Aller au contenu

Lettres de voyages/Dix-huitième lettre

La bibliothèque libre.
Presses de La Patrie (p. 176-186).


DIX-HUITIÈME LETTRE


Messine, 25 déc. 1888.


J’ai attendu d’avoir quitté Naples avant d’écrire mes impressions, car c’est une ville si curieuse à voir et à étudier, que cinq jours suffisent à peine pour voir ses musées, ses églises et pour visiter le Vésuve, Herculanum et Pompéi. C’est à bord du steamer qui conduit à Messine que je consulte mon guide et que j’essaie de rassembler mes souvenirs.

Je me rappellerai toujours notre arrivée en gare de Naples, à deux heures de l’après-midi, par une superbe journée ensoleillée. Une foule bariolée encombrait la place et il fallut tous mes efforts pour empêcher tout un régiment d’officieux de s’emparer de nos effets. Chacun criait, gesticulait, s’injuriait, se bousculait et le pauvre voyageur aux abois, après avoir traversé cette cohue multicolore, remerciait Dieu, lorsqu’il avait rejoint l’omnibus de son hôtel. La voiture s’ébranle et il s’agit de traverser la ville entière pour se rendre à l’hôtel du Vésuve, situé sur les quais Santa Lucia près du Pausilippe.

Nous traversons le quartier du Marché, aux rues étroites, bordées de hautes maisons, où grouille une population misérable, vivant dans la rue, sur le seuil des portes. Dans les rues un peu larges sont installées des échoppes en plein vent, marchands de pommes de terre bouillies, de fritures, de salaisons, de poisson et de fruits où viennent s’approvisionner les habitants qui ne font presque rien cuire, chez eux. Qui n’a pas vu ces rues de Naples ne peut s’en faire une idée. C’est une scène pittoresque, pleine de mouvement et amusante à regarder, si tout cela n’était pas si sale, si misérable. Nous rencontrons un enterrement sur la route et nous apercevons à la suite du cortège, une foule de bonshommes vêtus de blanc des pieds à la tête, avec des masques blancs sur la figure, et pleurant à pleine tête la mort du défunt. Ce sont les pénitents blancs payés pour la cérémonie. Nous prenons les quais encombrés de lazzaronis et l’omnibus est entouré d’une foule de mendiants, hommes et femmes, qui tendent la main et qui suivent la voiture en courant. Nous arrivons enfin à l’hôtel encore tout ahuris de la scène que nous venons de contempler.

J’ai dit dans mes précédentes lettres que les villes de l’Italie du nord étaient propres, bien bâties et que la mendicité n’y était pas pratiquée plus qu’à Montréal. Il n’en est pas de même de Naples où les rues sont sales et où les mendiants pullulent. Il n’y a pas jusqu’à certains ordres de moines et de religieuses, aussi sales que la population qui les entoure, qui ne se mêlent de mendier et d’arrêter les passants en pleine rue. Il est d’ailleurs compris, à Naples, que les étrangers sont des oiseaux de passage qu’il faut plumer, et ces bons Napolitains y mettent une ardeur et un enthousiasme méridionaux. Les voitures, très nombreuses, n’y sont pas chères. Les chevaux, petits, trapus, entiers, au poil soyeux, avec leurs harnais ornés de cuivre et d’argent, sans mors et sans collier, sont pleins d’ardeur et filent très vite. Mais les cochers napolitains sont les cochers les plus effrontés, les plus menteurs, les plus voleurs et les plus polissons qu’il soit possible de trouver en Europe ou ailleurs. Ils ennuient les piétons, les harcèlent, les apostrophent, les suivent et les embêtent de toutes les manières imaginables.

À Naples et aux environs, plus que partout ailleurs en Italie, le voyageur devra faire ample provision de patience, car il sera obsédé par les officieux, guides, facchini, lazzaroni, mendiants, vendeurs et vendeuses de bouquets, de fleurs, d’objets en corail, de peignes d’écaille, de bois travaillé, d’allumettes, de journaux, sans compter les musiciens et les joueurs de pianos mécaniques. Il faut toujours avoir le soin de remplir son gousset de menue monnaie pour tous les petits pourboires à donner. Ceci dit, j’ai présenté le côté sombre de la grande ville et je vais maintenant vous parler de ses merveilles.

