Lettres de voyages/Vingt-septième lettre

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Presses de La Patrie (p. 266-275).


VINGT-SEPTIÈME LETTRE


Oran, 26 janvier 1889.


J’ai dîné, la veille de mon départ d’Alger avec un souverain — un vrai paraît-il — qui cumule le double intérêt d’être de sang royal et de vivre exilé de son pays. C’est l’ex-roi d’Annam, Nam-Nghi, que le gouvernement français a placé parmi les nombreux roitelets qui courent le monde, et que Daudet a classés, étiquetés, et rendus célèbres, sous le titre général de : Rois en Exil. C’est à la table du gouverneur-général de l’Algérie, M. Tirman, que j’ai eu l’honneur de présenter mes hommages à la majesté déchue que j’aurais pris, au Canada, si je l’avais rencontrée dans les rues de Montréal, pour un blanchisseur chinois de la rue St. Laurent. Nam-Nghi était vêtu d’une longue blouse bleue et d’un large pantalon de même couleur, et il était accompagné d’un interprète qui, pendant le dîner, se tenait debout derrière lui pour faciliter la conversation générale. Sa physionomie est douce, expressive et est éclairée par un regard brillant qui coule à travers ses paupières bridées. Son attitude est passive et il répond à peine aux questions des convives. Le prince s’est d’ailleurs comporté très galamment pendant le dîner, goûtant à quelques plats européens sans marquer aucune répugnance. Il attendait pourtant que ses voisins eussent commencé à manger, avant de se servir ; il se servait alors de la fourchette fort adroitement, paraissant surtout attentif à ne rien faire qui fût contraire aux usages qu’il voyait mettre en pratique. Les bols, servis après le repas, l’ont quelque peu surpris, mais il a attendu prudemment pour voir l’usage auquel ils étaient destinés et, après s’en être rendu compte, il a fait comme tout le monde, se tirant d’affaire très proprement.

Le roi, dans sa vie ordinaire est, m’a-t-on dit, cependant resté fidèle à sa cuisine nationale. Ce genre d’alimentation est tout un poème : le repas lui est emporté en une seule fois, sur un grand plateau de laque ; dans une soucoupe, grande comme la main, se trouve une pyramide de riz ; trois ou quatre autres soucoupes, de petite dimension, contiennent l’une du poulet bouilli, servi tout découpé en menus morceaux, l’autre du porc frais ou du mouton également bouillis et découpés ; une autre du poisson frit. Le poulet est préparé à l’eau bouillante, où il a été précipité — voilez-vous la face, membres de la société protectrice des animaux ! — aussitôt que l’animal vivant a reçu une petite entaille au cou ; le riz est servi crevé, sans assaisonnement ; le mouton et le porc, jetés d’abord dans de l’eau bouillante parfumée à la cannelle, sont lavés avant d’être servis, et ensuite arrosés d’une certaine « eau de champignons » dont le roi a apporté une ample provision ; la préparation se complique quelquefois d’une sorte de bouillade d’œufs cassés directement sur la viande. Le roi se garnit la bouche d’une pincée de riz, il y introduit ensuite, à l’aide de petits bâtons d’ivoire, un morceau de volaille, puis il reprend une bouchée de riz, pioche dans la soucoupe au mouton, continue par une bouchée de porc, et recommence, passant alternativement en changeant de plat à chaque nouvelle bouchée. Pour toute boisson du thé pris en une seule fois après le repas.

