Lettres de voyages/Première lettre

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Presses de La Patrie (p. 9-17).


LETTRES DE VOYAGE

PREMIÈRE LETTRE


À bord du paquebot « La Bourgogne »
Le Havre, 28 oct. 1888.


Une première lettre ne saurait être autre chose qu’une redite de ce que tous les voyageurs allant en Europe ont écrit avant moi ; aussi ferai-je grâce aux lecteurs de La Patrie, du récit de notre départ de Montréal, de notre embarquement à New-York et de notre installation à bord du superbe paquebot La Bourgogne, de la Compagnie Générale Transatlantique. Nous sommes 160 passagers de première classe : nombre fort considérable à cette saison, alors que les touristes reviennent plutôt d’Europe qu’ils ne s’y rendent. Il suffit cependant de faire une traversée sur l’un des grands paquebots de la ligne française pour comprendre et pour apprécier la popularité dont elle jouit auprès du public voyageur américain.

Nous allons, si vous le voulez bien, causer un peu du steamer sur lequel nous sommes en train de traverser l’Atlantique. La Bourgogne est un navire de 7,200 tonneaux, avec une force de 8,000 chevaux-vapeur et une vitesse moyenne de 18 nœuds marins à l’heure. Elle est de construction française, comme le sont d’ailleurs les trois autres grands paquebots du même modèle, qui font le service hebdomadaire entre New-York et le Hâvre : la Champagne, la Gascogne et la Bretagne. Comme architecture navale, comme vitesse, comme commodités d’aménagement, ce sont sans contredit les plus beaux navires qui fassent le service de l’Atlantique. Comme nourriture, service et confortable sous tous les rapports, la réputation de la compagnie est établie depuis longtemps, et je n’en parle ici que pour la forme. Il n’y a pas d’hôtel au monde où l’on puisse faire mieux, plus proprement et plus promptement. Et je considère comme un devoir de le répéter à ceux qui se permettent de douter que la marine française et les marins français soient capables de faire concurrence au monde entier. Il est probablement vrai que les compagnies françaises sont moins nombreuses que les compagnies anglaises, mais pour vous donner une idée de ce que sont quelques-unes des premières, laissez-moi par exemple, vous dire un mot des services que fait la Compagnie Générale Transatlantique et du nombre des navires qu’elle possède. C’est une nomenclature un peu longue, mais il n’y a pas un Canadien sur mille qui connaisse l’importance de cette compagnie, et je suis certain que je vais étonner et intéresser les lecteurs de La Patrie en leur donnant ces détails.

Voici une liste complète de la flotte :


LIGNE DE L’ATLANTIQUE
Tonn. Chev.
La Champagne 
7,200 8,000
La Bretagne 
7,200 8,000
La Bourgogne 
7,200 8,000
La Gascogne 
7,200 8,000
La Normandie 
6,300 7,000
Amérique 
4,700 3,300
France 
4,700 3,300
Labrador 
4,700 3,300
Canada 
4,200 3,300
Saint-Laurent 
4,200 3,300
Saint-Germain 
3,700 3,200
Lafayette 
3,600 3,200
Washington 
3,600 3,200
Olinde-Rodrigues 
3,200 1,800
Saint-Simon 
3,200 1,800
Ferdinand de Lesseps 
2,900 1,700
Ville-de-Marseilles 
2,900 1,700
Colombie 
2,900 1,900
Ville-de-Bordeaux 
2,800 2,700
Ville-de-St-Nazaire 
2,800 2,700
Vénézuela 
950 650
Colombia 
850 500
EN CONSTRUCTION
La Touraine 
9,000 12,000
LIGNES DE LA MÉDITERRANÉE
Eugène Péreire 
2,000 3,000
Ville-de-Brest 
2,800 2,700
Ville-de-Tunis 
1,850 2,000
Moïse 
1,850 2,000
Saint-Augustin 
1,850 2,000
Isaac Péreire 
1,850 2,000
Abd-el-Kader 
1,850 2,000
Charles-Quint 
1,950 2,000
Ville-de-Madrid 
1,850 2,000
Ville-de-Barcelone 
1,850 2,000
Ville-d’Oran 
1,850 2,000
Ville-de-Bone 
1,850 2,000
Ville-de-Naples 
1,850 2,000
Ville-de-Rome 
1,850 2,000
Kléber 
1,850 2,000
Guadeloupe 
1,800 1,400
Martinique 
1,800 1,000
Désirade 
1,450 1,000
Afrique 
1,250 1,150
Ajaccio 
1,250 1,150
Bastia 
1,250 1,150
Corse 
1,250 1,150
Lou-Cettori 
1,250 1,150
Maréchal-Canrobert 
1,250 1,150
Malvina 
1,250 1,150
Manoubia 
1,000 750
Ville-de-Tanger 
1,000 750
Salvador 
1,000 700
Saint-Domingue 
1,000 700
SERVICES CÔTIERS
Le Morbihan 
1,000 900
La vendée 
1,000 900
Alice 
950 400
Dragut 
575 600
Mustapha-ben-Ismaïl 
575 600
La Valette 
575 600
STEAMERS-TRANSPORTS
Alexandre-Bixio 
2,250 1,100
Flachat 
2,250 1,100
Le Châtelier 
2,250 1,100
Fournel 
2,100 1,300
REMORQUEURS
République 
275 500
Belle-Isle 
175 300

