hasards d’une guerre cruelle, mais
j’étois présente à ses dangers ; et si
mes allarmes renaissoient chaque jour,
chaque jour me rendoit la tranquillité ;
aujourd’hui, je n’ai que mes
craintes et mes incertitudes ; hélas !
puis-je encore appeller doutes et incertitudes,
ce qui n’est que trop semblable
à l’affreuse vérité ; tu sais que
je t’ai dit que nous nous quittâmes la
nuit même où nous fûmes arrêtées et
prises ; la troupe des nôtres suivit un
autre chemin. Depuis ce moment,
aucune nouvelle d’eux n’étoit parvenue ;
mais je croyois leur retraite assurée.
Hier, Maurice étoit de garde aux
équipages, j’avois trouvé place sur un chariot ; un de ses camarades, démonté,
marchoit avec peine ; il lui
donna son cheval, et alloit à pied près
de la voiture ; je trouvai moyen de
lui faire place, je le fis monter à
côté de moi ; je pensai alors que je
pourrois avoir, par lui, quelques renseignemens
sur la troupe armée dont
nous faisions partie. — J’étois, me dit-
il, de ceux qui les poursuivirent, nous
les atteignîmes le matin à l’issue d’un
bois ; ils avoient peu de gens à cheval ;
après une longue résistance, ils
furent défaits, presque tous furent
tués, le reste pris et amené à Cholet,
le même jour que vous… — Et savez-vous ?…
— Ah ! me dit-il, comme tous
les autres, ils ont été fusillés le lendemain.
— Je jettai un cri ; la voiture
s’arrêta, et je perdis connoissance ;
des liqueurs fortes me firent revenir à moi ; je me trouvai assise dans le
chemin, sur le bord du fossé, et près
de moi, Maurice et le gendarme, auquel
il avoit prêté son cheval ; ils m’y
firent monter, en me disant qu’il y
avoit du danger à rester en arrière ;
et marchant l’un et l’autre à mes côtés,
ils m’ont conduit au logement d’où je
t’écris. Maurice ne m’a fait aucune
question sur mon évanouissement,
que j’ai attribué au mouvement de la
voiture. Il paroît inquiet et très-affligé ;
en rouvrant les yeux, j’ai vu tomber
de grosses larmes des siens ; ce jeune
homme a vraiment le cœur excellent.
Je ne puis t’écrire plus long-temps ;
mon cœur est serré, et je n’ai jamais
autant souffert. Oh ! ma Clémence,
tu es ma seule affection sur la terre,
elle couvre maintenant ce qui m’étoit
le plus cher ; mais j’y dois rester, tu y es encore. Mon amie, tâche de
me faire arriver un mot de toi, nous
ne sommes qu’à douze lieues de Nantes,
et ta main seule peut mettre un
peu de baume sur ma plaie.
Maurice me promet de te faire parvenir ma lettre par la poste.
LETTRE VII.
Tendre amie, je voyage toujours
l’ame accablée ; à chaque poste, je fais
demander s’il y a des lettres adressées
au citoyen Maurice, et mon attente
est trompée ! ô ma chère, mon courage
ne se relèvera point ; Maurice, qui sait
aujourd’hui le sujet de ma douleur, la partage, je vois qu’il s’efforce de
me rendre l’espérance ; ce bon jeune
homme m’a proposé de s’exposer
pour apprendre des nouvelles plus
certaines ; mais les moyens, hélas !
ils nous sont tous fermés ; malgré
l’embarras où je serois exposée pendant
son absence, je crois que j’accepterois
ses propositions ; mais quel hasard
ne seroit point à craindre dans
son état, il se perdroit sans sauver
mon frère : hélas ! il n’est plus temps,
et la certitude de sa mort ne me rendroit
que plus à plaindre. Depuis cette
triste conversation, il a cherché
à me rassurer : hier soir, où nous
arrivâmes ici, il resta près de moi long-temps,
à me donner de plus longs
détails sur les scènes qui avoient précédé
notre catastrophe ; il me dit,
— Que toutes les fois qu’on faisoit prisonniers des nôtres, il arrivoit
toujours qu’il s’en échappoit, soit par la
fuite, soit parmi les gardes mêmes qui
aidoient plusieurs à se sauver ; que pour
lui, il avoit des camarades qui lui
avoient avoué avoir rendu ce service
quelquefois, et que rien n’étoit plus
possible que mon frère eût eu ce
bonheur ; il y ajoutoit des circonstances
qui, en réveillant mes espérances, ne
me rendoit que plus cruel le retour de
ma douloureuse certitude. — Ah ! s’il
vivoit, il t’auroit écrit, il se seroit
informé de sa malheureuse sœur ! Et depuis
ces jours affreux, tu n’as point entendu
parler de lui ? Les morts ne se
font plus entendre du fond de leur
tombe. Un éternel oubli a enseveli
mon frère et le crime de ses bourreaux.
Éloignée des miens, de toi, je ne vous
reverrai jamais ; et le jour qui rejoindra ta Louise à son frère, peut seul mettre
fin à mes maux. Ô ma chère ! quel sort
l’Être suprême réserve-t-il à sa créature ?
Après tant de misères, nous retrouverons-nous
un jour ? Est-ce là que sa bonté a fixé nos
espérances ? Je ne suis plus un moment seule, que l’image de mon frère, traîné comme ces victimes
dont je fus la compagne, ne se présente à ma
pensée ; j’entends le bruit de la mort
et les cris des mourans, de ceux plus
malheureux encore, qui, sans perdre
la vie, sentoient leurs membres tomber
sur ceux de leurs amis expirans.
Pardonne à mon ame désolée cet
horrible tableau. Du lieu où je suis,
je te tends les bras ; je pleure dans
ton sein les maux qui m’accablent !…
LETTRE VIII.
Que le ciel te comble de ses plus
douces prospérités ; mon frère vit, et
tu me l’apprends ! Bonne amie, tout
le bien doit me venir de toi ; mais es-tu bien sûre de ces gens de Stofflet, à
qui tu as parlé ? les malheureux inventent
quelquefois des fables pour émouvoir
l’intérêt ; cependant ces infortunés
n’avoient plus rien à craindre,
puisqu’ils étoient acquittés. Ah ! quand
finira cette horrible guerre, où nous
déchirons nos
entrailles de nos propres
mains ? Et pourquoi, bon Dieu ?
crois-tu donc qu’il puisse exister tant de différence entre les membres de cette
grande famille du genre humain ? ah !
les motifs de tant de calamités sont
bien incertains, et le mal est bien
réel. Tu sais, dès le temps où toutes
ces questions n’étaient qu’oiseuses,
combien nous avions de disputes avec
mon frère ; sa ténacité d’opinion m’a
souvent effrayée. Depuis, peut-être,
aussi est-elle plus à sa place dans un
jeune homme de son âge ; mon sexe
et mon droit d’aînesse pouvoient me
donner raison sans qu’il eût entièrement
tort. Tu vois que je suis disposée
à la politique ; elle n’est plus spéculative
pour nous ; notre sort et celui
des nôtres y tient aujourd’hui. Irois-tu
te douter que je rentre d’une promenade avec Maurice
où notre philosophie de quarante-trois ans réunis,
a traité gravement ces grandes questions. Tu penses bien que j’ai gardé
mon rôle, il eût été plat d’en changer ;
je doute même que mon adversaire
m’en eût su gré.
— Je ne chercherai
pas, me disoit-il, à examiner tout
ce qu’on nous dit de liberté et d’égalité,
je suis soldat, et je fais mon
métier ; du reste, je n’estime aucun
honnête homme moins que moi, et
je m’estime autant que tout autre
honnête homme. — Cette parole m’étonna.
Vous en avez le droit,
lui dis-je ; car si la noblesse est quelque
chose, c’est le souvenir conservé des
hommes estimables, et de leurs actions ;
si la noblesse n’est rien, ce n’est
pas la peine d’en parler tant de part
ni d’autre ; — Il me dit ensuite,
en me regardant : sans doute, on n’a jamais
le droit d’en être fier, mais on
pourroit être excusable de la regretter ; alors il faudroit tâcher d’y suppléer ; il y a eu de grands hommes, Mademoiselle, qui n’étoient pas nés nobles. — Son œil s’anima d’un feu extraordinaire ; il me parut lui-même d’un pied plus grand. Après un intervalle, — je ne sais, me dit-il, mais il me semble que vos amis se sont bien pressés de se fâcher ; ils pourroient dire qu’ils ont eu au moins de grands torts envers eux-mêmes ; avec de la patience et du temps, l’éducation, la fortune, l’habitude, leur donnoient bien des avantages ; ils eussent peut-être fini par regagner, d’un côté, plus qu’ils n’avoient perdu de l’autre. — Qu’en dis-tu, cousine, mon gendarme ne t’effraie-t-il pas ? et auroit-il raison ?
Je remarque souvent qu’il a des instans
où se développent en lui des pensées
inattendues ; puis il revient à son caractère accoutumé, et paroît même ne pas s’en souvenir. Nous rentrâmes, en nous donnant le bras, tout aussi bonnes gens comme devant : en arrivant, il apprit qu’il étoit commandé de détachement pour le lendemain. Il sera peut-être absent deux jours, cela m’inquiète, parce que s’il arrivoit, pendant ce temps, une lettre de toi, elle seroit retardée. Si tu ajoutes quelque certitude à ce que tu as appris de mon frère, ta lettre et ta plume auront des aîles.
LETTRE IX.
Je crains, ma chère amie, de devenir
folle, j’ai des visions ; écoute, et n’aies
pas peur : je te mandais, avant-hier,
que Maurice devoit être deux jours
dehors, je me suis un peu ennuyée.
Nous sommes logés chez une femme
qui loue de vieux livres ; elle a ses
deux filles avec qui j’avois passé la
soirée en bas ; elles sont assez gaies ;
leur mère est une petite vieille qui
ressemble à un furet ; je gagnois du
temps, croyant que Maurice arriveroit ;
vers les onze heures je remontai,
et je passai encore une heure à l’attendre
et à lire, enfin, le sommeil m’accablant, je me mis dans mon lit ;
seulement je gardai mes habits ; je
jettai la couverture sur moi, et je laissai
la lumière sous la cheminée ; je veillai
encore quelque temps, et je m’endormis.
Il me sembla que j’errois la nuit,
pendant un orage, dans une forêt,
et poursuivie par des sauvages armés
de massues énormes ; chaque éclair
me découvroit un pays délicieux, et
l’obscurité me replaçoit parmi les ronces
et les épines qui me déchiroient ;
la foudre frappoit des arbres qui s’écrouloient
sur moi ; de quelque côté que
je voulois fuir, je ne voyois que des
flammes, et ces vilains sauvages prêts
à m’écraser ; au milieu d’un de ces
éclairs, qui me rendoient un moment
mon joli paysage, je vois devant moi
une figure brillante, comme un ange,
de lumière : tu penses bien que je me jette dans ses bras, et me voilà enlevée,
très-doucement, au milieu des
airs, et déposée sur un rocher élevé,
d’où je voyois parfaitement le beau
pays que m’avoient montré de temps
en temps les éclairs : le plaisant est
que, soit la faute des ronces ou des
vents, mes vêtemens n’existoient plus,
et je n’étois voilée que par les aîles de
mon bel ange ; mais il me pressoit
si fort entre ses bras, que je m’éveillai
presque étouffée, et je vois devant mon
lit, une grande figure blanche, dont la
sombre lueur de ma chambre ne me
laissoit distinguer que les yeux ardens
et enflammés comme les éclairs que je
venois de voir ; d’effroi je jette un cri,
et ma couverture étoit levée. Je me
précipite en bas du lit, du côté opposé ;
alors, une voix, que je reconnus bientôt,
me dit : — Qu’avez-vous ? n’ayez pas peur, c’est moi, c’est moi.
— J’étois dans un état violent, et j’avois
un tremblement général dans toute
ma personne ; le lit étoit entre lui
et moi ; il n’osoit s’approcher, apparemment
de peur d’augmenter mon
effroi. Il s’éloigna vers la cheminée,
en me répétant : — Rassurez-vous,
c’est moi, vous n’avez rien à craindre.
— Je repris peu à peu mes sens ; il
me tendit un verre plein d’eau, d’un
côté du lit à l’autre, et se mit à
essayer d’allumer du feu avec le balai
et du papier ; il tira un grand fauteuil
de tapisserie qui étoit près du
lit, et le plaça près de la cheminée ;
il étendit sur le fauteuil la couverture
du lit, il vint ensuite me prendre,
et me fit asseoir ; défit son grand
manteau blanc, qui m’avoit fait tant
de peur, et le déploya sur mes genoux ; j’avois le frisson. — Personne n’est
levé, me dit-il, il est trois heures,
et j’avois voulu voir, en rentrant, si
vous n’aviez besoin de rien. — Il avoit
l’air embarrassé, il ne savoit s’il devoit
s’approcher ou s’éloigner de moi ; je
me sentois défaillir ; il fit chauffer du
vin, j’en pris un peu, et mes forces
me revinrent ; nous restâmes ainsi
jusques au jour ; dès qu’il entendit
du bruit dans la maison, il descendit
pour me chercher du secours ; je me
levai alors, et je voulus essayer de marcher ;
je me sentois le bas du visage
brûlant, et qui me cuisoit beaucoup ;
je vis au miroir, qu’il étoit rouge en
différentes places ; apparemment qu’en
m’agitant dans le lit, pendant mon
rêve, la toile qui n’est pas très-fine,
m’avoit froissée. En rentrant, il me
demanda si je voulois un médecin ; je me sentois mieux ; je
dormis deux
heures dans mon fauteuil ; nous déjeûnâmes ensuite,
et j’en fus quitte
pour un ébranlement de nerfs, qui
m’a duré deux jours. Voilà mon songe,
cousine, si tu es interprète, tu m’en
diras ton avis. Aime-moi, même en
songe, comme je t’aime bien éveillée.
LETTRE X.
Il y a trois jours, ma chère,
que je n’ai pris la plume pour t’écrire,
et cependant nous avions quelque séjour
ici ; mais je ne sais… il a regné
dans cette maison beaucoup de petites
gênes. Comme l’endroit est assez commerçant, et que mes vêtemens
avoient besoin d’être réparés, j’ai employé
une partie de la somme que tu
m’as envoyée, à cet usage ; et pour
éviter de me promener dans la ville,
je proposois aux filles de l’hôtesse, de
me faire mes emplettes ; j’en suis fâchée à présent ; car, prenant de-là occasion de me voir, elles me faisoient,
aux moindres objets, descendre chez
elles, soit pour examiner les marchandises,
ou en disputer le prix ; enfin,
pour finir tous ces embarras, j’ai tout
de suite pris ce qui me convenoit, et
leur ai acheté à chacune un grand mouchoir
d’indienne. Tout cela m’a donné
de l’ouvrage ; car, malgré leur offre, je
n’ai point voulu qu’elles travaillassent
avec moi, j’ai ce matin, moi-même,
repassé le linge de Maurice et
le mien, qu’elles m’avoient blanchi ces jours-ci ; j’étois un peu novice,
mais enfin je m’en suis tirée. Me
voilà, chère Clémence, tout-à-fait
ménagère. Mon gendarme est toujours
étonné quand il me voit occupée de
ces détails, et sur-tout lorsqu’ils sont
pour lui ; il me fait des excuses qui
contrastent parfaitement avec le plaisir qu’il en ressent ; cependant, depuis
quelques jours,
je le trouve plus gêné
avec moi ; cette petite indisposition
que j’ai eue la nuit, où je l’avois
attendu, lui a donné beaucoup d’inquiétude ;
il semble craindre que je
ne l’attribue à l’effroi qu’il m’a causé
lorsque je le vis, en m’éveillant, tout
debout aux pieds de mon lit, car tous
les jours, en me demandant comment
je me trouve,
il ajoute des regrets
d’avoir troublé mon sommeil, et d’être
entré si tard dans ma chambre, il dit être excusable par l’inquiétude que lui a causé son éloignement ; et quand
je le rassure et veux lui ôter cette idée,
ses yeux, ses mains, tous ses mouvemens me remercient avec la plus
touchante expression. Vraiment, ma
chère, je t’avoue que,
malgré que je
n’étois pas contente de ce qui s’étoit
passé, je n’ai pas le courage de me fâcher ;
d’ailleurs,
fatigué comme il devoit l’être, il pouvoit avoir besoin de
quelque chose chez moi, car tu juges
bien que nos appartemens ne sont pas brillans,
et que nous sommes trop
heureux quand nous trouvons chacun
un gîte pour nous loger ; aussi-tôt
qu’il y a une chambre, il me la donne,
et alors il dort dans son manteau,
ou sur un lit quelque part dans la maison. J’ignore encore combien nous
serons ici : Maurice n’en sait rien lui-même, car on n’a point encore reçu
d’ordre ; je voudrois en être partie ; je m’y déplais ; je ne pourrois rendre
pourquoi ; mais l’empressement de
l’hôtesse et de ses filles me gêne ; je
suis continuellement forcée de les remercier
de leur attention ; elles voudroient
que j’allasse chez elle le soir,
mais j’aime bien mieux rester chez moi, même lorsque je suis seule,
ce qui arrive actuellement assez souvent ;
comme nous séjournons ici, on envoie
Maurice en détachement avec
quelques autres, pour les alentours de
la ville ; on craint des bandes cachées
dans les bois ; tout cela m’est bien
désagréable, car, pendant son absence,
ces femmes sont encore plus après
moi ; elles ont l’air de craindre que
je ne m’ennuie ; or, comme elles
vendent des livres, il y vient beaucoup de monde ; grand motif qui me détermine encore plus que le reste à n’y point aller. Ma bonne Clémence, écris-moi ; tes lettres m’apportent le seul bonheur que je puisse
connoître ; chaque fois que j’en reçois, la plus douce illusion vient faire trève à mes peines ; je me crois avec toi ; je t’écoute, il me semble t’entendre, comme dans ces temps heureux, où tout en me grondant de mes étourderies, tu venois encore les partager, et prendre ma défense auprès de ma mère, qui te disoit toujours : — Vous la gâtez, Clémence, elle ne sera jamais raisonnable. — Hélas ! ma chère, j’apprends à la devenir à l’école du malheur ; et dans ce moment, où j’aurois tant besoin de toi, ce n’est plus que ton souvenir qui m’aide à me conduire ; par-tout où je vais, il me suit. Ah ! ma chère, je t’ai bien fait voyager ; dans mes promenades sur-tout, je cherche machinalement les mêmes sites, les mêmes images des endroits où nous allions ensemble, les mêmes effets de jour où le soleil entroit dans ta chambre, et fixoit sa lumière sur le portrait de ta mère ; chère cousine, j’imagine, qu’en le regardant aujourd’hui, un soupir t’échappe pour ta pauvre Louise. Que j’étois heureuse alors ? Que ta tendresse, en le critiquant, me faisoit bouder et recommencer mon ouvrage. Toutes ces scènes me sont encore présentes ; et tout ce qui m’y ramène me donne un moment de bonheur.
Hier, en nous promenant dans un chemin près de la maison, Maurice remarqua une plante tout-à-fait semblable à celle qui a la forme d’une petite pomme rouge, et que tu prétendois être si rare, de laquelle tu voulois faire naître des fruits excellens ; tu te rappelles ta belle plantation, eh bien ! ma chère, cet ornement de ton parterre, qui devoit, dans sa croissance, faire mes délices, et nous rendre encore plus cher le terrein sur lequel il étoit. Ah ! tu avois raison, c’étoit ton ouvrage ; je le trouvai dans un coin abandonné, sans culture ; c’étoit absolument le même ; j’en faisois l’examen en tressaillant ; je me baissai avec un sentiment religieux, pour recueillir cette plante, que tu aimois, que tu avois élevée dans l’enclos de notre maison ; Maurice, sans deviner le sujet de mon émotion, se mit à en ramasser aussi, et nous en rapportâmes plusieurs. Chère Clémence, si je suis assez heureuse pour te rejoindre bientôt, je les planterai près des tiennes ; nous les verrons croître ensemble ; elles dateront des peines et de l’exil que j’ai souffert loin de toi ; je voudrois pouvoir te les faire parvenir, tu leur donnerois tes soins ; et si ta Louise ne peut revenir, si mes yeux se ferment avant, tu les garderois ; elles te rappelleroient le tendre sentiment qui me les fit arracher d’un lieu sauvage, pour te les rapporter.
LETTRE XI.
Cette fois, ma chère, je n’ai point
rêvé, et tout ce que tu vas entendre, n’est rien moins qu’un songe. Je craignois
que tu ne me crusses folle ; aujourd’hui,
il me seroit permis de le
devenir ; mon enfant, toi, qui, heureuse citadine, n’est pas, comme moi,
exposée à toutes les chances de la vie
des héroïnes de romans ; tu croiras
difficilement mon aventure ; la
connaissance du monde et des hommes
s’acquiert sans doute dans les voyages,
mais la leçon est quelquefois un
peu chère ; d’abord, pour te rassurer
d’avance, je suis vivante, je me porte
bien, et j’en ai le droit. Tu sais que
je t’ai parlé de notre hôtesse, et de
ses filles ; de leur empressement à
m’accueillir, à m’attirer chez elles ;
j’y allois peu, parce que je préférois
être seule ; mais je ne laissois pas
d’être reconnoissante de leur prévenante
bonté. Entr’autres amateurs de littérature qui s’y rendoient, on m’avoit
souvent fait remarquer un grand
gros homme, figure rouge, moustaches
imposantes, tout couvert de broderie,
de galons, de bagues,
de chaines de montres ; on lui décernoit la
plus haute considération ; on ne l’appeloit
que M. le Commandant ; plusieurs
fois, il m’avoit honoré d’une
attention particulière, et même d’une
galanterie dont il ne tenoit qu’à moi
d’être fière ; mais modeste, j’avois
reçu tous ces honneurs avec la respectueuse
réserve d’une compagne de simple gendarme ; on me vantoit sur-tout
ses richesses et sa générosité ;
ma petite vieille hôtesse ne tarissoit
pas sur son éloge ; enfin, hier, elle
me prit mystérieusement à part, et
après un préambule sur la misère du
temps, sur les dangers auxquels une jeune et belle personne pouvoit être
exposée dans la troupe, si elle n’étoit
pas protégée par quelque personnage en
grade ; elle me dit : — Que M. le Commandant faisoit le plus
grand cas de Maurice ; qu’il pourroit
lui être très-utile, soit pour son avancement,
soit pour mille petites douceurs à lui procurer dans le service ;
qu’elle étoit persuadée que si je voulois
en parler à M. le Commandant,
j’avancerois les affaires ; qu’il paroissoit avoir beaucoup de bienveillance
pour moi. Un peu étonnée, je lui
dis : — Que Maurice avoit peu d’ambition, et qu’à la paix, il comptoit
retourner à son
état de cultivateur. Tout en causant, elle me conduisoit
du côté de la porte de sa chambre, au
fond de la boutique ; elle me précédoit,
revint sur ses pas, comme ayant oublié quelque chose, et me
trouvant alors plus près, elle me dit : — Passez ; — me suivoit, ferma la
porte, et s’assit contre ; en même
temps, j’entendis, dans la boutique,
fermer les auvents qui donnent sur
la rue ; toutes ces circonstances, que
je me rappelle, ne me frappèrent point ; je m’assis moi-même, et pris mon
ouvrage ; alors, s’ouvre une petite
porte qui donne dans leur cuisine,
et de-là sur la cour, et je vois entrer,
en baissant la tête, M. le Commandant,
dans toute sa gloire ; je
me lève et veux sortir ; la vieille me
dit, d’une voix mielleuse : — Où
voulez-vous aller ; M. le Commandant
sera charmé de votre compagnie ; en
même temps, il vient à moi, et d’une
voix douce, qui me fit trembler : — Vous
me fuyez, belle citoyenne ? il ne faut pas se sauver ainsi de ses amis ; il avoit pris ma main, et passant un bras autour de moi, il s’assit à demi sur une commode,
et me tira à lui ; mon mouvement pour me dégager fut si brusque, que mon gant lui resta ; il dit, avec un gros rire : — J’en aurai au moins les gans.
J’allai à la porte de la cuisine, elle
étoit fermée en arrière ; alors, l’hôtesse vient à moi, et me dit, d’un air très en colère, et les deux poings sur les hanches : — Est-ce que vous avez peur chez moi ? pour qui me prenez-vous ? et que croyez-vous donc ma maison ? — Très-honnête, lui dis-je, Madame ; aussi veux-je aller dans ma chambre. Apparemment, mon air les étonna, ils se regardèrent ; l’hôtesse se passa deux fois la main sous le nez, et parla bas au Commandant ; je m’apperçus alors qu’un
rideau, qui couvroit la porte vitrée
de la boutique, étoit à moitié soulevé,
et je vis les têtes des deux filles, qui
rioient en regardant à travers les vitres ; je
ne pus douter que je ne fusse tombée dans un piége ; et cette pensée,
m’ôtant les forces, je me sentis défaillir, je m’appuyai sur une chaise, que je plaçai devant moi, en me retirant dans le coin de la chambre où je
me trouvois ; l’homme alors ôta son grand chapeau, le posa sur le lit, et
sans s’approcher ; — Répondez-moi,
dit-il, êtes-vous mariée ? — Je fus interdite ; le cœur
me battoit à croire qu’il alloit sauter au dehors de moi ; — Monsieur, lui dis-je, m’interrogez-vous ? allez à la Municipalité de Cholet, on pourra vous répondre. Ils
se regardèrent encore. — On le sait bien, dit l’hôtesse, aussi, n’est-ce que pour vous rassurer, que M. le Commandant vous fait cette question ; vous êtes un enfant ; elle vint me
prendre par la main ; comme je me laissois
aller, ne sachant plus que
penser et croire, je me sentis saisie en
arrière, et soulevée de terre, je criai ;
et cette femme, mettant sa main sur ma bouche, son doigt se trouva placé
entre mes dents, que je serrois de rage ;
elle jetta un cri si horrible, que
les deux filles entrèrent, et un chat,
qui dormoit sur la fenêtre, fut si effrayé, qu’il cassa un carreau, et sauta
dans la cour ; j’avois la voix libre, et je criois
au secours ; je t’ai dit que cette cour est celle des écuries où
sont logés les chevaux de la troupe ;
deux gendarmes qui rentroient, portant du fourrage sur leurs épaules, entendant mes cris et le bruit de cette vitre cassée,
s’approchèrent de l’ouverture, en disant : — Qu’est-ce qu’il y
a donc là ? — cette voix dispersa tout, et je me trouvai libre. — Sauvez-moi, m’écriai-je, et j’entendis celui qui regardoit par le trou, dire : — C’est la femme de Maurice. En même temps, ils jettent la fenêtre en dedans, et
sautent dans la chambre ; M. le Commandant remit son chapeau… — Que faites-vous ici, gendarmes ?… — Ma foi, mon Commandant, qu’y faisiez-vous, vous-même, lui dit un des deux ? c’est un vieux cavalier, le même à qui Maurice avoit un jour prêté son cheval ; ceci te rappelle la fable de la Colombe et la Fourmi ; j’étois vraiment la pauvre Colombe, qui venoit d’échapper à l’oiseau, et un vilain oiseau ; il s’en alla sans répondre, en traînant son grand sabre ; mon vieux
cavalier, d’une colère qui ne se possédoit
pas, vouloit mettre le feu à
la maison ; — Vieille sorcière, dit-il,
il faut que je t’apprenne… et déjà il se
mettoit en devoir de lui tordre le col.
Ses deux filles et elle tremblantes,
s’étoient retirées dans un coin ; — laissez, lui dis-je, ces misérables, et tirez-moi de cette abominable maison ;
ils m’aidèrent à sortir par la fenêtre ; — Venez chez ma femme, me
dit mon nouveau sauveur, jusqu’à ce
que Maurice soit de retour ; toi, dit-il, à l’autre, montes chez elle, et apportes-nous tout son butin. — Je n’avois rien de mieux à faire. Je t’écris
en m’éveillant dans mon nouveau gîte ; on attend ce soir le détachement de Maurice, nous verrons à nous pourvoir.
LETTRE XII.
Ô ! ma chère Clémence, que ta
dernière m’a rendue heureuse ; mon
frère a pu te faire
passer de ses nouvelles ;
il vit, il est hors de danger ;
tendre amie, que ne te dois-je pas ;
sans toi, dans mes cruelles incertitudes,
je serois morte de douleur ;
va, ma chère, mes maux ne sont plus
rien, quand mon ame est tranquille
sur le sort de ceux qui me sont chers ;
quoi ! il
a vu ma mère, mon père ?
ils ont eu le bonheur de le serrer encore
contre leur sein ? J’ignore ce qui
m’est réservé ; je n’ose plus rien demander à Dieu, après ce qu’il a fait
pour les miens ; il entend donc les
prières de ses créatures, puisque sa bonté
les exauce. As-tu bien pris tes sûretés,
pour leur faire passer ta lettre ;
combien je désire qu’elle leur parvienne ;
elle les rendra tranquilles à
mon égard. Tu me donnes bien peu
de détails sur la situation où tu leur
as dit que je suis dans ce moment ;
aurois-tu craint d’en instruire ma mère ;
et crois-tu qu’il lui soit pénible d’apprendre
que sa fille doit la vie à
un soldat ; je n’entreprendrai pas
d’être plus prudente que toi ; mais,
chère cousine, je pense que le bonheur
de voir ainsi sa fille échappée à la
mort, doit l’emporter sur tout ; d’ailleurs, tendre amie, tu lui as bien marqué quel homme c’est que Maurice ;
et comme ta Louise, dans son malheur, doit de reconnoissance
à Dieu, pour l’avoir fait tomber en
de pareilles mains ; tu as bien fait
de leur céler tous les désagrémens
que tu as éprouvés de la part de ceux
qui nous persécutent, tu aurois augmenté leur
chagrin, en lisant ta lettre.
J’admire le sang froid avec lequel tu
as détourné le mal de notre commune
demeure ; nous aurons donc,
grâce à tes soins, un lieu où nous
pourrons encore nous rejoindre ; hélas !
s’ils m’avoient cru, nous serions ensemble ;
j’eusse partagé leurs dangers.
Je le vois encore ce jour malheureux,
où je les en conjurois ; ô ! ma chère,
si tu avois été témoin de cette scène,
elle t’aurois déchirée ; et sûrement,
mon père t’a épargné ce terrible tableau.
Après nous être sauvés du château,
que nous laissâmes dans les flammes, avec les scélérats qui le pilloient, ma
mère, qui se soutenoit à peine, nous
força d’entrer dans une maison de villageois ;
ces bonnes gens prirent pitié
de nous, et proposèrent à mon frère
de le conduire où il voudroit ; ma
mère, au milieu de son effroi, ne
pensoit qu’à ses enfans ; elle ne me
voyoit pas sans frémir, courant les
chemins, exposée à tous les hasards de
mon sexe et de mon âge ; l’idée de
sa Clémence lui venoit sans cesse.
— ô ! si je pouvois vous y envoyer, nous disoit-elle, mon courage renaîtroit,
je me résignerois en la providence ;
mais ma Louise, mes enfans,
qu’allez-vous devenir ? —
Ses pleurs,
alors, s’ouvrirent un passage ; notre
père étoit appuyé la main sur le
visage, je vis qu’il pleuroit aussi;
cette vue acheva de me faire perdre la tête ; car, en même-temps,
je me mis à pousser des cris entrecoupés de
sanglots, et ma douleur devint si violente,
que je tombai presque sans
mouvement, sur le sein de ma mère ;
je ne me sentis plus pendant quelques
momens ; j’entendis seulement mon
frère me dire, d’une voix qui me
sembloit éloignée : Ma sœur, tu veux faire mourir ma mère ?
En même-temps, on m’entraîna dans une autre
chambre ; je crois que maman se trouvoit mal, car j’entendis beaucoup de mouvement ; mon frère revint : — Allons,
chère sœur, du courage, viens
avec moi ; nos parens sont bien ici,
il faut les y laisser ; on va nous conduire
dans un autre endroit, car nous
ne pouvons rester avec eux. —
Il falloit que cette résolution eut été prise tout
de suite ; on arrangeoit un cheval, mon père me prit à brasse-corps, et
me serra entre ses bras, en me disant :
— Adieu, ma Louise ! ma pauvre
Louise, prends confiance en la
providence, elle ne nous abandonnera
peut-être pas ! —
Je voulus parler,
le conjurer encore de me laisser voir
ma mère ; mon frère étoit à cheval,
et fesoit signe que l’on me mit derrière
lui. C’est ainsi, ma chère, que je
quittai ce que j’avois de plus cher ;
mon père nous suivit quelques pas
encore ; il s’arrêta, en nous regardant
aller, il leva les bras au ciel, et fit
un mouvement pour s’incliner vers la
terre. J’appris en chemin, seulement,
que nous allions rejoindre des gentilshommes
qui avoient passé le matin,
pour aller à Rennes,
avec leurs femmes,
chercher un abri contre le brigandage ;
tu sais le reste, ma chère.
Je m’étois promis, en t’écrivant celle-ci, de te
faire le tableau de la maison où je
suis ; mais ces souvenirs ont attristé
mon ame, et je ne puis revenir à
un autre ton. Adieu cousine, que ton
amitié soit le dernier bien que je puisse
perdre.
LETTRE XIII.
Je te dois, ma chère, le récit de
la réception de mes nouveaux hôtes ;
je t’assure que depuis, seulement,
que je suis avec eux, j’ai été sans
crainte et à mon aise ; ce sont de
braves gens, honnêtes, tout cœur,
et qui font pour moi tout ce qu’ils peuvent ; je t’ai dit comme ce bon
homme m’emmena tout de suite chez
lui ; à notre arrivée il dit à sa femme :
— Tiens, voilà la femme de Maurice
que je t’amène, il faut que nous la
gardions jusqu’à son retour, car il
l’avoit laissé, sans le savoir, en mauvaise
maison… — Suffit. — Si je n’ai
pas puni l’hôtesse, c’est que je n’en
ai pas eu le temps.
