Lettres du dehors sur l’Assemblée nationale/03

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Lettres du dehors sur l’Assemblée nationale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 704-712).
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CORRESPONDANCE

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.
Bâle, 28 septembre.
Monsieur,

C’en est donc fait, le Mont-Cenis a été officiellement supprimé ; désormais on ne passera plus dessus, on passera dessous en trente ou quarante minutes. Cette nouvelle conquête de l’industrie, de la patience et du génie humains méritait d’être célébrée par des banquets et des discours ; les discours et les banquets ne lui ont point fait défaut. De part et d’autre l’accueil a été cordial et empressé, et les inquiétudes qu’on avait pu concevoir n’ont point été justifiées par l’événement. En vérité, pouvait-on s’inquiéter sérieusement ? Les hommes qui représentaient à cette fête la France et l’Italie étaient bien propres à en garantir le succès. La France avait envoyé à Turin un ministre des affaires étrangères dont le naturel généreux et libéral est accompagné d’un esprit aussi charmant que solide, et quiconque connaît M. Visconti-Venosta sait avec quelle attention cet homme d’état s’observe dans ses discours, combien il

surveille sa parole, combien il excelle dans la science délicate des convenances oratoires et politiques. Bref, la France et l’Italie ont dîné ensemble ; sur la fin du repas, elles se sont donné l’accolade et ont bu la santé l’une de l’autre, ce dont se réjouissent tous les gens bien intentionnés.

Toutefois les fêtes sont des fêtes, les toasts sont des toasts ; on en peut dire ce qu’on a dit de l’esprit, qu’il sert à tout et ne suffit à rien. Ne nous faisons point d’illusions. Rien n’est plus désirable que de voir s’établir une entente cordiale entre la France et l’Italie ; malheureusement on ne peut se dissimuler que la veille de la fête il y avait au nord des Alpes des rancunes, au midi des défiances. A-t-il suffi de quelques paroles éloquentes ou discrètes pour avoir raison de ces défiances et de ces rancunes ? Je voudrais le croire ; mais on ne croit pas tout ce qu’on veut.

Vous savez mieux que moi, monsieur, ce que signifient les rancunes dont je parle. Je lisais dernièrement une lettre de diplomate en colère, qui s’exprimait très durement sur le compte de l’Italie, « de cette terre enchantée où fleurit l’ingratitude. » Ce mot m’a chagriné pour deux raisons : la première est qu’un diplomate ne devrait jamais se fâcher, la seconde est que reprocher aux gens leur ingratitude, c’est avouer qu’en les obligeant on comptait sur leur reconnaissance ; or la reconnaissance n’est pas un mot ni une idée politique. J’en croirais volontiers sur ce point Machiavel, qui affirme que le plus souvent travailler à la grandeur d’autrui, c’est travailler à sa propre ruine. L’Italien en dit là-dessus plus que mon français : chi è cagione che uno diventi potente, rovina. Au surplus, les Italiens, à ce qu’il me paraît, sont médiocrement sensibles à ce genre de reproches. Les siècles et le malheur se sont chargés de faire leur éducation, et leur conscience politique est aussi déliée que leur esprit. En retouchant le mot de mon diplomate, on pourrait affirmer qu’au-delà des Alpes se trouve une terre enchantée où fleurit la casuistique. Les Italiens sont les premiers à en convenir. « Que voulez-vous ? me disait un de leurs hommes d’esprit ; nous avons tant pâti et tant vécu ! Il ne faut pas nous demander les passions et les scrupules de la jeunesse. L’expérience des siècles a laissé dans la conscience de tout Italien un dépôt, et il en résulte que cette conscience ne ressemble pas aux autres, qu’elle est moins prompte à s’émouvoir et qu’elle se scandalise de peu de choses. » Les Italiens possèdent bien des qualités sérieuses ou aimables ; mais ne leur demandons pas d’être candides. La naïveté italienne ! autant vaudrait croire à l’évangile de l’empereur Guillaume.

