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Lettres et opuscules/Texte entier

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. cov-).
LETTRES
ET OPUSCULES
EDMOND PARÉ
EDMOND PARÉ

EDMOND PARÉ

LETTRES

ET

OPUSCULES

QUÉBEC

Dussault & Proulx, Imp.

1899

NOTE

C


eux qui fouillent le passé, recueillant les menus faits de notre histoire littéraire, me sauront gré d’avoir mis ce volume au jour. Ils n’auraient pas manqué, en effet, en parcourant nos vieux journaux, d’y remarquer les écrits d’Edmond Paré. Je leur aurai évité le fastidieux travail de compulser de volumineux in-folios et d’y faire des recherches fatigantes.

Mais un autre motif m’a poussé à éditer cet ouvrage c’est l’intérêt que je porte aux lettres canadiennes et à tout ce qui peut contribuer à leur avancement.

Je suis persuadé que si Paré ne fût pas mort si jeune, et que s’il eût eu le temps de nous donner la pleine mesure de son talent, nous l’aurions compté au nombre de nos célébrités littéraires. On s’apercevra facilement de la vérité de ce que j’avance en lisant les quelques écrits que j’ai recueillis un peu partout.

Nourri des chefs-d’œuvre des lettres françaises et anglaises qu’il s’était assimilés avec une facilité étonnante, Paré avait su y mettre du sien ; en sorte que ce qu’il a écrit respire une originalité où se fait sentir cependant l’influence de Dickens, de Thackeray, de George Eliot, de Daudet, de Stevenson, de Bret Harte et de Mark Twain, ses auteurs favoris.

C’est un ironiste.

Il n’est pas purement canadien, son style ne sent pas le terroir comme celui de M. Buies, et c’est en cela qu’il est moins original que ce dernier. En revanche, on trouve chez lui un sentiment de délicatesse, un goût cultivé jusqu’au raffinement, un détachement complet de tout ce qui intéresse le vulgaire, symptôme d’un scepticisme qu’il ne cachait pas, et trahissant chez lui un état d’âme tout particulier et peu commun parmi nous. Pour le trouver, peut-être faudrait-il recourir à ces cercles de lettrés dilettantes qui ne se rencontrent qu’à Paris.

Aussi, Paré était-il une nature essentiellement française ou plutôt parisienne. Vivre de la vie de Paris était son rêve continuel. Il en parlait presque tous les jours, et quelques mois avant de mourir, il faisait le projet d’un long séjour en France.

Son érudition littéraire était énorme. Il n’y a pas un bouquin de nos bibliothèques publiques qu’il ne connaissait pas. Il pensait qu’un homme de lettres devait, au besoin, être doublé d’un savant ; aussi, ses lectures étaient-elles des plus variées. Vico, Herbert Spencer, Figuier, Renan, Bacon, Joseph de Maistre, Macaulay, Augustin Thierry, Taine, semblaient être par fois ses auteurs favoris. D’autres fois, pris d’ardeur pour la littérature d’imagination, il dévorait George Eliot, relisait Dickens ou Thackeray, Kipling ou Bret Harte.

On peut dire qu’il a passé sa vie à lire. En moyenne, il lisait un volume par soirée ; je ne voudrais pas prétendre qu’il lisait le livre mot à mot, mais il lui suffisait de le parcourir pour s’en assimiler la substance, et pour pouvoir en causer couramment, librement, le lendemain.

Lisez ses lettres de Paris, vous y surprendrez un talent d’observation que peu de nos écrivains canadiens ont montré. Vous remarquerez dans ses chroniques une fantaisie amusante traduite dans un style très alerte ; elles se lisent facilement, sans fatigue, et vous arrivez à la fin sans vous en apercevoir.

Je ne crains donc pas de répéter qu’Edmond Paré était doué d’un talent tout à fait remarquable. Il aurait pu nous donner plus et figurer au premier rang ; son instinct le poussait à produire et il ne se faisait pas illusion sur sa propre valeur, mais une secrète horreur de tout effort matériel l’empêcha toujours de prendre la place à laquelle il avait droit. On le classera parmi ceux appelés à de hautes destinées dans la renommée littéraire qui n’ont pu cependant atteindre les sommets.

Pour moi, en publiant ce volume, j’aurai eu la double satisfaction d’avoir accompli un devoir de reconnaissance envers l’ami de ma jeunesse qui me fit naître à la vie littéraire et d’avoir rendu en même temps un service appréciable aux lettres canadiennes françaises.

Ludovic Brunet

NOTICE BIOGRAPHIQUE


Edmond Paré, qui est mort le 24 novembre 1897, à l’âge de quarante ans et deux mois, était le fils unique de George Edmond Paré, ancien industriel, de St-Roch de Québec, et de dame Ursule Huot. Cette dernière, qui mourut très jeune, était la sœur de Pierre Gabriel Huot, ancien député et rédacteur du Canadien, et de feu Édouard Huot, fonctionnaire civil et homme de lettres.

Edmond Paré fit ses études au Petit Séminaire de Québec, où il a laissé un souvenir encore vivace. On cite encore aux élèves ses compositions littéraires qui dénotaient déjà un talent remarquable. Ses écrits dans L’Abeille publiés au collège se lisent encore et ont conservé leur valeur. Nous en avons reproduit quelques-uns et on croira difficilement qu’ils sont l’œuvre d’un collégien.

Edmond Paré fit son droit à l’Université Laval et fut admis au Barreau le 15 juillet 1884.

Il pratiqua sa profession en société avec Gilbert H. Larue et Arthur Delisle, sous la raison sociale de Larue, Delisle et Paré. Subséquemment, il formal une nouvelle société avec M. Philéas Corriveau, société qui dura jusqu’à sa mort.

En 1887, il fit le voyage en Europe réglementaire. Sa pensée, après ce voyage, fut toujours d’aller s’établir définitivement à Paris où il aurait aimé à faire du journalisme, profession qu’il aima toujours avec passion. C’est un rêve qu’il n’a jamais réalisé.

Edmond Paré avait épousé Mademoiselle Célina Dorion, nièce de Sir A.-A. Dorion. De ce mariage naquirent quatre enfants dont un seul a survécu.

FANTASIO

C’était une âme alerte et vive
Dans un corps fragile et dormant.
L’âme souffrait d’être captive ;
Le corps souffrait du mouvement.

Durant cette existence brève,
L’âme altière et le corps chétif
Ont lutté sans merci ni trève,
Comme la vague et le rescif.

Vague qui sans cesse déferle,
Tantôt, calme et chaude, au soleil
Faisant luire son flanc de perle
Et ses paillettes de vermeil ;

Tantôt, par le vent agitée,
Se démenant avec orgueil,
Et retombant soudain, heurtée
Au sombre obstacle de l’écueil.

Mais la vague était immortelle :
Elle a brisé l’obstacle enfin
Pour s’en aller, contente d’elle,
Se perdre en l’océan divin.

JOSEPH TURCOTTE


L’HIVER

(L’Abeille, 3 avril 1879.)


C omme le printemps commence à nous apparaître tout riant, tout éblouissant de soleil et que le vieil hiver, appuyé sur son bâton noueux, le dos voûté, a repris à pas pesants son éternel voyage, il est, ce nous semble, poli et de bon ton de présenter à ce dernier, en manière d’adieu, quelques éloges.

Il est incontestable que l’aimable dispensateur de neige et de givre donne à tout un aspect animé, joyeux, souriant.

L’antique Québec qui, durant l’été, a l’air sévère et grincheux d’un vieux soldat retiré du service et que l’inaction et des blessures mal fermées aigrissent et rendent grognard, se déride et prend un aspect agréable sous son blanc vêtement de frimas : un sang plus jeune semble couler dans ses veines, il survit au milieu de ses ruines.

Quelle animation règne alors dans ses rues, ses promenades devenues blanches de noires qu’elles étaient ! Les vitrines y brillent plus gaiement ; passants et promeneurs fourmillent, se pressant et se coudoyant sur les trottoirs étroits ; on ne voit qu’une foule compacte et remuante d’équipages aux riches fourrures, rapidement emportés par des chevaux fumants qui secouent avec grâce leur jolie tête empanachée de houppes rouges ; on n’entend que le brouhaha causé par le son argentin des grelots, le bruit mat des sabots frappant sur la neige durcie, les clics-clacs retentissants des fouets et les cris enroués des petits porteurs de journaux.

Alors, à la vue de ces équipages, on se surprend à faire un de ces rêves ambitieux qu’un certain valet de comédie a exprimé si plaisamment :

J’aurais un bon carrosse à ressorts bien pliants
De ma rotondité j’emplirais le dedans……

La foule est si grande sur certaines rues que les pauvres petits moineaux ne trouvent plus de place pour sautiller sur la neige, eux qui bravent les rigueurs du climat pour rester avec nous. Rien pourtant de plus agréable de les voir s’abattre du haut des toits dans les rues, sautillant en groupes compacts, voltigeant, farfouillant de leurs becs dans la neige pour y trouver leur imperceptible pâture. Effrontés d’ailleurs comme des petits coureurs de rues : qu’ils sont, ils attendent qu’on ait quasi le pied sur eux pour s’enfuir, effarés et tourbillonnants.

Mais revenons à notre sujet et rassurons nos lecteurs, qui, d’après notre allure vagabonde commencent à concevoir une terreur légitime pour la longueur probable de l’article.

Nous pourrions citer d’ailleurs, pour excuser ces digressions, l’exemple de nombreux auteurs, romanciers et autres qui, allant plus loin que nous, gardent un silence discret sur le sujet annoncé par le titre ; c’est à peine si, arrivés au huitième volume, ils daignent en dire quelques mots au lecteur avide.

Ceci dit, enfourchons notre sujet et galopons jusqu’à la fin sans nous laisser désarçonner.

L’hiver ne se contente pas de parer notre bonne ville et de lui mettre au cœur la gaieté, il offre aussi des amusements variés.

Êtes-vous, par exemple, friands de discours parlementaires ? Voyez (et pour cela reportez vous aux années passées) voyez les locomotives arrivant à toute vapeur et versant dans nos rues une foule de députés armés de malles de cuir toutes gonflées de longues harangues : tel jadis le fameux cheval de bois jetait de ses flancs dans les murs de Troie les guerriers grecs.

Peut-être êtes-vous d’un goût casanier ? Connaissez-vous alors quelque chose de plus délectable que de savourer un auteur favori, enfoui dans un fauteuil, près de l’âtre durant un soir d’hiver, lorsqu’Éole fait craquer la fenêtre sous la pression de son puissant souffle et que les enseignes s’agitent au dehors avec des grincements aigus, semblant déplorer leur sort et peut-être complotant pour tomber par vengeance sur la tête de quelque passant.

Mais vous aimez sans doute un plaisir plus animé. Quoi de plus agréable qu’une de ces folles courses à la raquette ? Aux premières lueurs grisâtres de l’aurore, on part, et on court à travers les champs et la neige, en groupes ricaneurs et joyeux, le teint animé par le froid vif du matin. On se brise les jambes de fatigue, on attrappe des engelures, des faims d’enfer. On donne tête baissée dans la neige et on se relève blancs comme des meuniers, mais toujours on revient gaillards. N’allons pas passer sous silence les patins si goûtés des amateurs. Toutefois, nous devons avouer ici, en toute franchise, que ce genre d’exercices nous a toujours été impraticable, vu la tentation irrésistible que nous éprouvions alors de prendre brusquement une position horizontale ; et, en plein air, par un grand froid, cela est tout à fait incompatible avec l’idée qu’on se fait généralement du plaisir. Quoique, pour nous encourager, on nous affirme qu’on s’y fait, chaque tentative de ce genre nous a plutôt persuadé qu’on s’y défait…

Vraiment, s’il fallait énumérer tous les avantages de l’hiver, on en ferait de gros livres. On en fait à moins, hélas !

Un mot encore. Certes, les paysages d’été et d’automne sont ravissants ; mais qui n’a pas admiré ces jolies scènes d’hiver que Kreigoff a souvent saisies sur le vif dans ses petits croquis pleins d’éclat et de brio.

C’est le matin : un étroit ruban d’un or pâle colore l’horizon et éclaire à peine. D’un côté, un groupe de cabanes tapies dans la neige et se dessinant sur le fond vert d’un bouquet de sapins légèrement poudrés de blanc, de l’autre une plaine nue et blanche, tachetée de gros arbres dont les branches noires se profilent sur le ciel gris ; au centre, un traîneau lourdement chargé, tiré péniblement par un vieux cheval, dont les naseaux fument, dont les sabots s’enfoncent dans la neige et qui, secouant énergiquement sa tête courbée sous le collier, semble dire : « Nous n’arriverons jamais, jamais, jamais. »

Toutefois, il faut l’avouer, l’hiver a des côtés bien tristes et bien douloureux ; il semble se couvrir le visage d’un de ces masques antiques dont l’un des côtés est riant et l’autre sombre, masque qui lui permet, comme aux comédiens du temps jadis, d’exprimer tour à tour la joie et la douleur.

Mais jetons un voile sur cette partie lugubre de notre sujet, et citons, pour terminer, un mot d’un pauvre Esquimaux, mot qui dans sa simplicité naïve vaut mieux que tout ce que nous pourrions dire en faveur de l’hiver. Transporté au pays du soleil, le sauvage enfant du nord tomba dans une profonde mélancolie ; il répondait à ceux qui l’interrogeaient sur sa tristesse : « Comment pouvez-vous vivre sans glace, sans neige et sans tempête ? »

LE MARCHÉ 
DE PAQUES

(L’Abeille, 17 avril 1879.)


C omme le remaniement du tarif passionne tous les esprits, nous avons pensé qu’un article sur nos marchés serait dévoré par nos lecteurs.

Cette idée lumineuse nous est venue en voyant, toute la semaine, les nombreux troupeaux de bœufs se presser et défiler dans nos rues étroites, magnifiques avec leurs grandes robes rousses tachetées de blanc, superbes et ondulants dans leur marche, promenant sur la foule turbulente leurs grands yeux calmes et doux, souvent, lorsque le conducteur pressait de son bâton leur paresseuse allure, s’arrêtant et secouant leurs têtes puissantes d’un air de dédain suprême. Ce qui nous a consolé de les voir marcher ainsi à l’abattoir, c’est que du moins, le samedi de Pâques, ils ont une mort digne d’eux, une mort à l’antique : le front couronné de fleurs. Donc, samedi, pour reprendre le fil de nos idées, nous nous sommes dirigés pédestrement vers le marché St-Roch, qui est le plus pittoresque et qui prête le plus à l’observation, et nous nous sommes mêlés à la foule qui se pressait près des traîneaux peints en bleu dont la longue file se perdait au loin et qui regorgeait de mille et un bons morceaux. Au-dessus de cet amas de choses friandes, trône la marchande, très entendue, toujours prête à rompre une lance avec l’acheteur maussade qui pourrait mettre en doute la qualité de la marchandise.