Tu rirois presque de mon établissement ; la bonne dame est blanchisseuse et vend du vin ; nous occupons à nous deux la moitié de son lit, c’est-à-dire que l’autre moitié est roulée le jour dans un coin, et étendue le soir pour son homme. Je n’ai jamais tant entendu jurer ; à cela près, comme je t’ai dit, ce sont les meilleures gens du monde. Dès qu’elle sut mon aventure… — Ah bien ! elle est heureuse que ce n’ait pas été moi, elle n’en auroit pas été quitte pour son bon œil ; et ce Commandant, avec son gros ventre, une bonne justice mettroit tout cela à l’ombre pendant six mois, pour les rafraîchir… avez-vous eu peur… — Elle atteignoit déjà sa bouteille d’eau-de-vie ; j’en fus quitte pour un verre d’eau et de vin. Je t’avoue, ma chère, que j’étois un peu étonnée ; le premier moment fut pénible ; le mari sortit, et je restai avec la femme, qui, tout en me faisant asseoir, juroit après le Commandant ; puis, s’adressant à moi : — Mon enfant, me dit-elle, vous êtes bien jeune encore, mais vous verrez ce que je vous prédis ; tous ces gens-là finiront mal ; les mauvais métiers ne profitent pas. Vous ne serez peut-être pas aussi bien ici ; mais n’ayez pas peur, ni commandant, ni capitaine n’y mettront les pieds ; il vient ici des cavaliers boire ; mais ce sont des braves gens ; et puis, mon homme, s’il y en avoit qui vous dise un mot qui ne seroit pas à dire, il les jetteroit par la fenêtre. — L’autre cavalier entra, tenant sous son bras, notre paquet ; il posa le tout ; et la bonne femme, me montrant un cabinet étroit : — Mon enfant, c’est ici que vous mettrez vos petites affaires ; j’y serrois mon linge quand il est repassé ; mais il faut bien un peu se gêner. — Je profitai de ce qu’elle me dit pour être seule ; au bout de quelques instans, elle vint m’aider ; il commençoit à faire nuit, il fallut songer au souper, je lui proposai de lui être utile ; elle accepta volontiers, et me donnant un panier de salade, elle me dit : — Voulez-vous éplucher cela ? ça vous occupera ; — elle m’apporta une terrine, et je me mis à l’ouvrage. Tu vois, chère cousine, que je ne suis apprentie à rien. Son mari rentra pendant que je mettois le couvert, et nous soupâmes assez gaîment tous les trois ; à peine eûmes-nous fini, qu’il se leva ; — Femme, lui dit-il, tu arrangeras tout ça, faut que je me couche, car je suis las ; elle défit de suite son lit, et le lui arrangea dans un coin de la chambre, il fut aussi-tôt couché, et ronfloit avant que nous nous en soyons apperçus ; elle me dit : — Vous couchez-vous de bonne heure ? c’est que demain faut se lever du matin ; — et mettant un bonnet de coton, sa toilette de nuit fut tout de suite faite ; c’est ainsi, ma chère, que je m’établis dans mon nouveau gîte ; le lendemain les coqs et nous s’éveillèrent en même temps ; le mari étoit déjà parti ; nous restâmes à-peu-près jusqu’à neuf heures, seules ; mais alors plusieurs cavaliers vinrent déjeûner et boire ; tu juges, cousine, de ce tout qu’il fallut entendre ; on parla beaucoup de mon histoire ; tous furent d’avis qu’il faudroit couper les oreilles au Commandant, qui insultoit les femmes de ses soldats ; et les têtes s’échauffant, on s’égaya sur le compte des deux filles de l’hôtesse ; la bonne femme s’apperçut que tout cela m’amusoit peu ; aussi prenant un ton de matrône : — En voilà assez, dit-elle, vous parlerez de tout ça une autre fois ; — dans un moment tous les discours cessèrent ; en sortant, ils lui dirent : — La mère, nous reviendrons dîner avec votre homme ; mais faut pas que ça vous gêne. — J’appris alors qu’il y avoit un dîner de plusieurs cavaliers, ceux que je venois de voir devoient en être ; elle se mit à la cuisine, et me rendit mon emploi d’aide ; tout en tracassant, elle me demanda de quel pays j’étois ; s’il y avoit long-temps que j’étois mariée, et que je devois être bienheureuse, car Maurice étoit un bon garçon, aimé de ses camarades, et sur-tout de son mari ; puis, me regardant avec compassion ; — Voilà un métier, dit-elle, qui ne vous convient guère, et vous ferez bien mieux de retourner chez vous ; mais ce tems-ci tout est bouleversé ; moi et mon homme, notre intention est de retourner à notre village, c’est toujours là qu’on est le mieux. — Son mari arriva avec tous ses convives, et l’on se mit à table avec la bonne honnêteté de soldat ; car, Clémence, tu sais que l’on dit toujours, galant comme un militaire ; en effet, on me fit tous les honneurs, et l’on ne but pas un coup qui ne fût à ma santé et à celle de Maurice, que l’on appelloit le brave garçon ; enfin, ma chère, ce que je puis te dire, c’est que ce repas qui, d’abord, me faisoit peur, se passa à merveille ; et, à quelques juremens près, qui étoient toujours accompagnés d’un sur votre respect, citoyenne, la plus petite maîtresse n’auroit pu se plaindre ; je faisois réflexion que si, réellement j’eusse été une villageoise, devenue la femme de Maurice, cet état n’étoit pas si désagréable ; tous les détails, éloignés de nous, nous font peur ; un grand défaut, qu’ordinairement nous avons, c’est de croire toujours que, loin de nous, il n’y a ni sentiment, ni délicatesse ; c’est peut-être pour autoriser leur manière, d’être avec leurs inférieurs, qu’ils affectent de les croire ainsi ; il y en a d’autres, meilleurs, mais qui, à force d’entendre répéter ces discours à leur insçu même, agissent comme s’ils en étoient persuadés, et croient de bonne-foi qu’ils sont excusables. Ô ! ma chère, que de pensées cette réflexion pourroit étendre, sur-tout pour moi, qui ai trouvé dans mon malheur, une ame aussi sensible, aussi honnête que celle de Maurice. Cousine, combien de grands seigneurs ne se seroient pas fait un scrupule d’abuser de ma situation…
Il est dix heures du soir, nous attendions Maurice hier, et il n’est point encore arrivé ; ses camarades n’ont eu aucune nouvelle de son détachement. Je ne puis me défendre d’idées noires ; je voudrois être à demain. Mon cœur est serré, tendre amie ; j’ai bien peu de repos, ce n’est que dans ton sein que je le retrouverai.
LETTRE XIV.
J’y suis, mon amie, et si quelquefois
je tâche de forcer mon caractère
pour adoucir le tableau de mes situations
différentes, rends graces au
moins à l’amitié qui voudroit t’épargner
la moitié des peines que j’éprouve ;
je t’ai dit mes inquiétudes
sur le retour de Maurice ; ah ! mes
pressentimens n’étoient que trop justes ; le détachement dont il étoit,
avoit été composé d’hommes choisis ;
il n’évite guères ces préférences ; on
prévoyoit qu’ils pourroient avoir
affaire avec l’ennemi ; ce matin, mon
bon vieux hôte m’a tiré à l’écart, et
m’a dit : — Maurice est revenu…
il s’est arrêté… — Ah ça, n’allez pas
avoir peur… — J’ai tremblé…
— Ce n’est rien, je l’ai vu, il est un peu
blessé ; — et où est-il, m’écriai-je ?…
— On l’a descendu à l’hôpital, il est
bien, j’en sors ; — et ne vous a-t-il
rien dit pour moi ?… — si… je ne lui ai
pas parlé de votre histoire chez cette
femme, j’ai seulement dit que, sur
quelques difficultés, vous en étiez sortie,
et que vous étiez chez nous en
l’attendant. — Et que vous a-t-il dit
pour moi ?… — Ah ! il m’a recommandé
d’avoir bien soin de vous ; … — est-ce qu’il croit que je le laisserois ?
… allons, allons, menez-moi ;
j’avois couru si vîte, qu’en arrivant
à la porte, je ne pouvois plus monter
l’escalier : on me mène à son lit,
il étoit entouré de ses camarades,
un chirurgien le saignoit au bras ;
j’approche, dès qu’il me voit, il me fixe ; …
— vous, vous… ici… c’est vous. — Son
sang s’arrêta ; le chirurgien, étonné,
lui dit : — qu’avez vous ? prenant sa
main, votre pouls n’est pas dans son
état naturel.
— Et m’appercevant, il ordonna que
l’on me fit éloigner ;
Maurice eût une foiblesse ; et revenant
à lui, il me demanda : — je
n’osois… — Le chirurgien me fit appeler,
et me regardant en face ;
— puisque vous êtes venue, me dit-il,
il ne faut plus le quitter,
restez avec lui ; il me prit par la main, me fit asseoir près du chevet, et dit aux
gens de service : — laissez cette
femme avec son mari, elle le soignera
mieux que personne ; — puis,
me parlant, — craignez, me dit-il,
de trop l’émouvoir ; — je t’avouerai
que j’aurois eu besoin de cette consultation
pour moi-même, j’étois violemment
émue ; la course, ce spectacle
dont j’étois entourée, ce sang, tu
conviendras qu’il y avoit bien de
quoi n’être pas calme ; cependant, tâchant
de prendre sur moi, je m’efforçai
de le paroître. Dès qu’il put parler.
— Votre bonté ? dit-il… — et votre
blessure ?… — ils disent que ce n’est
rien. — Son lit étoit en désordre ;
et tandis que je l’arrangeois, ma main
se trouva près de son visage, il y posa
ses lèvres, en me regardant avec des
yeux qui exprimoient la plus sensible reconnoissance ; ensuite il les tint long-temps
levés vers le ciel, je craignis
qu’il ne s’évanouît une seconde fois ;
je pris le parti de lui dire en riant,
pour le distraire : — allons, mon cher
Maurice, vous êtes trop sensible pour
un malade, je ne fais que ce que je
vous dois, vous avez fait pour moi
bien davantage… — vous viendrez donc
me voir quelquefois ?… — comment, je
ne vous quitte point, le médecin me
l’a défendu. Il paroissoit en douter,
— oh ! vous le verrez, lui dis-je, me
voilà établie, et nous sortirons d’ici
ensemble. — Son visage devint animé
et rayonnant ; le médecin repassa à
son lit, et me dit en souriant : — jeune
citoyenne, vous avez du pouvoir sur
les malades, n’en abusez pas. — Je
t’écris pendant qu’il repose ; ma lettre
ne peut partir que demain, je la finirai.
LETTRE XV.
Tout est préjugé, mon amie, un
hôpital n’est point une si fâcheuse demeure.
Je suis soignée, arrangée, gâtée ; des bonnes sœurs s’occupent de la jeune femme du gendarme ; on
m’a fait un rempart avec des rideaux
blancs, on m’a apporté un grand fauteuil
pliant où je suis mieux que dans
un lit ; si je pouvois boire deux pintes
de bouillon et de caffé au lait, je les
aurois tous les matins ; les confitures
arrivent de toutes parts à mon malade ;
nous recevons des visites des bonnes
ames de la ville ; mon aventure chez la vieille loueuse de livres a fait du
bruit ; les dames me regardent avec
intérêt et admiration ; je crains seulement
qu’il n’apprenne toute cette
ridicule histoire. Sa blessure n’est pas
dangereuse, à ce qu’ils disent ; c’est
une balle dans le bras, mais qui n’a
pas pénétré bien avant ; il a peu de
fièvre, et l’on m’assure, qu’avant
quinze jours, il sortira sain ; ma
chère, c’est ce qu’il faut que tu souhaites à
ta pauvre amie de l’hôpital.
LETTRE XVI.
Aujourd’hui mon ame est triste…
je ne retrouverai plus, chère amie,
cette sorte de gaîté que je parvenois
au moins à feindre ; je suis affaissée
sous le poids des souvenirs et des
craintes, l’avenir ne me promet rien
de mieux ; peut-être est-il un terme
à notre courage ? et les efforts pour le
relever, lorsqu’ils sont vains, ne servent
qu’à épuiser ses forces et à nous
avertir de notre foiblesse ; mon ame
est triste, et je t’écris pour moi, parce
que j’y trouve, ou du moins j’espère,
un moment d’intervalle ; c’est être hors de moi-même et toute en toi ;
ce n’est pas du dehors que viennent
mes peines ; Maurice est à-peu-près
aussi bien qu’il peut être. Sa reconnoissance
me paie bien mes soins,
et je trouve une sorte de douceur à
m’acquitter. Il paroît même plus à
son aise depuis qu’il semble que c’est
lui qui m’est redevable ; hier, après
les petits soins d’une garde malade,
— il faut, me disoit-il, il faut, dès que
je serai sorti, il faut, qu’à tout prix,
j’essaie de vous ramener à votre famille,
il le faut… Quelle vie vous
menez ici ! que vous devez souffrir
tous les jours ! le chemin ne sera peut-être
pas impossible ; et, en cas de malheur,
si nous venions à être arrêtés,
une femme court moins de danger ;
si nous arrivons, au retour je serai
seul ; le sort qui m’attend n’est pas beaucoup à ménager ; — je l’assurai que
je prenois mon sort très en patience ;
que sa conduite, ses égards pour
moi, me rendoient ma situation bien
moins pénible, et que rien au monde
ne me feroit consentir à le laisser
s’exposer pour moi. Le médecin lui
donne des soins particuliers, me
dit toujours qu’il me le rendra. Ainsi
mon mal est en moi, et vient de
moi, c’est peut-être ce qui me le rend
plus sensible ; n’as-tu jamais éprouvé
ces délaissemens de l’ame, cette mélancolie
qui, de ses mains grises, ternit
et décolore tout ce qu’elle touche ;
c’est au moral cette sorte de malaise,
que l’on ressent quelquefois sans
pouvoir dire où l’on souffre. Les maux
cuisans comme les douleurs aigues,
donnent un ressort qui ressemble au
courage ; on se relève, mais l’abbattement se traîne ; on souffre, et l’on
manque de force pour crier, on ne
peut que se plaindre.
En relisant ma lettre, je ne sais si je te l’enverrai, c’est une vraie lettre d’hôpital ; c’est assez d’y être, je ne veux pas t’y mettre ; cependant tu auras la lettre ; tu n’es pas de celles qui n’aiment de leurs amis que leur gaîté ; je te dois tout moi-même, et mon amitié ne fera grace de rien à la tienne. Je t’aime assez pour vouloir que tu me prennes telle que je me trouve.
LETTRE XVII.
Oh ! ma Clémence, quelle scène
j’ai sans cesse devant les yeux, ces horribles
images me poursuivent ; hommes ! quel est donc le bonheur que
vous voulez acheter à ce prix. J’ai besoin
de t’écrire, et je sens que cet
épouvantable spectacle viendra, malgré
moi, se placer sous ma plume.
Maurice avoit passé une assez bonne
nuit ; je veillois à l’ordinaire ; à l’aube
du jour j’entends un grand bruit de
chevaux et de voitures ; tout est en
rumeur dans l’hôpital. On disoit, allons,
dépêchons-nous, les charriots attendent ; les infirmiers alloient d’un
lit à l’autre, faisoient lever les malades ;
on emportoit dans leur couverture,
ceux qui ne pouvoient pas
marcher ; étourdie de tout ce fracas,
j’attendois ce qui seroit décidé de
nous ; une sœur me dit, en passant :
— restez tranquille, ne dites rien,
nous tâcherons de vous garder. — Cependant
je voyois entrer une file de brancards,
portés chacun par deux
hommes, et sur chaque brancard, un
blessé ou un mourant. Maurice, me
dit : — il faut qu’il y ait eu une
affaire près d’ici ; nos gens auront eu du
dessous. — Une longue trace rouge
marquoit dans la salle le passage du
convoi ; les chirurgiens alloient d’un
lit à l’autre ; bientôt tout le milieu de
la salle fut encombré de langes sanglans ;
sur une table étoit étendu l’horrible appareil de tous les instrumens
de leur art ; on n’entendoit que les
cris, les gémissemens, les juremens,
les plaintes ; bientôt le plancher, de
tout cela, fut du sang et des lambeaux
de chair humaine ; sur le lit le
plus près du nôtre, un malheureux
qui avoit eu les jambes emportées,
fut opéré ; j’ai encore dans les oreilles
le bourdonnement sourd de la scie ; je
m’étois caché le visage dans le traversin
de Maurice, qui me disoit : —
sortez, sortez, ne restez pas là ; — je
ne pouvois pas le laisser seul ; peu
après, une sœur vint à nous, elle
accompagnoit une dame âgée, qui me
dit : — mon enfant, je viens vous
chercher, venez chez moi, j’aurai
soin de votre mari ; — la sœur en
même temps me faisoit signe de la
tête d’accepter ; nous n’avions pas le choix, car, dans le moment, un
brancard étoit au pied du lit de Maurice,
pour le remplacer ; il se leva,
je l’aidai à s’habiller ; il s’essaya, et
vit qu’il pouvoit marcher ; je lui donnois
le bras, nous arrivâmes chez la dame ;
c’est une bonne maison bourgeoise ;
en sortant d’où nous venons,
je me crois en paradis ; Maurice est
dans une bonne chambre, un bon lit
de serge rouge, et un lit de sangles
pour moi ; j’eus l’aide de deux servantes
pour l’établissement de mon malade,
et bientôt après la visite de la
maîtresse du logis ; je voulus entreprendre
de la remercier, mais il me
fut absolument impossible de placer
une parole pendant la demi-heure
qu’elle restât avec nous ; elle fit revenir
les filles, leur fit cent questions
sans attendre de réponse, visita tout, me montra tous les meubles de la
chambre, l’un après l’autre ; j’appris
que cette chambre étoit celle de son
défunt mari, dans laquelle elle n’avoit
pas pu prendre sur elle de rentrer
depuis sa mort ; — le pauvre
homme ! je l’ai gardé pendant soixante-cinq jours, il n’a jamais pris un bouillon
que de ma main ; ah ça, vous
n’aurez besoin de rien ici, je veux que
vous preniez chez moi tout ce qu’il
vous faut. Ah ! je vous connois, j’ai
entendu parler de votre aventure, ma
chère enfant, c’est bien, c’est à merveille,
c’est un très-bon exemple ; quel
âge avez-vous ? vingt ans, n’est-ce
pas ; une jeunesse ! et le citoyen a l’air
bien jeune aussi ? vous paroissez tous
deux de bien honnêtes gens ; je vous
laisse. Il n’y a que moi ici ; mes
deux filles sont des enfans, ça ne sait encore rien. Avez-vous déjeûné ? —
et sans me laisser le temps de dire
oui ou non, elle sortit et ferma la
porte. Je commençois à m’arranger ;
deux minutes après elle revint ; — je
puis entrer, n’est-ce pas ; — elle avoit
sous le bras un gros livre ; — avez-vous
été à la messe ? non, je parie ;
c’est dimanche, il faut y venir, mes
deux filles monteront, et les servantes
sont-là ; — je disois, du geste, que je
ne pouvois quitter… — n’ayez pas
peur, il ne manquera de rien ; c’est
à deux pas d’ici ; on vous feroit appeler
au besoin ; c’est la belle messe,
je veux que vous y veniez ; c’est un
bon prêtre… Vous êtes pour la bonne
cause, n’est-ce pas ? — Nous étions
déjà en chemin… Oh ! votre aventure
a fait du bruit… — Je saisis un
intervalle pour la prier de n’en point parler devant Maurice… — Il l’ignore ?
c’est tout-à-fait bien, vous avez raison,
c’est sage, très-sage… Vous
verrez notre confrairie des Dames de
Charité ; je suis à la tête ; nous quêtons
aujourd’hui ; sans cela, est-ce
que le culte pourrait se soutenir ? Êtes-vous
de bien loin ? oh ! vous me conterez
tout cela ; c’est un temps d’épreuve
ceci, mon enfant, cela nous
vient de Dieu ; il faut de la résignation ;
si vous voulez voir un prêtre, je
m’en charge… — En entrant à l’église,
elle me dit : — ne me quittez pas,
venez dans mon banc… — Pendant
tout l’office, elle me parloit bas,
m’arrangeoit ; je crois qu’elle vouloit
que l’on fut bien sûr que je lui appartenois ;
jusques au pain béni qu’elle
eut soin de prendre pour moi ; je
n’ai jamais entendu de messe si longue ; avant de sortir de l’église,
elle me présenta à toutes ses connoissances…
— C’est elle, c’est la jeune
femme du gendarme, de chez la
Dubut ; rien qu’à la voir, je l’aurois
deviné ; comme elle a l’air honnête
et décente ; c’est une grace d’en haut,
mon enfant ; trois ou quatre bonnes
ames furent invitées, et le tout finit
par du chocolat ; Maurice s’étoit endormi
et dormoit encore.
LETTRE XVIII.
Je n’ai pas fermé ma lettre ; j’ai du loisir, et je t’avoue que je compte le prolonger, si je puis ; le docteur de l’hôpital vient nous voir, je le cajole de mon mieux ; et si la troupe part, je le ménage pour un bon certificat d’infirmité. Maurice, lui, regarde son bras, et dit que ses camarades font son service. Il est cependant assez bien gâté dans la maison ; hier, il voulut se lever, et la dame lui apporta une grande robe de chambre du défunt ; elle entra en la tenant par le collet, c’est du beau damas jaune à grandes fleurs ; Maurice secoua long-temps la tête ; on se moquera de moi, disoit-il ; d’autorité nous l’empaquetâmes, et ma bonne dévote l’établit dans un fauteuil, entre quatre coussins ; je me reproche un peu de m’être égayé à son sujet ; j’ai peur que le ciel ne m’en punisse ; et je vais réparer en disant la vérité… Au milieu de tout ce parlage, qui tient peut-être à la bonté et au désœuvrement, ma digne hôtesse est ce qu’on appelle une femme de bien ; elle en fait beaucoup, et c’est la seule chose dont elle ne parle pas. Son mari étoit président du grenier à sel, ce qui ne laissoit pas de lui donner un état et de la considération dans le pays ; ses deux filles sont élevées comme des anges ; l’aînée est une blonde, faite à peindre ; et je remarque quelquefois que ses grands yeux
bleux se fixent avec une très-douce
compassion sur Maurice ; sa maman me dit que c’est tout le portrait de son père ; la cadette, qui est le sien, est une petite brune de treize ans, vive, espiègle, singeant tout le monde : elle contrefait le médecin de l’hôpital, à croire le voir entrer dans
notre chambre ; elle n’en sort pas ; elle vouloit, il y a quelques jours,
m’envoyer coucher dans son lit, et passer la nuit auprès du blessé ; je ferai tout cela aussi bien que vous, disoit-elle ; l’un et l’autre ont des talens ; la petite badine fort joliment sur un clavecin aussi long que notre chambre ; et l’aînée chante avec une voix très-juste et très-sensible. Maurice est en extase ; il leur dit qu’il n’a jamais été si heureux que depuis qu’il est malade ; cependant,
une tristesse interne ne le quitte point ;
ce jeune homme a quelque chagrin secret ; si je le laisse seul, et cela arrive rarement, je le retrouve la tête appuyée sur ses mains, absorbé, dans ses pensées ; souvent il ne s’apperçoit pas que je rentre ; lorsque je travaille,
si je lève les yeux sur lui, pour voir s’il n’a pas besoin de quelque chose,
je rencontre toujours les siens, avec une expression douloureuse ; je lui demande ce qu’il a… rien, c’est toute
sa réponse ; et puis, il me parle des
miens, de ma famille, du bonheur
que j’aurai de les revoir, et de me
retrouver avec eux. Je lui dis qu’il aura
ce même bonheur, et que la reconnoissance
de mes parens et la mienne le suivront par-tout ; il fait un geste de tête, et me répond : — oh ! dans ce métier-ci, de quoi peut-on être sûr, ce n’est pas le plus fâcheux, cela finit tout. — J’ai relu bien attentivement ta dernière lettre, il y a des choses dont je te demanderois l’explication, si j’étois près de toi. Que veux-tu dire, que je prenne garde de faire mon malheur, et peut-être celui de ce jeune homme ; s’il est aussi honnête que je le crois ; certes, faire son malheur seroit une bien coupable ingratitude ; je t’ai déjà dit que je m’étois refusé à le laisser s’exposer pour moi. Est-ce que tu croirois… pardon, ma chère, tu sais que la petite imperfection que l’on te reprochoit, étoit un peu d’exagération dans les idées, tu vois toujours au-delà ; ta mère disoit que la lecture t’avoit avancé l’esprit, et ton père, qu’elle l’avoit trop avancé. — Tu crois aux grands sentimens, et tu fais trop d’honneur à ta pauvre exilée ; je me plais sans doute à l’intérêt que j’inspire ; et sans lui, sans cet intérêt, si recommandable, que serois-je devenue ? J’en serois embarrassée, si je n’avois l’espoir de pouvoir le reconnoître un jour… Ta lettre m’attriste en la relisant encore ; hélas ! les instans de relâche ont été si rares depuis long-temps ; cruelle, laisse-moi jouir un moment.
LETTRE XIX.
Nous fûmes hier prendre l’air avec
mon malade, c’étoit la première sortie ;
mon bras l’étayoit, quoiqu’il eût l’orgueil
de ne pas s’y appuyer ; et je
traversai la ville, pour gagner le grand
chemin, avec une assurance dont je
ne me serois pas crue capable ; il
faisait un temps d’automne,
doux, frais et voilé : — La convalescence a
des charmes ; j’éprouve, me disoit-il,
un bien-aise que je n’ai jamais connu ;
le spectacle de cette campagne me
paroît une nouveauté ; il me semble
que je revois un ami absent depuis
long-temps. — J’allois lui reprocher de penser aux absens ; je me mordis à
temps la langue ; nous causâmes du
temps présent et de nous. On appercevoit
dans l’éloignement, et sur le
bord du chemin, une troupe d’hommes
rassemblés ; la curiosité nous y mena ;
nous eûmes bientôt un spectacle pénible ;
c’étoit un convoi de prisonniers vendéens,
qu’une escorte conduisoit ;
on leur faisoit faire halte avant d’entrer
dans la ville ; les municipaux étoient
là, et prenoient des mesures pour leur
sûreté. J’en reconnus quelques-uns, et
la crainte d’en être remarquée moi-même
me tint un peu en réserve ; la
plupart de ceux-ci étoient des gens du
pays ; il me paroît que leur manière de
faire la guerre a changé ; nous en avions
peu de mon temps, et nos troupes
n’étoient guères composées que d’étrangers
et de déserteurs ; il paroît que leur nombre s’est beaucoup accru, autant
que j’en ai pu juger par les différens
habillemens ; nous en remarquâmes
plusieurs vêtus d’une sorte de tunique
de grosse toile, ceinte d’une corde
d’où pend un énorme chapelet à gros
grains ; leur coiffure est un large chapeau
rabattu ; ils ont laissé croître
leur barbe ; tout ce costume leur donne
un air vraiment effrayant ; tu dois
croire, cependant, qu’après mes cinq
mois de campagne, avant celle-ci, je
ne dois pas m’étonner aisément ; nous
essayâmes de causer avec quelques-uns,
dont le patois ne m’est pas étranger ;
et je te peindrai difficilement
l’excès de fanatisme que l’on est parvenu
à leur inspirer ; tu croiras avec
peine, que plusieurs nous ont dit, et
croyoient sincèrement que, s’ils étoient
tués à la guerre, ils devoient ressusciter au bout de trois jours, et se
retrouver dans leur paroisse ; on cite
gravement plusieurs exemples, de gens
qu’ils ont vu tuer, et qu’ils ont retrouvés
ensuite. Il y a dans leur fait,
beaucoup plus de fanatisme religieux,
que de fanatisme politique ; ils n’ont
même pas une idée bien nette de la
cause qu’ils défendent ; tous étoient
persuadés qu’ils alloient à la mort,
et aucun ne paroissoit s’en embarrasser
beaucoup. Cependant, l’humanité a
un peu repris ses droits, et ces terribles
exécutions en masse n’ont plus lieu.
D’autant ils mangeoient, buvoient
froidement ce que la bienveillance
publique leur avoit apporté, ceux qui
les conduisent, et qui souvent ont eu
affaire à eux, nous dirent que ces
vendéens sont extrêmement braves ;
on les a vus, sans armes, ou avec des bâtons se jetter en foule, à corps
perdus, sur des canons, et les enlever ;
on nous en montra un qui s’étoit
défendu seul dans une maison, pendant plus d’une heure ; il avoit fallu
le forcer d’étage en étage, et il avoit
fini par se précipiter du toit ; couvert
de blessures, son regard menaçoit encore ; du nombre étoient deux chefs
et trois prêtres, dont le sort est bien
hasardé ; ils étoient liés et gardés à
vue, et sembloient très-calmes et déterminés ;
les gens du pays s’échappent
souvent, et leurs gardes même les
facilitent ; nous en vîmes plusieurs
qui, réclamés par leur commune, leur
furent rendus, sous promesse d’en répondre. Nous parcourûmes cette triste
troupe, nous réunissant aux habitans
du lieu, qui leur apportoient des secours :
ceux-ci n’avoient rien de cette fureur, dont nous avions été témoins
et victimes à Cholet. Je crois que
les dangers partagés, disposent à la
compassion ; plus rapprochés du théâtre
des événemens, on craint pour soi
le sort qu’éprouvent les autres, et
l’on se porte volontiers à soulager le
malheur dont on prévoit l’atteinte.
Maurice distribua le peu d’argent qu’il
avoit, avec une simple bonhomie qui
me charma ; il sembloit remplir une
fonction. N’as-tu jamais remarqué
comme la bonté se trouve à son aise
dans le cœur des militaires, quand
elle s’y loge ; ils ont une manière
ronde et franche de faire le bien,
comme s’ils n’y pensoient ni avant ni
après ; ils le font comme chose indifférente, sans attention ni intention ;
ils consentiroient volontiers qu’on
leur prenne ce qu’ils veulent donner ; ils croiroient y gagner la façon. Nous
revînmes ensuite avec Maurice, et
ce ne fut qu’au retour, que j’éprouvai
une émotion de souvenir ; je ne puis
l’appeler serrement de cœur, car il
se dilatoit ; cependant le sentiment
étoit pénible et doux à la fois ; tout
en tenant son bras,
je me laissai aller à une rêverie qui me rappela la prairie
de Cholet ; je comparai ma situation à celle de ces gens que je venois de
voir ; comme eux… M’entends-tu ? et je tenois mon libérateur près de
moi ! Il s’apperçut aussi de mon état
d’absence, lorsque mes bras tombans
laissoient aller le sien. — Qu’avez-vous, me dit-il. — Et moi, ingénue,
je te l’avouerai, je ne lui cachai rien
de ce qui se passoit en moi. — Maurice, j’ai été comme eux ! — Il pressa
ma main avec une très-sensible affection. — J’étois alors plus heureux que
vous, me dit-il… — Le seriez-vous
moins maintenant ? Il pressa encore
ma main, et me parla de l’espérance
de revoir ma famille. — Dès que j’aurai
mes forces, dit-il, il faut l’entreprendre.
— Puis, sans me laisser répondre ni
m’expliquer, il doubla le pas ; nous
rentrâmes dans la ville et chez
nos bonnes hôtesses.
LETTRE XX.
Si j’ai aujourd’hui un style, un ton
de demoiselle, ne me méconnois pas ;
je me suis crue dans le salon de ta
mère, un jour d’assemblée ; oui, ma chère, et je suis encore dans l’habillement
galant d’une jeune citadine ; il
faut l’expliquer, cette énigme ; Maurice,
qui est actuellement à-peu-près
guéri, est descendu chez notre hôtesse ;
nous y ayons passés ensemble la soirée
d’hier, ses filles et elle nous reçurent
avec toutes les grâces de la bonne
honnêteté, et nous fûmes invités à
un dîner pour aujourd’hui ; on devoit
se trouver plusieurs dames, j’aurois
bien désiré m’en dispenser ; mais il
me fut impossible ; j’alleguois vainement
tous les petits détails dont les
femmes se servent toujours ; mon défaut
de toilette sur-tout ; effectivement
je ne suis pas recherchée de ce
côté, car dans mes derniers arrangemens,
tu juges bien que je ne me
suis occupée que d’habits solides,
qui puissent convenir à mon nouvel état ; c’est une jupe de drap dont j’ai
fait le juste en habit de cheval, un
chapeau de castor, car je perdis le
mien dans la prison ; tu vois ton héroïne ;
je représentai que mon habillement n’étoit
pas décent ; l’aînée des
filles alors me dit : — si j’osois, je vous
proposerois une de mes robes,
je suis sûre qu’elle vous iroit bien ; —
la petite sœur se leva comme une folle,
et fut chercher dans l’armoire,
qu’elle défit toute une robe de mousseline
blanche, elles me la firent essayer
malgré moi ; la dévote s’extasioit
comme elle alloit bien, et comme
j’étois belle dans un vêtement léger ;
car, ajoutoit-elle, tout ces vêtemens de
drap ne vont pas bien aux femmes ; il
fut décidé que je mettrois la robe
blanche ; on parla toilette le reste de
la soirée ; on me demanda si j’avois été à Rennes, je répondis que oui ;
alors les jeunes personnes de me questionner
sur les modes ; je vis que
Maurice s’ennuyoit ; et pour changer
de conversation, je proposai à l’aînée
de chanter et de se faire accompagner
de sa sœur ; la partie fut acceptée,
et nous remontâmes dans notre chambre
pour trouver le long clavecin ; la
petite s’essaya un peu ; je ne pus me
défendre d’y poser les doigts ; et dans
un mouvement assez prompt, je lui dis,
— ce n’est pas cela ; votre place un
moment ; — je vis qu’elles étoient étonnées,
et je me repentis presque de
m’être avancée ; je pris la musique
qu’elle tenoit ; et quoiqu’avec difficulté,
ne connoissant pas aussi bien
la touche d’un clavecin, je m’en tirai
et méritai leur attention ; Maurice
étoit tout yeux et toute oreille ; la maman me dit : — vous savez sûrement chanter ?
ô ! que je me suis bien doutée que vous aviez
tous les talens, c’est ce que je répète toujours à
mes filles, il n’y a que cela pour être
aimable ; la jeunesse passe, et les talens
restent ; quand j’étois jeune, je ne
pensois pas assez tout cela ; j’étois
folle ; hé puis ! on m’a mariée que je
n’avois pas encore de raison ; votre
époux sait-il la musique aussi ? il doit
vous accompagner sûrement ? ah ! le
joli ménage, vous ne devez jamais
vous ennuyer ; — Maurice, à qui elle
s’adressoit, s’avança, et répondit avec
un soupir, ce vers de Voltaire :
Je ne suis qu’un soldat, et je n’ai que du zèle.