S’ensuit-il que tous les griefs de la France soient fondés ? Je ne le pense pas ; j’estime plutôt qu’un arbitre impartial, s’il était chargé de juger ce procès, sans absoudre entièrement le défendeur, se verrait forcé de débouter le demandeur. Que reproche la France aux Italiens ? De ne pas l’avoir aidée ; mais qui donc l’a aidée ? L’Autriche était son alliée naturelle depuis 1866 ; qu’a fait l’Autriche ? L’Angleterre était son amie depuis vingt ans ; qu’a fait l’Angleterre ? Dans cet universel abandon, que pouvait oser une puissance née d’hier, mal assise encore, incertaine de ses forces et qui aurait apporté comme enjeu sur le champ de bataille son avenir et son existence elle-même ? Le concours de l’Italie était assuré à une intervention collective. Qui l’a rendue impossible, cette intervention ? La Russie, complice de Berlin, et l’aveuglement d’un cabinet whig, qui, ne voyant dans ce monde que la Belgique en péril, avait dès le début de la guerre prêché partout l’abstention. Au moment où se préparait l’avènement d’un césarisme prussien qui menace tous les droits et toutes les indépendances, le cabinet de Saint-James ne s’occupait que de traverser toutes les combinaisons de la France et de la condamner à l’isolement. Certaines dépêches de lord Granville sont fort édifiantes à ce sujet. « Il n’y a plus d’Europe ! » s’est écrié mélancoliquement M. de Beust. L’Italie pouvait-elle remplacer l’Europe ?

Mais, reprennent les Français, non-seulement l’Italie ne nous a pas aidés, elle a profité de nos malheurs. Il est certain qu’au lendemain de Sedan l’Italie, trouvant libre la route de Rome, ne s’est point refusé le plaisir d’y aller. Pouvait-elle faire autrement ? Il y a là de quoi discourir longtemps. Interrogez un Italien en tête-à-tête, il vous accordera probablement qu’on a eu tort d’aller à Rome ; mettez ensemble cinq Italiens, ils s’écrieront d’une seule voix qu’on ne pouvait point ne pas y aller, — ce qui revient à dire que l’occupation de Rome était dans l’ordre des événemens nécessaires, mais qu’on s’y est mal pris, — que, si l’action était bonne, le procédé laissait à désirer. « Tôt ou tard Rome devait être à nous, disait récemment un député napolitain ; nous n’avons péché que dans la forme. Nous avons profité des embarras d’un ami et donné à la solution de la question romaine les apparences d’un mauvais coup. » Le ministère italien en avait lui-même le sentiment, et, comme il arrive aux gens qui ne sont pas tout à fait en règle avec leur conscience, il cherchait à se rassurer ou à se faire rassurer ; son livre bleu en fait foi. Ses ambassadeurs et ses envoyés lui mandaient à l’envi que tous les cabinets étrangers, informés par eux de l’événement, avaient fait le meilleur accueil à leur communication. Quelques-uns de ces cabinets, il est vrai, s’étaient renfermés dans un silence plein de réserves ; mais c’est un jeu pour la finesse italienne que d’interpréter un silence : les visages, les gestes, les airs de tête, les sourires, étaient favorables. Lord Granville et M. d’Anethan se sont plaints que MM. Cadorna et de Barral avaient lu trop de choses sur leur visage ; qu’importe ? Ils ont réclamé sans se fâcher., — Nous avons été entraînés, sono stato trascinalo, a dit un jour M. Visconti-Venosta. Franchement, cet entraînement est excusable ; en politique, c’est un péché véniel. Les aspirations nationales, les impatiences de la gauche, les ardeurs de la Permanente piémontaise, qui, pour venger Turin de sa dépossession, avait hâte de déposséder Florence, la crainte que la révolution ne prît l’entreprise à son compte, peut-être aussi les volontés de celui que la constitution défend de nommer, quel ministère eût été capable de résister à tant d’obsessions diverses, à tant de passions coalisées ? On s’est laissé faire violence sans trop s’en plaindre. Au fond, on désirait que l’Europe se trouvât en face d’un fait accompli, et on désirait aussi que ce fait accompli fût l’œuvre d’un gouvernement régulier, — que la révolution ne s’en mêlât point, ce qui eût tout compromis et tout perdu… Je ne crains pas d’affirmer que ceux qui reprochent le plus vivement au gouvernement italien d’être allé à Rome y seraient allés eux-mêmes, s’ils avaient eu l’honneur de gouverner l’Italie au mois de septembre 1870.