À chaque traîneau, est attelé un cheval si remarquablement pénétré de l’esprit de son rôle muet et immobile, qu’on pourrait placer entre ses pattes tout un assortiment de porcelaines comme en un lieu sûr. Il tient sa tête inclinée vers le sol d’un air méditatif, comme s’il se livrait à de profondes études sur notre système de macadam. Quelques fois, cependant, il s’arrache à sa contemplation, se détourne lentement, considère le lent progrès de la vente, puis secoue la tête d’un air sentencieux qui semble dire : « le commerce va mal. »

Bientôt notre attention fut détournée de ce spectacle par un groupe de lapins blancs dont on voyait, à travers les barreaux de leur prison de bois, briller les petits yeux ronds et vifs et s’agiter les longues oreilles. Ils semblaient prendre un vif intérêt à de superbes choux épars non loin de là, et variaient ces contemplations gastronomiques par des soins minutieux accordés à leur toilette, soins qui consistaient particulièrement à enfouir leurs têtes entre leurs pattes et à exécuter avec ces dernières un moulinet rapide. Nous regardions ces jolis animaux avec plaisir lorsque nos oreilles furent frappées du bruit d’une conversation politique. C’est là d’ailleurs le thème des conversations sur le marché qui semble à cet égard avoir remplacé le forum antique. Samedi on ne pouvait faire deux pas sans entendre : « La question est celle-ci : Avons-nous, oui ou non, un gouvernement responsable ? » Ou bien : « En voulant décider cette question, monsieur, le gouvernement a porté une grave atteinte à notre autonomie provinciale. » N’ayant pas le dessein de traiter ces questions aujourd’hui nous nous sommes discrètement glissé dans les halles.

Partout où nous jetons les yeux, ce n’est qu’un fouillis chatoyant de roses, de feuilles vertes, de guirlandes de papier colorié qui se déroulent et s’agitent au vent. Au milieu des fleurs et des bœufs immolés s’empressent les garçons bouchers paraissant très bien avec leurs grands tabliers blancs, ressemblant assez aux prêtres de l’antiquité, au moment du sacrifice. Ce qui ajoute à l’illusion, ce sont les couteaux et les haches qu’ils font briller et qu’ils manient avec un laisser-aller assez inquiétant pour les gens qui les entourent. Au milieu du tohu-bohu causé par la foule d’acheteurs, de curieux, de bouchers affairés, de petits commissionnaires traversant la place, un panier en équilibre sur la tête, les poings sur les hanches, et sifflant un air bruyant, circulent un grand nombre de chiens qui lorgnent du coin de l’œil les morceaux friands et happent souvent quelques franches lippées. Plusieurs, ont aussi pour les jambes des prédilections alarmantes. Un terre-neuve surtout semblait nous en vouloir, et nous montrait en grimaçant deux rangées de dents blanches et aiguës.

Malgré tout, nous allions continuer bravement notre promenade, lorsque nous avons pensé que si nous étions blessé, les lecteurs seraient privés de cet article propre à jeter une si vive lumière sur l’état de nos marchés. Ne considérant que l’intérêt de nos amis, nous avons battu en retraite. D’ailleurs cette retraite nous a fait découvrir dans l’histoire naturelle une regrettable lacune : il s’agit du chien des halles. Tous les naturalistes gardent sur ce sujet un silence blâmable. Pline n’en dit mot. Buffon n’en parle pas non plus. Lafontaine le premier l’a signalé. Écoutez plutôt :

…D’autres chiens arrivent ;
Ils étaient de ceux-là qui vivent
Sur le public et craignent peu les coups.

Cet oubli est vraiment inexplicable, d’autant plus que le chien des halles possède une physionomie parfaitement tranchée, digne du pinceau d’un naturaliste.

Nous finissons en recommandant ce sujet à l’attention de nos confrères et en conseillant à ceux qui voudraient s’essayer dans ce genre de faire une petite promenade comme la nôtre.

PAR MONTS ET PAR VAUX

(L’Abeille, 23 oct. 1879.)


U n léger croquis d’un type connu, le flâneur, semble nécessaire avant de lâcher la bride à notre plume et de galoper au milieu du sujet.

Voyez cet homme. Il sort de chez lui, consulte sa montre et part
rapidement. Il n’a que le temps de se rendre à son affaire, on lit dans ses yeux l’honnête désir d’être exact. Bientôt cependant ses regards se laissent séduire par les brillants étalages des boutiques ou les diverses scènes des rues. La marche se ralentit. Rencontre-t-il alors quelques musiciens ambulants, bien que chez lui le son d’un instrument quelconque l’agace, il s’arrête, écoute, battant la mesure avec son parapluie. Puis ce sont les affiches multicolores qu’il lit avec un vif intérêt ; c’est un monsieur vêtu de noir, et vendant des remèdes capables de guérir immédiatement les maladies les plus graves, qu’il écoute, bien qu’il soit en parfaite santé ; ce sont des gens attroupés et regardant au milieu de la rue où il n’y a rien, qui l’arrêtent. Il demeure là avec persistance quoiqu’il ne comprenne rien, et finit par apprendre que, il y a un quart d’heure, quelqu’un a failli se faire blesser par une voiture à cet endroit et que tous ces gens sont, comme lui, des flâneurs. Sachant maintenant que nous sommes légèrement atteint de cette manie, vous pouvez comprendre comment, n’étant ni actionnaire, ni marchand, ni directeur de banque, nous nous sommes trouvés au beau milieu de la turbulente Basse-Ville, au-dessus de laquelle plane le dieu du commerce, grave comme un chiffre, soufflant sans cesse la trompette retentissante de la réclame.

Quoique son activité soit bien diminuée, c’est encore le quartier le plus remuant, le plus affairé de la ville. En se promenant dans les rues, on se rappelle cette épître d’Horace, où il est parlé des embarras de Rome. On ne voit que camions chargés de lourdes pièces de bois et péniblement traînés par des chevaux courbés sur le collier, pesants tombereaux, menés à bride abattue, et faisant un bruit d’enfer, chars urbains débordant de monde, calèches qui circulent au milieu de tout cela, se dandinant sur leurs grands ressorts et effleurant des extrémités de leurs couvertures semblables aux ailes de quelque gros oiseau de proie les façades noircies des maisons.

Par intervalles, éclate dans l’air le cri strident d’un bateau à vapeur, dominant le bruit des voitures et les claquements retentissants des fouets au moyen desquels les cochers entretiennent ceux qu’ils mènent dans la douce illusion que le cheval est ventre à terre.

Les nombreux piétons qui circulent autour de vous, portent sur leurs visages les signes de vives préoccupations et n’échangent entre eux qu’un coup d’œil distrait.

À travers les vitres noires de poussière, on ne voit que les pâles silhouettes d’employés, courbés sur les livres et dressant fiévreusement de longues colonnes de chiffres, ou bien une affiche annonçant un immense sacrifice. Il est à remarquer que, dans le monde commercial, on a un amour un peu exagéré pour le sacrifice. Au moindre événement, un déménagement, la réception de marchandises par exemple, on se croit obligé de faire quelque grand sacrifice.

Au-dessus de cette foule compacte qui s’agite, se penchent les vieilles maisons, creusées par la pluie, noircies par le temps, avec leurs fenêtres semblables à autant d’yeux curieux et énormes.

Elles semblent se pencher ainsi les unes vers les autres pour causer et rire de tout ce tumulte. C’est qu’elles en savent long sur la vie et les hommes, ces vieilles masures. Combien de gens n’ont-elles pas vus, saisis par la fièvre de l’ambition, séduits, entraînés par le miroitement de l’or et les riants fantômes de la fortune, se jeter dans le tourbillon dévorant des affaires, jeunes d’abord, rieurs et confiants, puis blanchis, ridés, meurtris par les soucis, cassés par les années, jusqu’à ce qu’enfin ils aient descendu pour la dernière fois leurs escaliers vermoulus, couchés entre quatre planches de sapin, portés par des hommes noirs. Quel est le moraliste qui a usé sa vie dans l’étude du cœur humain, qui en connaît plus sur l’homme que ces murailles croulantes qui ont vu naître et mourir tant d’hommes, qui ont contemplé tant de drames ? Elles ont bien raison ces vieilles maisons de rire de tout ce brouhaha, drapées dans leurs murs délabrés comme Diogène dans ses haillons.

Voilà qui est quelque peu lugubre. Encore une remarque cependant avant de finir. On dit que Québec a la physionomie d’une ville du Moyen Âge. C’est à la Basse-Ville surtout que cette ressemblance est plus saillante. Ses maisons aux pignons pointus, ses rues tortueuses, étroites, ses trottoirs en mauvais ordre, où l’on ne peut mettre le pied sur le bout d’un pavé sans que l’autre bout, par esprit de contradiction évidemment, ne saute en l’air, lui donne un caractère original. Et c’est quelque chose par le temps qui court que l’originalité.

En vous promenant dans ce quartier à l’heure où les ombres

Du faîte des maisons descendent dans les rues,


ne vous êtes-vous pas senti transporté plusieurs siècles en arrière ? Ne pensiez-vous pas voir à tout moment déboucher d’un carrefour obscur une brillante cavalcade de gentils hommes, resplendissants de velours et d’or, caracolant avec grâce sur des chevaux pleins de feu, portant des faucons sur leurs poings et suivis de fous aux costumes bariolés, de pages remplissant les airs des sons éclatants du cor, des lueurs rouges et vives des flambeaux.

Si jamais vous n’avez eu ces visions brillantes du passé en parcourant notre ville, vous êtes privé d’une chose délicieuse, d’une chose qui prête des couleurs agréables aux objets les plus communs, qui fait trouver des jouissances dans les incidents les plus ordinaires de la vie : de l’imagination.

CROQUIS D’AUTOMNE

(L’Abeille, 4 déc. 1879.)


U n article nécrologique sur l’automne qui vient de finir semble convenable. D’abord, un coin du tableau que présente la campagne à cette saison.

Vieux arbres qui étendent dans le ciel leurs branches noires, et, tout gémissants, se penchent
les uns vers les autres comme de graves vieillards qui causent sérieusement entre eux sur les affaires de famille, ou comme des esprits mystérieux qui se confient à l’oreille des secrets redoutables ; feuilles noircies qui tourbillonnent et effleurent les surfaces miroitantes des larges flaques d’eau ; volées babillardes et bruyantes de corbeaux qui s’enfuient à tire-d’aile se dessinant en noir sur le ciel gris ; couchers de soleil pâles et tristes comme le dernier sourire d’un mourant ; silence profond et mélancolique, troublé seulement par ces beaux torrents de rumeurs que roule le sommet agité des forêts ; voilà la campagne en automne.

Quelquefois, le paysage s’égaie. Dans un cours d’eau claire, qui roule en babillant sur le gravier, s’ébattent et pataugent avec délice de jeunes canards folâtres, tandis que leur mère, que sa dignité retient au rivage, lisse gravement ses plumes ou regarde sa jeune famille de l’air important d’un oiseau mûri par l’expérience, à qui une telle légèreté est tout-à-fait indigne de son âge et de sa position sociale. À quelques pas, une vache rousse, qui est venue boire, les considère paisiblement avec ses grands yeux doux et rêveurs, avançant son mufle noir et encore humide.

À la ville, la scène change.

Pour le citadin en général et le Québécois en particulier, cette saison est moins agréable. Il y a d’abord le vieil Éole qui tient une conduite vraiment blâmable. Comme s’il n’était qu’un simple gamin et non un vieillard blanchi par les années, il s’amuse à secouer les enseignes criardes, tente malicieusement de faire sauter les fenêtres de leurs gonds, enlève les couvre-chefs des bons bourgeois et leur souffle au visage des bouffées d’une pluie fine et glacée, puis s’en va grondant, se réjouissant avec grand tapage, comme s’il venait de faire une bonne plaisanterie. Aussi le spectacle que présente la ville est sombre. Les rues sont noires ; les piétons sont cachés sous les couvertures des parapluies qui vont et viennent en tous sens ; les superbes chevaux pur sang qui piaffaient, attelés à de brillants équipages, ont fait place aux maigres rossinantes de louage qui passent, trottant menu et secouant dédaigneusement leurs oreilles humides de pluie, comme pour donner une marque publique du profond mépris qu’elles éprouvent pour la conduite inconvenante du vieil Éole.

Cependant il y a, à la ville, des veillées d’automne qui ont bien leur charme et leur agrément. On est deux ou trois amis dans une chambre chaude, près d’une table pleine de journaux et de livres épars, éclairés par la lueur adoucie d’une lampe à abat-jour, et on cause. Les amis sont intimes, il règne un agréable sans-gêne, l’esprit est à l’aise et se détend. On échange les observations faites dans la journée et qu’on a besoin de communiquer ; on effleure les événements du jour d’un vol léger, on parle du livre qu’on vient de lire ensemble, et on observe que les impressions que chacun a reçues de cette lecture sont diverses. Bientôt, l’esprit aiguillonné, fouetté, s’éveille et pétille, les artères battent, la verve monte, éclate, étincelle ; le geste devient éloquent, l’expression piquante ; on étudie avec intérêt sur les figures les impressions qu’on produit ; du choc des contradictions, naissent et s’éveillent de nouvelles idées, s’ouvrent à l’intelligence de nouvelles perspectives, des sentiers pittoresques où l’imagination se jette et galope ; on est dans la pleine et délicate jouissance de la conversation.

Il y a encore la veillée de famille. On joue le whist ou un jeu plus canadien, qui sent le terroir, le quatre sept. Il se passe alors de bonnes petites comédies. Un voisin au caractère irritable est venu faire la partie. Il a pour partenaire un jeune homme timide et distrait. La chance tourne contre eux. Le voisin irritable devient rouge. Bientôt on entend sa voix : « Pourquoi n’avez-vous pas fait toutes vos levées quand vous aviez la main ? » dit-il d’un ton sec au jeune homme timide et distrait, qui rougit et devient plus timide et plus distrait ; ce qui lui attire des regards furieux de son irritable compagnon. Le silence se fait. Le voisin qui, pendant ce temps, a jeté des regards soupçonneux sur ses adversaires, émet d’une voix amère l’axiome suivant : « Qu’il est facile de gagner quand on fait des signes ! » Enfin, n’y pouvant plus tenir, le voisin se lève brusquement et renverse du pied un château de cartes qu’un jeune architecte, âgé au moins d’un lustre, vient de construire sur le tapis. À cette sortie, tout le monde, qui depuis cinq minutes pouffe de rire, éclate enfin ; la figure du voisin irritable s’épanouit et il finit par rire comme les autres. Le jeune architecte qui se frottait les yeux avec le dos de la main pour trouver une larme, à la vue de cette gaieté générale, rit plus joyeusement et plus bruyamment que tout le monde. Et la bonne humeur règne toute la soirée. Vous avez sans doute déjà observé un de ces tableaux d’intérieur.