Naples est aujourd’hui une ville de 495,000 habitants, bâtie sur le versant de plusieurs collines et descendant en amphithéâtre jusqu’à la mer.

Ce qui donne à Naples un charme incomparable, ce sont moins ses collections artistiques et ses monuments que la merveilleuse beauté du cadre qui l’entoure ; son ciel bleu, son golfe avec ses îles de Procida, d’Ischia et de Capri, ses collines couvertes de villas et de bosquets, et, au fond, le Vésuve fumant, forment autour d’elle un panorama sans égal.

La ville, qui se développe au bord du golfe sur une étendue de plus de cinq kilomètres, se compose de deux parties que séparent les collines de Capodimonte et de Pizzofalcone, couronnées par les forts St. Elme et de l’Œuf. La parti Est, à la fois la plus ancienne, la plus grande et la plus commerçante, est traversée tout entière, du sud au nord, par la rue de Tolède (aujourd’hui rue de Rome), qui se prolonge jusqu’à l’extrémité de la ville sous le nom de rue de Capodimonte. C’est là que se trouvent les principaux monuments de Naples, sur la place du Plébiscite : le Palais royal et le Théâtre San Carlo ; le Castel Nuovo, château fort du XIIIe siècle, qui renferme un magnifique arc de triomphe élevé, en 1470, en l’honneur d’Alphonse d’Aragon ; l’église Sant’Anna di’Lombardi (1414) dont les chapelles contiennent de remarquables tombeaux sculptés ; l’église de l’Incoronata (1352), où l’on voit d’excellentes fresques de Giotto ; le Palais Fondi ; l’église Santa Chiara (1310) qui renferme les magnifiques tombeaux gothiques des princes normands ; San Domenico Maggiore, église gothique du XIIIe siècle, somptueusement décorée, dans laquelle les grandes familles ont leurs chapelles et leurs caveaux ; le Palais San Angelo : le Couvent de San-Severino, décoré de fresques de Zingaro, renfermant les archives du royaume de Naples, riche collection de 40,000 chartes et de nombreux manuscrits de l’époque de la maison d’Anjou ; l’église Santa Maria del Carmine, que surmonte une haute tour et où se trouve le tombeau de Conradin, le dernier des Hohenstaufen ; la Cathédrale (1272,1316), bel édifice gothique, où l’on conserve, dans une magnifique chapelle décorée de marbre et d’or, le sang du saint Janvier.

À l’extrémité de la rue de Tolède, se trouve le Musée national qui possède une collection d’antiquités trouvées à Herculanum, à Pompéi et à Stabies ; c’est la plus belle et la plus intéressante qui existe avec ses peintures murales antiques, le Taureau et l’Hercule Farnèse ; les tables d’Héraclée ; la Vénus de Capoue ; la mosaïque de la Bataille d’Alexandre ; sa collection de 3,000 papyrus romains trouvés dans une villa près d’Herculanum : ses vases antiques, etc.

Le palais de Capodimonte, situé sur une hauteur au nord de la ville et entouré de beaux jardins, renferme des galeries de tableaux, de porcelaines et d’armures. À peu de distance, s’ouvre l’entrée des Catacombes qui surpassent, par leurs grandes dimensions, les catacombes de Rome.

Les nouveaux quartiers de Naples s’étendent au bord de la mer, sur le versant du Pausilippe. C’est sur le Chiaja et la Villa nationale, belles promenades qui longent le golfe sur une étendue de deux kilomètres, que se donnent rendez-vous les étrangers et la société élégante de la ville. À l’extrémité de la Chiaja, on visite, sur une hauteur, un petit monument que l’on dit être le tombeau de Virgile, et la grotte de Pausilippe, tunnel qui ouvre un passage à la route et dont on fait remonter l’origine au temps d’Auguste.

Les environs de Naples abondent en excursions intéressantes et en sites admirables dont les noms sont connus de tous : les Camaldules, le Vésuve, où l’on se rend par un chemin de fer funiculaire, Herculanum, Pompéi, Castellamare, Pouzoles, Procida, Ischia, etc.

