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Lettres de voyages/Vingt-neuvième lettre

La bibliothèque libre.
Presses de La Patrie (p. 284-294).


VINGT-NEUVIÈME LETTRE


Séville, 5 février 1889.


Il faudrait un mois pour visiter Séville en détail, et encore ne pourrait-on voir que les principaux monuments. Aussi n’ai-je pas la prétention d’avoir tout vu, tout visité, j’ai consulté avec avantage l’excellent livre : Itinéraire général de l’Espagne et du Portugal, par M. Germond de Lavigne, de l’Académie Espagnole ; et j’ai puisé là tous les renseignements nécessaires, pour faire une visite courte mais fructueuse, et c’est un résumé de cette étude que je vais faire ici.

Séville, l’ancienne Hispalis, située sur la rive gauche du Guadalquivir, dans une délicieuse plaine plantée d’oliviers, est la capitale de la province de ce nom et de toute l’Andalousie. Sa population dépasse 140,000 habitants. La magnificence de ses monuments et l’agrément de son séjour en font une des plus intéressantes villes de l’Espagne. Séville a conservé son caractère ancien, ses rues étroites et tortueuses et de fort belles constructions présentant tout le type arabe. Les maisons modernes sont peintes en couleurs claires, soit en bleu, en gris-perle, en vert, en jaune, ou en rose pâle. Partout des balcons qui font saillie sur la rue et qui brisent la monotonie d’une architecture à peu près semblable. Chaque maison a son patio ou cour intérieure, comme les maisons arabes d’aujourd’hui et les anciennes maisons romaines et la fraîcheur y est entretenue, en été, par des fontaines d’eau vive.

La cathédrale de Séville est un superbe édifice gothique, bâti au XVe siècle. Elle se compose de cinq nefs d’une grande élévation et du plus majestueux effet. L’ornementation y est d’une richesse extrême : chacune des 37 chapelles, la Capella mayor surtout, mérite une visite particulière. Cette basilique renferme, dans une châsse d’argent, le corps du roi Ferdinand-le-Saint (Précieux Trésor). On admire dans la cathédrale et dans le musée provincial de Séville de nombreuses toiles des plus célèbres peintres espagnols, notamment le fameux Saint-Antoine de Padoue, de Murillo. La belle tour mauresque de la Giralda, l’orgueil des Sévillans, est attenante à la cathédrale ; c’est un monument haut de 84 mètres, d’un aspect très noble et d’où l’on obtient une belle vue. Outre sa cathédrale, Séville possède de nombreuses et intéressantes églises.

Parmi les autres monuments, on remarque : l’Alcazar, presqu’aussi beau que l’Alhambra de Grenade ; — le Palais de Pilate, qui appartient à la fois au style mauresque et au style de la Renaissance ; — la Lonja ; — le Palais de l’Archevêché ; — celui de l’Ayuntamiento ; — celui de San-Telmo ; — l’Hôpital de la Charité ; — la Halle aux blés, etc. Les principales places sont : la Plaza del Triunfo que décorent la Cathédrale, l’Alcazar et la Lonja ; — la Place Neuve, où s’élève le Palais de l’Ayuntamiento ; — la Place de la Constitution, très animée, où est bâtie l’Audiancia ; — la Place de la Madeleine. L’eau est amenée dans la ville, depuis Alcala de Guadaira, par un remarquable aqueduc de plus de 400 arches. Séville est fort animée par l’industrie, qui comprend, entre autres usines, une fonderie de canons, de grandes faïenceries, une manufacture de tabacs, une fabrique de parfumeries. Cette ville se distingue aussi par ses établissements d’instruction : université ; nombreux collèges ; école de mathématiques ; école de pharmacie ; musée, bibliothèques, etc. La capitale de l’Andalousie, qui occupe une si brillante place dans l’histoire de la peinture espagnole, est la patrie de Murillo, de Velasquez, de François Herrera, de de Vargas ; — à Séville aussi sont nés les poëtes Ferdinand de Herrera, surnommé le Divin, et Lope de Rueda, ainsi que l’admirable compagnon de Christophe Colomb, Barthélémi de Las Casas, évêque de Chiapa.