VOYAGE AU PETIT CAP

(L’Abeille, 11 nov. 1880.)



N ous avions résolu d’aller à St-Joachim pour assister à la fête qui devait se célébrer à l’occasion du centième anniversaire de l’érection de la chapelle du Petit Cap. L’expédition se composait de trois membres. Le quadrupède qui nous conduisait mérite une légère esquisse. Il possédait des qualités remarquables, si remarquables que des gens superficiels auraient été tentés de les trouver trop remarquables. Entre autres qualités, il faut nommer la modération. Elle brillait surtout dans son trot, excessivement modéré.

Quand, pour stimuler cette allure fort honorable en elle-même, mais que nous trouvions, par une légèreté naturelle aux jeunes gens, un peu exagérée, nous voulions tirer les rênes, il secouait gravement les oreilles pour annoncer qu’il avait sur l’accélération des idées particulières, et qu’il était peiné de voir régner le désaccord entre gens faits pour se comprendre. Son intelligence surpassait encore sa modération. Sa perspicacité était telle qu’il devinait longtemps d’avance l’ordre que nous aurions pu lui donner de s’arrêter ; il y obéissait brusquement, puis restait sourd aux discours les plus éloquents tendant à lui persuader d’avancer preuve évidente de la fermeté inébranlable de son caractère.

Le développement intellectuel de l’animal en question nous obligea à dîner à Ste-Anne, quoique, lors de notre départ, le matin ne profilait à l’horizon qu’une étroite bande d’un rouge vif et écartait à peine ces légers voiles gris, découvrant les campagnes d’ailleurs fort riantes. Le repas fut frugal, mais la nourriture intellectuelle abondante, car la chambre où nous prîmes nos agapes était ornée d’une gravure d’une valeur artistique incontestable qui représentait un Bon Samaritain jaune, monté sur un âne vert ; chose rare qu’un âne vert, dans la nature, mais en revanche assez commune dans les arts, paraît-il.

À propos de dîner, j’ai remarqué que notre cuisinière de Saint-Joachim s’attachait trop rigoureusement aux préceptes de l’art. Ainsi elle poussait jusqu’à l’exagération ce principe : la vérité dans l’unité constitue le beau. Donnons comme exemple le dialogue qui s’engagea lors de notre arrivée. — Que faites-vous pour souper ? — une omelette au lard — Pour déjeuner demain ? — du lard avec une omelette. — Mais alors pour dîner ? — Une omelette avec du lard.

Nous trouvâmes le Petit Cap dans un grand brouhaha. On se préparait pour l’illumination et le feu d’artifice. Les uns transportaient des lanternes de diverses couleurs, d’un air affairé ; d’autres dressaient contre les murs, avec un grand déploiement de zèle, de longues échelles oscillantes. À peine avait-on le temps de nous serrer la main. Ceux qui étaient montés sur les échelles se contentaient de nous faire un signe de tête, la hauteur de leur position leur défendant de se livrer à de plus grandes familiarités ; cela n’empêcha pas qu’on nous reçut avec la cordialité la plus grande.

Nous fûmes quelque peu désappointés en apprenant qu’une comédie en trois actes, intitulée Les deux cousins, qui devait être jouée le soir même, l’avait été la veille ; cette pièce avait eu, dit-on, salle comble et grand succès. Voici les noms de ceux qui chaussèrent le brodequin à cette occasion : MM. A. Fortin, E. Tardivel, A. Angers, H. Defoy, E. Plamondon, L. Brunet.

Après le souper, les lanternes chinoises commencèrent à errer à travers les arbres, piquant les massifs sombres de points rouges ou bleus, faisant jouer sur la terre des groupes d’ombres semblables à de grand diables qui, troublés dans leur repos, auraient passé leur mauvaise humeur à faire mille contorsions bizarres pour finir par se blottir soudain dans les ténèbres ; puis les lanternes se réunirent, s’enroulèrent en banderoles lumineuses autour des niches. et des arbres, escaladèrent le château et la petite chapelle pour en dessiner les contours en traits flamboyants, jetant partout des flots de lumière, égayant tous les recoins. C’était l’illumination. Il y eut alors procession, puis le feu d’artifice suivit. Les chandelles romaines commencèrent à tracer dans les ténèbres leurs courbes éclatantes et à se briser en une poussière de petites étoiles. Comment peindre encore l’éclat éblouissant du feu de Bengale qui brusquement faisait sortir des ténèbres les groupes animés des spectateurs, illuminait de couleurs vives leurs visages où se peignaient la gaieté et l’admiration, profilait sur un fond éclatant la masse des bâtiments et les silhouettes des arbres grêles et noirs, puis replongeait le tout dans l’obscurité. En somme, succès complet pour le feu d’artifice, l’œuvre de M. l’abbé O’Leary. Et les ballons ! N’allons pas, en les oubliant, commettre une grande inconvenance envers des personnages qui nécessairement occupent une position si élevée dans la société. D’abord deux ballons fort jolis, de grandeur moyenne, parurent. Après avoir montré assez bonne volonté, ils ne voulurent pas s’élever : excès d’humilité. À chaque pluie de quolibets, ils branlaient leurs grosses têtes d’un air tapageur en signe de négation énergique. Malgré notre respect pour leur position sociale nous ne pouvons que blâmer cette conduite des ballons, fruit d’une mauvaise volonté évidente. Mais un troisième ballon, d’une grosseur phénoménale, donna une réparation éclatante. À peine eut-il avalé un peu d’air chaud qu’il se mit à balancer son énorme ventre illuminé, comme un bon bourgeois qui, après un copieux repas, se dandine d’un air réjoui ; il partit majestueusement pour le pays des étoiles.

La fête se termina par des danses qui furent délicieusement interrompues par l’apparition de plateaux, couverts de bols de café fumant et de croquignoles tendres comme rosée. Ces derniers, loin de suivre l’exemple des ballons, ne firent aucune difficulté pour partir et disparurent avec un empressement digne des plus grands éloges.


LETTRE DE PARIS

Paris, 29 novembre 1887.


Q uelques détails sur les théâtres de Paris intéresseront peut-être vos lecteurs. Ce que je vais dire est probablement déjà connu d’un grand nombre d’entre eux, mais la majorité du public de Québec ne semble pas avoir une notion exacte de ce qu’est le théâtre ici.

Le théâtre est d’autant plus avancé et a d’autant plus d’importance chez un peuple que le goût du beau et l’amour des arts y sont développés.

Quand on arrive à Paris, après avoir visité Londres, on est frappé de la différence d’esprit et de caractère des deux peuples. À Londres, l’architecture est sévère comme les mœurs ; cette sévérité va jusqu’à la lourdeur et quelquefois jusqu’au mauvais goût ; on sacrifie la beauté et l’élégance au confortable et aux nécessités du commerce et de l’industrie. Nous sommes au milieu d’un peuple qui vit par le bien-être et entièrement préoccupé des affaires. À Paris, c’est tout le contraire ; l’élégance, le bon goût des monuments, des places publiques nous apprennent qu’on est ici au milieu de gens chez qui la beauté est chose souveraine. Rien de plus gai, de plus agréable, que d’arriver à Paris quand on vient de quitter les brouillards de Londres ; tout est fait pour le plaisir des yeux, et la beauté du climat et la bonne humeur des habitants ne sont pas faites pour amoindrir l’impression produite. Tout porte le cachet d’un goût délicat pour les arts ; ce goût se reflète dans les toilettes des femmes, dans les produits de l’industrie et jusque dans l’étalage des boutiques. Mais aussi le confortable est sacrifié ; le bien-être est relégué au second plan. Rien de plus joli, par exemple, que l’église de la Madeleine, véritable rêverie d’artiste à laquelle la pierre a donné la réalité ! Cependant, que cela doit être fatigant pour la jolie mondaine, dont la toilette claire chatoie dans l’ombre des piliers, de se tenir sur cet étroit prie-Dieu ! Quelles banquettes impossibles ! quelles loges incommodes au théâtre ! mais comme l’œil est charmé par la beauté des décors et la grâce aérienne des fresques !

On comprend alors que le théâtre, manifestation la plus vivante de l’art, doit avoir ici une importance énorme dont l’idée nous échappe lorsqu’on n’est pas sur les lieux mêmes ; aussi, il ne faut pas s’étonner si les sommes que le gouvernement dépense chaque année pour le théâtre se chiffrent par millions. La Comédie Française, où se jouent surtout les pièces classiques, reçoit une subvention annuelle de cinquante mille dollars ; le Grand Opéra, cent cinquante mille dollars ; l’Odéon, vingt mille dollars ; enfin l’Opéra Comique reçoit une subvention à peu près égale à celle de la Comédie Française. En outre, il faudrait mentionner tous les théâtres subventionnés par la ville.

L’État, pour former les sujets destinés à jouer sur ces théâtres nationaux, a fondé une école qu’on appelle le Conservatoire, où l’enseignement est gratuit et qui compte soixante treize professeurs et environ six cents élèves. Ceux des élèves qui sortent du Conservatoire avec le grand prix ont pendant quatre ans une pension, avec obligation de voyager en Italie et en Allemagne pour se perfectionner dans leur art. L’État, en dépensant des sommes si considérables pour l’art dramatique, ne fait que se conformer aux désirs des particuliers.

Les questions politiques semblent occuper une position secondaire dans la presse, sauf peut-être dans la presse officielle qu’on reçoit sans trop la lire. Les journaux sont remplis d’écrits sur les théâtres. À chaque journal est attaché un écrivain chargé de faire tous les jours un article sur les nouvelles théâtrales : engagements de nouveaux artistes, projets de pièces nouvelles, toilettes des comédiennes, reprises, etc., etc.

En outre, un écrivain spécial fait la critique de la représentation des pièces nouvelles. Aussi, il faut qu’une crise ministérielle éclate pour que l’attention des esprits se tourne du côté des questions sociales ; en temps ordinaire, les discussions sur les arts et sur la littérature tiennent le haut du pavé, et les gens qui ont fait de la politique leur carrière sont quelquefois forcés, pour se donner de la notoriété, de diriger leurs idées de ce côté. Aussi, un bon truc pour un ministre dont le nom reste dans l’ombre, est de rendre une décision à propos de théâtre, et de suite, il est le sujet de toutes les conversations et les journaux en parlent pendant huit jours. Le moyen est plus sûr que celui employé par feu Alcibiade.

D’après ce que je viens de dire, on peut se faire une idée de l’émotion, de l’intérêt et des potins — comme on dit ici — qu’occasionne une pièce nouvelle. L’insuccès d’une pièce peut être la ruine d’un directeur de théâtre, car c’est pour lui l’occasion de dépenses considérables ; on a calculé que la mise en scène pouvait s’élever à la somme de soixante mille dollars et plus ; il faut se procurer l’ameublement et les costumes du temps, et on charge les artistes les plus en renom de faire les décors. Mais d’un autre côté, si la pièce réussit, c’est un coup d’argent pour l’auteur et le directeur. Le Maître de forges a rapporté jusqu’à présent à son auteur, M. Ohnet, la somme de quatre-vingt mille dollars.

J’ai eu la bonne fortune d’assister à la première de la Souris, pièce nouvelle de M. Pailleron, jouée à la Comédie-Française. C’est l’événement théâtral de la saison. J’ai éprouvé beaucoup de difficultés pour retenir un siège : on comprend que ça doit être toute une bataille pour arriver à ce but. D’abord, on parle longtemps d’avance de la pièce elle-même, puis la date de la première représentation est fixée, les bureaux pour la location des places s’ouvrent, et il faut faire queue, suivant l’expression parisienne, à ces bureaux.

Enfin, le jour de la première représentation arrivé, nouvelle bataille pour l’obtention des sièges qui ne se louent pas d’avance. Il est très curieux de se rendre dans l’après-midi du grand jour sur la place du théâtre et d’y voir la foule déjà attroupée, attendant l’ouverture des portes ; on y prend là souvent son souper sur le pouce. Parmi tout ce monde, au premier rang, se trouvent toujours des individus dont le but est de vendre aux retardataires et à un prix exagéré, les places auxquelles leur longue attente leur a donné droit. À la première de la Souris, on a ainsi vendu des sièges de vingt sous, quatre dollars et plus.

Le tableau était fort joli à cette première ; les toilettes gaies des femmes, l’éclat de leur beauté, le scintillement de leurs diamants, le papillotage de leurs éventails, contrastaient et se détachaient avec un chatoiement lumineux sur le fond de velours sombre des loges et les habits noirs des hommes. Toutes les célébrités de la politique, de la littérature, des arts et de la finance, du grand et du demi-monde, se trouvaient réunies là. Entr’autres figures marquantes, j’ai noté MM. Clémenceau et Jules Ferry, que l’on connaît de réputation ; la princesse Mathilde, dont le salon est très connu ici ; M. Francisque Sarcey, le grand pontife de la critique dramatique, et quelques autres dont les noms m’échappent.

Une merveille que cette représentation de la Souris ! Que de scènes d’une touche délicate enlevées de main de maître ! que de passages d’une ciselure fine et brillante ! Comme la poésie s’y épanouit avec une grâce légère et jeune ! Comme l’esprit jeté à profusion nous y repose des analyses et des mouvements de la passion ! Aussi, elle a été bien goûtée du public si j’en juge par les fragments de conversation entendus par hasard pendant les entr’actes au foyer du théâtre.

Ici, durant les entr’actes, une grande partie du public sort de la salle ; les uns vont dans les loges rendre visite à des connaissances ; les journalistes se rendent au café voisin et y griffonnent une partie de leur chronique théâtrale qui doit paraître dans le journal du lendemain. matin ; le plus grand nombre se rend au foyer du théâtre, vaste salle réservée au public, et là, en prenant un sorbet, on se communique ses impressions. Le foyer de la Comédie-Française mérite une mention en passant ; il y a là la fameuse statue de Voltaire par Houdon ; la cheminée y est très curieuse, on y voit des bas-reliefs de Lequesne ; les acteurs de la Comédie-Française couronnant le buste de Molière ; les fresques du plafond : la Vérité éclairant le monde, par Dubuffe, fils, sont admirables ; le fini des contours, la fraîcheur des coloris sont d’un charme exquis.

La Comédie-Française et l’Odéon ont surtout pour but de représenter les œuvres classiques du 17e et du 18e siècle. Il est assez difficile de bien goûter ces ouvrages ; il faut pour cela se pénétrer de l’esprit et des mœurs du temps, de l’état et de la tendance de la littérature d’alors ; enfin, il faut les remettre dans leurs cadres. Il en est ainsi de la peinture et cela exige beaucoup de culture et d’étude pour apprécier par exemple les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Raphaël ; c’est une langue morte qu’il faut apprendre et connaître pour la comprendre. Aussi, on trouve toujours l’intérêt dramatique plus grand dans une pièce contemporaine ; ce sont nos mœurs et nos intérêts qui sont en jeu ; nos passions et nos goûts qu’on analyse. L’acteur lui-même n’est pas étranger à cette impression ; il m’a semblé plus vrai, plus passionné dans le drame contemporain que dans la tragédie de Racine et de Corneille. Mais il faut dire que l’œuvre contemporaine ne cause pas ce plaisir particulier qu’éprouvent l’érudit et le lettré à la représentation d’œuvres classiques.

