Lettres du 26 avril 1915

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Lettres du 26 avril 1915
Lettres à Lou, Texte établi par Michel Décaudin, Gallimard (p. 323-325).

Lettres du 26 avril 1915


26 avril 1915.

Mon ptit Lou très chéri,

Pas de lettre de toi aujourd’hui, hier assisté à la messe, prié pour toi, on chantait et je chantais aussi

Ô miraculeuse
Qu’on raille là-bas
Aux bords de la Meuse
Garde nos soldats
Ave Ave Ave Maria
Ave Ave Ave Maria
Douce et maternelle
Vois le repentir
De la France si belle
Qui ne peut périr
Ave etc
C’est la pécheresse
Au cœur enflammé
Absous ses faiblesses
Elle a tant aimé
Ave etc

Je pensais à toi pendant qu’on chantait cela, ma toute chérie, et je pensais avec ferveur à mon ptit Lou, que je voudrais si gentille, si mignonne, comme tu mérites de l’être avec cet esprit supérieur, primesautier, français, charmant qui est le tien, ma toute chérie. Après on a chanté


Mais au plus fort de la mèlée
Quand les obus fauchent les rangs
Ô Jeanne d’Arc dans la vallée
Compte les morts et les mourants

Prends de nouveau ta place
Au front des régiments
Et va bouter hors d’Alsace
Jusqu’au dernier des Allemands (bis).

J’étais ému extrêmement et je dessinais ce que je t’ai envoyé.Mon ptit Lou chéri, je veux que tu sois heureuse, je veux t’aimer pour ça. Mais je veux en retour que tu sois mon amie complètement. Et une vraie ami doit beaucoup à l’amitié. À l’Amitié, sais-tu bien ce que ça veut dire, ma petite enfant, on ne peut avoir 36 amitiés.

Aujourd’hui tristesse, Berthier a dû monter à la batterie de tir, j’irai le voir chaque matin, en allant au commandant. Je me construis une cabane pr habiter seul. C’est amusant comme tout de fabriquer sa maison. Après la paix… je tâcherai d’acheter un terrain et je fabriquerai un rendez-vous pr l’été. Ça m’amusera énormément de fabriquer ça. Je te raconterai comment j’ai fait et surtout comment j’ai meublé ma villa du front. En tout cas, j’ai une glace, une cuvette, une cuve pr le tub, un matelas en varech et un traversin, ça peut t’épater mais c’est comme ça, une table aussi. Ç’a été difficile à se procurer, mais j’ai ça. En ce moment calme complet. Maman m’a écrit une lettre amusante que te renvoie pr que la mettes chez moi. Elle conçoit la guerre avec un luxe ! Une vraie balade au bois de Boulogne, quoi. Les lettres de Nîmes ont renvoyé aussi une lettre de la môme Marthe, avec sa photo que je t’envoie, tu mettras ça dans ma collection. J’attends tes photos avec une impatience fantastique. J’aimerais bien des photos où on te voit, comme les photos de Desgranges, les petites photos c’est gentil, je les aime bien, mais je préfère, tu le comprendras, celles où on voit quelque chose.

Enfin quoi, mon Lou, je ne m’en fais pas, ça ne vaut pas la peine. Je prends la vie comme elle vient et les obus idem. Tu es mon seul souci. Aujourd’hui sans lettre de toi, je suis sur des charbons ardents. Demain te ferai des vers. Aujourd’hui beaucoup de travail pas amusant. T’en dis pas plus. T’écris sais pas bien comment et ma lettre doit être d’un décousu. Pas le temps de la relire et c’est pas d’aller dans le monde, coquin de bonsoir, qui me rend si pressé. J’attends avec impatience aussi la lettre de Toutou. Je l’aime bien et je suis sûr que sa lettre m’éclairera beucoup sur mon ptit Lou. Je t’embrasse tout plein, je t’adore, je te prends toute, ma toute chérie, et te berce doucement en te câlinant gentiment, gentiment.

Gui.