Si la France nourrit des rancunes, l’Italie nourrit des inquiétudes, et ces inquiétudes l’empêchent de s’abandonner à sa pente naturelle, qui l’entraîne du côté de la France. Il y a entre les deux pays des liens d’amitié, de secrètes sympathies fondées non-seulement sur l’affinité des races et la parenté des langues, mais sur la similitude des idées, des lois et des civilisations. Quelle action n’ont pas exercée les deux peuples l’un sur l’autre ! que d’emprunts ne se sont-ils pas faits ! Sans doute, Turin et Naples ont leurs gallophobes ; mais on a remarqué que le châtiment de ces gallophobes est que tôt ou tard ils vont à Paris et n’en peuvent plus revenir. Les sympathies naturelles que ressent l’Italie pour la France ont éclaté plus d’une fois pendant la guerre, et il y eut un moment où la presse italienne flétrissait avec tant d’énergie les exactions, les violences et les insatiables cupidités de la Prusse, que le cabinet de Berlin en porta plainte au Vieux-Palais par l’entremise de son ministre, M. Brassier de Saint-Simon. Vous savez en effet qu’il ne suffit pas à la Prusse de conquérir deux provinces et cinq milliards, elle entend qu’on admire sa modération et son désintéressement. « Vous verrez, disait en ce temps un Italien, que M. de Bismarck insérera dans les conditions de la paix un article portant que la France prend l’engagement solennel d’aimer et d’estimer les Allemands, ce qui lui sera plus difficile peut-être que de payer cinq milliards. Aimer la politique prussienne ! les Italiens sont incapables d’un si grand effort, qui n’est guère possible qu’aux Prussiens, aux naïfs et aux journalistes qu’on paie tout exprès pour cela. Cependant la Prusse leur disait : « Quoi de plus facile que de nous entendre et de nous allier ? Nous n’avons aucune question litigieuse à débattre ensemble ; nous voudrions nous disputer, que nous ne saurions pas sur quoi. » Les Italiens n’admettaient pas cette déclaration comme parole d’Évangile ; ils savent que les convoitises de la Prusse sont infinies, qu’elle a par devers elle des trésors inépuisables de prétentions et de chicanes, qu’il n’est pas de peuple dans le monde auquel elle ne pense avoir quelque chose à réclamer au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Toutefois la Prusse est loin, et la France est près ; la Prusse est protestante, et ne porte qu’un médiocre intérêt à la restauration du pouvoir temporel ; la France a un parti clérical très remuant, qui accable chaque jour de ses anathèmes les spoliateurs du saint-siège. Les Italiens en concluent que, si la Prusse est un danger lointain, la France est un danger prochain, et ils sont disposés à pourvoir au plus pressé. C’est ainsi qu’au mois de mars dernier ils s’occupaient déjà de renouer avec Berlin par l’entremise de l’Autriche, et que plus récemment, s’ils ne sont pas allés à Gastein, du moins ils se sont mis en mesure de savoir ce qui s’y disait, et d’y faire dire certaines choses qui leur tiennent au cœur.