Ses yeux s’arrêtèrent sur moi, avec
une expression douloureuse ; je t’avoue,
ma chère, que je suis souvent embarrassée
et peinée avec cette bonne dame, qui nous parle toujours de
notre prétendu bonheur. Je m’apperçois que
ce jeune homme est plus
triste encore ; il sembleroit que ces
images d’une douce union, le rendent
malheureux ? étonnée de sa réponse,
je lui dis en riant : — vous citez juste ; —
de souvenir, dit-il, mon oncle le
curé aimoit les livres, et nous lisions
ensemble. — Je me retirai du clavecin
et j’invitai la jeune personne
à recommencer ; elle prit une ariette
pour accompagner sa sœur, dont je
t’ai dit que la voix est agréable
et très-étendue ; elles me prièrent,
à mon tour, de chanter ; je ne sais
si la musique douce que je venois
d’entendre, après en avoir été privée
si long-temps, ou plutôt les souvenirs heureux et charmans
qu’elle faisoit naître dans mon ame, m’avoient attendris : mais je me sentois une
émotion extraordinaire ; c’est ainsi,
ma chère,
que tout ce qui me ramène vers toi,
m’affecte à-la-fois de
plaisir et de peine. Alors, cette jolie
romance de Clémence Isaure, que tu
m’avois apprise, et que nous appellions
notre Noël, me revint : les douces
inflexions de ta voix, qu’elle me rappelle,
plus qu’aucune autre, me remettent tout de suite au temps heureux
où je te l’entendois chanter ; je respire
l’air qui t’environne,
et je crois qu’il me seroit pénible de l’entendre d’un autre,
elle me sembleroit profanée ;
je la chantai pourtant ; mon cœur étoit
tout avec toi ; ce nom de Clémence,
que je n’avois prononcé depuis si
long-temps,
donnoit, sans doute, à
ma voix,
une expression bien touchante, car je m’apperçus que tous ceux qui étoient autour de moi, partageoient
mon attendrissement ; Maurice
sur-tout me parut avoir les yeux
mouillés ; il étoit appuyé sur le dos
du fauteuil où étoit assise la plus
jeune, à côté du clavecin ; il se trouvoit devant moi ;
ses regards étoient
fixes ; il sembloit craindre que le
moindre mouvement ne lui fit perdre
quelque chose ; lorsque j’eus finis,
il resta long-temps dans la même attitude,
comme un homme qui entend
encore. La journée d’aujourd’hui a été
très-agréable, c’étoit la fête de la
maman ; nous l’ignorions ; mais la
petite, en chiffonnant ce matin, ne
pouvoit contenir sa joie. Maurice étoit
sorti seul pour la première fois depuis
sa blessure ; les deux jeunes filles passèrent la matinée avec moi ; elles firent à-peu-près leur toilette dans ma chambre,
me demandant des avis sur ce
qui alloit le mieux ; enfin, à midi,
Maurice rentra ; nous étions sous les
armes pour recevoir la société. Tu me
revois, chère cousine, dans l’attitude
que j’avois près de toi, que tu appelois, en riant,
celle d’une vestale ;
toutes les personnes invitées arrivèrent ;
c’étoient des dames d’un certain
âge, point de demoiselles,
un seul
jeune homme,
qui me parut avoir
la prétention de plaire à l’aînée de
la maison ; je vis avec plaisir que
Maurice étoit bien,
et nullement
embarrassé ; toutes les dames me saluèrent
avec une considération qui
m’avertit que l’on savoit mon histoire ;
leurs maris sur-tout affectèrent pour
Maurice,
beaucoup d’honnêteté ; notre hôtesse s’empressoit
autour de lui, demandant sans cesse, comment il se trouvoit, pourquoi il avoit osé
sortir, et le grondant presque de ce
qu’il ne s’étoit pas trouvé le matin au
bouquet que ses filles lui avoient donné ;
encore une année, disoit-elle, ce jour
m’est toujours cher ; c’étoit aussi la
fête de ma mère ; et jusqu’au moment où
je fus assez heureuse pour
l’être,
depuis que je l’avois perdue,
je ne la passois pas sans la pleurer ;
bientôt, mes enfans, je vais la
joindre ; la bonté de Dieu me fera sûrement
retrouver ceux que j’aimois sur
la terre ; à votre tour, vous garderez
mon souvenir ; elle
prononça ces derniers mots en pleurant,
ses filles l’embrassèrent ; et je pensois à nous… En se dégageant de leurs bras, elle
avoit un visage où se peignoit à-la-fois le sentiment d’une mère,
fière de l’être, et la satisfaction d’être aimée de ses enfans ; — ô, dit-elle en regardant
Maurice, vous avez bien perdu ? — Oui, Madame,
je vois rarement du bonheur ;
celui que vous donnez est bien pur, et ceux qui le
partagent peuvent espérer de le conserver
long-temps. — Elle le fit asseoir
près d’elle ; et pendant le dîner,
lui parla souvent à demi-voix, lui faisant
partager les petits embarras du
service ; sur la fin,
la conversation devint générale ; le jeune homme que
j’appellerai le prétendu,
car je crois n’avoir jamais vu personne à qui ce
rôle convienne aussi bien, parloit avec
une assurance et un ton théâtral qui
m’étonnoit toujours ; ajoute à cela,
qu’il avoit un air satisfait qui le rendoit complettement
ridicule ; je crus m’appercevoir que la
jeune demoiselle pensoit comme moi ; il entreprit d’être galant ;
et comme j’étois étrangère, ses attentions se dirigèrent
vers moi ; il m’adressoit la parole
lorsqu’il disoit quelque chose de scintillant,
comme à la seule personne
capable de l’entendre ; il en dit une
si grande quantité, que je suis forcée
de t’en faire grace ; il nous parla beaucoup
des malheurs de la révolution ;
du nombre, il contoit d’avoir été
distrait de ses études ; il étoit près de
prendre ses grades, et se destinoit au
barreau ; Maurice, qui s’apperçut qu’il
ennuyoit tout le monde, lui dit : — Citoyen,
les grandes révolutions ne
peuvent guères se faire sans qu’il en
coûte à l’état ; — le jeune homme seul
ne sentit pas la plaisanterie ; mais la
dévote, craignant qu’il ne s’en
apperçût, lui offrit quelque chose ; et,
s’adressant à sa mère, lui demanda : — si elle avoit eu beaucoup de peine
à soustraire son fils à la réquisition ;
— c’est vraiment, disoit-elle, ce qui
m’auroit
le plus coûté, si j’en avois eu
un. — Oh ! pour moi, je n’y aurois
jamais consenti, reprit la dame ; bien
heureusement, mon fils n’avoit pas
l’âge, il s’en manquoit de quinze jours ;
mais certainement, il ne seroit pas
parti ; je n’aurois jamais sacrifié les
espérances qu’il donnoit à sa famille ;
un jeune homme pour qui,
moi et mon mari, avions pris des soins extrêmes,
donné une belle éducation,
et qui avoit alors beaucoup acquis,
nous n’eussions jamais pu nous y résoudre ;
— un monsieur qui étoit à côté de moi, reprit :
— mais, madame, cela n’étoit pas facile, et je doute
que vous eussiez réussi ; d’ailleurs, je ne
crois pas que ce soit un malheur pour les jeunes gens de sortir de leur pays,
cela achève de les former ; l’état de
soldat n’est pas bon pour toute la
vie, mais pendant quelque temps il
apprend à vivre ; et j’ai toujours remarqué que les hommes,
en quittant une vie molle et efféminée, telle qu’ils
l’ont dans leur famille, ne pouvoient qu’y gagner ;
ce n’est pas dans nos cités que ce sont formés les génies et les talens. Le jeune homme ne dit plus rien : je ne pus m’empêcher
de sourire en voyant l’impression que ce discours avoit fait sur sa
mère ; elle regarda Maurice d’un air
dédaigneux, comme si ce fut lui qui
lui eût attiré ces réflexions ; mais un
homme âgé fit cesser la scène ; — ho !
ça, dit-il, ne consacrons donc pas
un beau jour comme celui-ci, à parler
révolution, elle nous fait assez de mal, sans nous en occuper encore ;
c’est un des grands motifs qui me
fait regretter le temps passé ; on rioit,
on s’amusoit plus qu’aujourd’hui ; on
diroit que notre gaîté est autant en
révolution que notre bon sens ; voilà
des jeunes demoiselles qui s’ennuient ;
et j’étois entièrement de son avis ; —
he bien, dit le jeune homme, en
faisant un effort sur lui-même, il faut
nous amuser, ma chère mère, vous
étiez si gaie autrefois, vous devriez
nous chanter quelque chose ; — la
bonne dame étoit de trop mauvaise
humeur, et dit qu’elle n’avoit plus de
goût pour le chant ; le prétendu s’occupoit de musique ;
il commanda
presque à la jeune demoiselle, de
chanter un duo, celui de Blaise et Babet,
dont il feroit l’autre partie ;
— je suis enrhumée, lui dit-elle, assez sèchement ; — en ce cas,
je chanterai donc seul ; — et de suite, sans
se faire prier, il commença ou plutôt
il recommença cinq ou six fois, en
disant toujours, —
ce n’est pas cela,
j’ai pris trop haut ; — heureusement,
il le prit assez bas mais, pas encore
autant qu’il l’auroit fallu pour nos
oreilles ; nos yeux étoient pour le moins aussi fatigués, car il faisoit
des gestes comme un acteur ; ajoute
à cela, qu’il chantoit en même temps
un petit bout d’accompagnement,
lorsqu’il pouvoit le placer ; c’est alors,
ma chère, que je me retins de toutes
mes forces,
pour ne pas rire ; aussitôt qu’il eût fini, il se leva et fut se
placer près de la cheminée, pour
se rajuster, tournant le dos à tout
le monde comme pour se dérober à
l’effet qu’il avoit produit ; mais nous n’y étions pas encore ; il tira de sa
poche un petit morceau de papier,
qu’il lut à part lui ; puis, s’adressant
d’un air gracieux, à notre chère
hôtesse, il lui chanta des couplets
de sa composition, dont le refrein
étoit, un peu de tout, et rien de trop ;
en çhantant ces derniers mots, il
penchoit le corps en avant avec une
satisfaction qui le sortoit de lui-même ;
ses mains sur-tout sembloient vouloir
atteindre ses auditeurs, pour mieux
leur faire entendre toute la finesse de
ce refrein : je vis que la jeune personne
souffroit. Sa mère, pour détourner l’embarras
et l’ennui que lui causoit les vers et les couplets, fit
apporter des vins étrangers : on s’égaya
un peu ; ils eurent plus de succès que
la musique du prétendu ; on
fit la guerre à Maurice, qui ne vouloit pas en boire : l’hôtesse l’exigea avec tant
de graces, qu’il fut forcé de se rendre,
et je m’apperçus qu’il devint très-animé ;
c’étoit peut-être l’effet de la
diète à laquelle on l’a obligé depuis
qu’il est malade. Notre dévote, elle-même,
s’anima, et m’appellant près
d’elle, me fit mettre à côté de Maurice.
— Allons, monsieur le Gendarme, dit-elle,
il faut être galant, c’est aujourd’hui
votre convalescence ;
il faut remercier cette charmante
femme de tous les soins qu’elle a
pris de son mari ; comme elle est
jolie dans ce moment. Sentez-vous
bien tout votre bonheur : une jeune
femme vertueuse, belle, et un ange ;
heureux jeune homme ; remerciez le
ciel du présent qu’il vous a fait ; rien
n’est plus rare aujourd’hui que la vertu
réunie aux graces. Que j’aime à voir une union aussi tendre ! c’est l’image
de l’âge d’or. Oh ! je veux absolument
que notre connoissance soit plus intime ;
j’entends ne vous pas perdre
de vue, et vous serez forcé, en sortant
d’ici, de me promettre de vos nouvelles
par-tout où vous irez. — Et prenant la main
de Maurice et la mienne, elle les joignit ensemble,
en ajoutant : — je suis votre amie. —
Son visage exprimoit une bonté touchante ;
en vérité, ma chère, cette
femme a une ame extrêmement bonne
et sensible, sa dévotion est angélique
et lui sied à merveille ; soit que tout
ce qu’elle venoit dire, l’accent
qu’elle y avoit mis, la vraisemblance
qui se trouvoit alors dans le tableau,
eut fait illusion à Maurice, mais il
étoit très-ému. Ses yeux nous parcouroit
d’un air enchanté ; et regardant la dévote, ils sembloient la remercier de
tout le bonheur qu’elle lui supposoit.
Moi-même, ma Clémence, car il
faut te l’avouer, j’étois sensible et
attendrie de l’intérêt que je faisois
naître. La plus jeune de ses filles
vint derrière nous, et s’appuyant sur
la chaise de sa mère : — comme vous
êtes occupée, dit-elle, vous ne pensez
plus à nous. Et vous, monsieur Maurice,
ma sœur s’ennuie. — Je jettai
les yeux sur elle, et je vis qu’elle étoit
pensive ; elle se leva en rougissant, et
vint embrasser sa mère avec un mouvement
extraordinaire. Je lui pris la
main, et je la sentis tremblante.
— Qu’as-tu, mon enfant ? au bonheur ! —
Maman, il est toujours près de vous.
— Ses yeux étoient mouillés ; elle
jeta un regard sur le prétendu, et je
crois qu’il n’étoit pas à son avantage. On se leva de table pour prendre le
caffé ; peu d’instans après, la dame
sortit, et avec elle un gros homme qui
n’avoit rien dit ; elle ne nous laissa que
son fils. On se rassembla davantage ;
la conversation fut plus intéressante ;
et s’engageant insensiblement, revint à la révolution. Maurice s’exprima
avec un feu, une énergie que je
ne lui avois pas encore vu. Ma chère
Clémence, je ne pouvois m’empêcher
d’être de son avis, quoique je suis
bien payée pour être du contraire.
Hélas ! le maudit orgueil humain a
fait bien du mal ; nous étions toutes
quatre réunies, elle, ses filles et moi.
Les hommes causoient debout devant
la cheminée ; mais se rapprochant de
nous, la dévote fit encore une place à
Maurice. Chacun alors fit son petit
groupe. Je causois avec les jeunes personnes, et je vis que l’hôtesse
s’emparoit absolument de Maurice,
et lui parloit avec action. En me regardant
ensuite, elle m’appella, et me fit
asseoir. Se trouvant placée entre
nous, — je veux, dit-elle, que vous
me contiez toute votre histoire ;
je veux apprendre de vous tout ce qui
vous intéresse. Il n’y a pas long-temps
que vous êtes marié, vous êtes si
jeunes. Vous devez vous aimer beaucoup,
et c’est bien naturel ; un bon ménage
c’est la plus grande grace que Dieu
puisse vous faire en ce monde ;
oh ! on voit bien que vous n’étiez pas
nés pour le métier que vous faites.
Je voudrois que ma fille vous ressemblât
et que mon gendre fût comme vous. —
Tu juges si j’étois à mon aise ;
Maurice tâchoit de la remercier de
la tête et des yeux. Il étoit vraiment au supplice ; les miens restoient baissés.
— Il ne faut pas rougir, mon
enfant ; aimer son mari, c’est un devoir,
et vous devez le trouver doux,
l’un et l’autre. Hélas ! je connus ce
bonheur autrefois ; mes enfans aujourd’hui,
me consolent de la perte de
leur père. Aimable couple, lorsque
vous en aurez, vous serez encore plus
heureux : c’est la récompense que
Dieu envoie sur la terre à ceux qui
remplissent les devoirs qu’il leur a
donné. — Elle alla nous chercher le
portrait de son mari ; Maurice resta
absorbé dans une profonde rêverie, et
n’a presque plus parlé de la soirée ; et
moi, pour me tirer de peine, je suis
montée dans ma chambre, d’où je
t’écris, avant la poste qui part ce soir.
Honnêtement, je dois redescendre,
et ne pas les laisser. Je te devois le récit d’une bonne journée ; je n’en aurois pas joui sans la partager avec toi. Hélas ! n’aurai-je peut-être plus que les tristes détails accoutumés à t’écrire ; reçois cet instant de paix, et que ton cœur me renvoie l’assurance que tu l’as ressenti avec moi ; ton cœur m’est toujours nécessaire.
LETTRE XXI.
OH ! ma Clémence ! que tu avois
raison : imprudente, j’osois douter de la
sagesse de tes avis. Qu’ai-je fait ?…
où suis-je ?… que vais-je devenir ?…
Ah ! fatale journée, le charme est
rompu, le voile est tombé ; le passé
fait peut-être ma honte, et le présent
fait mon désespoir. Funeste crédulité,
ma présomption m’a perdue : oh ! ma
chère amie, quel récit à te faire ; mais
tout s’épure en arrivant jusques à toi.
Je t’ai dit hier l’heureuse journée que
nous avions passée ; on se retira un
peu tard ; Maurice étoit mieux, je t’ai même dit qu’il étoit plus animé
qu’à l’ordinaire. Je crois bien que le
vin et les réflexions de l’hôtesse y
avoient contribué ; je les suivis et ne
rentrai que lorsqu’il fut couché ; son lit
est dans une alcove ; le mien est derrière
un paravent près de la fenêtre.
Pendant la nuit, je l’entendis plusieurs
fois dans une agitation violente ; il
parloit seul, sembloit rêver, et prononçoit
souvent mon nom. Je crus
d’abord qu’il étoit souffrant et qu’il
m’appeloit : je me levai assise, et
j’écoutai : je l’entendis alors qui sanglotoit
en dormant, avec des soupirs
étouffés. Il répétoit d’un accent terrible :
— jamais… quoi jamais…
— Je craignis que ce ne fut un délire.
Je ne quitte que ma robe pour me
coucher ; je me jettai en bas du lit,
je prends la lumière, et vais à lui. — Qu’avez-vous, lui dis-je ? — Sa tête
étoit nue ; son visage animé ; il me
regarda un moment sans me répondre,
avec des yeux fixes et égarés.
J’eus peur. Je lui répétai encore : — Maurice, qu’avez-vous ? répondez-moi. — Alors, par un mouvement violent, il se leva à demi, me saisit la main dont je tenois la lumière ; elle tomba et s’éteignit ; il porta mon bras à sa bouche ; et l’y tint collé en le pressant de ses lèvres ; je ne cessois de lui dire : — Qu’avez-vous ? Qu’est ce ! vous me faites mourir de frayeur ; — sans me répondre que par des accents étouffés, il me serra entre ses bras et m’attira à lui. Je sentois son visage brûlant sur le mien, et ses lèvres pressées sur les miennes, m’ôtèrent quelques tems l’usage de la voix. Je parvins à me dégager un moment, et je m’écriai ; — ah ! malheureux,… cruel… vous m’accablez de douleur. — Ses bras se relâchèrent, et je pus me relever ; alors il se précipita de son lit en s’écriant : — mourir, mourir ensuite. — Dans l’obscurité je m’étois éloignée et retirée derrière le paravent : je l’entendois parcourir la chambre ; un meuble qu’il renversa dans la cheminée, répandit le feu qui étoit couvert : à cette lueur obscure, il m’apperçut, et s’arrêta ; d’effroi et de foiblesse je me laissai tomber assise sur mes talons, la tête cachée dans mes deux mains appuyées sur mes genoux, et je m’écriai : — malheureux Maurice, que voulez-vous de moi, est-ce ma mort ? Je te conjure, au nom de Dieu, aie pitié d’une infortunée. — Il vint à moi sans parler, et essaya de me relever ; je me roidis dans l’attitude où j’étois, et je m’écriai encore : — malheureux Maurice. — La voix me manqua : je me sentis suffoquée ; je pus dire seulement : — je me meurs. Il me quitta, courut précipitamment à son alcove, je l’entendis tomber et se débattre ; il poussoit par intervalle des gémissemens sourds. Nous restâmes ainsi près d’un quart-d’heure, l’un et l’autre, dans le silence ; je crus alors qu’il n’étoit plus ; je l’appelai : — Maurice ? — Ne craignez plus, me dit-il, mais ne m’approchez pas. — Le jour commençoit à poindre ; j’entendis en même-temps du mouvement derrière ses rideaux : je distinguai qu’il s’habilloit ; il revint au milieu de la chambre, et me dit : — rassurez-vous ; pardonnez-moi si vous le pouvez, ne me haïssez pas. J’ai été dans un accès de fureur, je ne me connoissois plus ; mais c’en est fait ; vous ne me verrez jamais, et je me ferai justice. — Il m’effraya encore plus. Je lui criai : — où vas-tu malheureux ? — Mais sans me répondre, il poussa la porte et descendit ; j’entendis celle de la rue rouler sur ses gonds ; ma fenêtre y donne, je l’ouvris ; il étoit déjà loin, marchant à pas précipités. Je restai seule, immobile, et je crois que je perdis quelque temps l’usage de mes sens. Je me retrouvai assise sur mon lit, et baignée de larmes ; il étoit jour, j’entendois déjà du bruit dans la maison ; je ne savois que faire, quel parti prendre, que dire ! qu’alloit-on penser de moi ? heureusement l’usage n’est pas d’entrer chez nous le matin, avant que je sorte de la chambre. Je suis restée plus de deux heures dans cet état, sans pouvoir prendre aucune résolution ; enfin, je me détermine à aller chez la femme du vieux cavalier, peut-être, savoient-ils ce que cet infortuné étoit devenu ; je descends doucement sans être apperçue ; au détour de la rue, je la rencontre ; — vous voilà, dit-elle, j’allois vous chercher ; qu’est-il donc arrivé ?… et Maurice, dis-je ?… — elle voulut me ramener, je préférai de la suivre ; j’appris en chemin, que Maurice étoit venu chez eux le matin, qu’il leur avoit dit, d’un air égaré : — il faut que je parte, prenez soin d’elle ; si à la paix, vous pouvez la reconduire dans sa famille, vous êtes sûrs d’une bonne récompense ; elle n’est pas ma femme ; c’est à elle à vous dire son nom. — Mon mari lui a dit : — tu ne partiras pas, je te garde ; où iras-tu ?… — Deux de nos jeunes gens étoient à boire ; l’un d’eux lui a conté toute votre histoire avec le commandant ; tout-à-coup, il a pris son sabre sous le bras, et a sauté les escaliers ; mon mari l’a suivi ; en arrivant, nous ne trouvâmes personne à la maison ; — on ne sait ce que ceci peut devenir, dit la femme, fermons toujours la porte… — Je me hâte de t’écrire, afin qu’à tout événement, tu aies nouvelles de moi ; je me sens à peine ; il est onze heures, et nous n’entendons parler de rien… Oh ! ma chère, quelle scène ! et plût à Dieu encore que ce fut la dernière… la femme veut sortir et savoir ce qui se passe ; on entend beaucoup de rumeur dans la ville ; des patrouilles armées parcourent les rues. Je ferme ma lettre, et je la lui donne pour la jetter à la boîte de la poste ; elle veut que je m’enferme dans le cabinet jusques à son retour. Oh ! ma Clémence, lève pour moi tes mains au ciel ! si cette lettre te parvient, que ta pitié…ta pitié, ah ! c’est elle dont j’ai besoin. Le désordre de ma lettre, celui de mon ame, lui sert trop d’excuse. Adieu, hélas ! peut-être pour jamais, adieu.
LETTRE XXII.
Je t’écris d’un monde nouveau ; tout
me semble changé autour de moi ;
après une nuit de marche, presque
continuelle, dans une mâsure ruinée,
au milieu des bois, une solive tombée
est mon pupitre ; le chaume arraché
du toît nous réchauffe et m’éclaire ;
les enveloppes de tes dernières lettres
et le crayon du souvenir,
que tu m’as donné, voilà ce qui me sert à t’écrire ;
le sommeil qui s’est emparé de tout
ce qui m’entoure, n’a pu venir jusques
à moi ; mes yeux ne connoissent plus
que les larmes ; et cependant, loin
d’être accablée de fatigues et de mes
peines, je me sens une force inconnue au-dedans de moi ; le besoin
de fixer mes pensées, m’éveille presque
autant que le besoin de te les faire
parvenir ; si tu crois mon esprit égaré,
si tu lis un jour ces lignes, et si l’histoire de ma vie,
depuis deux jours,
te paroît le récit romanesque d’une
imagination en délire ; est-ce ma faute ?
excuse ma destinée qui a rendu la vérité invraisemblable.
Tu m’as laissée enfermée dans le cabinet ; environ une heure après, j’entends ouvrir la porte de l’escalier ; un bruit d’armes, des voix d’hommes, et la femme avec eux, qui leur disoit : — Qu’est-ce que vous chercherez ici ? il n’y est pas ; quand vous mettrez tout sans dessus dessous ; tenez, voilà les armoires, regardez ; si votre commandant n’avoit pas été un vieux fou, ça ne seroit pas arrivé. Dieu est juste ; ils s’en allèrent. — Tu peux penser dans quel état j’étois ; la femme vint m’ouvrir ; — sortez, et n’ayez pas peur, ils ne reviendront pas ; — elle me fit asseoir, et s’assit à côté de moi ; — ah ça, dit-elle, le commandant est mort, et c’est Maurice qui l’a tué ; — je fus prête à me trouver mal ; … — oh ! quand vous vous pâmerez, ça ne le fera pas revenir ; ce qui est fait est fait ; faut vous tenir ici jusqu’à ce que mon homme revienne, il ne peut pas tarder ; nous verrons après ce qu’il y a à faire. — Tu es peut-être étonnée de cette présence d’esprit, qui te rend tout, mot pour mot ; eh bien, mon amie, je crois aux graces d’état ; j’ai tous les événemens devant les yeux ; je te peindrois les visages ; je ne me ressouviens pas ; je vois… Nous restâmes là jusques à cinq heures du soir ; elle me fit manger, me força de boire même de la liqueur ; — on ne sait ce qui arrivera, dit-elle, il faut du courage ; on ne vous abandonnera pas, soyez tranquille. — Soit accablement, soit peut-être ivresse, je dormois quand le mari rentra ; la nuit tomboit. — Allons, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre ; femme, vas seller mon cheval et celui de Maurice, tu les conduiras dehors par la petite porte du jardin ; — elle descendit sans rien dire ; — vous… Maurice est en sûreté ; je l’ai laissé dans le bois, à une lieue d’ici, je vais le joindre, nous ferons six lieues cette nuit, il sera hors du Département ; et j’aurai le temps de ramener les chevaux avant le jour ; si vous avez de l’argent, donnez, je lui porterai, vous n’en avez que faire avec nous. — Je restai quelque temps, immobile et muette ; mille pensées se confondoient dans ma tête ; mon destin, ou ce que tu voudras, l’emporta ; je ne vis que l’horreur de la situation d’un homme qui m’avoit sauvée ; ses services furent présens, ses torts oubliés ; je me levai du siége où j’étois ; — je vous suis, lui dis-je, menez-moi, je ne le laisserai pas seul. — Il me regardoit… — C’est décidé, lui dis-je, et mon parti est pris, ou le sauver, ou finir avec lui. — Sa femme rentroit ; … — elle veut venir, dit-il, — elle a raison, dit la femme, j’en ferois autant à sa place ; eh bien, s’ils ne sont pas mariés, ils le seront ; — et prenant mon bras : — viens, mon enfant, je vous aiderai peut-être ; tu la prendras en croupe, et je monterai l’autre cheval ; — en disant cela, elle plioit une serviette en quatre, y jetoit du linge et des hardes, qu’elle mit ensuite dans le porte-manteau de son mari. — Allons, dit-elle, les minutes sont des heures ; prends ta montre, tu nous la laisseras. — Il fallut déseller les chevaux, pour leur faire passer la porte du jardin ; le trajet se fit au galop à travers champs, et sans rencontrer personne. Maurice étoit couché au pied d’un arbre, dans le fort du bois ; il se leva sur son coude au bruit des chevaux, et dit : — vous prenez bien de la peine. — Il ne m’avoit pas apperçu d’abord : dès qu’il me vit, il se leva et resta debout sans me rien dire. J’étois embarrassée pour descendre de cheval ; la femme sauta en bas du sien, et me prit dans ses bras : — allons, dit-elle, la voilà ; à présent, où allons-nous ? — Maurice étoit toujours immobile ; moi, muette. Le vieux cavalier nous regardoit et tenoit les chevaux ; enfin Maurice, sans quitter la place où il étoit, me dit : — vous avez donc voulu que je vous voie encore une fois avant que je meure. — Ma Clémence, mon amie, que ta tendre indulgence justifie ce que tu vas lire ; il n’est plus temps de me blâmer : si tu me condamnes, qui m’excusera. Un sentiment irrésistible me commandoit ce que j’ai fait ; il n’étoit sans doute pas en mon pouvoir de ne pas le faire ; et si mon cœur suivit un penchant, conviens qu’il acquitta une dette ; juges-moi. — Je m’avançai vers lui ; et prenant sa main, j’y joignis la mienne, et je lui dis : ( ma voix étoit assurée et tranquille,) je lui dis : — vivre ou mourir avec vous, Maurice, je lie mon sort au vôtre ; si ceux dont je dépends y consentent, je suis à vous : s’ils me refusent, je ne serai jamais à personne. — Je pressai sa main dans les miennes, et j’ajoutai : — ce ciel pur qui nous voit, a reçu mon serment. — Il étoit comme un homme frappé de la foudre. Sa main même n’avoit pas répondu à la mienne. Tout-à-coup, il me pressa fortement contre sa poitrine, et je sentois les battemens rapides de son cœur ; sa respiration étoit courte et précipitée ; ses yeux, élevés, peignoient un sentiment céleste ; il s’écria d’une voix éteinte : — Dieu, mon Dieu. — En même-temps ses bras se serrèrent autour de moi, et ses genoux tremblans fléchissoient ; je craignis un moment, il me sembla prêt à tomber en foiblesse : ses bras se relâchèrent, et je m’en dégageai doucement. La femme levoit les mains en haut, et le vieux cavalier sourioit. Dès que Maurice fut sorti de ce que j’appellerois presque son extase, il me saisit le bras dans ses deux mains. — Dieu m’est témoin, dit-il, en nous regardant tous, que je n’ai jamais espéré le bonheur qui vient de m’être promis ; mais à présent, je sens que je ne pourrois le perdre qu’avec la vie. — Je le crois bien, dit la femme ; mais parlons, que faire ? — Le cavalier dit : — du chemin, d’abord, et puis nous verrons. — Sa femme proposa de gagner la maison d’un fermier qui leur avoit vendu du vin. — Il n’y a que quatre lieues, dit-elle à son mari, tu y as été, c’est une métairie éloignée des villages ; il a été content de nous, peut-être pourra-t-il nous aider, ou du moins nous cacher un jour ; tu nous y laisseras, et tu ramèneras les chevaux. Elle m’aida à monter derrière le cheval de Maurice, et se plaça sur celui de son mari. Nous marchâmes long-temps dans la forêt, par des chemins peu pratiqués ; nous rejoignîmes la route, nous la quittâmes ensuite ; et après avoir suivi un chemin de traverse environ une demi-lieue, nous vîmes une lumière ; le cavalier dit : — c’est là ; attendez–moi ici, je vais d’abord entrer seul. — Il revint quelques temps après, et nous dit : — venez, on nous recevra. — Onze heures sonnoient au village voisin ; nous trouvâmes un ménage de deux vieilles gens, qui nous reçurent avec cordialité. On attacha les chevaux dans la grange, on ferma les portes de la maison ; la fermière dressa une table, y laissa du pain, du vin, du lard et des fruits, et se recoucha. On mangea en silence, et chacun sentoit au dedans de soi, la nécessité d’ouvrir le conseil. La femme du cavalier parla la première : — ah ça, dit-elle, ce n’est pas tout ; et demain n’est pas loin ; on peut tout dire ici ; nous sommes chez de braves gens. Vous, (me fixant) il faut bien que nous vous demandions qui vous êtes, et d’où vous êtes ; ce jeune homme ne peut ni retourner chez lui, ni dans la troupe, son affaire a fait trop de bruit. — Je me nommai ; elle regarda Maurice, qui lui fit un signe d’assurance. — Mademoiselle de K*** ? Et d’où êtes-vous ? — De Rennes. — De Rennes ? Êtes-vous née à Rennes ? — Non, dans notre terre, à Bois-Gueraut. — Elle laissa tomber ses deux mains sur la table. — Et votre âge ? — Dix-neuf ans. — Et vos noms de baptême ? — Louise–Marie-Joséphine. — Ses yeux s’étoient remplis de larmes ; elle se lève brusquement, fait le tour de la table, vient à moi, abaisse le colet de mon habit, relève ma cravate, me met le cou à nud, jette un cri ; et me prenant dans ses bras : — mon enfant, je t’ai élevée ; voilà ta nourrice ; je la regardois, et tous les yeux étoient fixés sur elle. — Est-ce que vous ne vous ressouvenez plus de la Binete ? — Elle s’étoit assise à la place de Maurice, et me tenoit les mains. — Je vous ai pourtant revue, que vous aviez déjà six ans. — Le nom, et une idée confuse de ses traits, me revinrent : je me jetai à son cou, tout le passé se retraçoit à ma mémoire, et je pleurai long-temps la tête penchée sur son sein. Maurice avoit le visage appuyé sur la table, tenant une de mes mains sous ses yeux, et je la sentois mouillée. — Vous êtes toujours libre, me dit-il. — La main qu’il tenoit, lui répondit, et l’assura trop, peut-être, que je ne l’étois plus. Il ajouta : — mais, deux femmes passeroient plus aisément seules. Allez ensemble à Nantes, ou à Rennes. — Maurice, lui dis-je, croyez-vous que je sois venue ici pour moi ? — Ne pensons pas à cela, dit ma nourrice, vous ne pouvez être en sûreté à Nantes, ni à Rennes, ni dans votre pays ; est-ce que votre nom n’est pas sur les listes ; vous ne seriez pas vingt-quatre heures en liberté ! si cette paix de Charette se faisoit ? je vous menerois chez nous, je suis de Château-Gontier. — Le fermier dit : — Je suis revenu d’Angers hier, on disoit la capitulation de Charette, signée à Paris ; on a même arrêté à Saumur, des troupes qui étoient en marche ; — quand cela seroit, dit le cavalier, c’est bon, pour ici, mais du côté de Rennes, Stofflet y est toujours : — ce mot de Stofflet, me fit penser à mon frère. — Et où est-il ? dis-je, maintenant, Stofflet ?… On a parlé d’une affaire qu’il a eu depuis peu, près de Mayenne, dit le fermier. — Et combien comptez-vous d’ici à Mayenne ? — Guères moins de trente lieues. — Je réfléchis un moment. — Mes amis, leur dis-je, je vous dois toute ma confiance ; vous avez tant fait pour moi : j’ai été séparée de mon frère à Cholet, et je sais qu’il est avec Stofflet, maintenant. — Je m’arrêtai en voyant pâlir Maurice. Ma nourrice me demanda si j’étois sûre que mon frère y fut encore ? — Eh bien, dit-elle, il n’y a pas à balancer ; vous n’avez que ce parti l’un et l’autre. Quand je vous dirois de vous séparer ; vous n’en feriez rien. Je prévois bien d’autres embarras dans votre famille ; mais ceci est le plus pressé. — Tu n’as pas d’autre parti à prendre, dit le cavalier, après ton affaire du commandant ; dans trois jours, ton signalement sera à vingt lieues à la ronde, et dans huit jours à toutes les armées ; si tu es pris, tu es perdu. Nous regardions tous Maurice, qui ne répondoit rien. — Eh bien ! lui dis-je, à quoi vous décidez-vous ? — À vous suivre jusques-là, dit-il, ne m’en demandez pas plus. — C’est assez, dit la nourrice, elle a été assez long-temps votre prisonnière ; vous serez le sien. Mais, nous n’y sommes pas ; voyons, combien avons-nous d’ici à la Loire. — Il se trouva dix lieues jusque à Ingrande, seul endroit où nous pouvions espérer de la passer, à cause de la quantité de mariniers qui remontoient jusques-là, et dont nous pouvions espérer de gagner quelques uns.
