Lettres et opuscules/04

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 17-23).

L’HIVER

(L’Abeille, 3 avril 1879.)


C omme le printemps commence à nous apparaître tout riant, tout éblouissant de soleil et que le vieil hiver, appuyé sur son bâton noueux, le dos voûté, a repris à pas pesants son éternel voyage, il est, ce nous semble, poli et de bon ton de présenter à ce dernier, en manière d’adieu, quelques éloges.

Il est incontestable que l’aimable dispensateur de neige et de givre donne à tout un aspect animé, joyeux, souriant.

L’antique Québec qui, durant l’été, a l’air sévère et grincheux d’un vieux soldat retiré du service et que l’inaction et des blessures mal fermées aigrissent et rendent grognard, se déride et prend un aspect agréable sous son blanc vêtement de frimas : un sang plus jeune semble couler dans ses veines, il survit au milieu de ses ruines.

Quelle animation règne alors dans ses rues, ses promenades devenues blanches de noires qu’elles étaient ! Les vitrines y brillent plus gaiement ; passants et promeneurs fourmillent, se pressant et se coudoyant sur les trottoirs étroits ; on ne voit qu’une foule compacte et remuante d’équipages aux riches fourrures, rapidement emportés par des chevaux fumants qui secouent avec grâce leur jolie tête empanachée de houppes rouges ; on n’entend que le brouhaha causé par le son argentin des grelots, le bruit mat des sabots frappant sur la neige durcie, les clics-clacs retentissants des fouets et les cris enroués des petits porteurs de journaux.

Alors, à la vue de ces équipages, on se surprend à faire un de ces rêves ambitieux qu’un certain valet de comédie a exprimé si plaisamment :

J’aurais un bon carrosse à ressorts bien pliants
De ma rotondité j’emplirais le dedans……

La foule est si grande sur certaines rues que les pauvres petits moineaux ne trouvent plus de place pour sautiller sur la neige, eux qui bravent les rigueurs du climat pour rester avec nous. Rien pourtant de plus agréable de les voir s’abattre du haut des toits dans les rues, sautillant en groupes compacts, voltigeant, farfouillant de leurs becs dans la neige pour y trouver leur imperceptible pâture. Effrontés d’ailleurs comme des petits coureurs de rues : qu’ils sont, ils attendent qu’on ait quasi le pied sur eux pour s’enfuir, effarés et tourbillonnants.

Mais revenons à notre sujet et rassurons nos lecteurs, qui, d’après notre allure vagabonde commencent à concevoir une terreur légitime pour la longueur probable de l’article.

Nous pourrions citer d’ailleurs, pour excuser ces digressions, l’exemple de nombreux auteurs, romanciers et autres qui, allant plus loin que nous, gardent un silence discret sur le sujet annoncé par le titre ; c’est à peine si, arrivés au huitième volume, ils daignent en dire quelques mots au lecteur avide.

Ceci dit, enfourchons notre sujet et galopons jusqu’à la fin sans nous laisser désarçonner.

L’hiver ne se contente pas de parer notre bonne ville et de lui mettre au cœur la gaieté, il offre aussi des amusements variés.

Êtes-vous, par exemple, friands de discours parlementaires ? Voyez (et pour cela reportez vous aux années passées) voyez les locomotives arrivant à toute vapeur et versant dans nos rues une foule de députés armés de malles de cuir toutes gonflées de longues harangues : tel jadis le fameux cheval de bois jetait de ses flancs dans les murs de Troie les guerriers grecs.

Peut-être êtes-vous d’un goût casanier ? Connaissez-vous alors quelque chose de plus délectable que de savourer un auteur favori, enfoui dans un fauteuil, près de l’âtre durant un soir d’hiver, lorsqu’Éole fait craquer la fenêtre sous la pression de son puissant souffle et que les enseignes s’agitent au dehors avec des grincements aigus, semblant déplorer leur sort et peut-être complotant pour tomber par vengeance sur la tête de quelque passant.

Mais vous aimez sans doute un plaisir plus animé. Quoi de plus agréable qu’une de ces folles courses à la raquette ? Aux premières lueurs grisâtres de l’aurore, on part, et on court à travers les champs et la neige, en groupes ricaneurs et joyeux, le teint animé par le froid vif du matin. On se brise les jambes de fatigue, on attrappe des engelures, des faims d’enfer. On donne tête baissée dans la neige et on se relève blancs comme des meuniers, mais toujours on revient gaillards. N’allons pas passer sous silence les patins si goûtés des amateurs. Toutefois, nous devons avouer ici, en toute franchise, que ce genre d’exercices nous a toujours été impraticable, vu la tentation irrésistible que nous éprouvions alors de prendre brusquement une position horizontale ; et, en plein air, par un grand froid, cela est tout à fait incompatible avec l’idée qu’on se fait généralement du plaisir. Quoique, pour nous encourager, on nous affirme qu’on s’y fait, chaque tentative de ce genre nous a plutôt persuadé qu’on s’y défait…

Vraiment, s’il fallait énumérer tous les avantages de l’hiver, on en ferait de gros livres. On en fait à moins, hélas !

Un mot encore. Certes, les paysages d’été et d’automne sont ravissants ; mais qui n’a pas admiré ces jolies scènes d’hiver que Kreigoff a souvent saisies sur le vif dans ses petits croquis pleins d’éclat et de brio.

C’est le matin : un étroit ruban d’un or pâle colore l’horizon et éclaire à peine. D’un côté, un groupe de cabanes tapies dans la neige et se dessinant sur le fond vert d’un bouquet de sapins légèrement poudrés de blanc, de l’autre une plaine nue et blanche, tachetée de gros arbres dont les branches noires se profilent sur le ciel gris ; au centre, un traîneau lourdement chargé, tiré péniblement par un vieux cheval, dont les naseaux fument, dont les sabots s’enfoncent dans la neige et qui, secouant énergiquement sa tête courbée sous le collier, semble dire : « Nous n’arriverons jamais, jamais, jamais. »

Toutefois, il faut l’avouer, l’hiver a des côtés bien tristes et bien douloureux ; il semble se couvrir le visage d’un de ces masques antiques dont l’un des côtés est riant et l’autre sombre, masque qui lui permet, comme aux comédiens du temps jadis, d’exprimer tour à tour la joie et la douleur.

Mais jetons un voile sur cette partie lugubre de notre sujet, et citons, pour terminer, un mot d’un pauvre Esquimaux, mot qui dans sa simplicité naïve vaut mieux que tout ce que nous pourrions dire en faveur de l’hiver. Transporté au pays du soleil, le sauvage enfant du nord tomba dans une profonde mélancolie ; il répondait à ceux qui l’interrogeaient sur sa tristesse : « Comment pouvez-vous vivre sans glace, sans neige et sans tempête ? »