Assurément il y a une part considérable de rêverie dans ces défiances et ces appréhensions ; tout cependant n’y est pas chimérique. Est-ce une chimère que la droite de l’assemblée nationale et ses impolitiques incartades ? Est-ce une chimère que les manifestes du comte de Chambord, bien qu’en les lisant on se frotte les yeux pour s’assurer si l’on veille ou si l’on dort ? Ce n’est pas une chimère non plus que les pétitions de ces évêques, qui trouvaient tout simple que la France épuisée d’hommes et d’argent se remît incontinent en campagne, empruntât un milliard de plus pour restituer Rome au saint-père. Et peut-on nier que nombre de catholiques libéraux n’aient prêché la croisade avec autant d’ardeur que les ultramontains ? Au zèle de néophytes que ces gens-là déploient en faveur du pouvoir temporel, on devine aisément qu’ils ont quelque chose à se faire pardonner, que ces orthodoxies suspectes veulent se refaire une virginité. Ce qui est certain aussi, c’est que dans ces derniers mois le gouvernement français ne s’est pas assez appliqué à tranquilliser l’Italie, à dissiper ses alarmes et ses ombrages. Il avait pour ministre à Florence un homme du plus sérieux mérite, qui joint à la fermeté du jugement l’autorité de l’expérience et du caractère. Ce ministre avait compris que les nouvelles situations imposent de nouveaux devoirs et de nouvelles conduites, que la France devait accepter franchement les faits accomplis, abjurer ses vieilles prétentions, et travailler par une politique à la fois ferme et conciliante à se gagner la confiance des Italiens, à empêcher du moins que ces amis trop inactifs ne devinssent un jour des ennemis actifs et dangereux. Au vif regret des Italiens qui aiment la France, M. Rothan a été subitement rappelé, et par le même décret qui lui donnait un remplaçant on accréditait un ambassadeur auprès du pape. Si la France se fait représenter auprès du saint-siège par une ambassade, auprès du roi d’Italie par une simple légation, qui donc est à ses yeux le vrai maître de la maison ? Aussi bien le roi d’Italie a depuis plusieurs semaines quitté Florence, la légation française y est encore. Quel contraste entre ces procédés douteux, où semblent percer des arrière-pensées, et les gracieuses complaisances de la Prusse ! Autant M. d’Arnim avait mis d’empressement à se rendre au Quirinal pour y présenter ses hommages au prince Humbert, autant M. Brassier de Saint-Simon en a mis à déménager le même jour, à la même heure que le roi. Dès que son intérêt est en jeu, la Prusse fait des miracles ; elle réussit même à se rendre aimable.

Ce qui est chimérique heureusement dans les appréhensions italiennes, c’est de s’imaginer qu’il puisse y avoir à Versailles ou à Paris un gouvernement assez abandonné de la fortune et de la raison pour employer l’or, le sang de la France, à restaurer un trône caduc qui depuis trente ans ne subsistait plus que par la protection des baïonnettes étrangères. A supposer qu’on y réussît, ce ne serait pas assez de le relever, ce trône ; il faudrait le soutenir, l’étayer, le protéger contre les accidens, et à cet effet se condamner de nouveau à l’occupation indéfinie de Rome, — et comme il est impossible qu’un régime autoritaire renfermé dans l’enceinte d’une ville puisse se maintenir longtemps au milieu d’un peuple de 25 millions d’hommes qui jouissent de toutes les franchises constitutionnelles, le seul moyen de faire durer le pouvoir temporel serait de détruire l’Italie. C’est ce que font chaque jour, il est vrai, les matamores du parti clérical ; cependant l’Italie vit encore, et je soupçonne qu’elle est destinée à vivre. Il est des sentences dont on n’appelle pas, des événemens qu’on ne supprime point ; qu’on les défasse aujourd’hui, ils se referont demain. Or, à moins de détruire l’Italie, que pourrait offrir la France au saint-siège dont le saint-siège se pût accommoder ? On sait qu’il a peu de goût pour les jardins ; tout ou rien est sa devise.