Nous voulions d’abord nous déguiser et faire quitter à Maurice son habit de gendarme. — Je n’ai point de passeport, dit-il, je serai arrêté à la première rencontre ; mon habit, au moins, peut m’en servir, au besoin, je dirois que je vais d’ordonnance à Nantes, ou ailleurs, et que j’ai été obligé de laisser derrière mon cheval estropié. — Le plus sûr est d’éviter les rencontres, nous mentirons mal. — Le fermier s’offrit à nous conduire à moitié chemin d’Ingrande. Le pays lui étoit connu, et il fut décidé que nous irions par les bois et par les chemins de traverses. Le cavalier regarda sa montre. — Je n’ai que le temps, dit-il. — Il la laissa sur la table.
Je lui fis promettre de passer chez mes bonnes hôtesses. J’étois peinée de l’opinion que notre fuite leur laissoit de nous. Sa femme lui dit : — écris-moi à Château-Gontier. — Ils s’embrassèrent, et il partit.
Nous nous mîmes à compter notre argent : le reste de ton envoi, ce que ma nourrice trouva dans ses poches, nous parut suffire, et nous n’eûmes pas besoin d’un petit sac que notre hôte avoit tiré de son buffet. — Ah ça, nous dit-il, la nuit s’avance, il ne faut pas rester ici, la troupe est dans les alentours ; à tout instant il en vient, vous seriez vus ; nous ne pouvons pas non plus marcher demain, pendant le jour ; ça ne seroit pas sûr. Il y a ici près, à l’entrée du bois, une métairie qui a été brûlée l’an dernier, par les volontaires ; elle est abandonnée : il faut que vous y passiez la journée de demain, vous risqueriez trop de marcher de jour. Emportez des vivres ; à l’entrée de la nuit j’irai vous prendre avec un cheval, et nous partirons. — Avant de sortir, je voulus visiter la blessure de Maurice ; elle n’étoit pas r’ouverte , je la bandai de mon mieux avec une manche de ma chemise ; il s’en trouva deux dans le paquet. Nous sommes vers trois heures du matin avec l’hôte qui portoit les vivres, le bagage et une couverte ; et c’est de cette grotte que je t’écris , ma Clémence ; le fermier, j’imagine, pourra se charger de mettre au retour, ma lettre à la poste de Mauléon. Je t’écrirai encore en chemin, de quelque lieu où nous aurons trouvé à reposer nos têtes, si Dieu nous les conserve ; sinon, prie le pour le repos de mon ame, mon corps, au moins, alors, reposera en paix.
LETTRE XXIII.
J’ai encore quelqu’espoir de te revoir,
c’est-à-dire de vivre. Nous sommes ici
depuis hier, dans la maison de ma
nourrice ; la fatigue, ou plutôt l’épuisement de mes forces,
l’a décidée à nous garder deux ou trois jours, et
nous y sommes cachés. J’ai dormi ; j’ai
un peu réparé mon être physique, et
un peu reposé le moral ; je vais essayer
de t’écrire, d’autant que je puis
faire partir d’ici ma lettre. L’avenir
est trop douteux, pour que je m’expose
encore à l’incertitude de t’apprendre
ma destinée. Oh ! ma Clémence, si jamais nous revoyons des jours plus
heureux ; si jamais, comme dans ces
temps de félicité que nous avons passés
ensemble, je puis te raconter tout ce
que ton amie a souffert, c’est alors
seulement que le plaisir du moment
me fera oublier les journées de peine ;
alors, seulement, je verrai le passé
comme un songe pénible,
et ton premier embrassement peut seul être
mon premier réveil. J’oublie que ton
amitié veut des détails : tu m’as laissée
dans notre chaumière incendiée ; à
l’entrée de la nuit, notre bon fermier
vint nous joindre avec un petit cheval
de peu d’apparence, équipé d’un
bât avec deux paniers. Notre bagage
fut bientôt près ; je voulus long-temps
faire monter le blessé ; mais la dispute
perdant un temps précieux, je fus obligée,
une heure après, de feindre que la selle me gênoit, pour
descendre et le mettre à ma place,
qu’il céda bientôt à la nourrice. Nous
fimes ainsi six lieues dans les chemins
de traverses, et dans les bois, laissant
toujours la route plus ou moins
éloignée à notre droite ; et nous arrivames
près d’un hameau, où notre
guide devoit nous quitter. En consultant
la montre au tact, nous trouvâmes
qu’il étoit une heure après minuit ;
nous fimes halte près des maisons.
On fit repaître notre monture ; ma
nourrice nous dit : — il faudroit que
cet homme voulut nous laisser son
cheval ; en cas de rencontre, il nous seroit utile.
— Elle lui proposa la montre en échange,
ou pour gage.
L’honnête homme la refusa ; et nous
nous quittâmes en l’embrassant, les
larmes aux yeux ; il nous donna les meilleurs renseignemens,
pour les quatre lieues qui nous restoient à
faire. Maurice dit : — le ciel est clair.
En marchant toujours au nord, nous
ne pouvons manquer d’arriver à la
Loire. — Je me sentois fatiguée, sans
en convenir, et je me soumis à l’autorité
qui me fit remonter dans les
paniers. Vers l’aube du jour, nous
parvînmes au sommet d’une coline
élevée ; et après avoir descendu un
quart-d’heure par des détours, à travers
un bois, les derniers arbres nous
découvrirent un spectacle que je te
décrirois en d’autres temps,
mais auquel je fus cependant sensible,
et dont l’image me reste.
L’aurore se levoit,
et la vue se portoit au loin sur
les bords magnifiques de la Loire. Des
bateaux remontoient avec leurs voiles
blanches ; à nos pieds le terrein tomboit en pente douce, couvert de
charrues qui commençoient leur
travail dans la saison des semences.
Les deux bords du fleuve sont des prairies,
et se couvroient déjà des troupeaux qui
arrivoient. Le lointain se prolongeoit en
long amphithéâtre de
terres cultivées, et de forêts,
dont les rayons du soleil éclairoient la cime.
— Sais-tu quelle fut ma première
pensée ? ne la devines-tu pas, ma Clémence,
c’est que cette eau qui passoit,
alloit arroser les lieux où tu
habites : je savois que nous n’étions
qu’à dix lieues de Nantes, et que tu
devois y être. Nous tînmes encore
conseil, pour aviser aux moyens de
traverser la Loire, lorsque nous la
vîmes se couvrir, au loin, sur notre droite,
d’une grande quantité de bateaux
de différentes grandeurs ; en s’approchant, nous distinguâmes qu’ils portoient
des troupes, et bientôt
nous apperçûmes sur le chemin qui borde la rive opposée,
une longue file de chevaux, de cavaliers, et de chariots d’équipages.
Maurice nous dit que c’étoit une colonne qui, sans doute,
venoit d’Angers, pour renforcer celles qui étoient aux environs
de Nantes, où se rassembloit le corps d’armes,
destiné à agir contre Stofflet ;
tu juges qu’ici mon pouls s’éleva ;
notre bonne, car c’est ainsi que je l’appelle, dit : —
il ne faut pas songer à descendre à la Loire,
jusqu’à ce que tout ceci soit passé. — Nous
rentrâmes dans le bois, en choisissant
un endroit écarté ; nous établîmes notre campement ; on ôta au
cheval ses paniers, où notre hôte avoit eu soin de mettre quelques provisions. Maurice étendit sur l’herbe
son manteau, c’est-à-dire, celui du
cavalier, qu’il lui avoit laissé. Hélas !
ma Clémence, croirois-tu que nous
fîmes un des plus tranquilles repas
que j’aie fait de ma vie ? du moins
depuis bien long-temps ; il nous sembloit que,
séparé du reste du monde,
nous n’appartenions plus qu’à nous-mêmes ;
et cet isolement de tout,
cette indépendance des hommes,
anima un moment notre désert. L’infortune
a ses intervalles, et ces intervalles
tiennent un instant lieu de
bonheur. Je m’endormis après notre
festin plus que champêtre ; il étoit
midi quand je m’éveillai ; je me trouvai
la tête appuyée dans les genoux
de la nourrice, le visage couvert de son
tablier ; elle étoit assise sur le
manteau et appuyée contre l’arbre ; elle avoit veillée pour nous, car Maurice
dormoit encore ; sa joue étoit
posée sur mes pieds ; il crut
apparemment que je n’étois pas encore éveillée ;
je le vis se détourner doucement
en me regardant ; nous résolûmes
de n’aller à la Loire que le
soir, parce qu’on ne la passe point
après le coucher du soleil. Nous vîmes
encore du mouvement de troupes sur
le chemin ; la bonne prit le devant, et
nous laissa sur le bord du bois ; et
il fut convenu que, si de la hauteur
où nous étions, nous la voyons faire
quelques pas vers nous, puis retourner à la rivière,
c’étoit signe que nous pouvions descendre en sûreté ;
elle avoit apperçu des pêcheurs qui
travailloient près de leur bateau ; elle
espéroit pouvoir convenir avec eux ;
les choses s’arrangèrent, et nous gagnâmes l’autre bord sans événement.
Nous devions faire onze lieues jusques à Château-Gontier, et nous espérions peu y atteindre au jour ; nous fîmes deux lieues, et nous arrivâmes dans un gros village ; la nourrice nous laissa derrière à l’entrée, et fut avec le cheval renouveller un peu sa provision et la nôtre ; Maurice et moi le traversâmes à pied, et attendîmes à l’autre extrémité ; nous fîmes encore trois lieues en suivant la route, moi toujours sur la monture, car je commençois à souffrir aux pieds ; Maurice nous fit faire halte à une croisée de chemin ; il observa que cette position nous étoit favorable, pour nous détourner de celui où nous entendions quelque bruit ; nous entrâmes dans un terrein clos de hayes, et après une heure environ de séjour, nous reprîmes la route ; la lune se levoit ; nous entendîmes dans l’éloignement un bruit de chevaux ; Maurice écouta un moment, et jugea que c’étoit une troupe en marche ; la femme voulut retourner sur nos pas, Maurice s’y opposoit, en disant que nous ne pouvions éviter d’être joint ; elle n’insista pas, et dit : — laissez-moi faire, et vous autres seulement, répondez comme moi ; — elle me fit descendre, mit sur le cheval Maurice, et l’enveloppa de son manteau. — Vous êtes, nous dit-elle, ma fille et mon gendre, que je ramène de l’hôpital d’Ingrande, chez moi ; la troupe n’étoit plus qu’à vingt pas de nous ; on nous cria : qui vive ? Maurice répondit. La première troupe n’étoit que de quatre hommes, qui nous dirent : — passez, vous parlerez au commandant ; et ils s’arrêtèrent derrière nous. Je te tromperois, mon amie, si je niois que je n’eusses grand’peur. La pâle lumière de la lune m’étoit sans doute nécessaire, pour déguiser la pâleur de mon visage. La bonne nourrice se mit à la tête du cheval, et s’arrêtant devant le premier de la troupe : — Citoyen, dit-elle, on nous a dit de vous parler. — Elle répondit aux questions comme elle en étoit convenue. Le commandant, s’adressant à Maurice, lui dit : — où allez-vous ? — vous le voyez, dit-il un peu brusquement, où l’on me mène. Deux cavaliers mirent pied à terre, défirent son manteau, il leur montra son bras ; sa manche fendue et rattachée avec des cordons, répondit pour lui ; ils tatèrent son bras : — doucement, dit-il, camarades, vous appuyez un peu fort. — On lui demanda ses papiers ; il donna son portefeuille ; grâce à l’obscurité, on le lui rendit sans l’ouvrir ; ils fouillèrent dans les paniers et n’y trouvant que des bouteilles et du pain ; ils nous laissèrent aller après quelques questions que le chef fit à Maurice, sur l’état des choses dans le pays d’où il venoit. On dit, ma chère, que la peur donne des aîles, je te puis certifier, au moins, qu’elle donne des jambes ; car, toute fatiguée que j’étois, je fis deux lieues sans m’en appercevoir et sans vouloir remonter à cheval, où nous établîmes la nourrice. Un peu avant le jour, nous quittâmes la route, et le bois le plus voisin fut quelque temps notre asyle accoutumé ; il nous restoit près de deux lieues à faire ; et selon l’avis de notre guide, nous n’osions entrer à Château-Gontier, de jour ; — je craindrois, dit-elle, si vous étiez vus en entrant, je suis trop connue, et je n’aurois rien de bon à dire ; j’aurai assez à faire d’expliquer comment je quitte mon mari à vingt lieues d’ici ; pour aujourd’hui, voici ce que nous pouvons essayer : nous devons être assez près d’un couvent de moines, qui a été acheté par un riche marchand de chez nous, et dans lequel il a établi une manufacture de cuivre battu ; il n’y a là ni bourg ni village, et ses ouvriers sont à lui. Mon mari lui a rendu quelques services dans la révolution, et je le connois pour un brave homme ; quand nous serons près, j’irai sonder le terrein. — Nous repartîmes, l’homme n’étoit pas chez lui ; nous entendîmes alors un bruit de coignée dans le bois et peu loin de nous ; Maurice y alla et revint ; — j’ai trouvé notre gîte, dit-il, moins brillant à la vérité qu’une abbaye de moines, mais plus sûr peut-être ; nous le suivons et nous arrivons à une clairière ; au milieu étoient bâties deux huttes en bois, servant de demeures à deux ménages ; c’étoit un établissement de sabotiers, qui, selon l’usage du pays, achevoient leur campagne d’été dans leur manufacture.
Les bonnes gens furent un peu effrayées à notre arrivée, et les enfans se sauvèrent ; l’habit et le sabre de Maurice en imposoient ; on nous fit peu de questions, et l’on crut ce que nous voulûmes dire ; nous sçûmes bientôt que nous n’étions qu’à une lieue de Château-Gontier ; notre vin, partagé avec nos hôtes, aida la connoissance et la confiance ; et sans l’habit de Maurice, l’un d’eux nous eût, je crois, avoué qu’il avoit fait quelques mois de campagne ; la bonne et moi dormîmes trois ou quatre heures dans une des huttes, et Maurice resta de garde. Vers le soir, elle nous quitta pour aller chez elle ; il fut convenu qu’elle viendroit nous prendre à la nuit, pour nous y introduire ; et nous y sommes.
LETTRE XXIV.
Nous avons prolongé notre séjour ;
l’aisance, la sûreté, et aussi un peu
ma santé, en sont causes. Mon loisir
te vaudra le plaisir de recevoir une
lettre plus tranquille : tu vois que je
te juge avec ma tendre confiance ; tu
dois connoître notre bonne hôtesse ;
car elle te connoît parfaitement, et
dit, t’avoir vu plusieurs fois. Elle est
née ici : son père étoit un bon artisan.
Elle fut de bonne heure orpheline, et
ses parens la marièrent jeune. Son
mari, qui est du même lieu, servoit
alors dans un régiment qui fut embarqué pour l’Amérique ; elle le suivit,
étant grosse, et accoucha à
Rennes, où elle fut obligée de rester.
Son enfant mourut ; et ma mère, qui
étoit venue de Bois-Guéraut, à Rennes,
pour ses couches, l’ayant connue,
la prit pour nourrice, et l’emmena.
Elle resta chez nous, deux
ans, jusque au retour de son mari,
qui ayant eu son congé, se plaça
cavalier de maréchaussée. Alors, son
service n’exigeant pas de déplacemens
éloignés, elle put continuer un commerce
de mercerie, qu’elle tient encore.
Les événemens de la guerre,
dans la Vendée, ayant fait rassembler
les gendarmes aux armées, elle voulut
le suivre. Il paroît qu’ils sont aimés
et estimés dans leur pays : il vient
chez eux beaucoup de monde, que
nous ne voyons pas ; car nous sommes au secret ; elle a reçu ce matin, une
lettre de son mari, qui m’a fait grand
plaisir : sans entrer dans des détails,
il lui apprend d’abord que le commandant
n’est pas mort ; on le porta
chez lui, après le coup. Si comme on le
croit, il en revient, cela rend l’affaire
de Maurice un peu moins mauvaise.
La scène s’étoit passée dans une
rue étroite, et peu habitée ; le commandant
avoit été forcé de mettre le
sabre à la main ; le vieux cavalier,
qui suivoit Maurice, arriva à temps,
pour l’entraîner hors de la ville, et le
mettre en sûreté, dans le bois où nous
le trouvâmes. Ce bon cavalier a vu
aussi nos hôtesses, et les a instruites
et rassurées. Elles ont promis
qu’elles m’écriroient, dès que cela
seroit possible ; elles lui ont remis
notre mince bagage. Nous comptons passer ici encore un jour, peut-être
deux, pour quelques arrangemens de
marche, dont je te ferai part. À demain,
ma chère, je continuerai, avant l’heure de la poste.
LETTRE XXV.
Je continue ma lettre, chère amie ; et avant d’entreprendre, je crois que, te faire part d’avance de nos projets, c’est fortifier nos espérances ; c’est appeler sur nous les regards de la providence ; c’est mettre la fortune de notre côté. Nous avons eu quelques moyens ici, d’être instruits des événemens qui règlent notre destinée ; nous avons su, d’abord, que la paix de Charette est signée définitivement. On nous parle ici, de celle de Stofflet ; mais ils ont eu une grande affaire, près de Dol, où ils ont perdu, dit-on, beaucoup de monde. Me voilà sous le poids de nouvelles inquiétudes, pour mon frère. Cependant, il n’y a pas à balancer ; ce parti est le seul pour nous : ni Maurice, ni moi, ne pouvons retourner en arrière : notre sort est écrit ; et nous ne pouvons le lire, que là où nous allons. Après bien des incertitudes, et des variantes, voici ce que nous avons résolu : tu te souviens que lors de notre halte, chez les sabotiers, je t’ai dit que l’un d’eux, paroissoit assez au fait de cette guerre, et y avoit pris part ; au milieu de nos irrésolutions, le souvenir de cet homme revint à Maurice ; il voulut y aller ; notre hôtesse s’en chargea ; il s’est trouvé que nous avions deviné juste ; et cet homme, moitié comptant, moitié promesses, s’est déterminé à venir avec nous, et nous servir de guide ; il connoît le pays. Nous ne pouvons plus penser à aller à Mayenne ; ils n’y sont plus. On présume qu’après leur affaire de Dol, ils se sont retirés plus loin, sans trop s’éloigner de la mer. Notre marche est de suivre la rive droite de la rivière de Mayenne ; il y a peu de troupes réglées de ce côté, et si nous rencontrons quelques bandes des gens de Stofflet, notre ressource est de nous y réunir, pour tâcher de gagner le lieu où il est. Vraisemblablement, mon frère sera resté près de lui, avec le gros de leurs troupes ; du moins, nous pouvons espérer d’apprendre là, de ses nouvelles. Notre séjour, ici, ne peut se prolonger plus long-temps ; et nous partons demain, à l’entrée de la nuit. Ce temps, qui me reste, t’appartient ; je l’emploie, et je le prolonge à-la-fois, en te le consacrant. Qui sait, si cette lettre, n’est pas la dernière que tu recevras de moi ? Qui sait, si ces lignes, ne sont pas les dernières que tracera ma main, et que mon cœur t’adressera ? Je te parle encore, et je me hâte de mettre au profit de notre amitié, tous les instans qui lui restent. Me voilà, pourtant, avec une perspective devant moi ; l’espérance commence à rentrer dans mon ame : il y a bien long-temps que je n’ose plus penser à l’avenir. Ah ! si jamais la tranquillité me ramène les heureux jours que je passai dans le sein de ma famille, c’est alors que mon ame renaîtra pour jouir du bonheur ; les peines que j’ai souffertes, y mettront un nouveau prix encore, ma chère. Quel réveil, ce sera pour ta Louise, que de se retrouver dans tes bras, depuis que je suis loin de toi. Que de momens affreux, où je crus tout anéanti pour moi ; où ton souvenir, celui de ma mère, de mon père, me déchiroit par le sentiment de ce que j’avois perdu ; je me retrouve aujourd’hui ma force et mon courage ; toutes mes facultés cherchent, dehors de moi, un point où s’arrêter. Je me sens fatiguée physiquement ; mais ma pensée est dans une activité continuelle. Je suis presque contrariée, de voir ceux qui m’entourent, ne pas partager mes craintes et mes espérances ; ma bonne nourrice, arrange ses affaires tranquillement, et dit, froidement : — il faut faire cela, et puis, nous verrons. — Maurice, l’écoute d’un air accablé : il paroît être dans une situation d’ame, absolument contraire à la mienne ; il semble craindre, à mesure que j’espère, et, par des mots qui lui échappent, décidé à me quitter, et à s’éloigner, dès que je serai arrivée au terme. Tu juges, si je dois lui laisser cette offensante idée. D’autres fois, je le vois impatient de partir ; les délais le tourmentent ; sa situation le fatigue ; il évite nos tête-à-têtes, et paroîtroit vouloir s’accoutumer à mon absence. Je le suis des yeux, et il ne se doute pas que je le devine. Je le connois, maintenant, et pas un mouvement de son cœur ne m’échappe : hier au soir, comme nous étions tous trois, seuls, auprès du feu, je causois, avec ma nourrice, de ma famille ; elle se rappelle mon frère, qu’elle dit avoir vu bien petit ; cet entretien, que je prolongeois de mes souvenirs et de mes espérances, donnoit beaucoup de charmes à cette soirée : je me sentois à l’aise, chez cette bonne femme, qui m’avoit nourrie ; je me retrouvois dans les bras de celle à qui mes parens m’avoient confiée, dans mon enfance. Maurice, même, avec lequel je n’avois plus cette contrainte, suite de celle où j’étois forcée de le tenir avec moi, je t’avoue, ma chère, que depuis ce que je lui ai dit, mon cœur est plus tranquille ; il me semble que j’ai rempli, et ce que je lui devois, et ce que je me devois à moi-même. Après ce qui s’étoit passé, les expressions qui lui échappèrent, les mouvemens, où son ame paroissoit s’exalter, tout m’a dû faire croire qu’il en étoit heureux ; et cependant, je me trouve aujourd’hui, presque suppliante, pour qu’il ne nous quitte pas, et qu’il ne s’expose pas aux dangers qu’il ne pourroit éviter. — Maurice, lui disois-je, mon cher Maurice, voudriez-vous laisser votre tâche imparfaite ? Ne m’avez-vous pas promis de me remettre à ma famille ? et n’est-ce pas là, où vous devez jouir de toute la reconnoissance que nous vous devons tous ? Songez-vous au bonheur que vous leur donnerez, en leur rendant leur fille ; et, les peines de celle que vous avez sauvée, ne vous sont-elles plus rien ? mon cœur n’est-il plus, pour vous, une assez douce récompense ? — En achevant ces mots, je serrois sa main dans les miennes. — Bonne nourrice, aidez-moi ; que deviendra-t-il s’il nous quitte ? — Il n’importe, dit-il ; tranquille sur votre vie, le reste m’inquiète peu. — Quoi ! ajoutois-je, m’abandonneriez-vous, dans ce moment, où… — Oh ! jamais, jamais ; je vous remettrai dans les bras de votre famille ; mais après, n’en exigez pas davantage. Je n’aurai plus que mes souvenirs ; ils me resteront jusqu’au temps où il n’y aura plus rien pour moi. Un moment, un éclair de bonheur a passé ; la réflexion m’a rendu à ce qui m’entoure. Il faut subir son sort. — Je ne sais, ma chère, si le ton de ces paroles, ou l’expression triste qu’il y mit, fit changer ma pensée ; car, voyant alors tout ce qui me restoit à faire pour réaliser les espérances que je lui avois données, mon cœur se serra ; des pressentimens douloureux me faisoient prévoir des obstacles qui détruiroient peut-être tous mes projets ; je n’osois lui en parler ; je le regardois sans rien dire ; je me sentois les yeux humides. Cette triste pensée de le quitter, d’avoir fait son malheur, soulevoit mon ame et l’accabloit. Cette cruelle ingratitude, à laquelle mes parens pouvoient me condamner, et qui ne m’étoit pas encore venue à l’esprit, ou plutôt que j’en avois éloignée, se représentoit avec une force qui m’ôtoit presque le courage d’aller chercher tant de peines. J’eus un moment où je desirois l’anéantissement pour ne plus voir l’avenir ; c’est alors que je sentis tout le mal que j’avois fait, en flattant la passion de ce jeune homme. Je n’écoutai que mon cœur, il me mena trop loin ; je vois aujourd’hui tous les chagrins et tout le malheur qui nous restent à souffrir… Chère Clémence ! que sont les hommes ? que leur cruel orgueil a fait de victimes… Ne crois pas que je rougisse jamais de ce que j’ai fait, ma raison l’approuvoit, et mon cœur n’a marché qu’avec elle ; si j’étois seule, je serois fière de mes sentimens ; je les lui devois tous ; je ne pourrois supporter l’idée qu’il me crut capable d’un calcul odieux, qui l’éloigneroit de moi. Non, non, ma chère, toi, qui es ma seule amie, toi la seule, à qui je puisse montrer ce cœur tel qu’il est, entends ses sermens : jamais un seul moment il ne sera coupable à son égard ; je ne serai point sa femme malgré ma famille ; jamais mes respectables parens n’ont eu à se plaindre de moi, et j’espère mourir comme j’ai vécu ; mais, ma Clémence, jamais une autre union ne me rendra ce que je perdrois, jamais d’autres liens ne me donneront un bonheur qui ne seroit plus fait pour moi ; j’aime à penser, qu’au milieu de ses peines, il ne m’en accusera pas ; qu’il sentira que je suis autant leur victime que lui ; je partagerai tout, et rien ne me coûtera pour le faire parvenir à ce qu’il desire, et qu’il a si bien mérité. Sans plus lui en parler, je ne néglige rien de ce qui peut lui prouver que je n’ai point changé ; et pour lui ôter ces inquiétudes, je lui peins la joie où seront
mes parens en me revoyant, et combien ils sont bons et sensibles. Il m’écoute avec attendrissement ; je le vois s’efforcer de me cacher ses doutes, craindre même de détruire ce qu’il croit une erreur, et me savoir gré de ce que j’imagine faire pour lui ; mais il reçoit tout cela avec une tristesse concentrée, qu’il veut me cacher,
et que je ne devine que trop bien. Ô ! ma chère, je suis prête à tout ; j’ignore ce que je dois souffrir encore ; j’élève mon ame pure vers Dieu ; il écoutera peut-être mes prières. Et toi, toi sur la terre, à qui j’envoie les vœux de mon cœur, rends justice à ta Louise, et que
l’aveu du tien m’assure que je suis toujours digne de t’aimer, et me console de celui que je n’obtiendrai peut-être jamais.
LETTRE XXVI.
C’est après sept jours de marche,
sans presque aucun repos de corps, ni
d’esprit, que je t’écris, ma Clémence.
Tout ce que j’avois éprouvé jusqu’ici,
n’étoit qu’un voyage pénible ; je sors
d’une traversée difficile et périlleuse ;
et, comme nos gens de mer, je fais
des vœux, à la vue d’un port encore
éloigné. D’abord, et avant tout, j’ai
retrouvé mon frère. Ton amitié ne me
pardonneroit pas, de te faire attendre
ce mot, qui te rassure ; maintenant le
récit de nos peines, n’en sera qu’un abrégé ; un journal n’y suffiroit pas ; et
le présent m’occupe trop ; l’avenir
m’inquiète trop. Je n’ai plus assez d’ame
pour souffrir dans le passé ; ma
mémoire ne te dira que ce qu’il faut
qu’elle te trace, pour m’amener où je
suis, c’est-à-dire, au milieu d’un
camp, formé de huttes, de branchages ;
au centre d’une forêt de plusieurs
lieues. C’est t’aprendre que nous
avons atteint la troupe de Stofflet.
Nous savions, en partant de Château-Gontier,
qu’elle s’étoit éloignée de
Mayenne ; mais ne pouvant en avoir
de renseignemens sûrs, il fut décidé de
nous en approcher, sans y entrer ;
notre guide se chargeoit d’y aller seul ;
et de nous rapporter ce qu’il auroit
appris. Cet homme, à la foi duquel
nous avons été obligé de nous remettre,
est un ancien soldat, qui, après bien des avantures, comme déserteur, s’est
joint, différentes fois, à ces bandes
armées qui parcourent le pays, et qui,
dans les intervalles de repos que lui
ménage quelque gain, se tient couvert,
à l’ombre de sa hutte et de son
métier de sabotier. Il est franc, rude,
et déterminé ; il s’appelle Lapointe ;
et nous lui avons gardé son nom.
Quatre écus, et la promesse de la
montre, l’ont décidé ; sans son métier
de demi-bandit, son naturel est assez
bon ; son cœur dur, s’est même pris
d’affection pour Maurice ; d’ailleurs,
nous ne lui avions confié de nos secrets,
que ce qu’il étoit nécessaire qu’il en
sût ; il n’a même pas paru fort soucieux
d’en apprendre davantage : il
est resté avec nous, jusqu’à ce, dit-il,
qu’il n’ait plus d’argent. Nous marchâmes
deux jours, ou plutôt deux nuits, sous sa conduite, et nous
n’hazardâmes qu’une fois, d’entrer dans
une maison écartée. Nous n’apprîmes
pas grand chose à Mayenne ; seulement,
qu’après l’affaire qui s’étoit
passée près de Dol, la troupe de
Stofflet s’étoit séparée en plusieurs
bandes ; la sienne, disoit-on, s’étoit
retirée en Bretagne, vers les côtes de
la mer ; on citoit Lambale et Dinan,
comme les lieux d’où on avoit le plus
récemment parlé de lui. Trente lieues
nous séparoient encore de ces deux
endroits, et nous ne pouvions hâter
notre marche, nous n’avions plus de
monture ; Maurice et Lapointe,
se relayoient, pour porter notre mince
équipage. Le second jour de notre
marche, nous rencontrâmes une des
troupes qui s’étoient séparées à Dol ; ils
étoient environ deux cens ; nous fûmes bien examinés. Lapointe nous servit
beaucoup ; il trouva là des gens de
connoissance ; sous sa caution, on ne
prit pas beaucoup garde à nous ; et nous
pûmes séjourner un jour, dans le
village où ils étoient établis. Il me
parut que les gens du pays, accoutumés
à recevoir des troupes des partis
contraires, étoient assez indifférens,
à l’un ou à l’autre, et ne songeoient
qu’à se garantir de leur mieux. Ceux-ci,
faisant une autre route, nous les
quittâmes, et reprîmes la nôtre. J’ai
appris, ma chère, ce que c’est que
dormir sous la voûte du ciel ; chose que
nous admirions dans le courage des
princesses de roman, quand nous en
lisions ensemble ; cette manière de se
loger, est prompte et expéditive : le
vieux Lapointe, est très au fait de cet
ordre d’architecture ; avec sa hache à main, il a promptement abattu des
branches de l’arbre, au pied duquel
il les dresse, les suspend, les entrelace,
avec art. La nourrice, et moi,
nous y logeons, et nos sentinelles
veillent ou dorment à notre porte ;
nous marchâmes encore trois jours,
et rencontrâmes quelques bandes plus
ou moins nombreuses ; les unes nous
laissèrent passer comme voyageurs ;
les autres, graces à la protection de
notre guide ; la plupart étoient des
habitans lassés du métier qu’ils faisoient ;
ils retournoient dans leurs foyers ;
leur renseignement nous servit à diriger
notre route ; enfin, hier, à trois
lieues de Lambale, nous sûmes positivement
que Stofflet, avec une partie
de sa troupe, étoit campé dans
la forêt ; nous y arrivâmes vers le
soir, et nous fûmes arrêtés à l’entrée du bois, par quelques hommes à cheval.