À la villa des Pins que le gouvernement lui a assignée comme résidence, l’existence est pour Nam-Nghi très monotone, mais il paraît s’y complaire. On lui a quelques fois offert quelques excursions en voiture ; il a accepté, paraissant avoir à cœur de répondre aux avances qu’on lui faisait, sans toutefois manifester un grand plaisir ; il se lève vers neuf heures, se livre à quelque lecture ou à un petit travail d’écriture, coupe la journée par une sieste et se couche vers dix heures. Sa Majesté est grand fumeur de cigarettes qu’il fabrique lui-même en forme de grands cornets ; de temps en temps, il charge son narguilé à fourneau de bois laqué, et à long tuyau à spirale ; il prend une gorgée d’eau, la fait descendre dans le tuyau et aspire une seule bouffée ; la pipe est fumée ! Son cuisinier vient quelque fois lui jouer d’une sorte de guitare dont il tire une mélopée assez criarde qui paraît être fort agréable au roi ; on lui chante aussi quelques airs du pays et la journée s’écoule ainsi. Le gouverneur a attaché au service de la maison une dame de confiance qui a la haute direction du ménage royal, mais Sa Majesté en a paru très offusquée, elle évite même sa rencontre avec une sorte d’affectation ; pourtant, la machine à coudre dont se sert cette dame a excité sa curiosité, et sa sauvagerie a été en partie vaincue ; le roi se rapproche par instants ; il a même fait apporter un jour, un bout de tissu, demandant à ce qu’il fût fait quelques points sous ses yeux.

Le dimanche, la demeure est égayée par la visite de trois jeunes gens annamites, élèves du lycée d’Alger. Nam-Nghi paraît très heureux de ce supplément de société et cause amicalement avec ses visiteurs, jouant avec eux aux dames et aux échecs où il excelle. Ces jeunes gens sont absolument francisés, et je crois que c’est par eux qu’on pourra modifier les sentiments du roi à l’égard de la France ; mais l’œuvre sera longue, tout le fait présager.

C’est le capitaine de Vialar, attaché militaire du gouverneur général qui a été spécialement désigné pour prendre soin de Nam-Nghi ; il s’en acquitte avec une intelligence et une délicatesse de procédés qui semblent peu à peu lui gagner la sympathie du monarque. La reconnaissance paraît au reste être une qualité dominante chez lui, car il revient sans cesse, avec complaisance, sur les bons souvenirs que lui a laissés un officier, qui avait été attaché à sa personne, pendant son séjour à Hué, en attendant son embarquement pour l’Algérie.

Ajoutons pour terminer ces quelques renseignements sur cette individualité que Nam-Nghi, quoique d’apparence chétive, est persuadé qu’il possède une force extraordinaire. « Mon corps est de fer, a-t-il dit, un jour d’expansion à M. de Vialar, je suis invulnérable, essaye avec ton pistolet. » Inutile de dire que l’officier a refusé de tenter l’expérience réclamée.

Je tiens tous ces détails de la bouche de M. de Vialar lui-même qui paraît avoir une certaine affection pour son prisonnier, car en dépit de tous les égards qu’on a pour lui, le prince est bel et bien prisonnier de guerre et c’est à ce titre qu’il est interné à Alger.

Nous partons d’Alger à 5 heures du matin, à destination d’Oran, avec 24 heures d’arrêt à Hamman’ Rira, célèbre établissement balnéaire, situé à 95 kilomètres de la capitale. Nous passons Blidah, célèbre par sa position au milieu des forêts d’orangers et d’oliviers et nous arrivons à Bou-Medfa, où l’on prend l’omnibus pour Hamman’ Rira, situé à 12 kilomètres du chemin de fer. L’établissement occupe l’emplacement des Aquæ-Calidæ des Romains, ville florissante sous le règne de l’empereur Tibère, vers l’an 32 de notre ère, et qui fut le rendez-vous général des malades et amateurs de bains.

Il y a plus d’un siècle, le docteur Shaw, l’archéologue anglais, dans la description qu’il donnait de ces ruines, parlait des vestiges d’un antique rempart, d’un bâtiment à colonnades situé au centre de la ville et d’un monument en forme de temple qui la dominait. Il décrit deux bassins, destinés l’un aux juifs, l’autre aux mahométans, et comme perdus dans les ruines des galeries et des constructions qui s’élevaient alentour, mais dont Berbrugger et l’auteur de l’Itinéraire ne retrouvaient plus trace en 1843.