Pour faciliter à l’esprit le travail qu’il est obligé de faire afin de bien apprécier le théâtre du 17e et du 18e siècle, on a l’habitude, du moins à l’Odéon, de préparer les auditeurs par une conférence, faite au théâtre même, avant la représentation, lorsqu’on joue Racine, Corneille ou Molière. J’ai entendu moi-même M. Francisque Sarcey faire une de ces conférences. Celui qui a lu Sarcey l’a entendu parler. C’est la même bonhomie un peu railleuse, la même familiarité, et ici la familiarité du geste accentue le laisser-aller de la phrase. C’est un causeur, mais le causeur le plus vif, le plus spirituel et le plus amusant. En l’entendant parler on oublie l’homme qui est fort laid.

Une des pièces classiques que j’ai le plus goûtée à la Comédie-Française, ç’a été une comédie de Marivaux, Le jeu de l’Amour et du Hasard. Cette langue précieuse et recherchée qui côtoie toujours le mauvais goût sans jamais y tomber, la variété des costumes, l’exactitude de l’ameublement et des décors, et surtout et avant tout le jeu des acteurs si vrai et si juste, ont fait revivre devant moi pour un moment toute cette société du 18e siècle, gaie, frivole, sceptique, où on devenait célèbre pour avoir bien tourné un madrigal galant, où l’on faisait sa fortune en portant avec élégance le justaucorps de velours vert-pomme et les bas de soie, où la jeune femme s’attendrissait en lisant la Nouvelle Héloïse, monde brillant qui ne vivait que par le plaisir, dont les dernières fêtes devaient brusquement s’éclairer aux lueurs d’un si grand incendie social.

Il faut avoir vu jouer Got, Coquelin, Worms, mesdames Baretta, Samary, Reichemberg Bartet ; c’est la vérité même ; cela fait illusion ; on oublie qu’on est en face de comédiens et que ce ne sont pas des scènes de la vie réelle dont on est témoin.

J’ai parcouru rapidement les autres théâtres de Paris, ce qu’on appelle les petits théâtres et les cafés-concerts. Là, la gaieté, le sans-gêne français se donnent libre cours, surtout au théâtre de Cluny, situé en plein quartier Latin, et rendez-vous des étudiants. On y rit si franchement, si cordialement, avec tant de bonne humeur, que l’acteur est souvent forcé de s’interrompre et d’attendre que le calme soit rétabli pour reprendre son rôle. Les scènes les plus amusantes se passent aux cafés-concerts fréquentés par les ouvriers en blouse bleue et les gens du menu peuple qui vont là fumer et prendre un bock. La salle tout entière entonne le refrain du chanteur, et souvent ce dernier se retire, mais on continue quand même le refrain au bruit du choc des verres, des applaudissements, des rappels et de toute cette expansion de vie du dehors, si différente de notre réserve britannique.

Fantasio.

(L’Électeur)

LETTRE DE PARIS

Paris, 18 décembre 1887.


T out est calme maintenant dans Paris ; les vendeurs de journaux sont tellement épuisés d’avoir crié les nouvelles politiques depuis quelque temps, qu’ils nous offrent les journaux en remuant des lèvres d’où il ne sort plus aucun son. Pendant quelques jours, il a soufflé comme un vent d’émeute, et on a pu craindre un moment des troubles sérieux. Alors que l’effervescence avait le plus d’intensité, je me suis rendu sur la « Place de la Concorde, » lieu de réunion des manifestants. Cette place égale en superficie à peu près cinq ou six fois notre Esplanade ; elle est pavée en asphalte, ornée de fontaines, de jets d’eau, d’un grand nombre de statues en marbre ; touchant d’un côté à la Seine, sur la rive gauche de la quelle on aperçoit la masse sévère de la chambre des députés ; elle est bornée sur les autres côtés par les Champs-Élysées et par la rue de Rivoli, la plus vivante, la plus animée des rues de Paris. Cette belle place de la Concorde qui paraît si étincelante, si gaie, par un beau soleil, lorsqu’elle est croisée en tous sens par une multitude d’équipages, a été le théâtre des scènes les plus sombres, et le malheureux Louis XVI l’a teinte de son sang.

Le spectacle était fort curieux le jour où je m’y suis rendu. Elle était remplie d’une foule immense, remuante et bruyante. Près de la Seine, à l’entrée du pont de la Concorde conduisant à la chambre des députés, on voyait briller les uniformes d’un nombreux détachement de cavalerie qui, de moment en moment, chargeait assez brutalement la multitude de plus en plus pressante. Cependant, la foule était composée en grande partie de curieux, et les véritables manifestants étaient peu nombreux ; on semblait vouloir plutôt s’amuser que causer du désordre. Et, en effet, tout cela était plutôt amusant que sérieux ; quelquefois, quand la cavalerie faisait une charge un peu vive, quelques pauvres diables tombaient dans les fontaines, d’où ils sortaient tout ruisselants, aux grands éclats de rire des plus avisés qui se tenaient à l’écart. Je pensais alors que s’il était tombé une bonne pluie torrentielle comme nous en avons à Québec, Paris serait rentré vite dans le calme. Si j’ai bonne mémoire, c’est un ministre de l’Empire qui s’était avisé un jour de disperser les attroupements en faisant donner par les pompiers des douches d’eau froide aux groupes trop récalcitrants. Si non è vero è bene trovato.

Il n’en est pas moins vrai que le système du gouvernement actuel tient la France dans un état d’agitation presque permanent. La société française plus que toute autre s’est transformée. Autrefois, il n’y avait dans l’État que deux grands corps : l’aristocratie et le peuple. Aujourd’hui, grâce à la diffusion de l’instruction, au progrès de l’industrie qui met à la portée de toutes les bourses ce qui était le privilège des riches, les différentes classes des citoyens se sont rapprochées et les distinctions de rang tendent à s’amoindrir et à disparaître. La diversité des intérêts a multiplié les partis politiques ; il en résulte qu’un groupe n’arrive au pouvoir que grâce à une coalition temporaire et il ne peut se maintenir longtemps. On comprend que dans un pays où la centralisation est si grande, comme c’est le cas en France, un pouvoir exécutif aussi instable est une source d’énervement, et si la guerre se déclarait, on ne sait trop comment la France pourrait faire face aux embarras que causerait un tel état de choses. Aussi, un grand nombre d’esprits réfléchis sont d’opinion que le pouvoir exécutif devrait être mis à l’abri des crises ministérielles et se prononcent pour la séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs. Et ces modifications devraient s’opérer au plus tôt, si l’on considère que la guerre avec l’Allemagne ne pourra tarder à arriver. Dans la presse, dans les collèges, dans les conférences publiques, on cherche à inspirer à la jeunesse française la haine de l’Allemagne.

J’ai voulu avoir une idée des conférences et des cours qui se donnent à Paris et des moyens qu’on emploie pour répandre l’instruction. Je ne vous parlerai que de mes impressions personnelles : il serait trop long de vous exposer l’organisation de l’instruction en France. On fait des efforts inouïs ici pour répandre les connaissances générales chez le peuple en matière d’art, de science, d’industrie et de commerce ; on crée ainsi des ingénieurs, des ouvriers, des industriels qui ont de leur métier une connaissance très approfondie. Mais les lourdes charges qu’occasionne le soutien d’une armée permanente, une administration compliquée, paralysent jusqu’à un certain point l’industrie et le commerce français et les empêchent de lutter avantageusement avec l’Amérique. Je me suis rendu plusieurs fois au Conservatoire des arts et métiers où se donnent des cours gratuits d’économie politique, de science financière, de chimie industrielle, de droit commercial, etc., et ces cours sont suivis par un grand nombre d’ouvriers.

Si on veut avoir une idée de l’instruction supérieure, il faut se rendre au Collège de France. Les cours y sont donnés par les littérateurs et les savants les plus célèbres de France, mais il est triste de constater que l’enseignement catholique y est supprimé et la religion même souvent attaquée. L’auditoire y est composé en grande partie de femmes, du moins aux cours de littérature ; quelques-unes sont, ma foi, fort jeunes et fort jolies, et on s’étonne de les voir prendre un intérêt à des questions qui laisseraient indifférentes nos jeunes mondaines de Québec. Il faut dire cependant que c’est là une affaire de mode et d’engouement parisien et qu’on va là souvent plutôt pour étaler un jolie toilette que pour connaître l’influence de Jean-Jacques Rousseau sur la littérature de son temps.

M. Renan, qu’on connaît de réputation à Québec, fait, au Collège de France, un cours sur la langue hébraïque. J’ai été l’entendre par curiosité ; son auditoire se compose de quelques vieux hébraïsants, tant hommes que femmes, et de quelques curieux. Au physique, c’est un gros homme, à figure large et rosée qu’encadrent des cheveux blancs ; il fait assez l’impression d’un moine défroqué. En l’examinant, un mot d’Henri Heine sur le philosophe Kant me revenait à la mémoire. Parlant des habitudes régulières et de la vie bourgeoise de Kant, de ses façons d’agir tranquilles et méthodiques, il disait que les bonnes gens, en le voyant passer, ne soupçonnaient pas que cet homme-là devait révolutionner l’Allemagne. Le mot peut s’appliquer à M. Renan qui a eu une influence si néfaste sur son pays. Voici en quelques mots le système philosophique et religieux de M. Renan, tel que ceux qui ont entrepris de le réfuter nous l’exposent. Sans déclarer bien ouvertement sa croyance en un Dieu personnel, il nie la Révélation ; l’origine des religions pour lui est comme celle des peuples, entourée de légendes qui n’ont aucune valeur historique, et il a entrepris de faire l’histoire de la religion catholique comme on ferait celle du bouddhisme, ne regardant les miracles que comme le fruit de l’imagination populaire qui, ignorant les lois de la nature, attribue à Dieu ce qu’elle ne peut s’expliquer naturellement et scientifiquement. L’œuvre de M. Renan n’est donc qu’un tissu d’hypothèses sur lequel il a jeté les draperies miroitantes d’un style merveilleux, mais qui ne voile pas suffisamment la pauvreté du fonds. Il n’a pas d’ailleurs le mérite de l’originalité ; il n’a fait que débrouiller et mettre en lumière les idées de quelques philosophes allemands. Au reste, la France est imprégnée des idées allemandes, et on peut dire que les Allemands, après avoir envahi la France avec leurs armées, sont en train d’en achever la conquête par leur science et leur philosophie.

J’ai eu la curiosité d’aller entendre, dimanche dernier, l’ex-Père Hyacinthe. Son église est située sur la rive gauche de la Seine, en plein quartier des étudiants. Elle est grande à peu près comme la chapelle du Séminaire de Québec ; elle était complètement remplie ce jour-là de fidèles et de curieux ; on a d’abord chanté les vêpres en français, ce qui est d’un effet assez curieux, et la cérémonie a été close par le sermon. On m’avait dit que je trouverais bien vieilli celui qui à un moment fut peut-être le plus grand orateur de la chaire de son temps. Je l’ai trouvé encore d’une éloquence saisissante ; il parle avec véhémence : sa phrase se déroule avec harmonie et éclate en images vives et hardies qui font impression ; il anime ses dissertations arides de sectaire d’un souffle de poésie puissant. Il a parlé de Descartes et de l’influence de ce philosophe sur son temps. Descartes est pour lui le génie moderne ; c’est lui qui a brisé les liens étroits de la scolastique et a préparé les voies à la science contemporaine. Emporté par son imagination, l’orateur nous a fait voir un Descartes agrandi, comme une figure symbolique et grandiose de la science et de la philosophie.

Ce genre d’éloquence est un peu démodé à Paris : Il était surtout en faveur au beau temps des Royer-Collard et des Lamartine. Maintenant on parle sur le ton de la conversation et on s’adresse plutôt à la raison qu’au cœur et à l’imagination. À la Chambre et au Sénat, les orateurs qu’on écoute, ce sont les argumentateurs froids et serrés qui parlent sans façon, en hommes d’affaires, ne s’occupant que des faits et des idées. Les discours de M. Clemenceau nous donnent une idée exacte de cette éloquence nouvelle. On peut attribuer ce goût à l’envahissement des idées positives et scientifiques.

En somme, l’ancien orateur catholique m’a laissé une impression attristante. On est d’autant plus porté à regretter ses erreurs et ses fautes qu’il nous donne une plus grande idée de son talent et de son éloquence.

Z.

LETTRE DE PARIS


15 janvier 1888.


J ’arrive de Rome où j’ai assisté aux fêtes du Jubilé. La ville était remplie d’étrangers et on circulait avec peine dans ses rues qui ressemblent à celles de Québec ; les immenses palais de Rome, si hauts et si sombres, les font encore paraître plus étroites et plus noires, ne laissant apercevoir qu’un morceau de ciel d’un bleu intense. La solennité la plus importante a été, comme on le sait déjà, la messe dite par le pape à la Basilique de St-Pierre : événement qui n’avait pas eu lieu depuis dix-huit ans.

J’ai éprouvé assez de difficulté à me procurer les billets requis pour assister à cette cérémonie ; ils étaient très courus, plus de soixante mille personnes étant venues à Rome pour être témoins de cette solennité.

Je me suis rendu dès sept heures du matin sur la place St-Pierre, mais je n’ai pu pénétrer dans l’enceinte de l’édifice que vers neuf heures, tant la foule et l’encombrement étaient considérables. Les journaux italiens ont prétendu que St-Pierre renfermait ce jour-là entre soixante et soixante-dix mille personnes ; cependant on circulait sans trop de peine dans l’immense édifice.

La diversité des costumes de toute cette foule, venue de tous les pays, avait un aspect pittoresque. Les robes grises ou blanches des moines, les vêtements éclatants des paysannes et des paysans italiens, les uniformes des soldats, étincelants de broderies et de dorures, semblaient répandre la vie et la lumière sous les énormes arcades toujours un peu sombres. Tout le monde parlait avec animation ; quelques personnes, armées de jumelles, étaient montées sur les bases en saillie des colonnes, afin de ne rien perdre du spectacle.

Vers neuf heures et quart, les draperies d’une des chapelles latérales se sont écartées et le cortège a commencé à défiler.

Venait d’abord un piquet de suisses avec culottes bouffantes, rayées par bandes jaunes et rouges ; puis les camériers en costumes noirs ; ensuite un nombreux groupe de cardinaux en robes rouges ; mais je ne saurais tout décrire ; le coup d’œil était animé et très brillant. En dernier lieu venait le pape, porté sur la sedia gestatoria par des personnages en habits de velours écarlate ; des camériers agitaient autour de lui de grands éventails de plumes blanches, semblables à des ailes de cygnes.