Après nous être expliqué, l’un
d’eux vint avec nous, nous conduisit
environ une demi-lieue, et nous remit
à une troupe d’une vingtaine
d’hommes armés, assis ou dormant
autour d’un grand feu ; en voyant
l’habit de Maurice, ils dirent : bon,
c’est un déserteur de la gendarmerie ;
Maurice répondit seulement non ; …
J’ajoutai : nous voulons parler à Stofflet
lui-même : conduisez-nous ; celui
qui paroissoit commander, dit
à deux des siens : — menez-les au
général… — Nous les suivîmes pendant
un quart d’heure environ, et
nous arrivâmes à une espèce de barricade
d’arbres abattus, qui fermoient
une grande enceinte ; çà et là étoient
éparses des baraques de feuillages ;
à côté de quelques-unes, étoient des chevaux et des bestiaux attachés à des
piquets ; des hommes étoient assis ou
couchés autour de grands feux ; les
uns mangeoient ou faisoient cuire des
viandes ; d’autres dormoient, jouoient
aux cartes et aux dés ; leurs armes
étoient dressées près d’eux, appuyées
sur de longues perches ; ils avoient de
gros chiens qui aboyoient après nous ;
en traversant chaque groupe, nous
entendîmes ces questions : est-ce du
gibier ? est-ce des camarades ? sont-ce
des prisonniers ? un d’eux vînt à
Maurice, et touchant son habit…
Ah ! ah ! c’est l’uniforme de la Trappe ;
Maurice le repoussa et le fit tomber
à la renverse ; les autres se mirent à
rire ; nous arrivâmes au centre de l’enceinte,
où étoit une tente entourée
de palissades, avec une barrière ; nos
conducteurs seuls entrèrent ; on nous fit attendre assez long-temps avant
de nous introduire. Dix ou douze
hommes étoient assis en cercle autour
d’une table de gazon creusée en terre ;
Stofflet s’adressant à Maurice, qui
étoit le premier, lui dit : — cavalier,
que me voulez-vous ? — J’étois derrière
lui, le visage à demi couvert de
ma capote ; je me suis engagé, lui
dit Maurice, à ramener cette jeune
demoiselle à sa famille, vous devez la
connoître ; il me nomma : j’entends
un cri, ma sœur ? Un jeune homme
s’étoit levé du cercle, s’étoit élancé
vers moi, j’étois… dans les bras de
mon frère ; oh ! ma Clémence, ce moment
paya bien des peines, mais mon
cœur ne put suffire à tout, je fus long-temps
sans connoissance. L’assemblée
s’étoit rompue, on nous entouroit ;
dès que je pus parler, voilà mon libérateur, leur dis-je ; je lui dois toute
la liberté, l’honneur et la vie. Tous
ces hommes paroissoient émus ; ils
félicitoient Maurice ; mon frère parla
de récompenser ; Monsieur, Monsieur,
lui dit Maurice, en lui prenant la
main, je le suis… et libre j’espère,…
ajouta-t-il, en se relevant et regardant
autour de lui. Son action étonna ;
Stofflet lui dit : — jeune homme,
j’ai l’espérance que nous le serons tous
bientôt. En effet, ma chère, ce conseil
étoit pour répondre à une offre
de trève et d’amnistie qu’on leur a
faite. Puisse l’ange pacificateur descendre
au milieu d’eux. Nous ne pouvions
rester là ; mon frère demanda à
s’absenter un moment pour nous conduire
dans sa hutte. Nous y trouvâmes
de la paille et un manteau ;
Maurice et son compagnon nous y laissèrent seuls ; je retins la nourrice,
et j’eus là, ma chère, un de ces quart
d’heures qui font oublier des journées
de douleurs. J’appris de mon
frère, que nos chers et vénérables
parens sont retirés, disons le mot,
cachés en sûreté, et que si le calme
renait, ils reparoîtront sans crainte.
Pardonne à ma tendre circonspection,
si je n’ose pas me confier davantage
au papier ; mon frère n’a point été
du nombre des prisonniers faits à
Cholet ; lui et peu d’autres échappés
au désastre, ont pu se réfugier ici,
à travers mille dangers. Je suis peu
entrée en explication sur ce qui regarde
Maurice ; mon frère est bien
jeune ; j’ai parlé seulement de mes
obligations envers lui, et de sa conduite
envers moi ; enfin nous avons
parlé de toi ; et rappellé à son poste, il me quitte. Je t’écris pendant que
la nourrice et les hommes sont allés,
disent-ils, faire des connoissances dans
le camp. Que deviendra tout ceci,
ma chère ? soit que je regarde en arrière,
ou que je porte ma vue en
avant de moi, je ne vois qu’inquiétudes
et craintes ; si la trève a lieu,
Maurice ne pensera pas à nous quitter ;
je vois bien que l’idée de prendre
parti, et de porter les armes contre
son pays, ne peut pas s’arranger dans
sa tête. Je ne puis le blâmer ; je t’avouerai
même qu’intérieurement, je
l’approuve et l’en estime davantage.
Est-ce estime qu’il faut dire : toi, ma
chère, qui lis dans mon cœur, toi,
pour qui jamais il n’eût rien de caché,
dis-moi donc où sont mes devoirs ?
Je ne te demande plus où sont
ses vœux et son penchant ; ce malheureux jeune homme s’est perdu pour
moi, il ne peut plus reparoître sans
s’exposer au supplice dont il m’a sauvé ;
je vois bien cependant que ce motif ne
le retient pas seul ; il parle peu, et
me répond à peine quand je lui parle
de ma famille, de leur reconnoissance ;
enfin, ma chère, quand je
l’assure de moi, il me regarde avec
des yeux, où je lis à-la-fois ses doutes
et ses espérances. Je vous crois,
me disoit-il hier, et c’est beaucoup
pour moi, au moins vous l’aurez voulu.
Dans notre dernier voyage, son agitation
redoubloit à mesure que nous approchions
du terme ; je le soupçonne
même de l’avoir un peu éloigné. Je
t’écrirai encore d’ici, mon amie ; j’ai
tant de choses à te dire, et maintenant,
si peu de moyens pour te faire
arriver mes lettres, car, ma chère,
nous ne sommes plus sous le même ciel ; la poste officieuse, ne vient plus
ici m’apporter le consolant tribut de
ton amitié ; nous n’avons plus aujourd’hui
la même patrie ; et tout en t’écrivant,
je ne sais encore quand et
comment t’arrivera ce que j’écris aussi,
je ne finis pas ma lettre, j’interromps
seulement le plaisir de te parler, ce
sera le charme de mon solitaire ennui ;
et pour n’être jamais seule, je
me ménage le plaisir de me trouver
toujours avec toi. Cœurs de femme
que nous sommes, ne croiroit-on
pas que je t’écris d’un cabinet de
ville ? Et je suis sous une cabane ;
mes lambris sont des feuilles sèches, et mon parquet un gazon : foulé et
flétri. J’entends du bruit et du mouvement
dehors ; mon frère va revenir
sans doute, ou plutôt je te quitte et
je vais au-devant de lui.
LETTRE XXVII.
Qui penses-tu, cousine,
sera mon messager, et te remettra ma lettre.
Qui devines ? la nourrice ? Maurice ?
le soldat ? rien de tout cela. Tu embrasseras
le messager ; et puisque ce
n’est pas moi, c’est donc mon frère ?
lui-même ; il m’annonça hier, cela,
froidement, et je lui dis, qu’il avoit
un grand fond de gaieté, pour se permettre
de semblables plaisanteries.
L’explication m’apprit que l’offre d’un
amnistie et d’une trève,
étoit accompagnée
d’une invitation d’envoyer, à Rennes, six députés, avec des sauf-conduits ; mon frère est un des six.
Ils partent demain. Mon sang circule
plus à l’aise ; et depuis long-temps,
je n’avois respiré aussi librement.
Je te reverrai, j’ose le croire ; cet
heureux moment, dont j’ai si souvent
désespéré, ne me paroît plus
une chimère. Si des craintes, des inquiétudes,
viennent, je les repousse.
Je crois à la providence ; je n’oserois
gâter les bons instans qu’elle m’envoie,
et je veux jouir, aujourd’hui, de mes
espérances, et voir la réalité à demain.
Mon frère a très-bien accueilli Maurice ; cependant, je ne sais si ma dernière campagne m’a fait perdre l’usage des
belles manières ; mais je trouve que
celles de mon frère sont un peu froides
et contraintes. L’opinion et l’esprit
de parti, iroient-ils jusqu’à lui
rendre pénibles, les obligations que nous avons à ce jeune homme ! car,
ce que nous appelons différence d’état
et de rang, ne peut pas aller jusques
là. Toute la gratitude de mon
frère, s’est exprimée en éloges,
et en assurance de celle de nos parens. Maurice
lui repétoit, qu’il se croyoit heureux
d’avoir pu nous rendre service.
Le croirois-tu, ma chère, j’ai souvent
été obligée de prendre la parole, pour
empêcher que l’entretien ne dégénérât
en complimens, et le ramener aux
affaires d’intérêt général. Enfin, mon
frère lui a demandé quels étoient ses
projets pour l’avenir ; j’ai trouvé cette
question un peu prompte. Maurice
lui a dit, que dès que je croirois ses
engagemens remplis envers moi et les
miens, il disposeroit de lui-même.
Dans l’après-midi, Stofflet l’a fait
demander ; ils sont revenus ensemble, une demi-heure après,
à notre cabane.
Stofflet, dont tu as sûrement
entendu beaucoup parler,
est un homme d’une taille moyenne et forte ;
il n’a de remarquable, que des yeux
d’une grande vivacité. Il me félicita
d’assez bonne grâce, sur les succès de
mon voyage, et sur les soins de mon
guide, et me dit, en nous quittant :
— Mademoiselle, pendant l’absence de
monsieur votre frère, je crois que
vous serez plus en sûreté ici, que partout
ailleurs ; si vous avez besoin de
mon service, vous voudrez bien me
le faire savoir.
— Il voulut que Maurice ne le suivit point, et qu’il restat
avec nous. Il ajouta, en le regardant,
que la trève levoit tout obstacle. Nous
avons passé le reste de la soirée, seuls, mon frère et moi ; nous sommes convenus de ne rien faire dire à nos parens, jusqu’au moment que sa mission
soit terminée ; ce seroit exposer
la tranquillité de leur retraite. Il m’a
fait encore plusieurs questions, sur
Maurice, et j’ai été obligée d’abréger
beaucoup mes réponses, pour éviter
des explications embarrassantes : j’ai dit
seulement, que ne pouvant reparoître
chez lui, ni dans aucune armée, à
cause de son affaire, dont j’avois été
la seule occasion, il me sembloit que
nous ne pouvions nous dispenser de
le garder, jusques à de nouveaux événemens ; ma petite supériorité d’âge ne m’a pas été inutile, pour me rendre
un peu maîtresse de cette conversation.
Je l’ai quitté vers le milieu
de la nuit ; j’en emploie le reste à t’écrire,
à côté de la bonne nourrice, qui
dort et ronfle dans une hutte, construite
en une heure, par les soins du savant Lapointe, près celle du frère.
Il s’est aussi chargé de trouver un gîte
d’ami, pour lui et Maurice. Mes yeux
se ferment, ma Clémence, tandis que
mon cœur est ouvert pour toi. Nos
ambassadeurs partent demain au jour ;
je te recommande le mien. J’aurai le loisir de t’écrire pendant son absence,
et je t’embrasse, comme si je te voyois.
LETTRE XXVIII.
Tandis que l’on traite, près de toi, nos intérêts politiques, je suis, en esprit, avec nos députés ; et ce ne sont pas nos intérêts politiques qui m’y appellent ; tous nos intérêts sont dans les affections de nos cœurs ; et toute notre politique, est en sentimens. Ma
chère, ne disputons pas aux hommes, la part qu’ils se sont faite ; ils regrettent, je crois, souvent, celle qu’ils nous ont laissée. Du moins, leur importante gravité se trouve souvent
heureuse, de venir nous demander place. J’espère peu de tes nouvelles, avant le retour de mon frère. Nous n’en sommes pas encore ici, à avoir
libres, les communications de la poste ; cependant, le croiras-tu, notre
camp, si même on peut honorer de ce nom, l’enceinte forestière qui rassemble
une centaine de cabanes ; notre camp, dis-je, n’est point une solitude
sauvage ; déjà, le bruit d’une prochaine paix, et plus encore, je crois,
la curiosité, nous a valu des visites de voisinage ; croirois-tu, ma chère, que je tiens ici un état, et que j’y joue un rôle de représentation, qui ne laisse pas d’avoir de l’importance. Plusieurs
jeunes dames, des environs, empressées de voir, sans doute, une amazone, se sont fait présenter chez moi. Le premier jour, je les ai reçues à la
porte de ma hutte, comme feroit une dame sauvage de la nation des Illinois, ou des Hurons. Notre ingénieur, Lapointe, qui se comptoit beaucoup
dans la considération que j’obtins, en conçut l’idée de me loger d’une manière plus conforme au rang que j’occupe ; le matin, à mon lever, j’ai
trouvé un magnifique vestibule de feuillages, parfaitement à l’abri, non de la pluie, mais des rayons du soleil ; on travailloit encore aux meubles,
et des bancs de gazon commençoient à s’élever autour de l’enceinte. Cette
féerie, me charma, et la nourrice y ajoutant son industrie, tout fut achevé
avant midi. Dès le même soir, le beau monde des curieux, s’y rassembla ; plusieurs de nos jeunes officiers, dont quelques-uns connoissent mes
parens, y vinrent ; peu à peu l’assemblée s’est formée, et j’en faisois
les honneurs, en tâchant d’imiter ta grace, quand, tout-à-coup, le son aigu d’un fifre, se fait entendre, c’étoit encore l’industrieux Lapointe, qui, du haut d’un tonneau dressé, donnoit le signal de la danse. Le bal s’ouvre, les quadrilles se forment ; Stofflet, dont la tente est à quelques pas, arrive : et voyant la gaieté publique, fait apporter des raffraîchissemens de vin et de bierre ; tout le
camp s’assemble au dehors, notre joie devient la joie générale, et le
fifre de Lapointe, un orchestre qui suffit à tous ; l’appareil de la
guerre, fait place à l’activité du plaisir. On commence l’heureux augure
de la paix ; les cocardes s’échangent ; et c’est, peut-être, en ce moment,
qu’elle se signoit à Rennes. Enfin, la fête se termine aux cris réunis :
vive la nation française ; tous les cœurs sentirent, en ce moment, qu’ils
étoient de la même nation.
On m’a déjà offert de tous côtés, des logemens, dans les habitations voisines ; mais, toute grandeur à part, je préfère, et je crois que je fais mieux de rester ici, jusques au retour de mon frère. Maurice a été très-bien accueilli des dames, soit estime, soit esprit de corps. Un petit, agréable et galant personnage du canton, lui a même fait un assez singulier compliment, sur ce qu’il appelloit sa vertu, en me regardant ; j’étois un peu étonnée ; Maurice, le toisant d’un coup-d’oeil, des pieds à la tête, lui a répondu : — vous avez tort de vous méfier de vous ; je serois votre caution. — Tout le monde a ri ; et j’ai rougi, je ne sais pourquoi.
LETTRE XXIX.
Je quitte, je reprends mon journal ; et quand j’ai été long-temps hors de moi-même, je me retrouve, en me croyant avec toi. Nous étions seuls, sous mon vestibule de feuillages ; la nourrice s’étoit endormie, après diner, et Maurice étoit assis sur notre banc, à côté de moi. — Il est vraisemblable, me dit-il, que cette paix-ci se fera. Vos premiers pas seront pour vous rejoindre à votre famille. Monsieur
votre frère sera avec vous, pour vous conduire ; je ne vous serai plus
nécessaire. — Vous vous croirez quitte, lui dis-je, mais moi ? voulez-vous me croire quitte envers vous, Maurice ? — Vos craintes me plaisent ; vos doutes m’offensent. — Il avoit pris mes deux mains dans les siennes, et penchant sa tête, il les pressa contre son front. — Ah ! dit-il, pardonnez ; je vois ce que vous pensez, et je n’oserois douter de la bonté de votre cœur ; cela seul vous acquiteroit mille fois ; mais un tel bonheur, passe toutes les espérances : m’y livrer, et les perdre, seroit au-dessus d’un courage d’homme. — Eh bien ! lui dis-je, fiez-vous à celui d’une femme ; j’aime à croire inutile, de vous répéter ce que j’ai dit une fois ; ce seroit vous soupçonner d’avoir pu l’oublier. — Ses bras, passés autour de moi, me répondirent avec une expression ! te l’avouerai-je, ma chère, avec une expression qui,… ne me déplût pas. La nourrice s’éveilla, et je me levai, en lui laissant une de mes mains, dont il ne put long-temps, séparer ses lèvres. Ma Clémence, j’invoque ton indulgence ; ta sévérité me
tueroit, et ne me guériroit pas. Le sort en est jetté, ne me condamne
pas ! si ce que j’éprouve, est sentiment, penchant, mouvement trop
tendre de mon cœur, amour, si tu
veux, ah ! n’oublie pas que j’en avois
donné, avant d’en prendre ; le retour
n’étoit-il pas une dette de la reconnoissance ;
l’ingratitude n’étoit-elle pas un crime ? Que ton cœur me justifie ;
sans lui, je serai à plaindre ; avec lui, je serai tranquille. L’amour pur et
vrai, donne des forces à l’amitié : je t’aime d’avantage ; j’aime d’avantage
tout ce que je dois aimer, depuis,… depuis que j’aime.
LETTRE XXX.
JE relis ma lettre, et je ne sais si je
dois te l’envoyer. Je suis effrayée de
ce que j’ai écrit ; mais je rougirois
davantage de m’être cachée un moment,
que de t’avoir laissé lire
dans mon cœur ; rassure-toi, cependant,
il sera toujours digne du tien.
Les événemens, si hors du cours ordinaire
des choses ; les circonstances,
si différentes de nos habitudes communes ;
ma position, si étrange, ah !
ma chère, j’ai vécu dix années en deux
mois, sans conseil, sans guide,
sans appui. J’ai toujours été forcé de chercher les motifs et les règles de ma
conduite, dans mon propre cœur.
Seras-tu surprise, si quelquefois je lui
cède ; ma raison, qui me dit toujours ce
qu’il faut faire, me suffit pour agir,
mais ne me sert pas toujours assez pour
savoir ce qu’il faut taire ou dire.
Aussi, le caractère auquel j’ai à faire,
est peut-être le plus embarrassant
pour moi ; sa contrainte me gêne ; sa
réserve me donne une assurance que
je n’aurois pas ; ses craintes me
rassurent ; ses inquiétudes me
tourmentent ; son chagrin m’afflige, et
sa peine me tue. J’ai vu nos jeunes
amoureux de ville ; il me semble,
que je serois bien plus d’aplomb avec eux.
Leur suffisance et leur satisfaction personnelle,
mettent toujours notre générosité
à son aise : leur assurance nous
dispense de les rassurer, et nous ne sommes jamais obligées d’encourager
leurs espérances ; ils ne nous laissent
qu’un rôle facile, celui de tenir éloignées
leurs prétentions ; et jamais ils
ne nous exposent à la crainte d’être
injustes. Toujours si contents d’eux-mêmes,
ils n’ont pas besoin de l’être
de nous. Ici, c’est tout le contraire ;
vous devez toujours dire : n’osez-pas ;
et moi, je dois dire : osez. Une réserve
sévère l’éloigneroit de moi, pour
toujours, et me rendroit l’exemple
d’une ingratitude et d’une légèreté
bien méprisables. J’aurois fait le malheur
d’un jeune homme, après lui
avoir donné des espérances ; c’est un
devoir aujourd’hui, il ne doit jamais
se plaindre de mon cœur ; ses manières
mêmes, depuis ce que je lui ai dit,
me le rendent plus sacré encore. Ô ma
chère ! si tu voyois sa douleur ; les efforts qu’il semble se faire, pour
s’habituer, à ce qu’il voit, dans l’avenir.
Il me dit quelquefois : — lorsque vous
serez heureuse, tout ce que vous avez
éprouvée, ne sera plus pour vous qu’un
songe. — Il me fait des questions sur
les environs de notre demeure ; de
celle où je compte retrouver ma
famille. On diroit qu’il me fait peindre
un tableau dans sa mémoire, pour
y conserver des souvenirs. J’ajoute
toujours : — nous nous y promènerons
ensemble ; et vous nous mènerez un
jour, aussi, à la ferme de votre père.
— Hier, nous nous promenions dans
la forêt, aux environs du camp, avec
la nourrice ; nous rencontrâmes Stofflet ;
il nous aborda. — Je m’assure,
nous dit-il, que la même pensée nous
occupe ; ce qui se fait à Rennes : je
n’en ai point encore de nouvelles positives ; mais je sais, indirectement,
que les affaires ont bien commencé ;
nous pourrons, j’espère, rendre la liberté
à notre prisonnier ; s’il la veut,
toutefois, ajouta-t-il, en regardant
Maurice, qui ne lui répondit que par
un sourire peiné. — S’il la veut ? dis-je ;
c’est son droit ; s’il l’engage,
il est juste de lui en tenir compte.
Stofflet lui parla ensuite, avec intérêt,
de ses affaires. — J’y songe peu, lui
dit Maurice, le sort général fera le
mien. — Pas tout-à-fait ; vous oubliez
votre commandant : au reste, puisqu’il
n’est pas mort, peut-être n’a-t-on
pas commencé de procédure. À tout
hazard ; si l’amnistie a lieu, vous
passerez pour un des nôtres, et nous
vous y ferons comprendre. — Maurice
remercia par une simple inclination ;
il rallentit son pas, se trouva derrière nous, et nous suivit de loin. — Ce jeune
homme n’est pas heureux, nous dit Stofflet
quand nous fûmes seuls ; sa
situation m’intéresse ; il faut lui assurer
sa libre existence. Si tout ceci finit,
il pourroit être embarrassé : ayez-moi
ses noms, je tâcherai d’arranger le
reste. — Nous convînmes, qu’en cas de
capitulation, il l’y feroit comprendre
nominativement, comme lui étant
personnellement attaché ; nous convînmes
de plus, que cette mesure resteroit
entre nous ; je craignois la fierté
républicaine. Maurice ne nous rejoignit
point ; vers le soir, il vint à notre
hutte, et y resta peu. Je t’assure que
je me crois obligée de le surveiller ; la
nourrice le trouve très-changé. Notre
courage vaut mieux, je crois, que
celui des hommes ; nos peines s’exhalent,
et nous laissent nos forces : leurs chagrins se concentrent et les tuent :
ils prétendent qu’ils sont plus profondément
affectés ; et que nous ne sentons
que vivement et légèrement.
Qu’ils conviennent, au moins, que
notre action vaut mieux que leurs passions ;
et cependant, nous voulons
qu’ils en aient ! Est-ce notre amour
propre, qui nous rend inconséquentes ?
Tu me trouves, peut-être, bien courageuse aujourd’hui ; mais, ma chère, c’est encore à toi, que je dois cela. J’attends tes ordres ; mon frère va bientôt être de retour ; alors il me semble que je n’aurai qu’à suivre ce que le conseil suprême aura imaginé. Je ne sais, chère Clémence, si tu sens bien l’importance de ce que j’exige de toi, mais il est sûr que jamais secours n’ont été si vivement désirés, et reçus avec autant de reconnoissance qu’ils le seront, par ta Louise ; j’appelle secours, tous les conseils que ta tendre amitié va me dicter ; ma tranquillité, mes espérances, en dépendent. Je m’endors, en me reposant dans ton sein. Ma Clémence, mon cœur est toujours avec toi.
LETTRE XXXI.
Voilà des nouvelles, et point de tes
nouvelles. Tu n’es point venue à Rennes ;
tu es restée à Nantes, près de
ta mère malade. Mon frère ne t’a point
vu ; je n’ai point de lettre de toi. Tout
l’échafaudage de mon bonheur est
renversé : toutes mes mesures sont rompues.
Tu me manques, tout me manque ;
et me voilà réduite à moi-même.
Navire, battu de l’orage, sans gouvernail,
et sans pilote ; ce contre-temps
est au-dessus de mon courage ; et cependant
il faut le retrouver : il faut
faire sans toi, tout ce que j’aurois laissé aux soins de ton amitié ; il m’étoit
si doux de me reposer sur elle ; je
me disois : où ma Clémence sera, je
n’ai plus qu’à me laisser conduire ; et
je m’abandonnois à toi, comme César
à sa fortune. C’est donc à moi à t’apprendre
ce qui m’intéresse, tandis que
je comptois l’apprendre de toi ; ce nœud
si difficile que je prévoyois et que j’espérois
laisser dénouer à tes mains amies,
il faudra que mes mains tremblantes
fassent tous les efforts, et peut-être ne
réussissent pas : prête à prendre le port,
j’y échouerai, faute de tes soins pour
m’y conduire ; cependant tu blâmerois
plus encore mon découragement que
mes regrets ; et si je n’ai pas mérité du
ciel qu’il m’accorde ton secours, je
dois au moins mériter de lui, qu’il me
donne ce qui peut y suppléer. La
lettre de mon frère, m’envoie peu de détail. Ils augurent bien cependant de
leur mission : le lendemain, devoit
être le jour de leur première entrevue.
Il paroît que l’on désire la paix de part
et d’autre. Mon frère ne parle point de
mes parens ; n’osant rien confier à une
lettre, il me dit seulement qu’il a pris
les mesures, pour qu’ils soient instruits
dès que la paix seroit signée, afin
qu’ils puissent se rendre en sûreté
chez eux : il remet à son retour, tout
ce qui les intéresse. Ma dépêche te
sera portée par le retour de l’exprès,
envoyé de Nantes ; ainsi, je suis aux
ordres des affaires publiques, et n’ai
le temps de te parler de toi, ni de moi.
Maurice est un peu malade depuis
hier ; on lui a tiré du sang ce matin.
Il ne paroît pas inquiet et le chirurgien
m’a rassurée ; je ne suis pas cependant
tranquille, sur-tout au moment d’un départ. Il m’a parlé, ce
matin, long-temps, de ma famille ;
il s’est beaucoup informé du caractère
de mes parens, sur-tout de ma mère.
Je vois qu’il les craint ; les dames, me
disoit-il, se font plus difficilement
aux idées nouvelles ; pour un homme,
un soldat est un homme ; pour une
femme, c’est toujours un soldat. Je
vois avec chagrin, que je ne puis dissiper
ses craintes ; et même il me les
communique. Cependant, le moment
approche ; quelques soient les circonstances,
mon amie, je tâcherai de concilier
ce que je leur devrai, et ce que
je me dois. Souffres que j’ajoute, ce
que je te dois ; j’aime à t’avoir pour
témoin, et pour juge ; ta présence ne
me permettra, j’espère, ni foiblesses,
ni ce qui seroit lâcheté. Adieu, amie.
LETTRE XXXII.
Maurice a voulu me fuir, nous
échapper. J’avois des soupçons, et je
m’accusois d’injustice. Il est temps
que tout ceci prenne fin ; bientôt ma
pauvre tête ne seroit plus en mesure
avec tout ce que le sort lui envoie.
Nous avions dîné hier, seuls, c’est-à-dire,
notre ordinaire accoutumée,
la nourrice, Maurice, et Lapointe.
Maurice avoit mangé avec plus de hâte
qu’il n’a coutume ; il parloit peu ; la
nourrice et le soldat le regardoient,
et se regardoient avec un air d’intelligence ;
moi seule, semblois ne pas être du secret. Après dîner, nous restâmes
seuls, Maurice et moi ; il
avoit l’air préoccupé ; je lui parlai de
sa santé, de mon frère, des affaires
publiques ; de notre avenir ; je n’obtenois
que des mots entrecoupés. Il
me regardoit avec des yeux ardens et
humides, que les miens interrogeoient
inutilement ; enfin, après un silence
assez long, et qui devenoit embarrassant,
je rentrai ; il demeura assis, sous
cette feuillée, que j’ai nommée mon
vestibule ; il ne me voyoit pas, et je
pouvois le voir et l’observer : il fut
long-temps immobile, et dans la
même attitude où je l’avois laissé :
mon chapeau étoit resté près de lui ; il
en défit le ruban qui sert à l’attacher,
le roula dans ses deux mains, le porta
à sa bouche, leva les yeux vers ma
hutte, se leva précipitamment et sortit. Je réfléchissois sur le mouvement
de ce jeune homme, qui ne me paroissoit
qu’une saillie, dont le motif ne
pouvoit pas me déplaire, lorsque la
nourrice vint, et me dit : — suivez-moi.
Maurice est parti ; mais nous allons le
retrouver bientôt. — Elle m’apprit en
chemin, que Lapointe l’avoit écouté :
que Maurice songeoit à nous quitter.
La veille, il s’étoit informé du chemin
le plus court, pour gagner le bord
de la mer. Il lui avoit donné la moitié
de ce qu’il avoit d’argent, et lui avoit
fait promettre de le conduire jusques
à la sortie de la forêt. La nourrice avoit
recommandé le secret au soldat, et
lui avoit fait promettre de l’avertir.
Ils étoient convenus, de plus, de le
mener, par des détours, à un endroit
désigné, et de nous y attendre. — Venez,
me dit-elle, nous nous y trouverons ensemble. Il faut lui ôter l’envie
d’une seconde fuite : je parlerai la
première, et vous acheverez. — Je
compris que l’on m’avoit fait un mystère,
d’un projet, dont l’exécution
n’étoit pas assurée ; se réservant de le
dire, s’il avoit lieu. Nous arrivâmes les
premières, et peu d’instans après, je
vis de loin venir Maurice et son guide.
Dès qu’il m’apperçut, il voulut retourner
sur ses pas ; je l’appelai ; il
vint à moi. — Je vois que l’on m’a
trahi, dit-il ; il eût mieux valu m’avertir.
— Personne ne vous trahit, lui
dis-je. Chacun vous sert, et veut vous
servir, contre vous-même. Je suis
venue vous demander une heure ; vous
serez libre ensuite. Mon dessein n’est
pas de vous contraindre. — Nos conducteurs
s’éloignèrent quelques pas,
et je le fis asseoir près de moi. Je continuai : — je vous dois beaucoup, Maurice,
puisque je vous dois plus que la
vie ; sans vous, j’étois perdue pour
tout ce qui m’est cher au monde ; et
je ne peux plus embrasser mon père,
ma mère, un parent ou un ami, sans
songer que ce moment heureux, je le
tiens de vous. Tous les jours de bonheur,
tous les instans de joie que je
puis goûter encore, seront de nouveaux
bienfaits que je vous devrai ; et
je mets du nombre, vous le savez
bien, le plaisir même de vous les devoir.
