Lettres en forme de complainte/Complainte III

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Poésies complètes, Texte établi par Charles d’HéricaultErnest Flammarion (p. 198-202).

COMPLAINTE III.

     L’autrier en ung lieu me trouvay,
Triste, pensif et doloreux,
Tout mon fait, bien au long, comptay
Au hault Prince des amoureux,
Lequel m’a esté rigoreux
Ou temps que mon cueur le servoit ;
Et, ainsi qu’il me respondoit,
Souvenir, qui fut au plus près,
Ses ditz et les miens escripvoit
En la manière cy après :


L’AMANT.

     Helas ! Amours, de vous me plains ;

Mais les griefz maulx le me font faire,
Dont mon cueur et moy sommes plains.
Car trop estes de dur afaire.
S’un peu me fussiez debonnaire,
Espoir, que j’ay du tout perdu,
Si me seroit tantost rendu ;
Ainçois, par vous m’est deffendu
Plaisant Desir et Bel Acueil.


AMOURS.

     Amours respond : À trop prant tort
Vous complaignez et sans raison,
Car, envers chascun Reconfort
N’est pas tousjours en sa saison ;
Et si savez qu’en ma maison
Une coustume se maintient.
C’est assavoir que qui se tient
Pour serviteur de mon hostel,
Mainteffoiz souffrir lui convient :
L’usaige de mes gens est tel.


L’AMANT.

     Certes, Sire, vous dittes vray ;
Mais l’ordonnance riens ne vault.
Parler en puis, car bien le sçay.
Et ay dancié à ce court sault ;
Parquoy je congnois le deffault
De doulx plaisir que l’en y a ;
Car, quant mon cueur vous depria
Secours, il lui fust escondit,
Adoncques, de dueil regnya
Vostre povoir, et s’en partit.


AMOURS.

     Dea ! beaulx amis, se dit Amours,

Celui qui à servir se met,
S’il veult avoir tantost secours
Et le guerdon qu’on y promet,
Ou autrement, il se desmet
Du service qu’il a empris,
De Loyaulté seroit repris,
Quant je tendray mon jugement,
Et si perdroit tous los et pris,
Sans jamais nul recouvrement.


L’AMANT.

     Voire, Sire, doit on servir
Sans prouffit ou guerdon avoir ?
Nennil, ung cueur devroit mourir,
Puis qu’il a fait loyal devoir
Entierement à son povoir,
Et qu’il lui fault querir son pain ;
À vous, qui estes souverain,
En est le plus de deshonneur,
Veu que, par faulte, meurt de fain
Vostre bon loyal serviteur.


AMOURS.

     Qu’on meure de fain ne vueil pas,
Mais le trop hasté s’eschaulda,
Il convient aler pas à pas ;
Et puis après on congnoistra
Qui mieulx son devoir fait aura ;
Alors doit estre guerdonné.
Je suis assez abandonné,
À grant largesse, de mes biens ;
Mais quant j’ay mainteffoiz donné
À plusieurs, semble qu’ilz n’ont riens.


L’AMANT.

     De ceulx ne suis, quant est à moy.
Surce, je respons à brief motz :
Je vous asseure, par ma foy,
Oncques ne fuz en ce propos,
J’ay toujours porté sur mon dos,
Paine, Travail à grant planté.
Ne nulle chose n’ay hanté,
Dont on dye qu’aye failly.
Combien qu’en dueil m’aiez planté,
Comme faint seigneur et amy.


AMOURS.

     Estre mon maistre vous voulez,
Par vostre parler, ce me semble,
Et grandement vous me foulez ;
Mais l’estrif de nous deux ensemble,
Comme on peut cognoistre, ressemble
Au debat du verre et du pot ;
Fain avez qu’on vous tiengne à sot ;
Devant Raison soit assigné,
Se j’ay tort, paier vueil l’escot,
Quant le debat sera fine.


L’AMANT.

     Il fault que le plus foible doncques
Soit tousjours gecté soubz le pié,
Ne je ne vy autrement oncques ;
Rendre se fault, qui n’a traittié.
J’ay cogneu, où j’ay peu gaingnié,
Vostre court, à mont et à val,
Et, soit à pié ou à cheval.
On n’y scet trouver droit chemin,
Quoy qu’on y trouve, bien ou mal,
Il fault tout partir au butin.


L’AMANT.

     Pour le present, plus n’en parlons ;
Puis que j’ay puissance sur tous,
Quelque chose que debatons,
À mon plaisir feray de vous.
Ne me chault de vostre courrous
Ne de chose que l’on me dye.
Se je vous ay fait courtoisie,
Se le voulez, prenez l’en gré,
Car le premier vous n’estes mie
Qu’ay courcié en plus grant degré.