En vérité, monsieur, il est plus difficile à la France de satisfaire le saint-siège en lui offrant quoi que ce soit qu’à l’Italie de se réconcilier avec lui sans lui rien offrir. Voici le raisonnement que me tenait à ce sujet un député italien, et qui me paraît digne de vous être rapporté. « Depuis le moyen âge, disait-il, Rome a été une enclave funeste à l’Italie. Rome avait une double politique. Il lui importait d’une part d’empêcher que l’étranger ne s’emparât de toute l’Italie : en ce sens, elle défendait notre indépendance contre les convoitises des conquérans ; mais il lui importait également qu’aucun prince italien ne réalisât l’unité italienne, seule garantie efficace de l’indépendance. Cette double politique était contradictoire et absurde. L’unité s’est faite aux dépens de la papauté ; il nous reste à obtenir après coup son consentement, et notre plus cher désir est qu’elle se résigne à nous accepter, à faire bon ménage avec nous. Les conditions de ce connubio ne sont pas faciles à régler ; nous nous attendons à essuyer bien des tracasseries, bien des ennuis : le pape abusera de sa faiblesse ; il protestera, il gémira, il criera. Le gouvernement italien est dans la situation d’un homme marié avec une femme insupportable, qui a ses nerfs, ses vapeurs, ses déraisons, et qu’on ne peut battre, car nous ne sommes plus au temps de Philippe le Bel. Cependant le cas n’est point désespéré. Le pape est Italien, il l’est plus encore qu’il ne le croit, et bien plus qu’on ne le croit en France, — et de notre côté nous possédons une qualité dont il sent tout le prix : en matière dogmatique, nous sommes indifférens et politiques dans l’âme. L’indifférence ne tient pas à ses objections, elle se prête aux accommodemens, aux compromis. Le dogme de l’infaillibilité a fait jeter les hauts cris aux catholiques libéraux d’Allemagne et de France ; que nous importe, à nous Italiens ? Nous ne crions pas facilement, et nous ne chicanerons jamais le saint-père sur l’idée qu’il aime à se faire de lui-même. Lors de la discussion de la loi des garanties, quelqu’un proposa d’y ajouter un article pour sauvegarder la liberté des cultes. L’habile, éloquent et spirituel rapporteur de la commission, M. Bonghi, lui répliqua : Vous prenez une peine inutile ; en Italie, ce n’est pas la loi qui manque à la liberté des cultes, c’est la liberté des cultes qui manque à la loi… Croyez-moi, ajouta mon homme, à la longue tout s’arrangera. Le saint-père comprendra qu’il a tout à gagner à s’entendre avec nous. Qu’il accepte tristement, mais franchement le nouvel ordre de choses, que l’Italie ne voie plus en lui le grand obstacle à l’affranchissement de ses destinées, et il sera tout-puissant chez nous, assez pour nous faire peur à nous autres libéraux. Oui, le jour où le pape, mettant sous ses pieds son non possumus et renonçant à son abstention chagrine, s’avisera de se mêler de nos élections, grâce aux femmes et aux curés, il aura un parlement à lui, et un parlement vaut cent fois plus qu’un jardin. Que si jamais on nous dotait du suffrage universel, ah ! dans ce cas je craindrais une chose, c’est que dans la chambre italienne la gauche ne fût composée de cardinaux ! »