C’est à un sentiment de votre
cœur, que je dois la vie. Faut-il que
je vous redise qu’elle m’en est plus
chère ; si vous ne le croyez pas, maintenant,
il faut que je renonce à vous
le persuader ; et si vous ne jugez
pas mon cœur coupable envers vous
d’ingratitude, vous me devez de croire, que votre perte me seroit
cruelle, et qu’en vous éloignant de
moi, vous me laisseriez au moins
le poids insupportable d’une reconnoissance,
que vous m’ôteriez tout
moyen d’acquitter. Je pourrois vous
dire encore, qu’il m’étoit permis d’exiger,
d’espérer, du moins, que vous
mettriez quelque prix à la récompense
qui vous étoit promise. Si j’ai eu tort
de le prétendre, je ne veux plus de
vous, qu’une grace ; une seule : répondez-moi,
Maurice, pourquoi voulez-vous me quitter ?…
J’y étois préparé, dit-il, mais non pas à vous revoir, et je sens que l’épreuve est trop forte ; Louise, (ce nom me frappa au cœur ; aucune voix d’homme ne me l’avoit encore donné) Louise, j’ai voulu vous quitter, parce que votre bonheur doit m’être préférable au mien ; j’y ai bien pensé avant de me résoudre ; si vous étiez seule, sans parens, sans famille ? ah ! Dieu m’est témoin que je vous croyois telle à Cholet : la bonté de votre cœur vous flatte, et vous croyez au bonheur qu’il me promet ; mais, moi, je ne peux pas me tromper moi-même ; et jamais, hélas ! jamais votre famille ne consentira ;… et alors j’aurai vu de plus près un bonheur qu’il faudra perdre, ou n’obtenir qu’au prix du vôtre ; je sens déjà, parce qu’il m’en a coûté pour vous en faire le sacrifice ; je sens ce qu’il m’en coûteroit,… ou plutôt je sens que cet effort seroit au-dessus de moi ; il faudra choisir ou de vous perdre, ou de cesser de vous mériter ; je ne serois pas sûr d’avoir deux fois le même courage ; laissez-moi achever ce que j’ai pu entreprendre, je ne le pourrois peut-être plus quand cela seroit nécessaire ; il se leva, et… je le retins ; Maurice, Maurice ; il n’est plus temps ; ramène-moi donc à Cholet ; homme injuste, que veux-tu de plus ? demeures, non parce que tu le dois, mais parce que je le veux ; oses me répondre ? Il ne me répondit point, ma chère ; il resta long-temps la tête appuyée contre un arbre ; il étoit dans un trouble et dans une agitation qui m’effrayèrent ; enfin, se tournant vers moi, il tomba sur ses genoux et se trouva aux miens ; eh bien, dit-il, je vous abandonne donc à mon sort ; n’oubliez pas au moins, n’oubliez pas que je voulois renoncer à tout mon bonheur pour ne pas exposer le vôtre ; maintenant je ne dois plus avoir de volonté ; je vous suivrai ; nous nous suivrons, lui dis-je, et j’espère que nous ne nous séparerons plus ; je reçois votre parole ici, comme vous avez reçu la mienne dans le bois de Mauléon ; Maurice, elle doit vous être sacrée ; nos gardiens, qui s’étoient rapproché, entendirent nos dernières paroles ; je dis à la nourrice : vous êtes témoin, et il vous tromperoit comme moi, s’il y manquoit. Nous revînmes, et Maurice prit un air décidé qui me fit plaisir. Maintenant, ma chère, qu’il n’est plus là, je ne puis te cacher que ses craintes et ses réflexions ne m’en aient fait faire beaucoup ; certainement, je prévois des obstacles et des orages, mais le sort en est jetté ; aujourd’hui que cet avenir se rapproche, le dénouement m’inquiète et m’embarrasse davantage en le voyant de plus près ; j’exige de toi une lettre détaillée sur ma situation ; il n’est plus question de revenir sur tout ce qui l’a amenée, il faut la prendre où elle est. Vois par quelles routes j’ai été conduite ; conviens qu’il est peu de positions semblables à la mienne ? ai-je dû faire ce que j’ai fait ; l’amitié est au-dessus des questions oiseuses : mais je l’implore pour m’éclairer, me conduire, m’aider à tout ce qui me reste à faire ; après ce que j’ai fait jusques ici, ma Clémence, eussé-je des torts, je réclamerois encore la sainte amitié qui nous unit ; et n’ayant pu les prévenir, je sens qu’elle peut m’aider à les réparer ; je desirerois beaucoup recevoir tes bons avis avant notre départ. Dans le cas où les événemens nous rapprocheroient de mes parens, j’hésite sur la conduite que je dois tenir, ou lorsque je présenterai Maurice à ma famille, dire d’abord à ma mère, à quel terme les choses en sont entre lui et moi ; ce parti que choisiroit ma franchise, est balancé par des considérations qui m’arrêtent ; tu connois l’excellent naturel de ma mère ; mais aussi combien elle tient à des idées que je n’ai plus le droit d’appeller préjugés, parce que je me sens trop intéressée ; je craindrois de la prévenir contre Maurice ; et je pense que le voyant d’un œil plus indifférent, elle sera plus à portée de l’apprécier ; le temps ensuite ameneroit les aveux nécessaires de ma part ; lui-même sera plus à l’aise, sachant que nos intérêts communs sont ignorés ; en lui laissant ainsi son rôle de bienfaiteur, sans prétention, il me semble que son attitude seroit plus libre et plus avantageuse ; enfin, tu me diras, et je ferai ; et ce que j’aurai fait, parce que ta tendre amitié me l’aura dit, sera toujours ce qui me paroîtra le mieux ; car j’ai bien plus de foi au sentiment qu’au raisonnement ; en consultant ta raison, c’est mon sentiment que je consulte. D’ailleurs, ma chère, je t’avoue que soit foiblesse, soit le trouble de mon imagination, je n’ose me faire un plan, je sens trop bien que je n’ai plus le sang-froid nécessaire ; rien ne se fixe dans mon esprit ; le besoin que j’ai de la tendresse de mes parens, me fait douter si je la retrouverai encore ; il me semble que le cœur, plein d’un sentiment que j’ai nourri sans leur aveu, leur fille n’a plus le droit d’en être aimée, et de trouver dans leurs bras les tendres affections qui firent le bonheur de sa jeunesse. Ô ! ma bonne Clémence, je ne suis plus, je n’ai plus d’espoir qu’en toi. Hélas ! qui m’eût dit, qu’après tant de souffrances, après avoir été éloignée d’eux si long-temps, je n’approcherois de la maison paternelle qu’en tremblant. Suis-je donc coupable ? je descends au fond de mon cœur, et je le trouve pur, ah ! oui, aussi pur qu’à l’instant où je m’en éloignai. Que tu es heureuse, toi, dont l’âme sensible et douce a conservé sa tranquille dignité dans toutes les affections qu’elle éprouve ; chère cousine, aurois-tu donc aimé les tiens mieux que moi ? ou ta raison, plus forte, a-t-elle su attendre leur aveu, leur ordre même, pour se rendre plus purement au sentiment que tu inspirois. Ah ! laisse-moi croire, pour soulager ma misère, et me laisser au moins ma propre estime, que Clémence, à ma place, auroit eu le même cœur ; que sensible comme moi, elle auroit eu les mêmes peines. Hélas ! ma chère, je crois que notre sensibilité est souvent astreinte aux circonstances, aux événémens de notre vie ; elle a plus d’activité et de force dans le malheur ; en cherchant une autre situation, je sens que j’aurois pu supporter tous les maux que je prévois, renoncer à lui, et obéir à une famille dont les droits me sont sacrés ; mais aujourd’hui, combien ce sacrifice me seroit douloureux ; confiance, estime, douce reconnoissance, charme d’être aimée, de faire le bonheur d’une ame honnête, il faudra tout perdre ; si jeune, je verrai le reste de ma vie s’éteindre dans l’ennui et la tristesse ; mon pauvre cœur, usé par les chagrins, au commencement de mes beaux jours, ne me laissera plus qu’un vuide affreux, que la comparaison me rendra plus cruel. Seroit-il donc vrai que les ames aimantes soient nées pour souffrir ? et tout ce qui est digne de la vie, et qui sait en sentir le prix, doit-il être malheureux ? êtres tranquiles et froids, qui n’avez jamais versé de larmes, dont l’existence inanimée ne vit que pour elle, et n’a jamais su s’intéresser à rien, serois-je donc forcée d’envier votre néant ; non, mon amie, non, j’aime mieux mes douleurs ; et dussent-elles me conduire jusqu’à la fin de ma vie, je trouverai des charmes à penser que ceux que j’ai aimé, pour qui j’ai vécu, me donneront des regrets, me plaindront ; ah ! le tendre intérêt que j’ai su t’inspirer, me feroit seul aimer mes peines ; je ne suis point isolée tant que ma Clémence m’aimera ; ta tendre sensibilité nourrira la mienne ; et n’ayant plus que toi, elle s’attachera à ton cœur, comme le dernier bien qu’elle puisse perdre. Cousine, quels que soient mes tristes jours, ne dédaignes jamais la sensibilité qui nous a rendu si heureuse jusqu’à présent ; n’éloignons pas de nous le charme dont elle embellit notre enfance ; dans un autre âge, après tout ce que tu auras fait pour moi, elle nous sera plus nécessaire encore ; et le moment où elle s’éteint pour les gens heureux, sera celui qui lui donnera de nouvelles forces entre deux ames, pour qui tout autre sentiment ne sera peut-être plus qu’un souvenir. Adieu, ma chère ; ma lettre est bien longue, et si j’en croyois tout ce que j’éprouve à m’entretenir avec toi, elle le seroit encore davantage.
LETTRE XXXIII.
Notre sort, ma chère, paroît enfin
décidé. Je ne sais si la longue attente
diminue le prix de ce qui est
désiré et obtenu, ou si l’étonnement
est un tribut que le premier moment
de bonheur exige. Je dois convenir
avec toi, que toutes les heureuses nouvelles
apportées à l’instant, ne font
pas, sur moi, l’impression que j’en
attendois. Mon frère est de retour ;
notre paix, ou du moins, tout ce qui
la précède et l’assure, est signé. Demain
nous partons pour notre demeure
paternelle, et mon cœur ne
bondit pas de joie ; si je l’interroge
vainement sur la cause de son immobile
tranquillité, il ne me répond pas ;
il s’obstine à se taire. Je suis, je crois,
incertaine,
d’être bien éveillée ; je
crains un songe, et que mon réveil ne
m’apprenne que j’ai rêvée. Aurois-je
donc des intérêts secrets, plus chers
que… Non,… non…
J’aime, avant
tout, ce que je dois aimer ; un sentiment
nouveau ne fait qu’ajouter à
tous ceux que la nature m’a donné.
Les craintes, les inquiétudes m’obsèdent ;
il est vrai, elles viennent sans
cesse se placer entre le bonheur et moi.
Importunes, éloignez-vous. N’appartiens-je
donc, qu’à une seule affection ? mon cœur est-il si rétréci, qu’il ne puisse contenir qu’un seul sentiment ?
ou, ce seul sentiment tient-il
tant de place ? Sans doute, je le sens,
le moment approche, qui doit décider
du sort de ma vie. Mais, mes penchans
ne sont-ils donc pas légitimes ?
ne sont-ils pas d’accord avec mes devoirs ?
n’ai-je pas de bons et indulgens
parens ? ne suis-je pas leur fille
bien aimée ? celle qu’ils ont pu croire
ne revoir jamais ? celle qui leur est
rendue, et par qui ?……
Ne t’ai-je pas,
toi, mon amie,
dont la main me
guidera, m’aidera,
me soutiendra ?
Suis-je donc devenue foible et pusillanime ?
N’ai-je pas supporté plus
d’épreuves et de peines d’esprit, que
jamais fille de mon âge ? Fuyez, fuyez,
vaines terreurs, phantômes de mon
imagination exaltée ; laissez-moi voir
l’avenir tel qu’il est ; ne mettez plus entre lui et moi, votre voile rembruni. Le croirois-tu, ma chère, je te l’avoue à toi ; car je n’ose en convenir avec moi-même ; il est incertain si nos parens m’auront devancé, et si je les trouverai déjà rendus à leurs foyers.
Eh bien ! je le sens malgré moi ; je désire y être avant eux ; il me semble que je soutiendrai mieux leur présence, si je les reçois… Mais pourquoi cette crainte ? suis-je donc coupable ? ai-je à rougir ? ai-je une pensée que je veuille leur cacher ? Pardon, ma chère, mais je ne puis m’expliquer à moi-même ; lis dans mon cœur, si tu le peux, et fais y moi lire ; j’en croirai bien plus tes yeux que les miens ; et j’aime mieux voir ce que
tu me montreras, que ce que je découvrirai moi-même. Tâches de venir,
sur-tout ; viens, viens, je ne t’en prie pas, je ne te conjure pas ; je demande,
je commande, au nom de la douce et
sainte amitié,
qui fait que nous appartenons l’une à l’autre.
Si je suis foible, qu’importe,
tu seras forte ; si
ma raison s’égare,
j’aurai la tienne ;
je vis en toi, hé bien, j’agirai en toi ;
je penserai, je sentirai en toi. Viens donc,
puisque tu réponds de moi,
sinon, je m’en prends à toi, de tout
ce qui n’aura pas un succès heureux ;
je ne m’accuserai point ; je me
plaindrai de toi, et je t’accuserai.
Nous serons trois ou quatre jours en
route, et je ne t’écrirai point ; ma
première datte doit être de la maison
paternelle,
après que j’en aurai baisé
le seuil de la porte ; Adieu, à te revoir,
à t’attendre, à t’espérer ; mon amie,
ma Clémence, cousine, ma chère ;
tous les noms de l’amitié viennent se ranger sous ma plume, pour t’aimer
et pour t’invoquer.
Mon frère ne part point avec nous ; c’est un acte de prudence, jusqu’à ce que tout soit terminé ; tu me comprends.
LETTRE XXXIV.
Chère et bonne cousine, je t’appelle
pour partager l’ivresse de mon bonheur ;
tu manques à ta Louise, à sa
famille entière ; nous avons besoin de
ton sein, pour épancher notre joie ;
tu m’aiderois à l’épanouir, et je sens
que ton ame nous seroit utile à tous ;
elle doubleroit nos moyens, ainsi que
nos affections. Toi qui sais si bien aimer,
si bien sentir le bonheur de l’être, viens, ma douce amie, viens embellir
le nôtre de ta grace
et des charmes que tu emploies pour faire entendre
ton cœur ; nous ne savons
qu’être heureux ; viens donner la vie
aux sentimens que nous éprouvons.
Nous t’attendons, et n’osons sans toi,
célébrer la fête ; notre réunion n’est
pas encore complette : pourquoi faut-il que ta tendre mère ne soit pas encore
en état de supporter le voyage ; tu
dois cependant t’en rapporter aux
soins de notre amitié,
bonne Clémence ;
je partagerois tes inquiétudes ;
tu aurois, la douce satisfaction de la
voir revenir au milieu de tes amis, de
ses enfans. Combien ce titre m’étois
doux ; il ajoutoit à notre union, en,
nous faisant l’illusion d’être sœurs ; si elle étoit ici avec toi, c’est alors que
celle de mes beaux jours renaîtroit ;
tout ce que j’ai souffert
ne seroit plus
qu’un songe. Depuis que je suis ici,
chaque pas me rappelle et me remet
à mes douces habitudes. L’enthousiasme
et les élans de mon cœur,
qui exaltent un peu ma tête, y mettent
seuls des différences. Mes yeux ne s’arrêtent
point sur ma mère, sans qu’il ne
me prenne envie de me jetter dans ses
bras, et d’y pleurer à mon aise tout ce
que j’aurois perdu, si la tendre pitié
de Maurice ne m’eut sauvée. En recevant
ses embrassemens, et ceux de
mon père, je suis hors de moi ; et
pour la première fois de ma vie, je
n’ose me livrer à toute la sensibilité
que j’éprouve ; je crains de les émouvoir
trop eux-mêmes ; je crois aussi
que mon frère me gêne ; avec un caractère plus tranquille que le mien, il
semble trouver tous ces événemens naturels ;
et ces hommes, d’ailleurs,
regardent toujours ces épanchemens
comme peu nécessaires au bonheur ;
mon père, seulement, dont la tendre
bonté répond à nos cœurs, partage
notre ivresse ; et ce n’est que lorsque
je suis seule avec eux, que je me retrouve ;
mais toi, ma chère, toi, l’aimable
tiers que nous désirons tous,
quand viendras-tu ? Je ne te parle pas
des autres raisons dont ta Louise fait
les siennes, pour te désirer plus encore ;
mais ce que tu as fait déjà,
demande que le reste soit ton ouvrage.
Je t’attends ; tous mes intérêts
sont dans tes mains ; je ne puis respirer
ici plus long-temps sans toi ;
chère et tendre cousine, ta prudence
ne m’est pas seulement nécessaire, mais ton indulgence, ton amitié,
ta tendre amitié, sont devenues mon
bien, et je les invoque du plus profond
de mon cœur.
C’est un exprès qui te porte ma lettre ; si elle peut te décider, gardes-le ; il pourra t’être utile, pour tes arrangemens de voyage. Je compte qu’il te remettra un mot de ma mère. Puissent toutes nos prières, avoir du succès, et te faire remplir notre attente.
LETTRE XXXV.
Je ne puis fermer les yeux ; il faut
que je te consacre mon insomnie.
Depuis deux jours que je me retrouve
ici, ce bonheur, si long-temps
désespéré, a mis mon sang dans une
agitation que je ne puis vaincre, et
je n’ai encore goûté de sommeil
dans mon ancienne demeure, que
celui que donne la fatigue et le besoin
de repos physique ; car ma pauvre
tête, même pendant ces instans, repasse
encore en rêve tous les maux
que j’ai soufferts. Il est donc vrai,
chère et bonne cousine, que je vais te
revoir ; je suis encore étrangère dans cette chambre ; notre douce intimité
n’y est point avec moi ; j’y suis seule,
tous les petits effets qui t’appartiennent
sont encore dans le désordre où
nous les laissâmes en partant ; ta
broderie abandonnée, près de ma fenêtre,
est toute fanée ; le soleil a
mangé les couleurs ; mais il n’importe,
tu seras forcée de finir ton ouvrage,
et tu m’en verras parée. Ce
matin, en entrant ici, je sentis la plus
douce émotion : c’étoit l’heure où jadis
nous venions y prendre nos occupations.
La beauté du jour qui faisoit
contraste avec les grands peupliers
dépouillés de feuilles, me rappeloit
les matinées délicieuses que nous y
passâmes ensemble, l’automne dernier ;
et pour rendre le charme de
l’illusion plus complet, j’arrangeai,
avec la plus scrupuleuse attention, les meubles tels qu’ils étoient alors : ton
fauteuil habitué, ton grand chapeau
de paille, jetté sur le lit, le grand
schal attaché à la fenêtre, le côté de
jalousie que tu voulois qui fut fermé,
pour éviter la réverbération du canal,
je n’oubliois rien : je me plaçois ensuite
à côté du secrétaire, avec mes
livres d’études : j’ouvris justement,
celles de la nature ; toutes les réflexions
touchantes que tu faisois, en
les lisant, me revinrent, mes souvenirs
me donnèrent une de tes douces
leçons, et pour un moment, je fus
seule avec toi et l’auteur de cet aimable
ouvrage. Je ne sortis de cette
rêverie, que pour me livrer à l’espoir
de la réaliser bientôt ; chère Clémence,
le bonheur a aussi besoin de
calme : à mesure que je me retrouve
avec moi, je le savoure avec plus de charmes. Dans les premiers instans,
j’étois dans un état d’oppression qui
approchoit du malaise ; le moindre
mouvement me donnoit une irritation
pénible, comme pour le retenir ;
depuis si long-temps il m’étoit
étranger, et je crois qu’il ne me
deviendra familier que lorsque je serai
avec toi ; jusqu’à ce moment, ma
chère, mon pauvre cœur sera toujours
inquiet ; il me faut toi, ta tendre
amitié, qui ne peut être remplacée
par rien ; et j’ai autant besoin de ta
présence pour te faire juger si je suis
heureuse, comme j’ai eu besoin de
ton cœur pour y verser mes peines ;
ce n’est qu’en toi que je puis être,
après m’avoir habituée à te chercher
dans tout ce que j’éprouve ; aurois-tu
bien le courage, cruelle, de m’abandonner
aujourd’hui ? et ne veux-tu plus rien faire pour moi que je ne
l’ignore ? voudrois-tu te dérober à la
reconnoissance, et me faire douter de
quelle main vient le bienfait ? Cousine,
cette délicatesse qui a de la
grace dans la société, deviendroit un
outrage entre nous, et je t’en veux
presque de m’avoir fait un mystère
de tes soins et de ta prudence pour
instruire ma mère ; méchante, que
de tourmens et de peines tu m’aurois
évité, en me disant un mot ;
mais si je te gronde du secret que
tu m’as fait, il faut te donner le
plaisir d’en savoir la suite ; je devrois
bien aussi me taire sur le succès, et
te laisser à toi-même le besoin de
me l’apprendre ; mais je n’ai pas ta
force, et je ne puis mettre plus loin
le récit de notre réception à la maison
paternelle.
D’après ce que je te marquois au moment de notre départ, tu t’imagines que je n’étois guères plus tranquille le long de la route : elle fut pénible, j’étois dans une agitation cruelle, je crois que j’avois la fièvre ; j’aurois donné tout au monde pour être arrivée, et cependant le temps où nous dînâmes, me parut court ; nous y laissâmes notre bagage avec Lapointe, pour aller à pied ; j’aurois voulu me reposer plus long-temps ; je me sentois même si foible, que je craignis de ne pouvoir faire la route ; j’arrangeois les heures pour juger à-peu-près celle où nous arriverions ; et cent fois avant j’avois vu mon père, ma mère, me recevoir, me revoir dans autant de situations différentes ; la nourrice nous pressoit, et nous marchions si occupés, que nous ne disions pas un mot ; Maurice même oublioit de m’aider de son bras ; il me laissoit derrière avec la nourrice, marchoit vîte devant nous, puis s’arrêtoit, et nous laissoit passer fort loin ; enfin, ma chère, ces lieux tant desirés, parurent à nos yeux : je les vis, j’apperçus la cime des grands sapins qui descendent à la grande avenue ; ô ! c’est alors que ta pauvre Louise n’étoit plus à elle ; en un instant, toutes mes craintes, toutes mes agitations cessèrent, je ne sentis plus rien ; les bras de mon père, ceux de ma mère me sembloient ouverts, je m’y confondois avec eux une seconde fois, j’y puisois la vie ; mes maux, mes inquiétudes, tout fut oublié ; et quand j’aurois dû mourir après, je ne me serois pas plainte… Mes pas se précipitoient, je fus bientôt à portée du petit verger du bonhomme Kercy ; sa fille, qui m’apperçut, se mit à courir de l’autre côté, en criant : Monsieur, Monsieur, la voilà ! c’est elle ; ah ! mon Dieu, je l’ai reconnue tout de suite. À l’instant, ma chère, je vis mon tendre père, je courus à lui, en traversant la haie ; là, il me prit dans ses bras ; là, je reçus les premiers embrassemens paternels ; tout mon être n’y pouvoit suffire ; je me sentois à peine ; mon cœur seul pouvoit encore me donner une nouvelle existence sur le sein de ma mère ; j’en prononçois le nom sur le visage de mon père, en même temps que mes embrassemens étouffoient sa voix et l’empêchoient de me répondre ; il me porta sur un banc, s’assit près de moi ; je penchai ma tête sur ses genoux ; il pleuroit, en s’écriant : mon enfant, ma Louise, c’est toi, je te revois, je ne mourrai pas sans vous avoir encore tenu dans mes bras ; le ciel a eu pitié de moi ; à ce mot, je tombai à genoux sur la terre, je me renversai, en levant les yeux, et je fis alors la prière la plus fervente qu’il ait jamais entendue ; en revenant à moi, je me vis entourée du fermier et de ses enfans ; mon père étoit encore assis, les mains jointes ; il se pencha vers moi, me releva en me baisant la tête ; puis, appercevant Maurice, il lui dit : — brave jeune homme, venez, vous êtes de la famille, vous y avez placé des souvenirs qui n’y finiront jamais ; et vous, bonne nourrice, venez, venez, c’est à ma femme à vous parler pour nous tous ; — en même temps, il nous entraîna avec lui, nous traversâmes la ferme avec tous les enfans devant nous, courant et criant de toutes leurs forces ; à leur bruit, ma mère sortit, et nous la trouvâmes prête à descendre la terrasse ; en nous appercevant, elle cria : ma fille ; ses bras étoient élevés ; je m’y précipitai ; nous pleurâmes long-temps, nos larmes seules s’exprimoient ; on fut obligé de lui apporter un siège ; dès qu’elle pût parler : — ah ! Monsieur, dit-elle, en se tournant vers Maurice, par ce que j’éprouve, vous pouvez juger ce que vous m’avez rendu, et ce que j’aurois perdu sans vous. — Je le regardois, il paroissoit aussi heureux que moi ; il prit la main de ma mère et la porta contre ses lèvres ; ma bonne nourrice n’osoit approcher ; mon père la montra à maman, qui lui sauta au cou : elle l’embrassa de tout son cœur ; puis, prenant son bras et le mien, elle nous mena dans le vestibule, où nous fûmes arrêtés par tous les gens de la maison ; ma pauvre bonne Nancy faisoit tous ses efforts pour venir à moi ; je les embrassai tous ; mon cœur étoit plein et se dilatoit dans les marques d’affection de ces bonnes gens ; ils entrèrent avec nous dans le salon ; ah ! ma chère, ce moment fut le plus doux de ma vie ; jamais je n’avois été à portée de juger combien un sentiment de bienveillance, même dans nos inférieurs, peut donner de bonheur ; le mien s’en accrut ; tout ce qui m’entouroit en faisoit partie ; les tendres preuves qu’ils me donnoient, m’assuroient le plus doux avenir ; mon ame s’échappoit pour leur dire : c’est avec vous que je vais passer ma vie, que je vais rester toujours ; je suis votre bien à tous, et je ne vous quitterai plus jamais ; ils s’emparèrent de ma nourrice, chacun lui offroit sa chambre pour se reposer ; enfin, Nancy l’emporta, et l’emmena avec elle, bien résolue de venir chez moi passer la nuit ; ma tendre mère me mit à sa place, puis, me prenant les mains, m’ordonna de me tenir tranquille ; ses soins alors, et sa tendre sollicitude me rendirent son enfant une seconde fois ; je n’osois m’y soustraire, quoique je me sentisse parfaitement bien, et nullement fatiguée ; je saisissois tour-à-tour ses mains, sa robe, que je baisois avec ardeur ; tandis que sa bonté partageoit, avec ma bonne, les soins qu’elle me croyoit nécessaires. Mon père causoit familièrement avec Maurice ; je le vis qui l’emmenoit avec lui, comme pour en prendre possession ; maman, elle-même, donnoit des ordres aux domestiques pour arranger la chambre de Maurice. Juges, cousine, après toutes mes craintes, ce que devoit éprouver mon pauvre cœur ; je me retenois, pour ne pas me jetter à leurs pieds, et les remercier de me rendre si heureuse ; j’aurois voulu prolonger une soirée si délicieuse, mais maman s’y opposa, et m’emmena dans ma chambre. En passant dans la sienne, chaque meuble eut mon hommage ; je voyois, je respirois, par tous mes sens, tous les momens heureux que j’y avois passés. Combien ma demeure me parut riante ! j’y rentrai, comme j’imagine qu’Adam et Eve seroient rentrés dans le paradis terrestre. Mon frère arriva le lendemain matin ; ma bonne mère entra chez moi avec lui, fit apporter le déjeûner, et me força de me reposer ; je crois cependant que de longtemps je ne serai assez tranquille. Il faut que je respire encore la joie et l’inquiétude, ton sein seul, ma chère Clémence, peut me rendre à moi-même ; mon cœur t’appelle ; mon impatience t’accuse ; pardonnes les torts de l’une, qui ne viennent que des besoins de l’autre.
LETTRE XXXVI.
En vérité,
ma chère, je commence
à croire que je suis née pour
les circonstances extraordinaires ; et
pour peu que cela continue, mon histoire
deviendra tout-à-fait un roman ;
mais il faut t’instruire de ce nouvel événement.
Tu n’as, sans doute, pas oubliée
ma bonne dévote à Parthenay, qui
eut, pour Maurice et pour moi, des
bontés dont le souvenir me restera
toujours ; hé bien, cousine, par une
généalogie trop longue à te détailler
dans une lettre, elle se trouve notre
parente ; c’est-à-dire, petite cousine de ma mère ; tu juges bien de la surprise
où nous avons tous été. Maman
ne l’a jamais vu, mais se rappelle
bien son père, qu’elle a beaucoup
connu dans son enfance, qui
partit de sa province sans être marié,
et qu’on n’y a jamais revu depuis ; on
a su seulement qu’il s’étoit établi. Un
procès considérable lui fit perdre le
bien qu’il avoit ici,
et l’en éloigna.
Or, voici comme tout cela nous est
revenu ; j’en avois beaucoup parlé à
maman, et du désir que je conserve
de les revoir un jour ; en attendant, je
leur écrivis en ne leur cachant plus
rien de ma condition ni de mon existence ;
et leur promettant qu’aussitôt
que Maurice le pourroit, il iroit leur
porter ma reconnoissance et celle de
ma famille ; la réponse étoit adressée
à ma mère, et nous, y trouvâmes tout ce que je viens de te raconter ; elle m’écrivoit
aussi des félicitations sans nombre ;
mon nom lui avoit tout appris :
ma mère en fut touchée ; le style de sa
lettre est extrêmement sensible ; notre
bonne dévote sait aimer ses enfans,
sa famille, ses amis, comme les anges.
Je vis avec plaisir, l’impression que
faisoit cette bonne parente. Mon
père proposa tout de suite de l’aller
voir ; mais ma mère s’y opposa, à
cause de la saison trop avancée ; il fut
décidé qu’on alloit leur écrire, en les
assurant qu’au premier jour de printemps,
mon père iroit avec mon frère ;
ils se proposent de les ramener passer le
reste de la belle saison avec nous. Tu
vois, ma chère,
de nouvelles connoissances
à faire,
et un nouveau
cousinage ; car tu seras forcée d’être
aussi leur cousine et leur amie ; ce qu’elles ont fait pour ta Louise ; m’est un garant
que tu les aimeras.
À présent, mon ange, il ne faut plus que s’armer de patience, pour t’attendre encore ; l’espérance que tu nous donnes nous console ; maman voudroit bien te voir ici la semaine prochaine, pour des arrangemens où elle a besoin d’avoir sa Clémence ; moi, je ne sais plus ce que je peux espérer ; tes retards m’affligent, me désolent, j’en souffre continuellement ; je n’ose me livrer à rien ; tes lettres ne m’apprennent pas ce que je dois faire ; et malgré tout mon bonheur, une crainte secrette m’avertit qu’il ne sera peut-être pas long. Songes, chère cousine, que tu ne peux me laisser plus long-temps seule ; dans ce que je vois autour de moi, je devine ton ouvrage ; mais ce que tu m’écris, m’apprend qu’il faut être prudente, et me donne une timidité extrême ; d’ailleurs, tu connois ma mère, sa pénétration ; habituée à ne lui rien cacher, chaque instant peut me trahir. Ô ma chère, viens à mon secours, pendant qu’il en est temps encore !
LETTRE XXXVII.
Tout ce qui se passe autour de moi,
est si loin de ce que j’avois pensée,
que je crains que ce ne soit un songe
dont le réveil seroit bien pénible ;
car enfin, ma chère, malgré tes soins
et tes instructions, je ne sais que
croire ; Maurice, lui-même, reste
dans un étonnement que j’affecte ne
pas partager ; jusqu’au moment où
nous sommes arrivés ici, j’ai dû, j’ai
cru même lui cacher mes inquiétudes ;
et ce n’est pas quand elles semblent
s’anéantir, que j’irai l’en instruire. Ne
crois pas, cependant, que me livrant trop à mes espérances, mon pauvre
cœur goûte d’avance un bonheur qui
peut-être est encore bien loin, et me
coûtera bien des larmes ; mais je t’avoue,
que soit foiblesse, soit que l’image
m’en soit si chère, je ne puis
me défendre de la carresser dans le
fond de mon ame, et d’y penser sans
cesse ; sans le vouloir, j’y rapporte
tout, et je ne vois pas une action dans
l’avenir, qui ne soit partagée par celui
que j’aime. Ô ma chère, si tu étois
près de moi, tu rirois de ta pauvre
cousine, qui se débat continuellement
pour sortir de ce qu’elle appelle une
erreur, et si replonger l’instant d’après,
avec plus de charme et d’abandon ;
ah ! s’il est vraiment quelque
chose qui puisse tenir lieu d’un bonheur
parfait, c’est l’état où je suis ; et
s’il étoit en mon pouvoir de le prolonger, je ne balancerois pas à sacrifier
tout le reste, et mourir avant l’instant
cruel qui, peut-être, détruira et mon
bonheur passif, et toutes mes espérances.
Chère Clémence ne te mocques
point de mes douces illusions,
tout ici les fait naître, et ce ne seroit
que ta froide prudence qui pourroit
seule arracher le voile ; il couvre même
les yeux de Maurice. Je le vois, je le
sens ; il partage tout ce que j’éprouve ;
tantôt sérieux, ou tout ame, il semble
oublier et ses craintes, et ses incertitudes ;
et ce qu’il y a de fort singulier,
c’est que l’un et l’autre, nous ne revenons
à notre situation, que lorsque
nous sommes seuls, ou en tiers, avec
ma mère, quoique sa bonté, sa délicatesse,
remplies de graces, soient les
mêmes ; mais quand nous sommes en
famille réunie, le charme augmente ; mon père sur-tout, dans sa reconnoissance,
laisse échapper des expressions,
des mouvemens qui mettent
le jeune homme hors de lui ; sa
raison l’abandonne, alors il se livre à
tout l’épanchement et la douce intimité
qui existeroient, si nos vœux
étoient remplis ; j’aime ces instans ;
j’ai observé qu’il y gagnoit beaucoup,
et qu’il serait bien plus aimable encore,
s’il avoit le droit de s’y livrer.
Ne crois pas, cousine, que c’est l’aveugle
qui voit tout cela ; ma mère,
qui sûrement ne le devine pas,
pense comme moi, et paroit elle-même
l’écouter avec plaisir ; elle disoit,
hier soir, à voix basse, en regardant
mon papa, pendant qu’il s’éloignoit
avec mon frère : — ce jeune homme
est vraiment aimable ; il joint à une
belle ame, une sensibilité charmante. — Mon père ajouta : — ô je l’estime
beaucoup ; — et moi, ma chère, je
me retirois en arrière, en respirant
l’air de la porte entr’ouverte, pour ne
rien perdre de ce que je venois d’entendre.
Tu sens bien que ce discours
n’a pas nui à Maurice, dans l’esprit
de mon père ; la douce union qui a
toujours régnée entre lui et ma mère,
l’a habitué à aimer, à estimer tout
ce qu’elle honore de sa bienveillance,
bien persuadé qu’elle ne se trompe
jamais ; et je crois qu’il a raison ; elle
a un tact et un sentiment qui lui tiendraient
lieu d’esprit, si elle n’en avoit
pas. Je ne puis te dire avec combien
de plaisir, je vois la manière dont
mon père en use avec notre gendarme :
il s’en empare continuellement, le
mène promener, lui annonce les projets
de changemens qu’il compte faire exécuter ; lui demande des plans, le
fait travailler avec lui, toujours enchanté
de ce qu’il a fait. Maurice a
déployé des talens que je ne lui connoissois
pas : il dessine, il lave des
plans, exécute des idées parfaitement.
Il nous a dit, qu’à travers ses courses
et ses travaux,
il avoit travaillé chez
un ingénieur militaire. Tout cela fait
grand plaisir à mon père, qui lui a
déjà préparé beaucoup d’ouvrage. S’il
fait tout ce qu’il a pensé, je n’aurai de
longtemps à craindre son absence ; mon
frère partage le travail avec bien plus
de grâce qu’autrefois ; car tu sais que
tout cela l’ennuyoit, et qu’il s’y refusoit
le plus souvent ; mais je crois
qu’hors être son beau-frère, il aime
Maurice, se plaît avec lui, et feroit
tout pour lui ; je le vois souvent au
moment où il se livre à sa gaîté, y faire trêve, pour l’écouter, et rendre hommage
à sa touchante raison, qui est toujours
mêlée d’idées au-delà, comme les
imaginations vives ; et ma mère, qui
connoît un peu ce défaut, quoique
payée pour l’excuser, ne peut s’empêcher
de sourire ; mais je doute qu’il lui
fasse tort dans son esprit. J’ai remarqué
aussi, que lorsqu’il y avoit des étrangers,
on avoit plus d’égards encore
pour le gendarme. Mon père le présente
avec plaisir, et tout le monde
lui fait de grandes honnêtetés.