Soit : 64 paquebots de toutes les dimensions faisant le service de New-York et de tous les ports des Antilles et du littoral du golfe du Mexique, de tous les ports français, espagnols, algériens et tunisiens de la Méditerranée, et enfin le service côtier du nord et de l’ouest de la France en touchant en Angleterre et en Espagne.

Nous ne croyons pas qu’il y ait au monde une compagnie maritime plus importante, et ce n’est pas la seule compagnie française qui lutte avec avantage, dans toutes les mers du monde, avec les paquebots des autres nations.

Mais revenons encore un moment à la Bourgogne pour vous dire que ce superbe navire a une longueur totale de 508 pieds 6 pouces, une largeur de 52 pieds 2 pouces et une profondeur de 38 pieds 4 pouces. Ses cabines de 1ère classe peuvent loger 329 passagers, et elle peut en outre transporter, coucher et nourrir 60 passagers de deuxième et 900 passagers d’entrepont ; soit 1289 passagers de toutes classes, sans compter l’équipage. Le grand salon, la salle de musique, le fumoir sont des modèles d’élégance et le grand pont de promenade pour les passagers de première, n’a pas moins de 492 pieds de longueur. Ce steamer a coûté $1,775,000, en chiffres ronds. Ajoutez à tout cela, un commandant, le capitaine Frangeul, d’une grande expérience et d’une courtoisie sans bornes, et des officiers qui luttent tous d’attention et de prévenance pour les voyageurs, et vous vous formerez une assez bonne idée du service de la Compagnie Générale Transatlantique.

On rencontre à bord tout un monde cosmopolite, mais on remarque que les Français, les Américains et les Espagnols prédominent sur les autres nationalités. Au point de vue des langues, on est en pleine tour de Babel et il faut toujours parler, comme si l’on devait être compris de tout le monde, car il y a un grand nombre de passagers qui parlent couramment l’anglais, le français, l’italien, l’espagnol et l’allemand.

En fumant un soir sur le gaillard d’arrière, j’ai fait la connaissance d’un brave homme qui m’a vivement intéressé en me racontant les péripéties de la terrible catastrophe qui est arrivée au brigantin français le Medelin, sur les bancs de Terreneuve, dans la nuit du 4 au 5 octobre courant. Le Medelin venait de terminer sa campagne de pêche et se préparait à rentrer en France avec une cargaison complète de morue, lorsqu’il a été coulé bas par le steamer anglais Queen de la ligne National.

Le grand steamer, courant à toute vitesse, frappa le brick français en plein milieu et le coupa en deux. Sur vingt-cinq hommes d’équipage, quatre seulement furent sauvés et c’est un des quatre survivants qui me raconta la chose, des larmes dans la voix. On comprend facilement ce qu’il y a de navrant et de terrible dans le désastre arrivé à ces pauvres marins, juste au moment où ils faisaient voile pour la France, après une campagne commencée sous d’heureux auspices. Combien de mères et d’enfants, d’épouses et de sœurs éplorées attendent en vain le retour du pêcheur qui devait ramener l’aisance et le bien-être au foyer !

Nous entrons dans la Manche après avoir fait une traversée superbe pour la saison, car nous n’avons eu que deux jours de gros temps ; ce qui ne nous a pas empêché d’arriver au Hâvre le dimanche dans la matinée, comme d’habitude, sans incidents remarquables et surtout sans accidents.