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Lettres et opuscules/12

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 73-81).

LETTRE DE PARIS


15 janvier 1888.


J ’arrive de Rome où j’ai assisté aux fêtes du Jubilé. La ville était remplie d’étrangers et on circulait avec peine dans ses rues qui ressemblent à celles de Québec ; les immenses palais de Rome, si hauts et si sombres, les font encore paraître plus étroites et plus noires, ne laissant apercevoir qu’un morceau de ciel d’un bleu intense. La solennité la plus importante a été, comme on le sait déjà, la messe dite par le pape à la Basilique de St-Pierre : événement qui n’avait pas eu lieu depuis dix-huit ans.

J’ai éprouvé assez de difficulté à me procurer les billets requis pour assister à cette cérémonie ; ils étaient très courus, plus de soixante mille personnes étant venues à Rome pour être témoins de cette solennité.

Je me suis rendu dès sept heures du matin sur la place St-Pierre, mais je n’ai pu pénétrer dans l’enceinte de l’édifice que vers neuf heures, tant la foule et l’encombrement étaient considérables. Les journaux italiens ont prétendu que St-Pierre renfermait ce jour-là entre soixante et soixante-dix mille personnes ; cependant on circulait sans trop de peine dans l’immense édifice.

La diversité des costumes de toute cette foule, venue de tous les pays, avait un aspect pittoresque. Les robes grises ou blanches des moines, les vêtements éclatants des paysannes et des paysans italiens, les uniformes des soldats, étincelants de broderies et de dorures, semblaient répandre la vie et la lumière sous les énormes arcades toujours un peu sombres. Tout le monde parlait avec animation ; quelques personnes, armées de jumelles, étaient montées sur les bases en saillie des colonnes, afin de ne rien perdre du spectacle.

Vers neuf heures et quart, les draperies d’une des chapelles latérales se sont écartées et le cortège a commencé à défiler.

Venait d’abord un piquet de suisses avec culottes bouffantes, rayées par bandes jaunes et rouges ; puis les camériers en costumes noirs ; ensuite un nombreux groupe de cardinaux en robes rouges ; mais je ne saurais tout décrire ; le coup d’œil était animé et très brillant. En dernier lieu venait le pape, porté sur la sedia gestatoria par des personnages en habits de velours écarlate ; des camériers agitaient autour de lui de grands éventails de plumes blanches, semblables à des ailes de cygnes.

À l’apparition du Pape, des cris et des acclamations se sont élevés de l’immense foule. Le spectacle était très beau ; on se serait cru à l’époque d’un de ces grands mouvements de foi religieuse comme au Moyen Âge.

Le cortège est passé fort près de moi. J’ai pu distinguer très bien les traits et la figure de Léon XIII ; on les connaît déjà par la gravure : un grand front, des lèvres minces et spirituelles, des yeux vifs et fort intelligents.

La messe pontificale a été célébrée sur l’autel qui renferme les restes de l’apôtre St-Pierre. Après la messe, l’assistance tout entière a chanté le Te deum.

Mais je parle de choses que vous connaissiez déjà ; les journaux canadiens ont sans doute donné des détails minutieux sur les fêtes du Jubilé.

Puisque j’ai mentionné la basilique de St-Pierre, laissez-moi vous dire un mot des églises à Rome. Les grands mouvements de l’esprit humain ont laissé une trace dans les monuments de l’architecture. Ces derniers sont comme des documents sur l’histoire du monde.

Les Grecs ont eu une architecture qui est le reflet de leur génie : grandeur, simplicité, goût du beau, amour d’une vie tout matérielle faite de plaisirs et de voluptés, sans préoccupation mystique. Les romains, peuple conquérant et brutal, ont su avoir une architecture propre, modifiée et adoucie par les idées grecques dont ils étaient pénétrés.

Après la chute de ces empires, le christianisme a grandi et s’est épanoui, donnant un cachet nouveau aux monuments de l’architecture, un cachet de mysticisme et d’idéal. Le monde païen n’a considéré la vie que comme une chose gaie et riante, le monde chrétien la regarde à travers un masque tragique ; ce n’est plus qu’un chemin douloureux pour arriver à une vie meilleure.