Au mois de février dernier, l’une des feuilles importantes de l’Italie s’attachait sagement à combattre les craintes irréfléchies qu’excitait dans le cœur des Italiens l’avènement de M. Thiers au pouvoir. « Quoi qu’ait pu dire ou faire, ou désirer autrefois M. Thiers, disait cette feuille, il ne sera jamais un danger pour nous, car il ne se laissera guider que par l’intérêt français, et l’intérêt de la France est de se réserver pour toutes les occasions et pour toutes les alliances. » Le président de la république a justifié cette prédiction. Il sacrifiait noblement, hier encore, son protectionisme à l’intérêt français ; il lui sacrifie aussi ses regrets, ses déplaisirs et ses rancunes. Il ne suffit pas de bien dire ; un seul acte vaut cent déclarations. Que le gouvernement français se décide à n’avoir plus en Italie qu’un seul ministre accrédité auprès du roi et chargé aussi de le représenter au Vatican, ou, s’il le préfère, qu’il remplace son ambassade de Rome par un agent ecclésiastique qui représentera le ministre des cultes auprès de sa sainteté ! Cette salutaire résolution lui épargnerait de grands embarras, car il préviendrait ainsi les tiraillemens inévitables entre deux ministres obligés à la même résidence et accrédités auprès de deux souverains qui ne s’entendent pas. Enfin, ce qui importe davantage encore, les Italiens ne seront plus tentés de lui attribuer des arrière-pensées menaçantes, et, libres désormais de se livrer à leurs sympathies naturelles, ils ne prêteront plus l’oreille à tout ce qu’il plaît au comte Brassier de Saint-Simon de leur persuader par l’entremise des feuilles radicales qui sont à sa dévotion. Ce jour-là, les voies seront ouvertes à l’entente cordiale, il n’y aura de mécontens que la Prusse et le parti clérical ; mais M. Thiers ne se croit pas tenu d’être toujours agréable à la Prusse, et il n’est pas dans ses moyens de se concilier la faveur des cléricaux, pas plus que de reconquérir la bienveillance du marquis de Franclieu. Les cléricaux ont leur homme, qu’ils n’abandonneront jamais : c’est celui qui leur a promis de pratiquer dans la loi française toutes les retouches et l’es ratures qui leur conviendront, et de greffer le Syllabus sur le code civil.

Le malheur a bien des charges, monsieur ; il a aussi ses avantages, ses immunités et ses privilèges. Les défaites de la France lui ont rendu le service de la délivrer de beaucoup de choses et en particulier de tous les devoirs de fantaisie qu’il lui plaisait de s’imposer. Personne ne lui a prêté main-forte dans ses adversités et ses périls ; elle ne doit rien à personne, et il lui est permis en toute rencontre de ne prendre conseil que de son intérêt. Ses amis, qui l’aiment très fort, voudraient que dorénavant elle adoptât pour règle de sa conduite un égoïsme honnête et intelligent, — intelligent quoique honnête, honnête quoique intelligent, autant que faire se pourra. Puisse-t-elle ne pas ressembler à ces grands seigneurs à demi ruinés qui entendent conserver tout leur train de maison, tous leurs cliens et toutes leurs prétentions ! Qu’elle ressemble plutôt à tel négociant américain qui a fait de mauvaises affaires et qui, tout occupé de rétablir sa fortune, réforme sa maison, ses goûts, ses habitudes, et n’accorde pas un sou dans son budget à la vanité, car la vanité est l’ennemie mortelle de la politique. On a dit trop souvent à la France que son métier était de faire la guerre pour une idée ; on lui a dit aussi qu’elle était la fille aînée de l’église et le gendarme de Dieu. Qu’elle se défie en toutes choses du langage convenu, de la rhétorique et des vieux refrains ! M. de Bismarck demandait un jour à M. Jules Favre avec son insolence ordinaire si l’honneur de la France était autrement fait que celui des autres peuples. On pourrait demander avec plus de raison à certains Français si la France a un catholicisme à part, et si ce catholicisme particulier entraîne avec lui des obligations qui lui soient propres. Comme l’Europe tout entière, la France est vivement intéressée à l’indépendance spirituelle du saint-siège, et c’est d’accord avec l’Europe qu’elle doit s’occuper de faire garantir et respecter cette indépendance ; là se borne son devoir. Elle a eu pendant vingt ans un gouvernement qui faisait tour à tour de la politique anglaise, de la politique italienne, de la politique pontificale, de la politique polonaise, de la politique mexicaine, et, Dieu lui pardonne ! de la politique prussienne. Il est bien temps que le gouvernement de la France fasse de la politique française et ne fasse pas autre chose. Jadis l’Autriche s’est piquée d’étonner le monde par son ingratitude. Les amis de la France souhaitent que provisoirement la France étonne le monde par sa modestie. La modestie a cela de bon qu’elle n’est pas seulement une vertu ; elle est un moyen.

Agréez, monsieur, l’expression de tous mes sentimens de haute considération.

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