Mais pour moi, la plus grande et la plus merveilleuse curiosité de l’Italie, c’est Pompéi. Une ville toute entière est là sous nos regards, conservée telle que l’ont laissée ceux qui l’habitaient il y a 1800 ans. On erre dans ses rues, on visite ses édifices, on pénètre dans les pièces les plus reculées des maisons particulières et on retrouve sur le pavé la trace du dernier char qui l’a traversée.

Ensevelie sous la cendre, le 24 août 79 de notre ère par une éruption du Vésuve, Pompéi resta oubliée pendant 17 siècles. En 1748, on commença les fouilles, et aujourd’hui un tiers de la ville se trouve à découvert. On suppose qu’elle avait une population de 20 à 30,000 habitants, dont 2,000 périrent dans la catastrophe ; les autres prirent la fuite. Les rues, droites et généralement larges de sept mètres y compris les trottoirs, sont pavées de blocs de lave ; aux angles sont des fontaines décorées de sujets divers. Les maisons construites en béton ou en briques, ont pour la plupart deux étages. On reconnaît celles de la classe aisée aux peintures à fresque qui décorent les murs. Les plus importantes de ces peintures ont été transportées au musée de Naples.

Les curiosités qui excitent particulièrement l’intérêt des visiteurs sont le Musée formé d’objets provenant des fouilles : la Basilique ; le Temple de Vénus, inachevé au moment de l’éruption et dans lequel on a trouvé une Vénus et un Hermaphrodite, et la place du Forum, où six rues viennent aboutir, située au centre de la ville. Sur trois de ses côtés règne un portique ; le milieu est pavé de grandes dalles et on y remarque 22 piédestaux destinés à recevoir des statues.

Au nord du Forum, le Temple de Jupiter ; à l’est, le Chalcidicum, qui servait probablement de Bourse ; le Temple de Mercure et le temple d’Auguste.

Dans les rues voisines du Forum, se trouvent : les Thermes ; la Maison du poëte tragique, une des plus jolies de Pompéi, où l’on a trouvé la fameuse mosaïque représentant un chien, avec l’inscription : cave canem ; celle de Pansa, habitation de luxe, avec l’atrium, le tablinum, le péristyle, l’œcus, la cuisine, et le jardin ; la maison de Salluste, avec fresques, etc.

Au-delà de la porte d’Herculanum, s’étendait un grand faubourg dont une partie seulement est mise à découvert. Il était traversé par la route militaire de Capoue à Reggio. Cette route, bordée de tombeaux, suivant l’usage des anciens, a reçu le nom de « voie des Tombeaux : » elle constitue la partie la plus intéressante de Pompéi. C’est là qu’est située la villa Diomède, dans les caves de laquelle furent trouvés 17 cadavres de femmes et d’enfants et des provisions de bouche ; les monuments de Servilia, de Scaurus, des Libella, etc.

Dans la belle rue de Mercure, qui aboutit au Forum, on remarque les maisons de Méléagre, d’Apollon, du Foulon : dans la rue voisine, la maison du Faune, ainsi nommée d’une statue du Faune que l’on y a trouvée, et la plus élégante de la ville.

À l’est du Forum, sont situées la rue de l’Abondance, les Thermes de Stabies ; la maison de Cornelius Rufus ; celle des Diadumenes. Au midi, le Forum, triangulaire, avec un portique où venaient s’abriter les spectateurs du grand et du petit théâtre qui s’élèvent sur la même place ; les temples d’Esculape et d’Isis. Enfin, à l’extrémité Est de Pompéi, isolé des autres parties de la ville, l’Amphithéâtre sur les gradins duquel pouvaient prendre place 20,000 personnes.

Le cadre d’une correspondance ne me permet pas d’ajouter à cette description succincte des merveilles de Pompéi, mais je le répète c’est pour moi, jusqu’à présent, la visite la plus intéressante de mon voyage.

Nous voici en rade de Messine par un temps superbe. Nous allons visiter Catane et Syracuse, en Sicile, avant de nous rendre à Malte où nous arriverons vendredi matin. Je vous fais grâce du Stromboli, des Lipari et de Charybde et Scylla que nous venons de laisser derrière nous.