L’architecture gothique du Moyen Âge a reproduit ces idées.

Quand on pénètre dans une vieille église en France, on ne voit qu’à quelque pas devant soi, le regard se perd dans les ombres épaisses des ogives, un jour douteux s’introduit à travers les fenêtres étroites aux vitraux coloriés ; tout nous porte au silence et au recueillement.

Mais à Rome et en Italie, on ne retrouve plus dans ces églises ce caractère spécial de l’architecture chrétienne. Elles sont gaies et lumineuses, le soleil pénètre à flot par de larges fenêtres et se joue à travers les colonnes de marbre d’une grande beauté, l’œil s’amuse aux couleurs fraîches des fresques qui décorent les plafonds le plus souvent plats. Cela ne porte pas l’empreinte des idées chrétiennes. Quelle en est la raison ? Probablement parce qu’on a construit les églises en Italie avec les débris des anciens temples païens. Il est aussi vraisemblable que les théories des anciens sur l’architecture, qui ont toujours eu une grande influence, ont étouffé la libre expansion de l’art gothique.

Mais au point de vue du goût, ces églises sont exquises. Il faut dire aussi que les peintres d’alors, Michel Ange, Raphaël, le Dominiquin, savaient leur métier. Ils avaient compris qu’une peinture murale doit être avant tout décorative, qu’elle est une partie de l’édifice et doit s’harmoniser avec le style architectural de manière à produire un effet unique et puissant. Aussi je n’ai pu m’empêcher de sourire chaque fois que j’ai vu des voyageurs consciencieux considérer en détail, guide en mains, les chefs-d’œuvre de l’école italienne que renferment les principaux édifices de l’Italie. Ces peintures sont de véritables tapisseries et ces voyageurs m’ont fait l’effet de gens qui voudraient juger de la beauté d’une tapisserie en n’en considérant qu’un morceau.

Après les splendeurs du passé, c’est sans doute le peuple italien lui-même qui offre le plus d’intérêt, en Italie. Ce peuple, ce semble, a perdu toute idée de civilisation. Est-ce bien lui qui a laissé ces traces ineffaçables d’une intensité de vie et d’activité dont on n’a plus d’idée ? Une population étrangère, apparemment est venue habiter ces palais et ces édifices construits par une race maintenant disparue ; ce sont des passereaux qui logent dans des nids d’aigles.

Cependant la vie devrait jaillir et fleurir dans ce beau climat où les arbres verdissent, où le soleil nous réchauffe de ses rayons au mois de janvier comme aux mois de juin et juillet chez nous. Mais la campagne romaine est déserte et désolée, quelques grandes ruines rendent plus sensible la solitude du présent par le souvenir de la vitalité du passé. À Pise, je me suis promené dans de vastes rues qu’un silence profond rendait plus vastes ; toutes les fenêtres étaient closes ; je ne rencontrais que quelques rares passants et j’entendais résonner mes pas sur le pavé de pierres comme par une chaude matinée du dimanche, à Québec.

On ne saurait croire que ce sont ces mêmes Pisards qui ont construit cette immense cathédrale en marbre qui brille à la lumière d’une blancheur immaculée. Le sommeil et la mort ont maintenant remplacé l’esprit d’initiative et la vitalité. En littérature, on ne fait que traduire des œuvres étrangères. On ne joue, sur les théâtres, que des adaptations des pièces françaises. Il en est de même de l’industrie et du commerce. Dans la plupart des villes d’Italie, on vit avec l’étranger. L’ouvrier italien excelle surtout dans la reproduction des œuvres d’art que renferment les musées. Il est vrai que les reproductions sont excellentes, d’une perfection étonnante. Mais ce n’est là qu’un art d’imitation, il n’y a rien d’original et de vivant. Je n’ai pu m’empêcher, en considérant dans les vitrines tous ces groupes de marbre et toutes ces statuettes, de penser aux Chinois qui, eux aussi, sont passés maîtres dans l’art d’imitation. Ils reproduisent, ils ne peuvent plus créer ; ils ont atteint un certain degré de civilisation qu’ils n’ont pu dépasser. En somme, l’Italie est merveilleuse quant à son passé, mais le présent ne dit rien et ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe.

Z.