À l’apparition du Pape, des cris et des acclamations se sont élevés de l’immense foule. Le spectacle était très beau ; on se serait cru à l’époque d’un de ces grands mouvements de foi religieuse comme au Moyen Âge.

Le cortège est passé fort près de moi. J’ai pu distinguer très bien les traits et la figure de Léon XIII ; on les connaît déjà par la gravure : un grand front, des lèvres minces et spirituelles, des yeux vifs et fort intelligents.

La messe pontificale a été célébrée sur l’autel qui renferme les restes de l’apôtre St-Pierre. Après la messe, l’assistance tout entière a chanté le Te deum.

Mais je parle de choses que vous connaissiez déjà ; les journaux canadiens ont sans doute donné des détails minutieux sur les fêtes du Jubilé.

Puisque j’ai mentionné la basilique de St-Pierre, laissez-moi vous dire un mot des églises à Rome. Les grands mouvements de l’esprit humain ont laissé une trace dans les monuments de l’architecture. Ces derniers sont comme des documents sur l’histoire du monde.

Les Grecs ont eu une architecture qui est le reflet de leur génie : grandeur, simplicité, goût du beau, amour d’une vie tout matérielle faite de plaisirs et de voluptés, sans préoccupation mystique. Les romains, peuple conquérant et brutal, ont su avoir une architecture propre, modifiée et adoucie par les idées grecques dont ils étaient pénétrés.

Après la chute de ces empires, le christianisme a grandi et s’est épanoui, donnant un cachet nouveau aux monuments de l’architecture, un cachet de mysticisme et d’idéal. Le monde païen n’a considéré la vie que comme une chose gaie et riante, le monde chrétien la regarde à travers un masque tragique ; ce n’est plus qu’un chemin douloureux pour arriver à une vie meilleure.

L’architecture gothique du Moyen Âge a reproduit ces idées.

Quand on pénètre dans une vieille église en France, on ne voit qu’à quelque pas devant soi, le regard se perd dans les ombres épaisses des ogives, un jour douteux s’introduit à travers les fenêtres étroites aux vitraux coloriés ; tout nous porte au silence et au recueillement.

Mais à Rome et en Italie, on ne retrouve plus dans ces églises ce caractère spécial de l’architecture chrétienne. Elles sont gaies et lumineuses, le soleil pénètre à flot par de larges fenêtres et se joue à travers les colonnes de marbre d’une grande beauté, l’œil s’amuse aux couleurs fraîches des fresques qui décorent les plafonds le plus souvent plats. Cela ne porte pas l’empreinte des idées chrétiennes. Quelle en est la raison ? Probablement parce qu’on a construit les églises en Italie avec les débris des anciens temples païens. Il est aussi vraisemblable que les théories des anciens sur l’architecture, qui ont toujours eu une grande influence, ont étouffé la libre expansion de l’art gothique.

Mais au point de vue du goût, ces églises sont exquises. Il faut dire aussi que les peintres d’alors, Michel Ange, Raphaël, le Dominiquin, savaient leur métier. Ils avaient compris qu’une peinture murale doit être avant tout décorative, qu’elle est une partie de l’édifice et doit s’harmoniser avec le style architectural de manière à produire un effet unique et puissant. Aussi je n’ai pu m’empêcher de sourire chaque fois que j’ai vu des voyageurs consciencieux considérer en détail, guide en mains, les chefs-d’œuvre de l’école italienne que renferment les principaux édifices de l’Italie. Ces peintures sont de véritables tapisseries et ces voyageurs m’ont fait l’effet de gens qui voudraient juger de la beauté d’une tapisserie en n’en considérant qu’un morceau.

Après les splendeurs du passé, c’est sans doute le peuple italien lui-même qui offre le plus d’intérêt, en Italie. Ce peuple, ce semble, a perdu toute idée de civilisation. Est-ce bien lui qui a laissé ces traces ineffaçables d’une intensité de vie et d’activité dont on n’a plus d’idée ? Une population étrangère, apparemment est venue habiter ces palais et ces édifices construits par une race maintenant disparue ; ce sont des passereaux qui logent dans des nids d’aigles.

Cependant la vie devrait jaillir et fleurir dans ce beau climat où les arbres verdissent, où le soleil nous réchauffe de ses rayons au mois de janvier comme aux mois de juin et juillet chez nous. Mais la campagne romaine est déserte et désolée, quelques grandes ruines rendent plus sensible la solitude du présent par le souvenir de la vitalité du passé. À Pise, je me suis promené dans de vastes rues qu’un silence profond rendait plus vastes ; toutes les fenêtres étaient closes ; je ne rencontrais que quelques rares passants et j’entendais résonner mes pas sur le pavé de pierres comme par une chaude matinée du dimanche, à Québec.

On ne saurait croire que ce sont ces mêmes Pisards qui ont construit cette immense cathédrale en marbre qui brille à la lumière d’une blancheur immaculée. Le sommeil et la mort ont maintenant remplacé l’esprit d’initiative et la vitalité. En littérature, on ne fait que traduire des œuvres étrangères. On ne joue, sur les théâtres, que des adaptations des pièces françaises. Il en est de même de l’industrie et du commerce. Dans la plupart des villes d’Italie, on vit avec l’étranger. L’ouvrier italien excelle surtout dans la reproduction des œuvres d’art que renferment les musées. Il est vrai que les reproductions sont excellentes, d’une perfection étonnante. Mais ce n’est là qu’un art d’imitation, il n’y a rien d’original et de vivant. Je n’ai pu m’empêcher, en considérant dans les vitrines tous ces groupes de marbre et toutes ces statuettes, de penser aux Chinois qui, eux aussi, sont passés maîtres dans l’art d’imitation. Ils reproduisent, ils ne peuvent plus créer ; ils ont atteint un certain degré de civilisation qu’ils n’ont pu dépasser. En somme, l’Italie est merveilleuse quant à son passé, mais le présent ne dit rien et ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe.

Z.

LETTRE DE PARIS

27 janvier 1888.


J e voudrais vous parler de trois choses qui défraient par le temps qui court la chronique parisienne, les Grands Magasins, l’Académie et le Chat Noir.

On connaît déjà les Grands Magasins : ce sont d’immenses bazars où l’on a réuni toutes les spécialités en fait de nouveautés et d’objets qui font partie du commerce de détail. On prétend qu’ils monopolisent le commerce et qu’ils tuent les autres établissements plus modestes. On a raison, et, s’ils ne font point disparaître complètement les petits commerçants, ils sont en train de les réduire singulièrement. Mais on n’égorge pas ainsi les gens sans les faire crier et les boutiquiers crient et luttent avec énergie. Ils ont fondé un journal où ils proposent des réformes et veulent que le gouvernement écrase sous l’impôt les monopoleurs. Voilà pourquoi le Louvres et le Bon Marché font parler d’eux.

Quant à moi je crois la lutte impossible. Savez-vous bien que celui qui le premier a fondé un Grand Magasin a eu une idée de génie. Il s’est dit : « si je réunis dans un seul local ce qui est disséminé sur une grande étendue, je pourrai vendre à des prix très modiques ; je n’aurai pas besoin d’abord de placer mon établissement sur la rue la plus commerciale puisqu’on fera un exprès pour s’y rendre ; puis j’occuperai un terrain moins vaste que celui occupé par des spécialistes auxquels un local particulier est nécessaire pour chacune de leurs boutiques ; j’aurai aussi une administration unique, ce qui sera plus économique ; je pourrai même joindre à mon établissement un restaurant où je nourrirai mes employés, ce qui leur permettra de donner beaucoup plus de temps à mes affaires : tous ces avantages me mettront en position de vendre à meilleur marché et de faire plus de profits. J’aurai aussi un prix invariable pour attirer la clientèle sérieuse qui paie. Enfin, j’offrirai cet avantage énorme : j’épargnerai à mes clients, l’ennui, les dépenses et la perte du temps, qu’occasionne dans une grande ville l’obligation de faire des courses considérables. Aussi, les provinciaux qui viennent pour deux ou trois jours à Paris se rendront chez moi. Et puis quel plaisir ce sera pour la Parisienne de trouver sous la main tous ces riens charmants et ces toilettes chatoyantes qui font la joie de ses yeux et le désespoir de son mari. Mon établissement sera un lieu de rendez-vous pour la jolie mondaine, qui pourra y nouer quelques intrigues, et alors tous les désœuvrés et tous les élégants y afflueront. »

L’idée était excellente et a réussi. Mme Boucicault, qui vient de mourir et qui était propriétaire du Bon Marché, a laissé une centaine de millions.

J’ai assisté à une séance de l’Académie, vous savez, le célèbre Académie. Si le Français n’est pas sérieux, il a le respect du sérieux. C’est pourquoi il aime à se rendre à ces séances solennelles auxquelles le convient les immortels. C’est en vertu du même principe qu’il reçoit la Revue des Deux Mondes, ce vestibule de l’Académie : je ne pourrais vous assurer cependant qu’il la lit.

La séance avait un intérêt particulier, le successeur de M. de Falloux, M. Gréard, devait y lire son discours de réception et on croyait que cette séance serait une démonstration royaliste. M. de Falloux a été le dernier des catholiques libéraux. Voilà longtemps que le catholicisme libéral a fait son temps en France. Ç’a été une tentative malheureuse, quoique peut-être inspirée par de généreux sentiments. On voulait concilier l’Église avec les idées libérales dont s’était éprise la France d’alors. Mais l’Église, immuable dans ses dogmes, ne pouvait faire de concessions ; d’un autre côté, les libéraux catholiques n’avaient pas compris la portée du mouvement libéral qui se faisait. Ce n’était pas un engouement passager, mais le fruit des idées du 18e siècle, et il devait trouver sa libre expression dans le républicanisme contemporain, qui a remplacé la religion par le déisme ou le matérialisme. Condamné par l’Église, rejeté par les libéraux véritables, le libéralisme catholique devait mourir, et il est mort. J’en conclus que ceux qui ont voulu voir au Canada des libéraux catholiques n’ont dit que des sottises et ne pouvaient dire autre chose.

La salle consacrée aux séances académiques est trop petite ; elle contient à peu près autant de monde que notre Institut de Québec. Il m’a semblé cruel de condamner à y vivre des gens qui ont reçu l’immortalité en partage. On remarquait ce jour-là dans l’assistance beaucoup de personnalités de la vieille noblesse française. On s’attendait à des incidents piquants, mais il ne s’est rien produit, car il ne se produit jamais rien à l’Académie. Le récipiendaire a fait un discours prudent et solide, mais sans éclat et un peu ennuyeux ; il n’a pas voulu se faire remarquer. Le duc de Broglie, qu’on comprenait à peine, lui a répondu par une harangue à l’ancienne mode, pleine de phrases vaporeuses et solennelles, fleuries de métaphores qui font la joie des gens graves.

On a soulevé là de vieilles questions sans intérêt, aujourd’hui que les personnages principaux sont disparus, que les acteurs qui animaient la scène sont morts. J’ai éprouvé là l’impression que je ressens lorsque je vais voir jouer une petite opérette contemporaine ; le genre semble démodé, les maîtres qui animaient les Pierrots et les Colombines enfarinés sont disparus ; ils paraissent maintenant lugubres et sans éclat sous la lumière de la rampe ; la musique d’Offenbach, si gaie, si lumineuse, si vivante, n’est plus là pour communiquer la vie aux personnages. Halévy et Meilhac ne sont plus là non plus pour jeter l’esprit à profusion et faire oublier ce que le genre a de faux et de vide.

Si l’Académie n’amuse pas les Français, les Français s’amusent toujours à ses dépens. C’est probablement cette vieille habitude qui a fait naître l’établissement du Chat Noir. Le Chat Noir est un café auquel on a donné un aspect aussi académique que funambulesque, fondé et fréquenté par les artistes en herbe, les étudiants et les rapins. Je suis allé prendre une consommation dans cette illustre taverne. Un chat noir énorme et fantastique en décore la façade, les fenêtres sont étroites, coloriées et terminées en éteignoirs ; le tout a un aspect moyen-âge. Sur la porte, on lit cette inscription :

Passant, arrête-toi !
Cet édifice
sous le consulat de
Grévy, de Freycinet et Ferry
étant archontes, Gragnon, chef des Ar-
chers, fut élevé aux Muses et à la
joie sous les auspices du
Chat Noir.
Passant, sois moderne !

Un suisse gras et dodu se tient dans le vestibule et annonce votre entrée en frappant le parquet de sa canne à pommeau. Vous pénétrez alors dans une salle remplie de jeunes gens pour la plupart, qui fument et boivent de la bière brune, dans un costume négligé et légèrement fantaisiste. L’intérieur a un aspect encore plus moyen-âge que l’extérieur. Le plafond, le parquet, l’ameublement sont de couleur sombre, tandis que les murs sont couverts de peintures les plus extraordinaires et les plus extravagantes ; le chat y est reproduit partout avec des poses invraisemblables. Tous les garçons sont vêtus en académiciens et portent les palmes vertes avec une dignité grotesque. De gros chats noirs se promènent entre les jambes des consommateurs et quelquefois sautent sur la table et nous regardent boire notre bière en clignant leurs yeux jaunes. Toutes ces excentricités amusent les artistes et les étudiants. Plusieurs peintres qui commencent à faire parler d’eux sont les auteurs de quelques-unes des peintures murales du Chat Noir. Le cabaret fait d’excellentes affaires ; il possède maintenant un théâtre au second étage, et il y est publié un journal qui porte aussi ce titre du Chat Noir et qui est très spirituel.

Z.

CHRONIQUE

J’étais assis dans mon fauteuil directorial. Vous savez que je suis un des directeurs de l’Union Libérale ? À quelle position n’arrive-t-on pas avec de l’énergie et du travail.

J’étais donc assis et je pensais à ce dont je pourrais bien vous parler. Plus je réfléchissais, plus les idées se faisaient rares. Des éclats de voix s’élevaient jusqu’à moi des étages inférieurs et troublaient ma quiétude. Vous ignorez, sans doute, que j’ai mon bureau au Kent House.

Au printemps, une nuée d’avocats, le monocle à l’œil, s’est abattue sur cette antique demeure et l’a remplie de paperasses, de grimoires et de vieux bouquins.

Je ne sais ce que pense cette vieille maison de cet envahissement. Ce ne sont plus que discussions bruyantes, accompagnées de grands gestes d’orateurs ; nuages de fumées qui s’échappent des pipes et des cigares ; va-et-vient affairé ; descentes tapageuses dans les escaliers naguère silencieux.

Elle doit se rappeler, avec amertume, le temps où, dans ses chambres brillamment éclairées, elle n’entendait que le bruissement de la soie, le froissement des éventails qu’on agite, et le murmure discret et assoupi des conservations de salon.