Maman s’accoutume à lui donner le
bras pour sortir. Ce matin, elle me
fit appeler de bonne heure ; elle étoit
encore au lit. Louise, me dit-elle,
habillez-vous, nous allons aller à la
messe, et de–là nous irons faire une
visite à M. D….., nous lui-demanderons
ses demoiselles pour demain, ou pour un jour dans la semaine,
et tu leur donneras une petite fête ;
c’étoient tes amies autrefois… Puis,
me regardant en riant, songes que
tu vas chez des dames. Je n’avois pas
encore fini de m’habiller, qu’elle entra
dans ma chambre, tenant à sa
main, le chapeau de velours noir,
garni de plumes, que tu m’as envoyé
de Rennes, quelque temps avant
notre désastre. Tu oublies donc tout,
me dit-elle, jusqu’au présent de Clémence ;
je lui dirai, à son retour,
que ma fille est devenue si raisonnable,
qu’elle ne pense plus à la
toilette ; Louise, Louise, que veut
dire cette insouciance ? elle devient
ridicule dans une jeune personne
de votre âge, et je n’entends pas que
ma fille fasse divorce avec les Graces ;
elle avoit posé le chapeau sur le secrétaire, et s’assit près du feu ; je le mis devant
elle, tandis qu’elle me donnoit son
avis : est-ce bien, maman ? — Oui,
mon enfant, oui ; ma Louise est encore
jolie, quoiqu’elle ait bien souffert ;
viens m’aider, ajouta-t-elle, je suis
bien aise que tu sois ma femme de
chambre aujourd’hui ; — pendant
que je l’aidois à se coiffer, elle me
regarda beaucoup ; je voyois dans
son miroir, qu’elle s’occupoit de moi
plus que d’elle ; elle me sourioit ;
puis, se retournant : — en vérité,
ma fille, tu n’as presque pas changé ;
prends donc un peu de gaîté, cela
seul te manques ; sais-tu bien que rien
ne vieillit comme d’être triste ? n’es-tu
plus heureuse d’être avec nous,
d’être avec ta mère ? Eh ! ma pauvre
enfant, reprit-elle, me serrant le
bras dans ses mains, tu ne m’as jamais été plus chère, je ne t’ai jamais
plus aimée que depuis que j’ai
senti que je te pouvois perdre ; que
serai-je devenue, mon dieu, si ma
pauvre Louise ne m’eût été rendue ?
comment pourrai-je reconnoître un
tel bienfait ? il faut, ma fille, que
tu t’informes à M. Maurice, s’il
a écrit à ses parens où il est ;
s’il leur a fait part de son affaire ; je
voudrois les connoître, ce que nous
en savons annonce de braves et honnêtes
gens ; ton frère iroit, on enverroit
leur donner des nouvelles de
leur fils ; nous en causions hier ensemble,
et nous avons pensé qu’il
seroit bien d’en savoir davantage ;
tout ce que nous voyons, sûrement
est en sa faveur ; il paroît plein d’honneur,
il est même intéressant ; et ce
qu’il a fait pour toi, lui donne un titre sacré dans notre maison ; mais
cependant, je crois que ton père seroit
bien aise d’arranger son sort et
notre reconnoissance, car tu sens bien
que ceci ne peut toujours durer, et
je serois désolée que ce jeune homme
put jamais nous accuser d’ingratitude.
Ah ! voilà tes couleurs qui reviennent,
je te trouvois un peu pâle ce matin ;
tu as vraiment des momens qui me
donnent de l’inquiétude ; je crains
que ce ne soit la suite des fatigues
que tu as éprouvées ; et puis, je ne
sais, mais il me semble que tu te
négliges beaucoup ; la simplicité a de
la grace, mais il ne faut pas qu’elle
soit trop uniforme, elle devient une
habitude qui lui ôte son prix ; mets
une robe de soie aujourd’hui, je veux
te revoir comme autrefois ; je m’en
allai en fille obéissante, pour exécuter son ordre. Lorsque je rentrois, mon
frère y étoit, qui me salua d’un air
plaisamment respectueux, en me disant : —
charmante sœur, en vérité,
Louise, où vas-tu donc ? car, sans
doute, ce n’est pas pour nous ? — puis,
il dit : — maman, je vais aller chercher
Maurice, et vous nous donnerez à déjeûner. —
Ils rentrèrent ensemble ;
maman étoit d’une gaîté charmante,
elle traita Maurice avec une bonté qui
me donna des forces pour le reste de
la journée ; quelle bonne mère ! ô ma
Clémence ! je me trouve trop heureuse,
je crains de toucher au jour qui
anéantira toutes mes illusions. Cependant
Maurice nous regardoit avec inquiétude,
et sembloit deviner que
nous allions sortir. J’aurois bien voulu
la faire cesser ; je voyois maman qui
l’examinoit ; elle lui proposa, en le regardant fixement, de venir avec
nous ; — nous vous garderons peut-être
toute la journée, ajouta-t-elle,
mais nous vous en tiendrons compte
auprès de mon mari ; engages-le à nous
joindre, dit-elle à mon frère ; à Maurice,
en riant ; — vous vous livrez
à nous sans inquiétude ; — si j’en
avois, Madame, je tâcherois de me
rassurer sur votre bonté ; — et en
même temps, un regard à ta Louise,
l’avertit assez qu’il en avoit beaucoup.
En sortant de la messe, nous les trouvâmes
au bout de la grande avenue,
près de la grille ; maman prit le bras
de mon frère, et Maurice m’offrit le
sien ; elle voulut allonger sa promenade,
et nous fit faire le grand tour ;
Maurice me demanda où nous allions :
il parut plus tranquille quand
je lui eus dit. Ces dames étant venues à la maison depuis mon arrivée,
il les avoit vues ; je crois qu’il avoit
besoin de cette instruction ; il y a
des situations où l’on est effrayé de
tout, où l’on ose se livrer aux choses
mêmes qui nous flattent le plus ;
dans ces instans, nos mouvemens
sont aussi tremblans que notre cœur,
et je m’apperçois bien qu’il éprouve
souvent cette contrainte qui resserre
l’ame ; sur-tout quand mon père n’y est
pas, il semble alors que sa confiance
l’abandonne ; et moi, ma chère, qui
ai toujours été si bien avec maman,
même encore quand je suis seule avec
elle, hé bien, sitôt qu’il est là, tout
change ; je sors de ma place pour me
mettre à la sienne ; je deviens sa compagne,
je partage ses incertitudes, et
la pauvre Louise souffre autant que
lui. Tu vois, chère cousine, combien cet état est pénible ; il me faudroit
un tiers entre ma mère et moi,
et ce tiers ne peut être que toi ; tu
as beau m’écrire les meilleurs avis,
me donner même un abrégé de ce
que tu comptes faire près de ma
mère, et tes espérances ; malgré tout
cela, nous ne pouvons nous entendre ;
le secret que l’on me fait de tes
lettres, le peu que tu m’en envoyes,
le vague qui y règne, ne me donne
que des apperçus qui augmentent les
ténèbres qui m’environnent ; d’ailleurs,
les détails que je rapproche le plus
scrupuleusement que je puis, pour
t’instruire, ne vont peut-être point
au but que je leur suppose ; peut-être
ne signifient-ils rien ; peut-être
n’apperçois-je pas ceux dont les rapports
ont plus de vraisemblance, et
qui, en t’éclairant davantage, te traceroient une route plus facile et
plus sûre ; mais, ma chère, que peux-tu
attendre d’une tête aussi malade
que le cœur ? mon courage meurt et
renaît selon qu’elle le guide ; toute
ma raison, tendue au même objet,
ne me montre pas plus la route que
je dois suivre ; et si l’espérance de
te voir n’étoit pas là, bien loin de
désirer avancer l’avenir, je voudrois
retenir le temps ; chaque jour me
semble gagner sur les chagrins qui
m’attendent ; ma bonne Clémence,
m’entends-tu ? mes idées sont tellement
confuses, que je crains que ton
amitié ne se fatigue ; toi, indulgente
autant qu’aimable, que ne te dois-je
pas ? que serois-je sans toi ? quand
j’ai pensé avec toi, je me sens soulagée
en te faisant partager les agitations
de mon cœur ; je les trouve plus excusables ; et j’ai tellement besoin
du tendre intérêt qui reçoit ma
confiance, que je m’applaudis que tu
vailles mieux que moi ; en te voyant
descendre de ta dignité pour me conduire,
mon erreur, si c’en est une,
me devient plus chère et plus sacrée ;
je sens que telle chose qui puisse arriver,
son souvenir, lié à tout ce que
tu fais aujourd’hui pour moi, embelliroit
encore les derniers momens
glacés de ma vieillesse ; mon cœur
y reviendroit en les regrettant, en
s’énorgueillissant même de t’avoir eu
pour témoin, de ce qu’il a éprouvé.
Il me semble que l’avenir est là ;
mes rêveries m’y conduisent sans cesse,
en traversant toutes les peines que
je prévois ; je reviens plus heureuse
au moment où je suis ; je me hâte
de jouir de tout le charme qui m’environne ; quand il cessera, quand il
n’existera plus, tendre amie, je retrouverai
ton sein pour pleurer ce
qui ne pourra revenir pour moi ; je
t’en parlerai, je te dirai tout que ce
que j’ai fait, tout ce qu’il a fait lui-même
pour notre commun bonheur ;
tu verras que nous en étions digne
l’un et l’autre. Ah ! sans doute,
comme il n’y aura plus rien pour moi,
il n’y aura plus rien pour lui ; il souffrira
peut-être plus encore ; il n’aura
point d’ami pour le plaindre, pour
pleurer avec lui ; où le trouveroit-il ?
dans son sexe, il n’y a point de Clémence,
le ciel n’en a mis qu’une seule
sur la terre, et me la donna pour
adoucir mes peines, et me forcer encore
à reconnoître sa bonté. Oh ! si
j’étois seule à souffrir alors ! ton cœur,
en me restant, vivifieroit dans le mien cette douce mélancolie que laisse les
souvenirs à ceux qui ont tout perdu ;
mais ma chère, il seroit malheureux
pour toujours, lui : quel prix, de ce
que je lui dois, et combien cette pensée
verseroit d’amertume sur ma vie ;
ses soins, son amour, ses espérances,
indignement trahis, ne poursuivroient-ils
pas les auteurs de ses
maux. Homme honnête et sensible ;
puisses-tu, après moi, retrouver une
autre ame qui soit digne de la tienne,
et te rappelle celle que tu avois choisie.
Je crois qu’il y a des félicités trop
grandes, que les foibles humains ne
peuvent atteindre ; et la nôtre eut été
la plus pure, la plus parfaite et la
plus sentie dont le ciel eut jamais fait
son ouvrage ; il eut été le tien aussi,
toi, l’ange dont il se sert pour ranimer
mon courage, me guider et me faire conserver encore tous les charmes
de l’espérance. Que n’es-tu avec moi ?
ne te verrai-je que lorsque je n’aurai
plus que des larmes à répandre ; il me
seroit si doux de verser ce moment de
repos dans ton sein, de le partager
avec celle qui me l’a donné. Tendre
cousine, je suis si heureuse de te le
devoir : puissé-je le filer jusqu’au temps
qui te ramènera près de nous ; et si
je ne puis le prolonger, s’il faut qu’il
finisse, fais du moins que ta Louise
retrouve ton cœur, pour y pleurer sa
misère.
LETTRE XXXVIII.
Explique-moi,
je te prie, une conversation que je viens d’avoir
avec ma mère ; nous avions déjeûné en famille :
Maurice y étoit ; les hommes sortirent
ensuite ensemble. Nous restâmes seules ;
nous prîmes chacune notre ouvrage ;
je brodai, et maman s’établit
à son métier de tapisserie. Là, sans
lever les yeux de dessus son canevas,
elle m’a fait de suite plusieurs questions,
que je vais tâcher de me rappeler,
dans leur ordre. — Louise, savez-vous
quelque chose des projets de
M. Maurice ? il est honnête, et paroît avoir reçu de l’éducation. — J’ignore
ses projets, maman ; vous savez qu’après
son affaire, il ne peut reparoître
à son corps, ni à son pays.
— Oh ! oui, mais cette affaire doit finir
par s’arranger ; … il faut qu’il ait les
passions bien vives, pour avoir pris vos intérêts
avec tant de chaleur. — Je n’avois plus
d’intérêt, et je pense aussi qu’il eût
été plus sage… — Mais plusieurs jours
s’étoient déjà passés, depuis cette singulière
avanture ; il ne vous prévint
donc pas ? vous ne pûtes rien deviner
de ses intentions ? — Il ne l’apprit que
par hazard, et ne se donna pas un
moment de réflexion. — Ici ma voix s’altéra ;
je rougis, et ma mère me regardant
fixement, me dit : — qu’avez-vous ?
êtes-vous incommodée ? — Je l’assurai que non. —
Il est extraordinaire, dit-elle, qu’ayant pu lui taire un tel événement, qui selon ce que
vous m’avez dit, a dû faire du bruit,
vous n’ayez pu prévenir cette saillie de
jeune homme ; car c’est un coup de
tête.
— Maman, je suis loin de l’approuver ;
cependant le motif étoit excusable.
— Oh ! les jeunes personnes
aiment les avantures dont elles sont
l’objet. — Maman, je vous assure que
j’aurois beaucoup préféré que celle là
n’eut point eu lieu. — Je le crois,
d’autant que tant de reconnoissance
peut embarrasser. — Il n’a jamais paru
la faire valoir. — C’est chez un oncle,
curé, je crois, qu’il a été élevé.
— Son père le destinoit à cet état.
— Je m’en serois doutée ; il est fort bien ;
cependant, ne lui trouves-tu pas l’air un peu
empesé, il marche avec de grands
mouvemens ; je crains toujours qu’il ne
heurte les murailles. — Il est peut-être embarrassé ; vous lui en imposez, maman,
et le respect ?… — Oh ! le respect
ne fait pas marcher plus vite ;
d’ailleurs, il doit nous connoître ; sans doute tu
lui as sûrement parlé de nous ?…
— Sans doute, maman, et c’est une raison
pour qu’il vous respecte davantage.
— Il ne paroît pas très à son aise, avec
votre frère. — Ils se sont vus peu de
jours. — À propos, je compte t’envoyer
bientôt voir ta cousine Clémence ;
tu seras charmée, j’imagine,
de la revoir, si elle ne peut quitter sa
mère ; pendant ce temps, nous verrons
ici à arranger les affaires de ce
jeune homme ; à ton retour, tu trouveras
cela terminé. Eh bien ! est-ce
que cela ne te convient pas ? nous retarderons.
— Tout ce que vous déciderez
de moi, maman, sera toujours
ce qui me conviendra le mieux. — Mais il ne s’agit pas de moi ; tu verras
toi-même… Votre père me paroît
goûter beaucoup M. Maurice.
— Je crois, maman, que mon père l’estime,
et lui sait gré. — Oh ! nous
lui savons tous gré ; notre seul embarras
est de lui en donner des preuves.
Tu lui as bien dit, sûrement,
combien nous étions reconnoissans
de sa conduite envers toi ; et tu dois
l’être aussi ; je serais fâchée de te trouver
ingrate. Ce n’est que la manière
qui nous embarasse : lui faire des offres
d’argent… — Oh ! maman, je crois
être sûre que vous l’humilieriez beaucoup,
et qu’il n’accepteroit pas. — Je
le pense de même ; on pourroit lui
acheter un bien, près celui de son
père. — Vous savez, maman, qu’il
n’y peut pas retourner. — Ou tâcher
de l’avancer au service. — Après son affaire, il ne peut plus y rentrer.
— Ah ! c’est vrai… C’est vraiment embarrassant.
Tu devrois y penser, et m’en parler.
— Maman, vous saurez mieux que moi…
— Non, tu le connois davantage,
et imaginerois mieux que nous
ce qui pourroit lui convenir ;
penses-y, et parles-moi, ou à ton père…
Louise, vas me chercher mon étui à
aiguille, dans le salon. —
Je crois,… je t’avoue, ma chère, que jamais
commission ne vint plus à propos.
En rentrant, ma mère n’y étoit plus ; je la vis qui se promenoit dans le parterre.
LETTRE XXXIX.
Et tu crois vraiment, ma chère, que
ma mère m’a deviné, et que notre conversation
à laquelle tu fais une si
prompte et obligeante réponse, n’est
qu’une épreuve. Mais crois-tu donc, que
ma mère eût pris tant de détours avec
moi ; elle connoît sa fille ; et si elle
vouloit tirer un secret de son cœur,
elle n’auroit pas besoin de le surprendre.
Moi-même, j’ai vingt fois été
tentée de tomber à ses pieds,
et de lui avouer tout ; la seule crainte d’un
empressement trop hâté, m’a retenue ;
et puis, tu connois ma mère : sa dignité rassure mais sa bonté en impose ;
elle est froidement bonne, et
gaîment sévère ; quand elle gronde,
elle est si aimable, que l’on ne peut
que l’appaiser ; sa sensibilité et ses
carresses ont un sang froid, et sont si
graves, qu’elles inspirent la réserve
avec la reconnoissance. Dans tout cela,
l’abandon de la confiance, ne sait où
se mettre et ne trouve point de place.
Hier, après dîner, pendant sa lecture
ordinaire, elle eut, ou feignit, je
crois, un affoiblissement dans la vue ;
elle passa son livre à Maurice, et le
pria de continuer ; il s’en acquitta
fort bien, et plaisanta même avec
grace sur les leçons du curé,
son oncle ; ma mère parut y prendre
plaisir, et le fit causer assez long-temps ;
puis elle s’endormit dans son
fauteuil. J’étois si contente de la scène, que je craignis de la gâter en la
prolongeant. Je fis signe à Maurice de
sortir, dans la crainte, lui dis-je,
d’éveiller ma mère. Je ne sais si elle me
vit ou m’entendit ; il avoit à peine
fermé la porte, qu’elle me dit, sans
ouvrir les yeux : — où va-t-il donc ? —
En vérité, ma chère, je suis dans
un état d’anxiété que je ne puis te
peindre. Il me semble que je suis ici
aux ordres et à la merci de tout le
monde : je demanderois volontiers aux
domestiques que je rencontre : — comment
avez-vous trouvé aujourd’hui,
M. Maurice ; en êtes-vous content ? —
Cet état ne peut pas durer ; mon père
me semble celui qui procède le plus
rondement : il s’empare de Maurice
tous les matins, et le promène du jardin
au parc, du parc au bois. Il
veut lui faire connoître tout en détail ; il a, dit-il, des vues sur lui ; il
lui parle culture, économie ; et mêle
tout cela de témoignages d’affection
et de confiance qui ne me rassurent
point. Il ne lui vient pas même dans
l’idée, qu’un soldat puisse aimer sa
fille. — J’aime beaucoup ton M. Maurice,
me disoit-il, dernièrement : ce
jeune homme a l’esprit très-juste ; je
voudrois que nous puissions le fixer à
la maison ; tu devrois lui en parler ;
vous êtes ensemble dans une habitude
de confiance, qui le mettroit plus à
son aise pour répondre. — Je n’y étois
guères, moi-même ; je l’assurois que
je croyois Maurice trop attaché à ses
parens, pour se séparer d’eux par le
seul motif d’intérêt. — Eh bien, dit
mon père, à son âge, on pourroit lui
trouver ici un établissement ; c’est une
idée que j’ai depuis quelque temps ; et si je m’y connois, je crois qu’il n’en
seroit pas éloigné — Comment, mon
père ? — Oui, j’ai remarqué… Tu es
trop jeune, pour prendre garde à ces
choses là. Il paroît faire beaucoup d’attention
à Agathe. — La fille de notre
procureur fiscal, ci-devant ? — Oui ;
celle qu’on dit qui te ressemble. Il ne
la quittoit pas des yeux, dimanche, à
la messe ; ça lui conviendrait ; je leur
donnerai la régie de tout ceci, quand
nous retournerons à Bois-Guéraut :
elle est de ton âge ; un an de plus,
je crois ; c’est sage, bien élevé, cela
conviendroit fort. Si tu ne veux pas
t’en charger, je lui en parlerai ; je crois
même que la jeune Agathe n’en serait
pas trop fâchée. — Heureusement,
mon frère vint finir ce bel entretien ;
pour lui, il est toujours le même :
une politesse insouciante et légère, que Maurice lui rend plus gravement.
Maman t’a écrit il y a peu de jours ;
j’ai vu l’adresse de sa lettre : je n’imagine
pas qu’elle te parle de moi. Si
cependant… ton amitié ne me laisseroit
rien ignorer de tout ce qui m’intéresse.
Adieu, cousine ; aimes-moi
pour notre bien commun ; ton amitié
sera dans tous les temps, mon bonheur,
ou m’en tiendra lieu.
LETTRE XL.
Quand tu auras lu ceci, bonne Clémence,
tu te mocqueras de moi, et
regretteras de n’avoir pas été témoin :
ta malice ce seroit bien exercée. Je
vais te raconter ; mais je ne te promets
pas d’être aussi vraie que mon visage
l’étoit alors, ou plutôt que tu m’aurois
devinée. Je crois, ma chère, qu’il
y a peu de cœurs à l’abri de petites
foiblesses ; nous autres femmes, nous
savons les cacher, la fierté de notre
sexe nous aide souvent ; mais nous
souffrons encore plus. J’en juge par
quelques momens dont je ris aujourd’hui, mais qui, pourtant, ont été
pénibles. Mon père, comme je te l’ai
dit, avoit parlé un peu devant Maurice,
de sa filleule Agathe ; et tu sais
qu’ordinairement tous ses projets,
hors ceux de bâtimens, ont peu de
suite ; mais comme il porte beaucoup
d’affection à Maurice, et désire le
fixer près de lui ; que d’ailleurs, il
aime Agathe presqu’autant que moi,
j’oserois dire,
si je ne craignois
que tu ne m’accuses d’être jalouse,
même de l’amitié paternelle ; cette
jalousie pourtant, seroit la plus raisonnable :
comme j’avois oublié tout
ce qu’il avoit dit à ce sujet, hier soir,
il proposa d’aller faire un déjeûner
chez le maire ; il me reprocha même
de n’y avoir point encore été.
— Agathe est ton aînée, me dit-il, et c’étoit
à toi à faire la première visite ; je les ai vu ce matin, et toute la famille
m’a dit de te gronder : il
faut y aller demain.
— Ma mère dit
qu’il faisoit un peu froid pour elle ; et
il fut convenu que nous les ramènerions
dîner. Je ne sais pourquoi, mais
je passai la nuit à m’inquiéter de cette
journée : j’étois triste ; et l’aspect d’un
beau jour, dans les premiers froids
ces beaux lointains bleuâtres,
dorés
d’un soleil voilé par la rosée ; ce tableau,
qui tant de fois rendit mes
promenades délicieuses, me trouva
insensible ; c’est peut-être le seul
jour, où une course champêtre, faite
dans ce temps, n’ait pas exalté mon
ame ; mais alors j’étois tranquille.
Te dire avec quel plaisir nous fûmes
reçues, est inutile. Tu connois ces
bonnes gens, et l’aimable harmonie
qui règne entre le père et les enfans ; Agathe, depuis la mort de sa mère,
quoiqu’elle étoit bien jeune encore, a
tenue la maison,
avec une prudence
bien au-dessus de son âge ; il y règne
un ordre qui annonce le bonheur
tranquille dont ils jouissent ; et l’honnêteté
du père a paru si irréprochable,
que le démon révolutionnaire n’a pu
l’atteindre. De l’aveu de ses concitoyens,
il remplit sa charge, aux
vœux de tous, et en est le plus digne,
sans cependant avoir jamais dérogé à
sa charge d’honnête homme. Aussi
mon père a-t-il pour lui une parfaite
estime, jointe à l’amitié qu’il a toujours
porté à cette famille ; car tu sais
combien il a regretté la mère, et
quel chagrin lui a donné sa perte.
Je lui en ai toujours entendu parler
avec
attendrissement ; j’ai même cru
appercevoir que maman ne partageoit pas son amitié, ni ses tendres
souvenirs. Je te dis cela, ma chère,
parce que toi et Louise, ne peuvent
avoir une pensée au-delà de ce qu’elle
doit être ; et comme ma mère a toujours
été l’épouse la plus chérie et la
plus honorée,
je la crois un peu injuste ;
mais ma Clémence, je crains
d’avoir un moment, partagé ses torts,
et je veux te dire tout, afin que tu aies
le droit de me gronder ; peut-être me
guériras-tu pour toujours ; je dis pour
toujours, ne pouvant répondre de l’avenir ;
car, pour le moment, le mal est passé, bien passé. Je ferois volontiers
amende honorable ; et la bonne
Agathe, je suis sûre,
me pardonneroit.
Le croirois-tu, Clémence, en entrant dans sa maison, en voyant la
tendre affection de mon père,
les
louanges, qu’il lui donnoit, et plus encore la surprise de Maurice, de
trouver tant de simplicité et de vertus
réunies dans une personne, du reste,
toute charmante et remplie de graces ;
car si Agathe me ressemble, c’est en
beau : de grands yeux noirs relèvent
son teint, qui pour être un peu brun,
n’en est pas moins uni et moins frais :
le reste du visage, à-peu-près semblable
au mien, si l’on peut se juger
soi-même. Mon frère prétend qu’elle
est près de moi, le modèle dont je
ne suis que l’image soignée par un habile
artiste, qui a négligé les premières
beautés, pour embellir les détails,
et rendre son ouvrage plus délicat et
plus achevé. Tu conviendras que cette
idée est trop galante,
sur-tout pour
un frère ; mais, tout
en lui en sachant
gré, je m’arrête au sentiment que
j’éprouvai ; je crois qu’il ne nous trompe jamais ; je me sentois petite,
et Agathe, Agathe, avec son simple
vêtement, qui va si bien à la candeur de
son maintien, et au noble emploi de ses
journées, me rappeloit la belle Rachel,
pour qui Jacob n’avoit pas craint de servir
sept années, et puis sept années encore,
pour obtenir d’être son époux : tableau
charmant de la pureté des mœurs
antiques ! tout ce qui nous y ramène,
nous laisse de douces impressions. Je
ne pus éloigner les réflexions sur moi ;
je me voyois si loin d’Agathe, que
je me persuadai que tout ce que j’avois
dans l’esprit,
Maurice l’éprouvoit
aussi ; et je ne saurais te dire combien
j’étois peinée. Pour elle, sa
confiance étoit la même que dans ces
jours de notre enfance, où nos jeux
nous faisoient sentir le besoin d’être
ensemble. Avec quelle gaîté, quelle bonne amitié elle m’entraînoit avec
elle dans son héritage ; me montroit
les endroits où ses souvenirs nous revoyoient.
Celui de sa mère, mêlé à
nos anciens plaisirs, prêtoit tous les
charmes de la sensibilité à l’expression
de sa physionomie ; elle étoit
plus jolie encore. Ce mélange de gaîté
et de peine, dans des yeux où brillent
quelques larmes,
ne peut jamais se
voir avec indifférence. Maurice étudioit
ses mouvemens, et sembloit
vouloir suivre leur rapidité,
pour ne
rien échapper. Agathe lui faisoit oublier
ses chagrins ; jamais, je crois, ne
l’avoir vu avec autant de sérénité. À
cet examen, mon cœur se serroit si
fortement, que j’eus beaucoup de
peine à m’empêcher de pleurer. Pendant
le déjeûner, il voulut absolument
partager avec elle, le petit service. Jamais mon rôle de demoiselle,
ne me fut si incommode ; il falloit
que je me tinsse sur ma chaise,
bien
tranquillement, tandis que je les entendois
rire avec mon frère, en faisant
leurs petites courses ; car alors, je représentois
maman, pour monsieur le
maire, qui ne vouloit pas que je
prisse la moindre peine. J’étois si mal
à mon aise, que quand ils furent revenus,
il me fut impossible de manger ;
je dis que j’avois un grand mal
de tête,
et couvris ainsi la peine secrette
qui me tourmentoit ; combien
j’étois folle ; je rougis dans ce moment
d’avoir été capable d’une pareille erreur.
La leçon fut complette, ma chère, et la journée ne s’acheva pas, sans que je sentisse mes torts ; je fus assez heureuse pour que personne ne s’en apperçut, pas même Maurice. Il est bien loin de craindre de pareilles inquiétudes ; je t’avoue qu’il me seroit affreux d’avoir à rougir avec lui : combien il me trouveroit petite. Le cœur dit tout à l’amitié ; elle peut tout entendre et tout pardonner ; son caractère saint et sublime ne s’altère jamais que par le manque de confiance ; mais il n’en est pas ainsi de l’amour ; sa délicatesse est si grande, qu’une lumière trop vive le blesseroit, si un moment il n’a pas son bandeau ; il faut que le demi jour qui l’éclaire, lui en fasse l’illusion et qu’il ne puisse s’appercevoir de ce qu’il a perdu.
Revenue à moi, tu juges bien qu’Agathe a retrouvé son amie ; avant de nous quitter, elle a repris tous ses droits. Je trouvai du bonheur à lui faire le sacrifice du petit chagrin qu’elle m’avoit donné. Sa franchise se livra à mes carresses ; son bon cœur, sûrement, ignore encore le mal qu’elle peut faire.
Voilà, chère Clémence, la confession entière de ta pauvre amie ; conviens au moins que je sais réparer mes torts ; pour toi, qui n’en eus jamais de cette espèce, ne sois pas trop fière ; il est beau d’avoir de l’indulgence pour des foiblesses qu’on n’a point ; mais je te promets de n’être plus jalouse que pour toi : oh ! cela, je ne pardonnerois à personne de vouloir occuper ma place dans ton cœur ; fut-ce un mari ; et tu m’entends ; c’est que jamais dans le mien, la tienne ne sera prise. Oui, ma chère, si ma destinée me rend épouse et mère, je me souviendrai toujours de ce que tu fus pour moi, dans ma jeunesse ; et la seconde mère de mes enfans n’auroit qu’un titre de plus, qui resserreroit encore des nœuds si chers. Adieu, ma bonne cousine, ange de mes affections ; que le ciel veille sur toi, comme je t’aime.
LETTRE XLI.
Tiens, cousine, il se trouve ici quelque
chose contre moi, et je ne sais quel instinct me dit que tu es complice ; qu’est-ce, je te prie, qu’un gros paquet que ma mère a reçu de toi ? j’ai très-bien reconnu ta main sur l’enveloppe, malgré tes lettres majuscules. Maman a mis le paquet dans sa poche ; et quand je lui ai demandé si ce n’étoit pas de tes nouvelles, elle m’a répondu de lui approcher son métier de tapisserie ; je ne veux point m’inquiéter : puisque c’est de toi, c’est bien ; ma curiosité cependant est piquée, et maintenant j’aime mieux dérober ton secret, que de te le devoir. Je ne sais si c’est l’effet de ta lettre : ma mère, depuis, semble rechercher davantage Maurice : ce matin, elle prit son bras, l’a mené au potager, et s’y est promenée long-temps avec lui. Tu penses bien que je n’ai pas manqué, au retour, d’interroger le promeneur : tout s’est passé, m’a-t-il dit, en choses générales ; beaucoup de questions sur lui, sur sa famille, sur l’emploi de sa jeunesse ; ensuite elle lui a beaucoup parlé de moi, du temps que j’avois été avec lui, de notre genre de vie ; elle sait cependant tous ces détails par moi ; enfin, cette phrase singulière, qu’il m’a rendu mot pour mot : — il est heureux pour une jeune personne, d’être tombée aux mains d’un honnête et galant homme ; mais cela même pourroit devenir dangereux pour elle. — Vouloit-elle encourager sa confiance, ou pressentir et préparer son éloignement ? je ne puis le croire ; que deviendroit-il ? où iroit-il ? Ma mère n’ignore pas qu’il ne peut encore reparoître ; elle a fini par le presser beaucoup sur les motifs qui l’avoient engagé à me demander à la municipalité de Cholet : il est extraordinaire, disoit-elle, que sans raison antérieure, sans la connoître, vous vous soyez tout-à-coup décidé à cette démarche ; Maurice a long-temps parlé humanité, bienfaisance ; enfin, pressé par elle, il lui a répondu, m’a-t-il dit, et même un peu brusquement : — je vous avoue, madame, que je la crus alors, une jeune fille abandonnée de ses parens, sans naissance et sans fortune. — En disant cela, il a pris congé d’elle, prétextant que mon père l’attendoit. Que dis-tu de cette réponse, cousine ? je ne puis m’en fâcher, d’autant qu’il m’a semblé que ma mère ne lui en fesoit pas plus mauvaise mine. Je t’ai oui dire que les mamans aiment toujours que l’on soit amoureux de leurs filles. Tu vois que mon pauvre cœur, prêt à se noyer, s’attache aux moindres branches.
Depuis ce moment, je ne sais si mon imagination fait tous les frais de mon inquiétude ; mais il me semble que l’on se cache de moi ; mon père n’a plus cette bonne et douce familiarité qui me mettoit si à l’aise avec lui. Je le vois souvent qui me regarde avec des yeux étonnés et secs, qui font baisser les miens ; plusieurs fois il m’a semblé qu’au moment où j’entrois, les trouvant ensemble, l’entretien finissoit ou changeoit. On ne m’observe, ni ne me surveille assurément, mais je parois de trop entr’eux : hier ils restèrent long-temps enfermés dans leur chambre ; tu sais que la mienne est à côté, et je te confesse que je n’ai pu sortir, de peur d’être tentée de prêter l’oreille : mon père parloit d’un ton vif et animé, et ma mère, froidement, et par longs discours ; je n’ai rien pu distinguer. Mon père, en sortant, est entré chez moi ; il avoit l’air préparé, mais il a fait cinq ou six tours dans la chambre, et est sorti sans me rien dire. Oh ! que n’es-tu ici ? quoi ! nul moyen, nulle espérance de te voir ?
LETTRE XLII.
Maurice est parti ; il est parti ce
matin ; je l’ai appris à mon réveil : hier
j’ai lu dans ses yeux un sentiment pénible, et je l’ai interrogé inutilement ; en se retirant, le soir, comme il montoit l’escalier avec nous, il prit furtivement ma main et le pressa sur ses lèvres ; ce mouvement m’étonna ; je le regardai, et lui répondis par un serrement de main ; il resta en arrière, redescendit, et je ne l’ai plus revu ; peut-être ne le reverrai-je jamais. C’est la nourrice qui me l’a appris ce matin : elle étoit chargée, par lui, de me dire seulement, qu’il étoit obligé de s’éloigner, et que je le plaindrois
et l’approuverois, s’il lui étoit permis
de me dire ses motifs. La nourrice l’a
questionné inutilement, sur le terme et la durée de son absence ; elle n’a
pu en savoir davantage. Ce départ
secret a l’air d’une fuite. Pourquoi m’en inquiéterai-je ? apparemment
qu’il a ses raisons ; rebuté, peut-être, des incertitudes et des délais, il m’accuse, sans doute ; qu’importe s’il a tort ; ai-je rien à me reprocher ? oh ! non, mon cœur étoit à lui, ah ! tout à lui : puisse-t-il être heureux ; puisse
mon souvenir l’accompagner ; je garderai le sien ; il me restera ; des jours si heureux passés ensemble ! mais, tout cela est fini ; conserve mes lettres ; je serai peut-être bien aise un jour de les revoir. Je regrette la prairie de Cholet, l’hôpital de Mauléon, la forêt, le voyage, la maison de la nourrice,
le camp ; si jamais je revois ces
lieux, je rechercherai les places ; je
veux m’y reposer,
m’y asseoir. J’avois
du plaisir à m’entretenir avec toi, et
voilà que l’on m’importune ; ma mère
me fait dire de descendre : qu’ont-ils
besoin de moi ? il faut que je me lève.