Près de Séville, on remarque l’antique Italica, aujourd’hui Santi-Ponce, ou vieille Séville, où naquirent les empereurs Trajan, Adrien et Théodose.

Le musée de Séville est surtout célèbre par le grand nombre des œuvres de Murillo, qui sont contenues dans une salle spéciale, mais tous les maîtres de l’école espagnole y sont aussi représentés.

Séville possède aussi ce que l’on appelle un préside organisé sur le système coopératif et qui peut, dit-on, être considéré comme un modèle du genre. Ce préside est divisé en ateliers et la moitié des produits nets de ces ateliers revient à l’établissement, l’autre moitié aux travailleurs.

Nous quittons Séville avec le très sincère regret de n’y pouvoir y demeurer plus longtemps, et nous nous dirigeons sur Grenade, pour reprendre ensuite à la hâte la route de Tolède, Madrid et du nord de l’Espagne.

Grenade, 6 février.

Nous n’avons pu consacrer qu’une seule journée à Grenade, aussi, je tiens à le répéter, je n’ai pas l’intention d’entrer dans des descriptions étendues de monuments que nous avons visités à la hâte. Je me contenterai d’un court aperçu historique et d’une nomenclature des superbes choses que l’on y peut admirer.

Grenade est ainsi appelée parce que, bâtie en amphithéâtre sur les pentes de trois collines que couronnent le Génératife, l’Alhambra et d’antiques tours, dites Tours vermeilles, elle ressemble à une grenade entrouverte. Cette ville occupe une merveilleuse situation, dans une campagne couverte d’une riche végétation, arrosée par le Darro et le Genil et dominée par les cimes majestueuses de la Sierra Névada. La capitale de l’ancien royaume de Grenade, le dernier boulevard des Arabes en Espagne, comptait jadis dans ses murs jusqu’à 400,000 âmes ; sa population actuelle est de 75,000 habitants. On y distingue la vieille ville, air cachet arabe, et la ville moderne, parsemée de plusieurs belles places.

L’Alhambra de Grenade, palais et forteresse des rois maures, est le plus beau des monuments élevés en Espagne par le génie arabe. Toutes les richesses de l’art mauresque : arabesques, colonnettes, dentelle de sculptures, faïences coloriées, ont été prodiguées avec un goût exquis dans les nombreuses salles, dans les cours, les galeries et les portiques de cette construction, demeurée admirable en dépit des ravages du temps et du marteau des démolisseurs ; une partie de l’Alhambra ayant été remplacée par le palais de Charles-Quint, édifice qui est d’ailleurs, d’un beau caractère. On cite surtout : la salle des ambassadeurs, la cour des lions, la cour du réservoir, la salle de justice, celle des Abencérages. Du haut du minaret, la vue embrasse le splendide panorama de la vega ou campagne de Grenade. Le Génératife, villa des rois maures, décoré avec beaucoup moins de richesse que l’Alhambra, est remarquable par ses beaux jardins et l’admirable aménagement de ses eaux. La cathédrale, édifice de l’époque de la renaissance, a une belle façade ornée de statues. D’intéressantes œuvres d’art en décorent l’intérieur, notamment les portraits authentiques de Ferdinand-le-Catholique et d’Isabelle. Deux chapelles méritent surtout d’être visitées : la capella mayor et la chapelle royale, où se trouvent les mausolées de Ferdinand, d’Isabelle, de Jeanne-la-Folle et de Philippe-le-Beau. Grenade a de nombreuses églises, parmi lesquelles on visite surtout celle du monastère de la Carturja, en raison des œuvres artistiques qu’elle renferme. On remarque encore : l’hôpital Royal, sur la plaza de Triunfo, place et promenade très fréquentées ; l’Audiencia, sur la place Neuve ; d’intéressants établissements universitaires ; un musée provincial et de ravisantes promenades.