Les controverses sur la politique et le code municipal ont remplacé les intrigues d’amour. La noblesse d’épée a fait place à la noblesse de robe.

Comme définitivement les idées ne venaient pas, je suis allé faire une promenade sur la rue. C’était le matin, et il faisait un temps d’été.

Il me semble que ceux qui règlent les saisons se sont troublés cette année, car l’été nous est arrivé sans crier gare.

Les joueurs d’orgue de barbarie semblaient interloqués d’un changement si brusque de température et remplissaient la rue d’un vacarme assourdissant ; leurs compagnes, curieuses à voir avec leurs grands yeux noirs, brillant d’un éclat fiévreux, et leurs joues brunes, qu’encadre un mouchoir aux nuances éclatantes, agitaient leurs tambours de basques avec un entrain inusité. Tout ce monde comprenait qu’il n’avait pas de temps à perdre.

Les jeunes filles n’avaient pas eu le temps de remplacer les sombres vêtements d’hiver par les toilettes de printemps si gaies et si fraîches de couleurs que les façades noircies et ridées des vieilles maisons semblent s’animer quand, chaque année, elles les voient reparaître.

Je pensais, en voyant défiler la foule, aux transformations qui se sont opérées, dans notre société québecquoise, depuis soixante ans. L’élément anglais dominait alors ; notre société, maintenant essentiellement française, est empreinte de plus de délicatesse. On comprend que je parle d’après mes lectures et les conversations de ceux qui vivaient alors.

M. de Gaspé, faisant le portrait de Melle de Lanaudière, raconte cette anecdote qui peint la politesse anglo-saxonne qui florissait de son temps :

«  C’était le printemps, et un jour d’office à la cathédrale : les rues, alors non pavées, étaient dans un état affreux et un groupe d’officiers s’était emparé du haut du parapet de la rue de la Fabrique, afin d’obliger les passants de patauger dans l’eau et dans la boue. Les femmes en avaient pris leur parti et louvoyaient au beau milieu de la rue, assaillies des brocards sans fins de ces galants messieurs. Mademoiselle de Lanaudière, alors fort jeune, arrive au groupe avec trois ou quatre de ses amies qui veulent rebrousser chemin en voyant que la phalange hostile serre les rangs comme à Fontenoy ; alors, sans se déconcerter, elle s’avance seule et leur dit de l’air superbe d’une impératrice : « S’il est un gentleman parmi vous qu’il fasse livrer passage aux dames. » Ce reproche eut l’effet désiré et la voie fut aussi tôt libre. La jeune fille canadienne avait rompu la colonne anglaise.

L’esprit anglais a laissé sa marque.

Il n’y a pas longtemps encore qu’il était de bon ton de parler anglais dans notre monde élégant.

Ce n’est pas complètement disparu. Vous rencontrez encore des jeunes gens dans notre société qui ont cette manie inoffensive.

Il est vrai que ce ne sont pas les plus distingués et les plus instruits.

Je suis allé à l’ouverture des Chambres.

Les détachements de cavalerie qui se sont rendus au Parlement avec un grand cliquetis de sabre et d’éperons avaient l’air triste sous un ciel chagrin et pluvieux.

Je ne vois pas l’utilité de tout ce déploiement de galons, de chapeaux à trois cornes, de saluts empesés et de panaches. L’idée du décorum et du cérémonial n’est pas une idée moderne.

Pourquoi aussi fait-on ces sessions pendant l’été. C’est bien plus joyeux et animé en hiver.

Beaucoup de jolies femmes et de jolies toilettes sur le parquet de la Chambre. Ces solennités officielles, qui sont d’un majestueux ennui, ont un avantage ; elles donnent plus de grâce et d’éclat à la beauté des femmes, l’ennui met dans leurs yeux une langueur charmante et donne à leurs poses un abandon séduisant.

Le discours du trône m’a porté un coup terrible.

Nous avons un diable de gouvernement qui veut tout réformer, jusqu’à la procédure. J’aimais tant l’antique manière dont usaient nos pères. Quelle délicieuse chose c’était de pratiquer le droit sous l’ancien régime. On n’avait qu’à faire signifier un papier timbré à son adversaire et on avait tout le temps, avant qu’il lui fut permis de répondre, d’aller faire un joli voyage aux bains de mer ou autres en droits fashionables.

Pour moi, je ne vois pas la nécessité de légiférer sur la procédure qui règle les rapports de locataire et locateurs entre autres.

J’ai le plus aimable et le plus extraordinaire des propriétaires. Je suis même obligé de le protester pour l’empêcher de faire des réparations.

L’ancien gouvernement parlait quelquefois de réformes mais au moins il ne mettait jamais ses menaces à exécution.

Toute la presse annonce que M. Chapais va se présenter à Nicolet. Selon moi, il aurait tort. Il n’est pas taillé pour les luttes politiques. Il cultive trop les arts et les lettres. Je ne veux pas qu’un homme politique soit dépourvu de toute culture littéraire, mais il ne doit pas être du métier. Les lettrés ne sont pas des hommes pratiques. M. Chapais parle agréablement mais son éloquence est trop bichonnée et pomponnée pour plaire à la foule ; elle n’annonce pas l’homme énergique, l’homme d’affaire. Pourquoi ne reste-t-il pas au Courrier. Il s’y amuse s’il n’amuse pas les autres. Il est là comme retiré du monde, loin du bruit de la rue et des affaires. Il pourrait trouver une retraite plus profonde au Journal de Québec, il est vrai.

Le lecteur ignore probablement l’existence de ce journal. C’est une feuille quotidienne publiée à Québec et dont les rédacteurs sont inconnus.

M. Chapais a un exemple devant les yeux qui devrait le faire réfléchir. M. Taillon, c’est de lui que je parle, aimait aussi les arts. Il raffolait du chant et de la musique. Cela ne lui a servi qu’à entonner un hymne funèbre à son propre enterrement politique.

CHRONIQUE

Bientôt il sera fashionable de partir pour les places d’eau. Les plages de la Malbaie et de Kamouraska vont se peupler d’ombrelles roses et d’habits excentriques. Ceux que les circonstances empêchent de quitter Québec et qui tiennent à leur réputation vont se montrer le
moins possible pour faire croire qu’ils sont partis.

La ville a pris l’aspect ennuyeux qu’elle va garder tout l’été ; elle est toute blanche sous une poussière impalpable qui vous guette au coin de la rue, fond sur vous impétueusement, poudre vos cheveux, blanchit vos habits, rougit vos yeux, puis, toute contente comme si elle venait de faire une bonne plaisanterie, s’élève en colonnes tourbillonnantes et exécute autour de vous une ronde narquoise.

Les trois ou quatre ours, qui nous rendent visite en été, sont arrivés avec leur cornac et balancent lourdement leurs masses informes et confuses dans une danse grotesque.

On commence à voir les Américains perchés sur nos calèches que traînent des chevaux étiques ; ils viennent faire ce qu’ils ont fait l’année dernière : voir si la chute Montmorency existe encore, constater combien il reste de pierres de l’ancienne résidence de l’intendant Bigot, et examiner l’endroit où est mort le brave général Montgomery.

De plus, les jeunes Américaines esquissent quelques croquis toujours les mêmes.

Tout cela se fait sans rire, avec la plus grande gravité.

Tous ces gens là prétendent s’amuser ; on se demande avec effroi ce qu’ils font quand ils s’ennuient.

Savez-vous bien que j’aime encore mieux la ville que la campagne en été. La campagne est agréable pour un jour ou deux ; plus longtemps, elle est pour moi royalement ennuyeuse, le soir surtout. L’immobilité des champs et le silence, ce silence morne, étouffant, presque funèbre, que rend sensible et comme palpable le bruit de la chute d’une grenouille dans le ruisseau voisin, ou encore le murmure lointain d’une rivière qu’on ne voit pas, me remplissent l’âme de tristesse.

Vous allez me répondre : « Les champs offrent aux yeux des tableaux ravissants ; rien n’est plus beau que le soleil qui se lève au loin incendiant la forêt des reflets de l’aurore ; on respire à la campagne un air pur et vivifiant. »

Mais je vous ferai observer que le soleil ne se lève qu’une fois par vingt-quatre heures, et qu’on ne peut s’occuper que de respirer l’air pur. Il faut parler, agir, communiquer ses idées. Si vous restez au village, c’est très-bien. Seulement ce village est cancanier en diable ; tous vos actes, toutes vos paroles sont observées et commentées ; c’est assommant. Si, pour éviter cet inconvénient, vous allez demeurer à une lieue du village, vous n’avez personne avec qui vous pouvez sympathiser. Nos paysans sont souvent intelligents, mais ne parlent que de ce qu’ils connaissent : culture et engrais. Cela vous ennuie, vous qui distinguez difficilement un champ d’avoine d’un champ de blé.

Voulez-vous causer d’une manière passable en fumant votre pipe, vous n’avez qu’une ressource. Vous faire rompre les os, une heure durant, dans un affreux et dur cabriolet, afin de rendre visite au notaire du village.

Il est vrai qu’à nos places d’eau, on est plus à notre aise. Parmi les endroits de ce genre, la Malbaie est le plus joli. Je ne suis pas de l’avis de M. J. M. Lemoine, l’écrivain le plus extraordinaire du Dominion, qui n’a vu à la Malbaie que « précipices sur précipices, gorges impénétrables, pics qui se perdent dans la nue où grimpe l’ours noir en quête de bluets. »

Ce sont les ours que je plains le plus dans cette affaire. Après avoir grimpé si haut pour manger des bluets, se voir livrer en pâture au génie descriptif de M. J. M. Lemoine, ce n’est pas ce qui s’appelle avoir de la chance.

La Malbaie est en réalité, un pays très accidenté ; l’œil est continuellement amusé par la diversité des tableaux. Ce ne sont qu’élévations coupées presqu’à pic, ravins profonds, au fond desquels, une eau froide bouillonne sous une végétation drue et verte.

Comme il y a beaucoup de côtes, les calèches y sont à la mode. Lorsqu’on les aperçoit de loin, sur le sommet d’une colline, dans la route de sable jaune, elles ressemblent à de gros oiseaux obèses, trop lourds pour voler, et se dan dinant sur leurs longues pattes avec un air de satisfaction comique.

Quand j’aurai un million de revenu, (ce qui ne manquera pas d’arriver vers le premier de juillet si le journal continue à avoir de la vogue) j’irai visiter nos places d’eau, et je tiendrai mes lecteurs au courant des événements mondains.

Ceux qui lisent la Justice savent qu’un de ses correspondants nous a dit récemment des injures, et cela dans un style qui ferait hurler le chien barbet le plus paisible. Un autre correspondant du même journal conseille à mon ami Crispin de lire la pièce de vers composée par M. l’abbé A. Gingras sur les beautés de la Terrasse Frontenac. Moi naïf et sans méfiance j’ai suivi l’avis donné à mon ami Crispin. Le correspondant ne pouvait me jouer un plus vilain tour.

La Justice pousse un peu loin l’esprit de représailles.

À l’âge de seize ans, quand mon cœur battait chaque fois qu’un regard de femme se posait sur moi, j’ai fait des vers.

J’avertis les gens de la Justice que s’ils continuent, je publierai ces œuvres de ma prime jeunesse.

Ce sera ma vengeance.

Je vais essayer de vous donner une idée de l’œuvre que l’on m’a fait lire.

M. Gingras commence d’abord par vous étourdir en faisant pleuvoir sur vous une pluie étincelante de Oh et de Ah. Il distribue surtout avec abondance les Oh. Il y en a partout, au commencement des vers, au milieu, à la fin ; ils partent comme des pétards dans les phrases principales, inondent les phrases incidentes, tantôt se suivant à la queue-leu-leu, tantôt se dispersant comme des tirailleurs.

Je t’aime, ô ma Terrasse, ô ma Terrasse unique.
Je t’aime ! et pour te peindre, Oh ! ma strophe est bien pâle !
Ô pays que j’adore, ô mon pays si beau :

C’est comme cela tout le temps.

Si, après, vous avez un reste de vie, il vous achève à coup de comparaisons.

Ici, Levis qui prend fièrement son essor,
Comme un gai satellite autour d’un soleil d’or.

Avez-vous déjà vu des satellites gais ? Non. C’est que vous n’êtes pas poète. Tous les poètes savent que les satellites sont de joyeux gaillards qui s’amusent entre eux, et rient jusqu’aux larmes.

Puis là-bas Charlesbourg, sur un terrain qui penche,
Semblant sortir du bois comme une perdrix blanche.

Un village qui ressemble à une perdrix qui sort du bois en secouant ses plumes, et en grattant la terre de ses pattes.

Si vous ne trouvez pas cette comparaison frappante, je désespère de vous.

Je m’arrête là.

Malheureusement l’abbé Gingras ne s’est pas arrêté là ; il a trouvé moyen de faire cent autres vers de cette force.

Un de mes amis, le plus abruti de mes amis, m’a communiqué les triolets suivants. Je les publie pour donner à la Justice un avant-goût de ce qui l’attend si elle nous attaque de nouveau.

TRIOLETS ABRUTISSANTS

Louis Fréchette, Faucher, Legendre,
Quel charmant triolet d’amis !
Ils s’aiment d’un amour bien tendre
Louis Fréchette, Faucher, Legendre.
Heureux qui pourra les reprendre !
Les critiquer n’est pas permis.
Louis Fréchette, Faucher, Legendre,
Quel charmant triolet d’amis !

Legendre, Fréchette, Faucher
Sont, je le dis, trois bons apôtres.
Oh ! n’allez jamais les toucher,
Legendre, Fréchette, Faucher,
Ils pourraient certe se fâcher :
Qui touche à l’un touche aux deux autres.
Legendre, Fréchette, Faucher
Sont, je le dis, trois bons apôtres.
 
Faucher, Legendre, Louis Fréchette
Doivent goûter bien du plaisir !
Ils font la trinité parfaite,
Faucher, Legendre, Louis Fréchette.
Leur littérature étant faite,
Ah ! bah ! toute autre peut moisir……
Faucher, Legendre, Louis Fréchette
Doivent goûter bien du plaisir !

Après avoir écrit ces vers, mon ami s’est mis au lit, et on désespère pour ses jours. S’il en meurt, on rira bien.

VOYAGE
AU LAC ST-JEAN



J ’arrive du Lac St-Jean, harassé et moulu. Figurez-vous que je n’ai pu avoir de lit pour le retour : le Pullman était rempli. Si j’avais, il est vrai, dit qui j’étais, on m’en aurait procuré un quand même, mais j’aime mieux voyager incognito.