Je t’écris dans mon lit… la nourrice
s’est en allée… je remonterai dès que
je serai libre, et je t’écrirai… Je vais
cacher ma lettre ; on me l’ôteroit peut-être, et je veux l’achever… la tête me
fait mal… Me voilà libre, enfin… comme ils me regardoient tous…
si je suis incommodée ? ce que j’ai… je n’ai rien… les yeux rouges, l’air
abattu ; … et pourquoi ?… j’ai fort
bien dormi… Je ne déjeune pas ; … hé bien, je souffre,… je souffre de la tête, voilà tout… Maurice est à la
chasse avec mon père ; … hé bien, ils
reviendront… Je suis bien aise d’être
seule… ah ! voilà ma mère qui monte, je l’entends,… je cache mon
papier ; mais dès que je serai libre, je reviens à toi, ma Clémence,
mon amie ; c’est toi qui as un cœur d’ange ; tu sais aimer, toi ; tu ne quittes pas
ceux qui t’aiment… La voilà…
La nourrice reste seule avec moi ; je reprends ma lettre ; ils ne l’ont pas vue… On m’a fait coucher ; … à la bonne heure ; je puis t’écrire au lit, et la nourrice, la bonne nourrice, m’a bien promis de t’envoyer ma lettre ; elle me donnera aussi ta réponse ; car tu m’écriras ; je n’ai plus que toi, et Maurice ; comme il étoit doux ; comme il me soignoit dans la route. Je t’ai tout dit ; tout ce que mon cœur a éprouvé ; le tien est le dépositaire de tous mes secrets… Cela me fait du bien, de t’écrire, ma bonne Clémence… Il avoit l’air triste, la dernière fois que je l’ai vu ; ses yeux brilloient à travers un voile humide ; je crois qu’il avoit pleuré ; tu le verras ; tu reviendras avec lui ; prends garde ; tu sais bien qu’il y a danger pour lui, s’il étoit reconnu : c’est moi qui en suis cause ; sans moi, il n’eût jamais été exposé ; que d’embarras je lui occasionne ; mais il n’y a point de regret ; son cœur est si bon, si pur, si honnête… — Oh ! ma mère, quand vous le connoîtrez, vous l’aimerez aussi ; j’aurois été si heureuse ! qu’il le soit, du moins… On m’inquiète, on me tourmente ; je ne puis être seule un instant… Pourquoi tant de monde autour de mon lit ?… Toujours cacher mon papier, et le reprendre ; c’est le seul repos que j’aie, de t’écrire, ma Clémence ; de causer avec toi : mon cœur se dilate, ma tête se repose ; je suis mieux, quand je t’ai parlé. Crois-tu que nous nous revoyons bientôt ? combien de temps s’est passé depuis que je ne t’ai vue ; et combien de choses ? j’en ai pour long-temps à te dire : tu m’écouteras, tu m’entendras, tu me sentiras ; je n’ai plus que toi… ils ne m’entendent plus… Ma mère est toujours là ; elle y étoit encore tout-à-l’heure ; mais elle ne m’entend pas ; je n’ose lui parler ; j’aurois eu tant de plaisir cependant à lui ouvrir mon cœur ; mais je n’ose. Qui sait ? elle s’en prendroit peut-être à Maurice ; cependant, tu le sais, ce n’est pas sa faute : il ne me connoissoit pas quand il m’a pris ; il m’a sauvée, sans savoir qui : il me croyoit une pauvre fille, délaissée, condamnée ; je suis sûre qu’il s’afflige. Où est-il allé ? il m’aimoit tant ! oh ! il m’aimoit ! il ne m’auroit pas quitté, malade, souffrante, malheureuse ; il seroit là ; il me consoleroit, il me soigneroit, comme je le soignois à l’hôpital. Je vois tant de monde autour de moi, et je ne le vois pas ; il est peut-être avec mon père ; car je ne le vois pas non plus, et cependant il aime sa fille… La tête me brûle ; je me sens fatiguée, affaissée, comme engourdie ; je crains que tu ne trouves pas mes idées nettes ; j’ai tant souffert ; tout-à-l’heure encore, ma mère pleuroit auprès de moi. Pourquoi pleure-t-elle ? je ne lui ai pas causé de peine ; je ne lui ai pas parlé de Maurice ; elle ignore tout ; s’il faut lui en faire le sacrifice, hé bien ! j’en mourrai ; mais je ne l’affligerai pas ; elle doit me plaindre, elle ne doit pas me haïr. La nourrice pleure aussi ; qu’est-ce donc qu’il y a ? tout est malheureux autour de moi ; qu’ai-je fait ? je suis la seule à plaindre ; je souffre, mais je ne me plains pas, je n’accuse personne. Oh ! si tu étois ici, tout s’arrangeroit ; tu leur dirois tout ; cela te seroit bien plus aisé qu’à moi : je n’ai rien à cacher ; mon cœur est à lui ; mais mon cœur est pur. Je t’avouerois de tout ce que tu dirois : on te croiroit, et je ne te démentirois pas. Oh ! pourquoi n’es-tu pas venue… Un nuage couvre tout ce qui m’environne : mes yeux voient à peine ce que je t’écris ; mes doigts quittent ma plume ; je fais des efforts pour achever ; je ne puis. Je crois que je vais dormir : à mon réveil, je t’écrirai,… si je m’éveille : je me sens appesantie : je t’aime… j’aime…
LETTRE XLIII.
Je rouvre les yeux à la lumière ; ma
première pensée est à toi. On me dit
que j’ai été deux jours absente de moi-même, et je m’éveille d’un sommeil
léthargique de seize heures. Mes premiers
regards l’ont vu, lui, Maurice, à genoux auprès de mon lit… J’obtiens
avec peine de te tracer ces deux lignes ; on n’a osé me le refuser, mais
on me défend d’en jouir plus long-temps… Je revis, ma Clémence ; et
je revis pour toi ; pour toi, pour eux tous, pour tout ce que mon cœur
aime.
LETTRE XLIV.
C’est une épouse qui t’écrit ; c’est
une heureuse épouse. Je t’ai dit qu’il
étoit là, près de moi, à mon réveil :
avec lui, étoient mon père et ma
mère, la nourrice, les médecins, tous
les domestiques de la maison. J’eus
d’abord peine à me retrouver ; le moindre
bruit m’affectoit : mes yeux étoient
ouverts ; je regardois sans voir, ou
plutôt, je voyois sans reconnoître. Cet
état, je m’en souviens, étoit doux ; il
ne me sembloit pas tenir à la terre ; je sens une de mes mains fortement pressée,
je tourne la tête, et mes yeux
rencontrent ceux de mon ami : je puis
dire maintenant de mon époux, de
mon amant, de mon mari ; un mouvement
prompt me porta vers lui, et
je jettai un cri, auquel répondit tout ce
qui m’environnoit : en même temps
cette voix si connue : Louise, ah !
Louise, retentit à mon cœur, et me
rappelle tout-à-fait à la vie. Je ne
pouvois encore parler ; mes pensées et
mes sentimens se pressoient et ne
pouvoient sortir ; j’étois oppressée ; le
médecin me fit donner des cordiaux,
et je ne trouvois pas des paroles pour
exprimer tout ce que j’éprouvois. Ma
mère étoit assise au chevet de mon
lit : — mon enfant, dit-elle, reviens
à nous ; ta mère a causé tes souffrances ;
elle vient les finir ; pardonne ses torts, elle vient les réparer : voilà
celui à qui nous te devons ; qu’il soit
notre fils, ton époux, et qu’il n’oublie
jamais qu’en te donnant à lui, nous
lui rendons tout ce qu’il a fait pour
toi et pour nous. — Maurice, apparemment,
n’étoit pas préparé à ce moment
de bonheur ; il baisoit les mains
de ma mère, les miennes, et ne pouvoit parler ;
mon père le releva et lui
dit, en l’embrassant : — mon gendre,
je vous ai tenu ma parole ; je ne veux
pas vous faire attendre : un ministre
de nos autels, est prévenu ; laissons
ma fille un moment à elle-même ;
elle ne pourroit soutenir tant d’émotions.
— Maurice revint à moi ; il sortit
les yeux gonflés de larmes, et en
me regardant. Deux heures furent
données aux soins du médecin. Ensuite
il voulut que l’on me leva et qu’on m’habilla : tu le connois, c’est Coste ;
celui qui a toujours été embarqué
avec mon père. Je vis ensuite faire des
préparatifs dans ma chambre ; on apporta
un livre sur la table ; on para
un autel ; et pendant ces préparatifs,
Coste ne me quitta point : il me fit
prendre quelques alimens, et me répéta
plusieurs fois que la cérémonie
de mon union avec Maurice, alloit
se faire. Un moment, je fus si émue,
que je tombai de mon siège, sur mes
genoux, les bras levés vers le ciel ; et
la nourrice me les soutenoit, car j’étois
encore foible ; je dis à haute voix,
cette prière : — Ô mon Dieu ! faites
que je sois toujours digne du bonheur
que vous m’envoyez, en me rendant
à la vie. — Peu de temps après, je
vis entrer l’auguste appareil : le prêtre,
revêtu de ses habits, étoit suivi de ma famille : Maurice étoit au milieu
d’eux, et les paroles sacramentelles
de notre union, ont été prononcées
sur nous. Je suis à lui, j’appartiens à
l’homme que mon cœur a aimé et
choisi ; le ciel même en est garant. Ton
heureuse amie, ne désire plus que toi.
Tout cela s’est passé hier ; cette nuit
Maurice est resté dans ma chambre,
avec ma mère, la nourrice et le médecin :
le calme de l’ame m’a rendu le
repos du corps, et des forces. Ils me
laissent t’écrire, mais je sens combien
de détails te manquent, et que ma
tendre amitié a besoin de te donner.
Ma mère t’écrit les faits ; mais elle me
laisse à te dire les sentimens, les affections,
le charme qui les accompagne
et qui les anime : demain, on
me promet plus de liberté, et de ne
plus me compter mes lignes. Clémence, à demain : ah ! quand ne te dirai-je
plus à demain ! quand te verrai-je ?
LETTRE XLV.
Le bonheur est un baume, ma
douce amie ; les maux de l’ame se
guérissent, dès qu’ils cessent, ils ne
laissent point de convalescence ; et
dès que le cœur ne souffre plus, toutes
ses plaies sont fermées. Je me trouvai
si bien hier, après la sainte cérémonie
du matin, que le médecin voulut que
je restasse habillée, et voulut même
me faire descendre pour le dîner, et
que je me rendisse aux usages habituels
de la vie. Tous les cœurs étoient heureux de mon bonheur. Maurice
étoit le fils de la maison ; mon père
sembloit fier de son ouvrage ; maman
était presque aux excuses avec son
gendre ; mon frère le traitoit en frère ;
tous nos gens comme leur jeune
maître : il étoit à table à côté de moi,
le docteur de l’autre ; et tout le régime
qui m’étoit prescrit, me sembloit
doux à suivre. La joie de Maurice
étoit toute dans ses yeux ; ses manières
n’étoient changées que pour
moi : une aisance aimable avoit remplacé
la contrainte, et sa reconnoissance,
toujours respectueuse et tendre,
remercioit nos parens, dans tous
ses mouvemens et dans toutes ses paroles.
Tu as su, par maman, la cause
de nos peines ; aurois-tu cru qu’elles
pussent me venir de toi ; vois, où la
trahison conduit ? et au lieu de te la par donner, il faut que je te rende grace
de ta bienfaisante perfidie, qui a fait
nos maux, et qui les a finis.
Ton excellent esprit avoit deviné juste ; jamais
je n’eûsse pu prendre sur moi de faire
un aveu, et sur-tout de l’accompagner
des détails et des circonstances qui
l’excusoient ; ta savante amitié a tout
prévu, et le ciel a béni ta pieuse fraude.
La collection de mes lettres a appris à
maman ce que je n’aurais pu jamais lui
dire ; elle a pu juger les circonstances
et nous ; sa tendre prudence se prescrivoit
alors une épreuve, celle d’exiger de Maurice
son éloignement ; s’il m’eut
désobéi ou trompé, m’a-t-elle dit, ce
n’étoit plus qu’un homme ordinaire,
et notre reconnoissance pouvoit s’aquitter
sans toi ; ou du moins, vous
laissant libre de tout engagement, nous
remettions aux loix le droit de vous laisser disposer de vous-même ; mais
si elle eut lieu d’être satisfaite de la
généreuse résignation de Maurice,
elle étoit loin, m’a-t-elle dit, d’en
prévoir l’effet. C’est alors que mon
père n’écoutant que sa bonté et sa
tendresse, partit : en éloignant Maurice,
on avoit pourvu à sa sûreté,
et il avoit dû être reçu dans une ferme à
nous ; mon père ne l’y trouva point ;
il fallut alors des recherches pour découvrir
sa route : il avoit pris le chemin de la mer ;
mon père l’atteignit et le ramena ; ils étoient revenus peu
d’heures avant mon réveil, ou plutôt
ma résurrection ; il fallut l’emporter
de ma chambre, lorsqu’il me vit sans
connoissance et sans mouvement.
Ses premiers élans furent de la frénésie ; son emportement alla jusques à dire à ma mère : — madame, voilà votre ouvrage ; — et ma bonne mère lui a pardonné ; nous avons passé ainsi hier le reste de la journée, dans les doux épanchemens de l’amour et de l’amitié. Le soir, je ne me sentois point foible ; je voulus rester, on me ramena dans ma chambre après souper, et il fut décidé que la nourrice, le médecin et mon mari, y passeroient la nuit, comme hier. Je fus un peu surprise d’un mouvement de Maurice ; au moment où ma mère se retiroit, il mit un genou en terre, devant elle, et lui demanda, sa bénédiction ; vers le milieu de la nuit, je me suis réveillée ; Maurice étoit resté seul. Mon amie, ce matin, il étoit déjà assez tard lorsque mon père est entré dans notre chambre, et il a béni ses enfans…… Mais toute cette félicité t’appelle, te demande, te réclame : tu y ajoutes encore, en pensant que je te le dois, ma Clémence ; viens le partager, l’embellir ; la santé de ta mère est meilleure, et mon bonheur ne peut plus se passer de toi.
LETTRE XLVI.
Mon cœur me reproche d’avoir été
deux jours sans causer avec toi. Ils ne
m’ont laissé aucun instant ; ils craignoient
encore une rechûte ; mais je
sens bien que tout le danger est passé
avec les causes du mal ; d’ailleurs, ma
Clémence, j’aurois tant de choses à
te dire, à t’exprimer, que pour la
première fois, je sens qu’il me sera difficile de te peindre tout, cousine ;
j’aimerois bien mieux que tu fusses
avec moi ; rien ne te seroit échappé,
et peut-être ne serois-je pas aussi précise
que tu le voudrois. Comment
pouvoir te rendre toute la félicité dont
je jouis : entourée des soins de ma famille
entière, de ceux d’un amant
avoué, d’un époux qui m’est si cher :
je ne vois rien, je n’ai pas une pensée
qui ne soit du bonheur ; et si je
n’étois forcée de répondre à celui
qu’ils éprouvent tous, je crois que je
m’abandonnerois, sans retour sur moi-même,
à la religieuse sensibilité que
je dois à l’Éternel, pour tant de bienfaits.
Malgré cet enchantement, mon
ange, je te cherche ; ta tendre amitié,
absente, laisse une place, qu’aucun
sentiment ne peut remplir ; jusqu’à
présent mes chagrins, mes souffrances, m’avoient tellement resserrée l’imagination,
que n’osant penser devant
moi, j’étois assez occupée du moment
présent, pour être morte à tout le
reste. Je te desirois, mais ce n’étoit
pas ici ; j’aurois voulu être dans une
solitude avec toi, pour oublier tout,
pour m’oublier moi-même. Comment
aurois-je pu voir ta tendre pitié, tes
tendres soins (repoussés peut-être),
sans mourir de douleur ; aujourd’hui
que le jour est si beau pour moi, je
ne puis m’empêcher de remercier la
providence de ce qu’elle a arrangé ; ce
que j’ai souffert en augmente le prix ;
ceux que j’aime m’en tiennent compte
aujourd’hui ; tous les plus tendres sentimens
viennent m’en dédommager :
je vois père, mère, frère, époux,
s’empresser de me faire oublier mes
chagrins ; ils m’accablent de soins et de bontés ; les expressions de ma reconnoissance
ne me suffisent pas ; mon
cœur même ne me semble plus pouvoir
contenir tout mon bonheur ; il me
faut le tien, ma chère, il faut qu’il le
partage ; que la douceur de ton amitié
vienne affermir celle de la familiarité
et de l’innocence dont nous commençons
à jouir : nous avons aussi besoin
de tes graces touchantes, pour recevoir
les hôtes que nous attendons.
Mon père a écrit aux parens de Maurice ;
mon frère est allé porter lui-même
la lettre ; il doit se détourner,
à son retour, pour aller prendre les
cousines de Mauléon ; c’est maman,
c’est moi et Maurice qui les prions,
avec les plus tendres sollicitations, de
se rendre ici pour la fête de mon mariage.
Ma famille voudroit que tout
cela soit arrêté ; pour moi, ma chère, je les laisse faire, je n’ai plus le droit
de rien exiger ; et malgré tout mon
desir de t’y voir, je serai peut-être
forcée de prendre les engagemens civils,
sans que tu sois ici, si tu tardes
encore à t’y rendre. Maurice n’ose me
presser ; mais mon père assure que la
décence et les convenances l’exigent.
Mes regrets augmentent, en apprenant dans ta dernière, que bientôt ta mère pourra se livrer à nos soins, et que ce voyage, tant désiré, ne peut tarder plus de quinze jours. Tu nous annonces encore quelques petits embarras à terminer, que tu nous diras à ton retour ; ah ! ma chère, s’il étoit vrai que des motifs plus que raisonnables, aient en effet, éloigné nos plaisirs, si cela est, je n’ai pas besoin de te dire combien j’en serois heureuse : je n’oserois même me fâcher de ta réserve ; ma pauvre tête te sembloit sûrement si malade, que peut-être, tu ne m’as pas cru digne de t’entendre, cousine ; tu jugeois fort mal. Si quelque chose pouvoit, en m’éloignant de ma situation, anéantir mes chagrins, c’étoit de m’occuper de toi ; mais tu veux avoir tous les avantages : tu veux que je reconnoisse toujours que tu vaux mieux que moi, ta scrupuleuse vanité ne se contente pas que je le sente, et veut m’en donner des garans que je ne puisse jamais oublier. Je me soumets avec respect à tout ce que tu as voulu, à tout ce que tu voudras encore ; songe seulement qu’aujourd’hui, j’ai changé de rôle ; et que si je ne suis pas, comme toi, le mentor qui te guidera, au moins, je suis l’amie qui a partagé tes inquiétudes, qui les partagera, si elles existent encore, et si, comme je crois le deviner, elles cessent bientôt, et ne mettent plus d’obstacles aux desirs de ta famille ; songe à tes promesses, et ne fais pas languir notre bonheur, qui ne peut être complet qu’avec le tien : depuis si long-temps, c’est le vœu de tous ceux qui t’aiment, que ta raison même doit être d’accord avec nos cœurs, et le tien, chère cousine… je ne veux pourtant pas prêcher le censeur ; mais je ne puis croire ton cœur étranger à aucun des sentimens que tu fais naître, et que tu es sûre de conserver toujours.
LETTRE XLVII.
Tous nos amis sont arrivés, ma
Clémence ; rien n’a dérangé nos desseins :
le père de Maurice, avec sa
fille ; ma bonne cousine de Parthenay,
avec les siennes. Si tu étois ici, les
murs qui m’environnent, renfermeroient
tout ce que j’ai de plus cher au
monde ; rien au-delà, n’appelleroit
mon cœur ; leur enceinte seroit l’univers
pour moi : hâtes-toi, ma chère,
de venir réunir toutes les félicités du
ciel, dans un petit coin de la terre :
tu y trouveras d’anciens amis, de nouveaux,
qui s’empresseront tous de te faire aimer leur séjour. Je ne te parle
pas de ta Louise ; point de joie pure,
point de plaisir pour elle, si tu ne le
partages ; aussi, ma chère, la grande
fête ne se fera qu’à ton retour ; elle ne
sera qu’en famille. Tous les cœurs
s’entendront ; l’aimable simplicité,
compagne de l’aisance et de la douce
familiarité, donnera tous les charmes
à notre bonheur : tu sais combien
ces fêtes nous plaisoient ; j’imagine
qu’aujourd’hui elles nous seront encore
plus chères. Jamais, ma Clémence,
nous n’avons été réunies, sans que la
bonté de mes parens n’ait arrangé ces
journées selon les desirs de mon cœur ;
et cette fois, ce sera encore pour toi,
mon ange ; et la modeste cousine sera
forcée de reconnoître combien sa présence
est nécessaire à la joie commune,
et combien elle l’augmente. Avec tous tes retards, méchante, il faut pourtant,
sans toi, faire demain, toutes
les cérémonies ; car c’est demain que
je vais promettre civilement à Maurice,
de le reconnoître pour mon
seigneur et maître. Mon frère, ce matin,
en plaisantant, l’engageoit à
prendre un ton plus grave, et à n’être
plus tant aux petits soins ; tu vois,
ma chère, que si je ne t’ai pas bientôt,
pour me défendre, il faudra tout-à-fait
abandonner mon rôle. C’est
hier que la famille de Maurice est arrivée ;
nous étions encore à déjeûner,
quand nous les apperçûmes qui traversoient
la terrasse : tout le monde
fut aussitôt levé. Maurice étoit sorti
un moment avec mon frère ; ainsi il
ne fut pas présent au tendre accueil
de mes parens ; je vis que les siens
y étoient sensibles : en un instant ils furent de la famille, et le ton de la
bonne confiance existoit déjà entre
nous, quand mon mari et mon frère
revinrent ; après leurs embrassemens,
Maurice me prit la main, et me présenta
à son père, qui lui dit : — mon
fils, vous m’avez bien de l’obligation
de vous avoir mis au monde, et de
vous avoir fait un honnête homme ;
nous en recevons aujourd’hui la récompense,
et je bénis le ciel de m’avoir
donné un fils qui rend mes derniers
jours si beaux. — Madame, en
s’adressant à ma mère, vous permettez
que j’embrasse ma fille, et que je
vous présente celle que j’ai élevé
dans ma chaumière. — Je reçus son
embrassement paternel, dans toute la
sensibilité de mon cœur, et partageai,
avec ma mère, les plus tendres carresses
à la jeune sœur, qui d’abord, embarrassée et timide, n’osoit les recevoir.
Maurice étoit aux cieux ; tous
ces mouvemens, prompts et vifs, montroient
l’émotion de son ame, partagée
entre son père et moi : ses yeux
me disoient : — tu es bonne, et je suis
bien heureux. — Ah ! ma chère, je l’étois
bien aussi, et je jouissois doublement
de son bonheur. La journée se
passa délicieusement ; mes cousines
m’aidèrent à dissiper la timidité de
ma petite belle-sœur, qui, à la fin de la
journée, étoit, parfaitement liée avec
la plus jeune des cousines : il paroît
même s’être établie, entr’elles, une
grande amitié : pour l’aînée, mon frère
se charge de la distraire ; le voyage l’a
mis en connoissance ; et depuis trois
jours qu’elles sont arrivées, il ne
nous a presque pas quitté ; les séances
de famille ne l’ennuient plus : il reste même souvent assis, près d’un quart-d’heure,
quand il est auprès d’elle.
Qu’en dis-tu, cousine, si elle alloit
faire la grande métamorphose, et que
mon frère devienne raisonnable ; j’aurois
bien de la peine à ne pas me venger
un peu de ce qu’il m’a fait souffrir,
et d’être à mon tour, la sœur qui
feroit acheter son appui ; mais je crois
qu’il n’auroit pas besoin de nos leçons ;
et que la chère impérieuse s’en
acquitteroit fort bien sans nous ; il
règne, dans toute sa personne, une
dignité dont je suis bien sûre qu’elle
ne rabattra rien ; et mon pauvre frère
sera tout étonné de craindre sa cousine.
Sur-tout, gardes le secret de
cette découverte. Quand tu seras ici,
tu reprendras ton rôle, et je crois, ma
chère, que tous les plus tendres intérêts
te seront confiés.
À propos, n’oublie rien dans tes emballages ; cette campagne sera plus longue que les autres ; et malgré la noce, je n’ai point perdu le goût de nos ouvrages, ou plutôt de nos plaisirs : rapporte la collection de tes recherches ; nous les classerons avant la fin de l’hiver ; et ce printemps, nous apprendrons à Maurice à nous être utile, à moins que tu ne veuilles l’exclure, comme profane ; mais, cousine, je t’avertis, j’aurai le même droit, et j’en userai peut-être ; je crois cependant que tu seras moins sévère ; car ce n’est pas toi qui peux jamais craindre que l’habitude use le bonheur. Vas, Clémence, fais partager tout à ton époux, tes amis ; plus ils seront près de toi, plus cette douce habitude deviendra un besoin ; et tu sais bien que celui qui seroit assez fou pour t’obéir, te feroit un grand sacrifice ; et tous tes beaux secrets, pour conserver l’amitié conjugale, dont tu débites les maximes avec tant de graces, ne te serviront jamais ; oserai-je dire, à moi aussi. Oui, oui, ma chère, j’ai de l’orgueil ; mais il n’est pas enveloppé si adroitement que le tien, je pense ; tout haut, je te dis que mon mari me verra tous les jours, partagera mes amusemens, et recevra encore comme une grace, d’y être admis ; que je l’aimerai de tout mon cœur, qu’il en sera persuadé ; et que cependant, il me trouvera aimable, et me rendra tout ce que je ferai pour lui. Adieu, cousine ; à toutes les leçons de froideur, je suis ton maître aujourd’hui, et ne fais peut-être que te deviner ; et comme tu fus la plus tendre amie, tu seras la plus tendre épouse ; ton cœur ne fera jamais rien à demi.
LETTRE XLVIII.
Personne n’avoit dormi, et personne
ne s’en plaignoit ; le lever du soleil,
annonçoit une belle matinée d’hiver ;
la gelée blanchissoit encore la terre,
lorsque nous nous réunîmes tous au salon,
pour le déjeûner : tu sais que c’est
chez nous un repas de famille ; cette fois
elle étoit beaucoup augmentée, et cependant
elle étoit loin d’être complette ;
on t’y désiroit, ma Clémence ; ta place
étoit vuide, et je la voyois partout ; je
te ferois une relation imparfaite : tu
me manquois, et partout je me trouvois seule ; j’étois partout sans toi. Mes bonnes hôtesses de Mauléon,
arrivées, comme je te l’ai annoncé,
étoient tout bonheur et toute joie ; les
deux filles ne touchoient pas la terre,
et leur mère sembloit nous avoir mariées.
Ce qui s’étoit pu rassembler de
nos voisins, prenoit part à la joie
commune, et l’augmentoit. Chacun
avoit l’air heureux du bonheur des
autres ; et le plaisir partagé, doubloit
pour tous. Vers midi, on vint nous
avertir que tout étoit prêt à la maison
commune : on avoit d’abord voulu
nous traiter avec une indulgente distinction ;
et nous apporter les registres : mon père s’y étoit absolument opposé.
Tu sais qu’il aime assez les représentations
publiques, et qu’il ne hait pas le
cérémonial ; il étoit revêtu de son grand
uniforme de la marine, et sa noble
gravité sut donner le ton de dignité convenable. Tu t’attends à des détails ;
je ne te ferai grâce d’aucuns ; mon
cœur en a autant besoin que ta curiosité :
tu penses bien que la marche fut
ouverte par le tambour et les cornemuses
du canton : venoit ensuite mon
père, donnant le bras à la mère des
cousines ; puis mon mari, qui me
donnoit le bras d’un côté, et son père
de l’autre ; mon frère et les deux nouvelles
cousines ; nos parens et amis
suivoient ; ensuite les domestiques de
la maison, dans leur plus belle parure,
et autour de nous, tous les enfans
du pays, je crois, tenant des
branches vertes de sapin,
et criant :
au gui, l’an neuf, comme tu sais
l’usage ; car notre fête se trouvoit ce
même jour, le premier de l’an. Nous
trouvâmes les officiers civils assemblés
à la municipalité, dans un ordre très-décent et très-digne : notre maire,
à cheveux blancs, prononça les paroles
de la loi, et remplit les fonctions civiles
avec beaucoup de révérence et
de majesté : nous signâmes tous, et
fûmes reconduits, dans le même ordre,
par tous les officiers municipaux,
malgré les instances de mon père, qui
les retint tous à dîner : tous les chefs
de famille de la commune, y étoient
aussi invités. Je vois que tu me demandes
où se
trouvoit maman, ma
Clémence, elle étoit un peu incommodée
dès la veille, et ne put venir :
ne fais plus de question, et contentes-toi de sourire, si tu le veux. Elle nous reçut tous au retour, avec cette grâce
que tu lui connois, et fit placer à table
le maire à côté d’elle avec mon beau-père.
Le dîner a été aussi splendide que le permettent les circonstances. Nous étions environ cinquante convives. La
gaîté, l’aisance, la satisfaction, y ont
régné ; je crois même m’être apperçu
que la circonstance n’y a pas nui ; un instinct
civil et politique voyoit avec plaisir
la noce du gendarme et de la demoiselle ;
mais je dois dire aussi que la réserve,
loin d’y perdre quelque chose, y
gagnoit beaucoup ; le vin et la danse
n’ont pas occasionné un seul moment de
cette bruyante familiarité, qu’exclud ce
que nous appellons le bon ton, et que
les mœurs honnêtes n’admettent pas.
On a bu beaucoup de santés : on a tosté
à la paix et à la fraternité républicaine :
nos têtes bretonnes, se sont réchauffées,
ont maudit les anglais et juré leur
mort, s’ils osoient toucher nos côtes.
Mon père a sagement annoncé le bal
à propos : Maurice, et moi, l’avons
ouvert, suivant la coutume ; il danse avec beaucoup d’aisance ; ensuite on
s’est mêlé et pris indistinctement : je
n’ai pas été épargnée ; et sans le docteur,
je l’eusse été encore moins.
Après la contredanse, les bourées du
pays ont eu leur tour ; deux jeunes
paysans, citoyens voulois-je dire, ont demandé la place, pour exécuter
des danses de caractères et du pays
telles que : la Matelote, le Moisonneur,
le Gagne-petit, et autres ; maman
a voulu fermer le bal avec le
maire, qui s’en est acquitté avec les
applaudissemens de l’assemblée. Elle
s’est terminée à dix heures ; et nous
avons reçu les bénédictions, les complimens,
les remerciemens, les témoignages de bienveillance et de cordialité
de tous nos convives. Nous
nous sommes bien appelés citoyens ;
et je t’assure que je trouve ce mot très-commode ; le Monsieur étonne toujours
les gens de village ; le nom
propre, tout court, sied mal, dans la
bouche des femmes ; le mot citoyen,
sauve tout cela, et se prête à tout. Je
n’ai pas fini mes remarques, et je te
les dois : d’abord, mon jeune frère n’a
dansé qu’avec l’aînée des cousines ; il
s’en est despotiquement emparé,
dès le commencement du bal ; et si je m’y
connois, il seroit préféré au prétendu
de Mauléon ; elle ne seroit point du tout
effarouchée d’un beau-frère
gendarme. Leur bonne mère n’a pas quitté
la mienne, qui lui répondoit juste assez,
pour ne pas la priver du plaisir
de causer. Elles doivent nous rester
huit jours, et mon frère a déjà parlé
de les reconduire ; les parens de Maurice passent
un mois avec nous ; tu
penses bien qu’il a été question d’eux, lui absent ; ils ne veulent point quitter leur ferme ; et comme elle vient d’une abbaye religieuse d’Angers, il
a été à peu-près conclu qu’à leur retour,
ils la trouveront devenue leur propriété.
La jeune sœur de Maurice, âgée de 12 à
13 ans, est bien la plus
jolie villageoise et la plus aimable enfant
que j’aie vu : nous la gardons ; le
ciel et le temps feront le reste. La
bonne nourrice, comme tu penses
bien, a joui de la fête, autant que
moi ; elle étoit à table, près de Maurice, et ne mangeoit pas d’aise. Nous voudrions bien qu’elle pût ne pas nous
quitter ; mais ce mari n’est pas libre.
Maurice, qui est tout prévoyance, la
destine déjà, dans le temps, à l’éducation
de ses enfans ; et Lapointe, qui
a renforcé l’orchestre, pendant tout le
bal, est établi ici, garde-chasse, par l’autorité de mon père. Selon les arrangemens
pris, cette terre-ci, qui
vient de ma mère, nous reste ; et nous
y demeurerons tous, jusqu’à ce que
Bois-Guéraut soit réparé : personne
ne se pressera, j’espère. Enfin, chère
amie, toutes les félicités de ce monde
sont réunies ici ; celles du ciel y seroient, si tu y étois ; mais si tu tardes trop, nous irons à toi ; et bientôt, outre le besoin de mon cœur, je
craindrois de perdre tout le bonheur
que la Providence m’a accordé, et par
une juste punition, si je pouvois plus
de quinze jours en jouir, sans t’avoir
vu. Maurice, qui me voit écrire, se joint à moi, et me prendroit ma
plume, si je pouvois la céder à quelqu’un
au monde, quand je t’écris.
Nous sommes toujours, Maurice et
Louise, l’un pour
l’autre ; j’aime en lui un sentiment qui le met au niveau
de son bonheur ; car j’ai la prétention
de lui en supposer beaucoup : il laisse
voir cette noble estime de soi, qui
sait qu’elle mérite ce qu’elle a obtenue ;
et je ne t’ai pas encore dit que
nous sommes à-peu-près tranquilles
sur cette malheureuse affaire. Les cousines
nous ont appris, d’après leurs
informations, que le commandant, pénitent, sans doute, mais par un
mouvement généreux, a répondu, dans les poursuites judiciaires, qu’il n’avoit pas reconnu le cavalier qui
l’avoit attaqué. Il a été récompensé,
ont-elles dit, par l’approbation et l’estime
de tout son corps, et il en avoit
besoin.
Au faîte du bonheur, viens, ma chère, viens nous aider à n’en pas descendre ; ta main seule, qui nous y a conduit, peut nous y soutenir ; et si nous éprouvons le sort commun des choses humaines, nos souvenirs nous resteront toujours ; et ton amitié, que nous ne pouvons perdre, nous dédommageroit encore long-temps.