Tolède, 8 février 1889.


Trente heures de chemin de fer et nous voilà à Tolède, à 90 kilomètres de Madrid. Nous avons retracé nos pas jusqu’à Ciudad-Real et nous filons maintenant vers les frontières de France, avec l’intention de nous arrêter seulement à Madrid, à l’Escurial et à Burgos.

Tolède, ancienne capitale de l’Espagne, occupe une grande place dans l’histoire du pays, tant au point de vue politique que sous le rapport religieux. Elle reste, quoique bien déchue de son ancienne splendeur, une des villes les plus intéressantes de la monarchie. Bâtie sur un rocher que baigne le Tage, Tolède, la « mère des villes » est encore ceinte de ses vieilles murailles crénelées, dont les portes et les tours sont très remarquables. L’intérieur de la ville, labyrinthe des rues étroites et tortueuses, offre le plus vif intérêt, en raison des innombrables beautés architecturales que l’œil y découvre : colonnettes, ogives, arabesques, etc., appartenant à l’époque des Goths, des Musulmans et des Juifs, ainsi qu’aux siècles chrétiens. On y trouve aussi des restes d’une voie romaine, d’un aqueduc, d’un cirque, etc. La Cathédrale, commencée sous le règne de Ferdinand-le-Saint (XIIIe siècle), église primatiale de l’Espagne, est l’un des plus beaux et des plus vastes monuments gothiques du monde. La façade est majestueuse et l’intérieur, composé de cinq vaisseaux que soutiennent 88 colonnes et qu’éclairent plus de 700 fenêtres avec vitraux de couleur, est d’une richesse extrême. On admire surtout le maître-autel, les stalles du chœur, la capella mayor, la chapelle de Notre-Dame del-Sagrario (du tabernacle), celle de Saint-Ildefonse, la chapelle Mozarabe, la sacristie, un trésor d’une grande magnificence, un superbe cloître, des peintures de mérite et une bibliothèque dont les manuscrits sont inestimables.

Parmi les autres églises de Tolède, on cite particulièrement celles de San-Juan-de-los-Reyes, de Notre-Dame-del-Transito, de Santa-Maria-la-Blanca ; ces deux dernières sont d’anciens monuments judaïques.

L’une des plus célèbres curiosités de Tolède est l’Alcazar des rois maures, qui occupe le point culminant de la ville, monument ruiné, mais d’un aspect grandiose. L’hôtel de ville mérite également d’être visité.

Tolède a d’intéressants établissements d’instruction : école militaire, grand séminaire, collèges, bibliothèque de 70,000 volumes, musée, et une manufacture d’armes blanches depuis longtemps renommée. Sa plus remarquable institution charitable est l’hospice d’aliénés.

Tolède n’a plus aujourd’hui que 17,500 habitants, mais elle n’en reste pas moins, comme je l’ai dit plus haut, une des plus curieuses et des plus intéressantes villes de l’Espagne.

« Il faudrait une année, dit M. Germond de Lavigne, pour étudier Tolède, jour par jour, dans ce dédale de ruelles escarpées et montueuses, pour demander les secrets de l’art à cette curieuse confusion d’arcs, de voûtes, d’ogives, de fenêtres et de colonnettes qui sont des trésors, barbouillés, hélas ! d’une quintuple couche de chaux. Pour peu que l’on gratte, partout on retrouve des sculptures, des arabesques, des méandres, des feuillages, des animaux fantastiques. »

« Sur toutes les portes on aperçoit des écussons armoriés et des devises ; aux croisées, des balcons en vieux fer tourmenté et des grilles à barreaux serrés ; à toutes les maisons de vieilles portes massives, bordées de bandes de métal, garnies de marteaux historiés, ferrées, de clous rangés avec ordre, serrés et pressés, à têtes ciselées, grosses comme des œufs. »

C’est bien à regret que nous quittons Tolède sans avoir pu admirer toutes ces belles choses et demain nous serons à Madrid d’où je vous écrirai ma prochaine lettre.