L’aller est enchanteur, sauf que le charbon vous noircit et vous aveugle tout le temps, que l’odeur d’huile qui se dégage de la machine vous donne un grand mal de cœur, lequel se complique d’une atroce migraine causée par le bruit infernal que fait le monstre de fer qui vous emporte dans sa course fantastique. Notez de plus que avez à manger un rosbif sans sauce, à une heure impossible, au Lac Édouard, en guise de dîner ; que, grâce au vacarme, vous ne pouvez causer avec votre ami, collaborateur de l’Union Libérale, et par conséquent, très intelligent et très spirituel ; et qu’enfin, grâce à la rapidité avec laquelle le train s’enfonce en sifflant et en grondant dans les épaisseurs verdoyantes, vos yeux fatigués comme lorsque vous regardez dans un kaléidoscope ne voient qu’imparfaitement le paysage et n’aperçoivent bientôt plus que les poteaux de télégraphe qui courent les uns après les autres avec une vitesse dont vous seriez loin de vous faire une idée en regardant marcher un employé du gouvernement qui se rend à son bureau.

Vous pouvez cependant éviter le dernier inconvénient que je viens de signaler, en vous plaçant sur la plateforme du dernier char. C’est d’ailleurs ce que je n’ai pas manqué de faire. Sur tout le parcours, on ne voit que des sapins ; les uns sont longs et maigres comme les discours de M. Nantel, les autres, gros, vigoureux et touffus, font penser à M. Taillon : il y en a d’aussi chauves que les conseillers législatifs ; quelques uns agitent leurs grands bras d’une manière incohérente à la façon de M. Desjardins discourant sur le budget.

Partout la nature est sauvage et frustre. Le nombre des lacs est considérable. Ils dorment entourés d’arbres dont ils reflètent le feuillage mobile. On dirait qu’un génie fantaisiste a passé par là, jetant sur sa route les fragments d’une immense glace. M. l’abbé Casgrain, qui aime les images qui ont servi à tout le monde, dirait qu’ils lui font penser à du métal en fusion dans des coupes d’émeraude.

On suit pendant longtemps la rivière Batiscan qui laisse voir à travers les arbres, ses flots d’un jaune brunissant tachetés de flocons d’écume d’une blancheur de neige.

Arrivé vers cinq heures du soir à la Pointe aux Trembles, je me suis rendu, après le souper, sur le bord du Lac.

C’est une véritable mer intérieure. Il offre l’aspect du fleuve St-Laurent, vu de la Malbaie.

La nuit tombait lentement et silencieusement sur cette immense nappe d’eau immobile, détachant les arbres en noir sur le ciel d’un bleu très pâle, faiblement éclairé d’étoiles qui s’allumaient une à une.

Le calme était si grand, si profond qu’il semblait qu’on aurait entendu une feuille se détacher et tomber sur le sol et que nos voix produisaient un bruit inaccoutumé.

Le spectacle avait un cachet de grandeur sauvage.

Le lendemain, je me suis rendu en voiture à Roberval.

On respirait sur la route la pénétrante odeur des trèfles mûrs. Partout la végétation poussait drue. On devinait des terres grasses et vierges. Cependant elles ne produisent pas le blé assez abondamment pour lutter avec le Nord-Ouest et les États-Unis.

L’industrie laitière rapporte de bons revenus, me dit-on.

Aussi on élève beaucoup d’animaux. Les veaux encombraient la route et profitaient de l’approche de notre voiture pour quitter le fossé et se mettre intelligemment en travers du chemin où ils trottinaient sur leurs jambes grèles d’un air ahuri.

À une lieue de Roberval, les sauvages sont campés, près d’une petite église.

Ce sont des Montagnais.

Ils vont demeurer là un mois pour s’enfoncer ensuite au sein des forêts encore incultes où ils passeront l’hiver vivant de chasse et de pêche. Il paraît qu’ils ne souffrent pas trop du froid en hiver quoiqu’ils vivent entourés d’un terrassement de terre et de sable.

Plusieurs femmes, dont quelques-unes, les plus jeunes, fort belles, avec leurs joues rondes d’un brun doré et leurs yeux noirs, très grands, qui vous regardent avec indifférence, bercent de jeunes enfants dans des berceaux d’écorce de bouleau, suspendus par des courroies.

La plupart, vieilles, brisées et courbées par le travail, sont assises sur leurs talons, à la porte des tentes, dans une pose de sorcière, et fument, leurs figures ravagées, aux yeux éteints, appuyées sur une main sèche et noire.

Quelques Français demeurent à Roberval : Parisiens pour la plupart, plus capables d’apprécier les charmes d’une petite actrice que ceux de la vie des champs.

Le Français voit tout à travers le roman et le théâtre.

L’Européen, établi ici, est pour lui ce fameux oncle d’Amérique, fabuleusement riche, qui arrive, juste à temps, au cinquième acte, pour faciliter le mariage du beau jeune homme aussi noble que pauvre, avec l’ingénue et arracher cette dernière aux flammes bourgeoises d’un parvenu. Il s’imagine qu’arrivé au Canada, il n’a qu’à acheter une terre, se procurer un fermier, et que, dans peu d’années, il aura refait sa fortune si les ours ou les sauvages n’abrègent pas ses jours.

M. de V. m’a raconté plaisamment que, parti de Paris armé comme Tartarin se rendant en Afrique, il avait été fort désappointé dans son voyage. Rendu au Lac St-Jean, il n’avait pu tuer qu’un écureuil et n’avait rencontré que des sauvages plus civilisés que lui et parlant trois langues : l’anglais, le français et le montagnais.

Il est évident que ces gens-là sont mal avisés. On devrait les détourner d’aller ouvrir une terre lorsqu’ils ne connaissent à peu prés rien de l’agriculture et des nécessités de notre climat. Découragés, ils repartent bientôt pour la France et peuvent entraver l’émigration.

Je suis revenu à Québec mercredi soir par une nuit pluvieuse et noire. J’ai fini par m’endormir sur un fauteuil, en regardant de grandes ombres qui semblaient se lever à l’approche de la lumière du train et aller se tapir dans le fourré.

INTERVIEW


L undi dernier, un individu s’est précipité comme un vent du nord-est dans mon bureau.

Il était enveloppé d’un ulster qui tombait en larges plis autour de lui à la façon antique ; une touffe de cheveux ornait son front presque chauve ; un monocle brillait dans une de ses arcades sourcilières.

J’allais lui offrir un siège avec ma politesse ordinaire, mais il en prit un lui-même, allongea ses pieds sur mon bureau avec un sans gêne américain et m’enveloppa de la fumée de son cigare. Je reconnus immédiatement un reporter de l’Empire.

La conversation suivante s’engagea :

— Que pensez-vous de l’incident Fréchette ?

— Heu ! Heu ! lui dis-je.

Je voulais répondre évasivement, car je savais que la presse allait interpréter mes moindres paroles.

La conversation continua ainsi :

Lui. — Que pensez-vous de Racine après ce qu’en a dit Fréchette ?

Moi. — Si Racine n’avait pas vécu, il y a deux cents ans, ce serait un homme fini.

Lui. — Quelle est votre opinion sur les chiquenaudes dont M. Fréchette vous menace.

Moi. — Permettez-moi de ne pas répondre catégoriquement à cette question. Carolus en dit quelques mots. Je peux vous dire que, selon moi, une nouvelle chiquenaude réduirait en poussière tout notre établissement : collaborateurs, directeurs, typographes, matériel, presses, circonstances et dépendances. Depuis qu’il nous a administré une première et formidable chiquenaude, L’Union n’a cessé de culbuter et de rouler de gouffres en gouffres et il en sera ainsi tant qu’elle n’atteindra cet effrayant précipice appelé La Légende d’un peuple où elle trouvera je l’espère, la nuit et l’éternel sommeil.

Lui. — Et vous, M. Fantasio, quelles sont vos visées littéraires ? Vous savez que tous les habitants du Dominion vous lisent avec un intérêt extraordinaire.

Ici, je m’inclinai en rougissant modestement et j’avouai que j’avais l’intention de réunir en volume les articles que je publiais dans L’Union.

La conversation continua.

Lui. — M. Claretie va mettre une préface à vos œuvres, j’imagine, puisqu’il en a fait une pour M. Fréchette.

Moi. — C’est probable. M. Claretie est l’homme bienveillant par excellence. Comme il écrit des préfaces en tête d’une foule de volumes qui vont dormir sur les quais, il ne peut me refuser. M. Claretie doit sa position dans les lettres plutôt à sa bienveillance, à son entregent et ses intrigues qu’à sa plume qui cependant est alerte, spirituelle et prime-sautière. C’est ainsi qu’il s’est fait élire académicien en ne faisant jouer pendant longtemps que les drames et les comédies des académiciens à la Comédie Française dont il est directeur, et prodiguant tellement l’encens à ces mêmes académiciens dans différents journaux que ces immortels en éternuaient. À Paris le succès littéraire donne la gloire, l’argent et la réputation. Il n’est pas étonnant que l’intrigue joue là un grand rôle.

Lui. — Pensez-vous qu’une couronne académique ombragerait élégamment votre front ?

Moi. — L’Académie couronne généralement les gens inconnus et qui ont l’intention de le demeurer. C’est ainsi que pendant que Musset, Hugo, Lamartine, étaient dans tout l’éclat de leur gloire, l’Académie couronnait Madame Louise Collet et Alexandre Soumet et autres poétereaux.

L’Académie récompense les bons élèves ; les maîtres n’ont que faire de ses couronnes.

Pourquoi n’essayerais-je pas d’obtenir une réputation qui, comme vous voyez, ne coûte pas cher ?

Lui. — Avez-vous quelque chose de particulier à dire sur la théorie du poète, développée dans son dernier entre-nous. Il prétend qu’il faut savoir faire les vers pour les apprécier.

Moi. — C’est parfaitement exact. Ce principe est applicable aussi à d’autres objets. Ainsi, vous ne pouvez manger du fromage sans savoir la manière de le fabriquer. Tous ceux qui mangent du fromage sans avoir été à la tête d’une fromagerie, sont dans une profonde erreur. À l’avenir, chacun fabriquera les poésies nécessaires à l’usage de sa famille, ce sera moins dispendieux.

Lui. — Savez-vous ce qu’on pense à Paris de M. Fréchette ? M. Sarcey s’est-il prononcé sur la valeur de La Légende d’un peuple ? Vous, que pensez-vous de cet ouvrage ?

Moi. — Permettez-moi de ne pas répondre à toutes ces questions. Je me propose d’ailleurs de donner prochainement des détails intéressants sur tout cela.

Lui. — On me dit que la Légende contient des vers de quatorze pieds et même de quinze pieds. C’est cela que le poète appelle de jolies trouvailles ?

J’allais répondre mais brusquement la chambre s’obscurcit et l’ombre d’un doigt gigantesque apparut sur le mur.

Je n’eus que le temps de m’élancer au dehors. Une terrible détonation se fit entendre. Lorsque je me suis rendu sur le lieu du sinistre, il ne restait qu’un peu de poussière du malheureux reporter.

Une chiquenaude venait de fondre sur nous.

Le reporter m’avait sauvé la vie.

CHRONIQUE


I l fait froid ; des bandes d’oiseaux s’envolent dans le ciel gris ; les arbres grêles et noirs gémissent, en se courbant sous le vent qui les soufflette ; les feuilles écarlates couvrent la terre d’un manteau rouge.

La ville est triste, les rues noires et boueuses ne sont sillonnées que par des parapluies qui vont, en tout sens, dérobant aux regards leurs
propriétaires.

C’est cependant à cette époque de l’année que l’on noue les doux liens que vous savez.

Tout le monde se marie, probablement pour tuer le temps.

Que de mariages, bon Dieu !

Je suis heureux cependant d’annoncer au public et surtout aux célibataires convaincus qu’il n’y aura pas de défection cette année dans les rangs de L’Union Libérale.

Probablement cet été quelques uns de nos collaborateurs ont couru des dangers. Mais il n’y a eu rien de sérieux, nous sommes fiers de le dire.

On doit se défier, en général, des promenades à deux sur les grèves silencieuses lorsque le jour mourant, colorant l’eau et le ciel, met en nos cœurs de secrètes tendresses et que le bruit des vagues, se brisant en fine poussière sur le sable, fait naître dans les âmes des promeneurs des rêveries dangereuses.

N’allez pas non plus écouter trop souvent la chanson qui s’envole avec un bruissement d’ailes de lèvres émues, alors que le crépuscule, assombrissant le salon, rend plus vague le profil délicat de la chanteuse et que la fenêtre ouverte laisse venir jusqu’a vous le parfum pénétrant des champs.

Combien de jeunes gens ont ainsi perdu leur cœur, n’attrapant pour récompense que le goût de cet affreux instrument, le piano, cet ennemi des familles.

Mais surtout, mes amis, mes chers amis ! n’allez pas ! oh ! n’allez jamais lire en compagnie d’une jolie mondaine un livre aimé, à l’ombre d’un chêne verdoyant, alors que vous ne voyez devant vous que les champs immobiles sous la chaleur accablante du midi, et, près de vous, l’ombre de cils abaissés sur une joue en fleurs. Songez que les têtes se rapprochent sous le fallacieux prétexte de mieux lire ! Songez que les mains s’effleurent en tournant les pages du livre.

Un moment d’attendrissement peut vous être fatal et vous engager à contracter des liens que la mort seule dénoue, et encore ce n’est pas sûr.

La nouvelle du mariage se répand. Vos amis commencent à vous critiquer, on fouille votre passé, on fait des prévisions sinistres sur votre bonheur futur ; celle qui va être votre compagne n’est pas plus épargnée.

Vous avez des entrevues avec des notaires, gens pointus et méticuleux, qui vous disent sur la loi des choses ahurissantes et incompréhensibles, et parlent de mettre dans le contrat des clauses lugubres où il sera question de mort, de saisie, de faillite comme si vous deviez partir pour l’éternité dans un an ou deux, laissant votre famille dans la gêne : ce qui ne manque pas de vous réjouir énormément.

Vous faites, durant la journée, des courses par toute la ville pour faire mille achats, mais le soir vous vous apercevez que vous avez oublié les objets essentiels et qu’il faudra recommencer le lendemain.

Vous consultez souvent vos vieilles tantes et votre future belle-mère sur certaines questions et elles ne manquent pas de vous donner des conseils contradictoires.

Des agents d’assurance, bavards et têtus, vous rendent visite et ont avec vous des conversations très gaies sur la mort subite et les catastrophes de chemin de fer ; vous apprenez avec intérêt qu’un grand nombre de nouveaux mariés périssent dans leur voyage de noce.

Vous n’avez pour vous consoler que la faveur de presser de temps à autre, le bout des doigts de votre fiancée que vous idolâtrez littéralement.

Plus le grand jour approche, plus les choses se compliquent, plus les embarras se multiplient.

Enfin le grand jour est arrivé.

Fatigué, moulu, étourdi, aveuglé, vous vous levez, ce jour-là, à quatre ou cinq heures du matin. Vous avez bien entendu ? Quatre ou cinq heures du matin !