Deux hôtels superbement installés ont été construits pour la commodité des nombreux visiteurs qui viennent prendre les eaux pour combattre les rhumatismes, la goutte, la scrofule et les maladies nerveuses. On dit aussi que le climat présente un ensemble de conditions hygiéniques qui complètent l’effet du traitement thermal et rendent à la santé des personnes abandonnés des médecins. Je ne fais que répéter ici ce que l’on m’a dit de l’effet curatif de ces eaux, car ce n’est pas en 24 heures de séjour que l’on peut apprendre à en parler avec connaissance de cause. On a trouvé aux environs, soit en creusant pour les fondations de nouvelles maisons, soit en faisant des fouilles particulières, une foule d’objets antiques dont on a fait un petit musée.

On y voit des inscriptions tumulaires, têtes d’enfants et de femmes, bustes de déesses, torses de guerriers, lampes funéraires dont l’une porte la signature Oppi, fioles à parfums en verre irisé, quelques bijoux, des masses d’armes, fragments de colonnes, moulures de pierres, vingt amphores et vases, et une infinité de médailles, etc.

Nous reprenons le train d’Oran à Bou-Medfa et nous apercevons en passant Affreville, Duperré, Orléansville, situés dans la fertile vallée du Chelif, Perrégaux et enfin Oran située à une distance de 420 kilomètres d’Alger. C’est ici que nous devons nous embarquer pour l’Espagne.

Oran est une ville de 70,000 habitants, chef-lieu de la province du même nom, située au fond d’une baie qui forme un port vaste et commode pour les navires du plus fort tonnage. Fondée vers l’an 950 de l’ère chrétienne, cette ville a appartenu tour-à-tour aux Maures, aux Espagnols, et depuis 1831, aux Français, qui l’ont conservée. Voici la description qu’en fait M. Piesse, dans son travail sur l’Algérie que j’ai déjà souvent cité :

« Oran, tour à tour arabe, espagnole et turque, est aujourd’hui une ville française, bien percée, bien bâtie, bien aérée, dont l’accroissement est prodigieux et dans laquelle la population européenne circule avec l’activité fiévreuse que donne le mouvement de plus en plus grand des affaires commerciales dans cette partie de notre colonie. On y voit encore défiler comme dans une lanterne magique : les militaires de tous grades et de tous corps, zouaves, turcos, chasseurs à pied et à cheval, spahis et artilleurs ; les juifs portant le costume de leurs compatriotes du Maroc : la lévite, le pantalon à pied et le bonnet noir ; — les juives, splendidement belles et couvertes de robes damassées d’or et de soie, quand elles ne sont pas laides et sordidement vêtues, sous leur châle rouge sang de bœuf ; — les Espagnols venus des villes ou des huertas de l’Andalousie, vêtus de grègues blanches, de l’alhamar, couverture de grosse laine rouge, et le mouchoir roulé autour de la tête, costume qui trahit son origine mauresque ; — les manolas, gaies, vives, bruyantes, remplissant comme à Alger, les fonctions de bonnes d’enfant ou de ménagères, mais n’ayant plus rien de national dans leurs vêtements ; — les Maures, insouciants, fatidiques, ne se trouvant pas trop étonnés de circuler au milieu des Européens ; puis, comme dans tous les grands centres de l’Algérie, les différentes races d’indigènes venus du dehors, et se partageant tous les petits métiers dont nous avons déjà parlé à propos d’Alger. »

Ajoutons à cela qu’Oran est une ville forte, entourée de remparts, faisant un grand commerce avec l’intérieur et avec l’extérieur, et possédant de belles rues, de beaux boulevards et de belles places bordées de beaux édifices.

Nous reprenons encore ici un nouveau paquebot de la compagnie transatlantique, le Bastia, à destination de Carthagène, et demain nous serons en Espagne. La traversée, d’ici, se fait en dix heures, et il fait un temps superbe qui fait prévoir une mer tranquille et un passage heureux.