Vous revêtez un sombre habit noir ; pour la première fois, vous couvrez votre tête d’un chapeau de forme, objet de tant de sarcasmes, coiffure solennelle qui vous donne un faux air de marguillier.

Vous vous rendez à l’église.

L’église est déserte et glaciale ; les pâles lueurs du matin luttent faiblement contre les ombres de la nuit mourante ; vous songez à la gravité de l’acte que vous allez accomplir, dont les conséquences peuvent être si diverses, et votre âme est triste ; le prêtre vous donne d’une voix uniforme des conseils sur votre conduite future ; il prévoit des brouilles, des mécontentements, des querelles ; il faudra faire des concessions afin de trouver le bonheur et le calme de la vie de famille.

Quelques heures après, l’engin du train jette un cri strident et vous emporte vous et votre compagne.

C’est le voyage de noce.

Comme c’est la première fois que vous faites un voyage de noce, surtout si vous avez toujours été célibataire, vous avez l’air empêtré. Vous essayez en vain de dissimuler au regard votre qualité de nouveau marié.

L’observateur le plus superficiel vous devine. Tandis que l’homme marié depuis deux ou trois ans qui voyage avec sa femme dans le même wagon que vous, ne s’occupe que de lui, tire d’un porte-manteau un chapeau mou, le plus commode pour dormir, allume son cigare et passe dans le wagon des fumeurs, vous restez avec votre femme et vous vous trahissez par vos regards et vos attentions.

Votre femme vous trahit aussi. Elle rougit quand le conducteur l’appelle « madame » toute surprise de ce nouveau titre auquel elle n’est pas habituée.

Tout le monde vous regarde, sourit malignement et chuchote.

C’est peu de chose pour les femmes, l’embarras leur prête un charme de plus, encore un peu elle s’en servirait dans un but de coquetterie.

Mais vous, malheureux mari !

Vous avez un air gauche, ahuri, qui égaie tous les malins et les mauvais plaisants.

Tout est fini.

Adieu liberté ! Adieu illusions !

Les lois civiles et religieuses, l’Église et l’État ont consacré votre esclavage.

Vous êtes marié, irrévocablement, définitivement, fatalement, par acte authentique dûment dressé par un notaire impitoyable, document enregistré et scellé qui dira aux siècles futurs votre condition sociale.

NOTE DE L’ÉDITEUR

La chronique que l’on vient de lire souleva un incident amusant que l’on tiendra peut-être à connaître.

Dans le numéro suivant de l’Union Libérale parut une correspondance signée Tante Ursule et qui était une fine réponse à la chronique d’Edmond Paré.

Nous la reproduisons ici, ainsi que la réplique qu’elle provoqua. Quelle était la personne qui se cachait sons ce pseudonyme de Tante Ursule ? Personne ne l’a jamais su. Ce pauvre Edmond Paré qui n’aimait pas à être la dupe de personne s’est toujours demandé s’il avait été en cette occasion l’objet d’une mystification ou bien si Tante Ursule existait réellement. La chose est restée un mystère.

Québec, 2 Octobre, 1888.
MM. les directeurs
de l’Union Libérale.
Messieurs,

Croiriez-vous à autant de témérité ? Je viens vous demander la permission de dire quelques mots à l’un des collaborateurs de votre journal ! Vous savez sans doute que l’Union Libérale a la réputation de donner fort à faire à ceux qui osent entrer en lice avec elle.

Jugez alors de mes craintes.

Mais le sujet dont il s’agit est trop délicat pour demeurer sans réponse.

Je veux parler de la dernière chronique de monsieur Fantasio.

Votre collaborateur, très spirituel du reste, s’est mis dans la tête de railler ceux qui abandonnent les rangs si serrés de la grande armée des célibataires que renferme notre bonne ville.

Je vous demande un peu de quoi peut-il bien se plaindre ce cher monsieur Fantasio ? Quelqu’un menacerait-il par hasard de lui enlever cette douce liberté dont il paraît si jaloux et qu’il semble vouloir posséder éternellement.

Soyez tranquille, monsieur Fantasio. Les nombreuses abonnées de l’Union Libérale désirent vous lire encore longtemps, et pour réaliser ce désir, elles se ligueront pour vous empêcher de déserter la phalange heureuse des célibataires, comme l’ont fait ceux dont vous parlez. D’ailleurs, il y va de votre honneur : si le contraire arrivait pour vous, si vous commettiez vous-même une désertion, il vous faudra rétracter les paroles pour le moins imprudentes que vous vous êtes permises, et vous savez qu’il serait inconvénient d’obliger l’Union Libérale, ce journal à principes, à rétracter quelque chose.

Si toutefois, monsieur Fantasio, il vous arrivait de succomber, permettez-moi de vous dire qu’il ne faudrait pas alors vous décourager tout à fait.

Vous aurez perdu votre liberté de célibataire, c’est vrai.

Vous vous trouverez lié pour la vie, c’est encore vrai.

Mais, d’un autre côté, cette petite, celle-là, qui aura conquis votre cœur et mis fin à votre liberté, saura bien vous donner quelques dédommagements.

Ce sera elle qui partagera vos joies, qui vous attendra, encouragera vos efforts, applaudira à vos succès, espérant toujours pour vous de nouvelles gloires et rêvant de vous voir grand, grand comme le monde. Elle partagera vos inquiétudes de journaliste et d’homme politique, essuyant avec tendresse les larmes qui obscurciront vos lunettes à l’idée de la grande liberté des provinces menacée.

Enfin après avoir perdu votre liberté vous pourrez aussi vous consoler en rêvant une plus grande liberté pour votre pays et pour vos descendants.

Voilà, messieurs les Directeurs, ce que je voulais dire à monsieur Fantasio : pardonnez-moi mon indiscrétion.

Tante Ursule.

CHRONIQUE


J e ne peux laisser sans réponse la lettre de ma Tante Ursule. J’ai fait de vains efforts pour savoir qui se cachait sous ce masque spirituel et malicieux.

Un jour, Beaumarchais trouva dans une rue de Londres le manteau d’une inconnue. Il écrivit à ce propos une lettre étincelante de verve, d’imagination et d’humour.

Aux formes du manteau, aux parfums délicats qui s’en dégageaient, aux quelques cheveux blonds laissés dans ses plis, l’écrivain avait deviné ou cru deviner sa propriétaire et se servait de ce prétexte pour faire le plus frais et le plus charmant portrait de femme qu’il soit possible de voir.

Mais je n’ai pas le talent de Beaumarchais. Tout ce que je sais, c’est que le masque de mon inconnue cache un jeune visage.

J’aurais aimé que ce fût une vraie tante, une tante à héritage, une tante qui, lorsqu’elle serait venue me voir, aurait rempli mon quartier du bruit de son équipage, de ses chevaux piaffants et de son gros cocher, une tante enfin qui m’aurait couché bien et dûment dans un testament authentique.

Douce, trop douce illusion ! Vain, trop vain rêve.

Ma correspondante a peut-être raison de son côté. Tout ce que j’ai voulu dire c’est que notre imagination colore l’avenir et que la réalité diffère du rêve.

J’avais raison d’ailleurs d’avertir mes amis de l’Union du danger qui les menaçait. Le danger est plus grand que je pensais. La lettre de Tante Ursule ne prouve-t-elle pas que l’ennemi est déjà dans la place, qu’il écrit dans le journal à la barbe d’un des directeurs, et à son insu, et cela grâce à quelques coupables faiblesses.

Mais, mes amis, mes chers amis, ouvrez donc les yeux, regardez à vos pieds, voyez ce qui vous attend.

Qui amat periculum, peribit : celui qui s’expose au péril périra.

Nous sommes encore menacés d’un grand concert.

Je ne sais pas ce que nous avons fait aux grands musiciens, mais nous n’avons pas le temps de les regarder de travers qu’ils accourent de tout côté et assourdissent nos oreilles des chefs-d’œuvre des maîtres, grands hommes aussi incompréhensibles que célèbres.

Les concerts peuvent avoir du bon, mais on en abuse. Moi d’abord, j’ai en horreur le violon, le piano, l’orgue, la flûte, les instruments de cuivre, les tambours grands et petits, la harpe, etc., mais je goûte assez les autres instruments.

Je crois que ce sont les anglais qui nous ont donné le goût des concerts. Les anglais vont aux concerts parce que ça coûte cher, parce que c’est convenable, et pour d’autres raisons de ce genre ; ils y vont et s’y amusent religieusement, solennellement, sans bouger, pendant trois heures. Nous nous y allons parce que les anglais nous ont appris à y aller.

Est-il besoin de vous décrire un concert, un grand concert classique.

Il y a d’abord un violoniste toujours célèbre et ordinairement chevelu.

Il s’avance sur la scène : tonnerre d’applaudissements.

Il salue : tonnerre d’applaudissements.

Il pince son violon qui jette de petits cris de souris qu’un chat vient de happer : religieux silence dans toute la salle.

Il commence enfin. On entend presque rien puis comme un sifflement doux prolongé, et tout à coup le violon jette des cris de paon, pleure, rie, fait le diable. Le violoniste aussi est transformé ; il se tenait d’abord assez bien, mais maintenant le voilà qui secoue sa chevelure, se balance comme un peuplier et prend des poses fantastiques et ahurissantes. La première fois que j’ai vu un de ces hommes célèbres j’ai cru qu’il se trouvait mal et j’ai regardé mes voisins pour voir ce qu’ils en pensaient : ils étaient en extase.

Si ce n’est pas un violoniste, c’est un pianiste ; c’est encore plus désastreux.

Le pianiste célèbre, quand il joue, ressemble à un homme qui donnerait de grands coups sur des billes de marbre placées sur une table et ensuite ferait tout son possible pour les empêcher de tomber et cela avec mille contorsions invraisemblables.

Il y a généralement dans les concerts une cantatrice italienne, illustre et très laide, qui chante de manière à ce qu’on ne comprenne rien et qu’on rappelle quatre ou cinq fois. C’est heureux quand n’apparaît pas un jeune cornettiste très fatigant à regarder car il devient violet et les yeux menacent de lui sortir de la tête.

J’allais oublier le flûtiste, tous les noms de musiciens se terminent en iste ; c’est très harmonieux.

Le flûtiste est entouré de gros violons qui ressemblent à de vieux messieurs asthmatiques et enrhumés qui, lorsque la flûte se tait, se mettent à tousser hum ! hum ! hum !

Si au moins on pouvait se reposer en paix en écoutant un monologue ou une pièce de poésie.

Mais non ; de la musique et du chant, du chant et de la musique, toujours, pendant trois heures dans une salle où l’on étouffe.

J’aime encore mieux le théâtre américain avec ses bouffonneries extravagantes, son burlesque sans prétention, ou encore ses mélodrames d’une simplicité primitive où l’on voit deux amoureux poursuivis pendant cinq actes par un scélérat qui leur en veut on ne sait pourquoi, accumulateur de meurtres et d’incendies dont notre quatrième page ne donne qu’une faible idée, le tout se terminant par un mariage au moment où l’on s’y attend le moins.

Une des attractions de la quinzaine ç’a été la cour criminelle.

Notre nouvelle cour est gaie et spacieuse. L’ancien édifice avait plus de couleur locale. C’était sinistre et noir ; les murs suintaient le crime ; on n’apercevait les juges, les avocats et les criminels qu’à travers une buée épaisse qui donnait au spectacle une couleur tragique.

Un procès pittoresque s’est déroulé devant les assises, au dernier terme.

Je veux parler de Griffin, accusé d’assaut.

Griffin faisait partie du cirque de Howe ; il aurait, paraît-il, cruellement battu un de ses compagnons, un nègre aussi noir qu’inoffensif.

Il était curieux de voir défiler les témoins, tous saltimbanques, effrontés et bavards.

Nous avons vu la belle Chinquilla, princesse indienne. Très jolie avec ses joues brunes, ses yeux d’un noir d’enfer, coiffée d’un chapeau rouge qui flambait comme un incendie. On a voulu lui faire prêter serment, ce qui l’a fait rire, et lui a donné l’occasion de faire briller l’éclair de dents d’ivoire qui semblaient fasciner le substitut, mon ami M. Amyot. Cette jeune personne a le talent de manger du feu comme si c’était un mets délicat.

Le docteur Hickey a beaucoup fait rire la cour. Des lunettes sur nez rouge, des poses et des gestes burlesques, une loquacité et un aplomb qui en imposent.

Le docteur était chargé de faire les boniments lors des représentations.

Il était difficile d’embarrasser le docteur. L’avocat avait beau relever les manches de sa toge et regarder le public, semblant dire : « Vous allez voir : j’enfoncerai bien le témoin. » Vaine bravade : le témoin mettait dedans avocat, juge et jury.

Je suis obligé d’interrompre brusquement ma causerie; on m’avertit qu’il n’y a plus de place. C’est toujours au moment où je vais être intéressant qu’on me fait taire.

UN CAUCUS À OTTAWA

Une grande pièce avec table au milieu. Les ministres assis autour de la table. — Taillon et Tom Chase Casgrain entrent par la porte du fond ; ils viennent conférer avec leurs amis d’Ottawa à propos du scan dale Caron-Costigan ; Sir Hector est à la droite de Sir John, et Chapleau à sa gauche.

Sir John. — Vous avez la parole, Taillon, expliquez ce qui nous procure le plaisir de votre visite.

Taillon. — Je viens me plaindre de la conduite d’un des membres du cabinet. On comprend que si les ministres conservateurs à Ottawa, dans un but de spéculation que je suis obligé de flétrir, viennent maintenant dépouiller les Canadiens-Français de la Province de Québec de leurs biens, notre position ne sera plus tenable.

Sir John. — (il agite une sonnette, un messager paraît). — Emportez-moi un gin-cocktail avec beaucoup de sucre. Mettez-en aussi dans vos discours, Taillon. (rires).

Taillon. — Que dois-je mettre dans mes discours ?

Sir John. — Du sucre. (nouveaux rires.)

Adolphe Caron. — Non, mais est-il spirituel, Sir John !

Taillon. — J’aimerais que le ministre de la guerre me donnât à moi des explications, la chose est grave.

(Un silence : on entend la voix d’Adolphe Caron : il parle à Tom Chase :) " Moi, j’aime mieux les femmes brunes, elles ont plus de montant. Les blondes sont poétiques, je l’admets, mais la poésie, ça m’embête.

Sir John. — Caron, on vous demande des explications sur le scandale Caron-Costigan.

Adolphe Caron. — Je me suis emparé de ces terres dans le but d’y élever des fortifications pour la défense de nos côtes.

Sir John. — Je crois que vous vous occupez plus de la côte d’Adam que de nos côtes. (rires.)

Adolphe Caron. — Non, mais est-il spirituel, Sir John !

Sir John. — Le nommé Leclaire qu’on a dépouillé, n’est après tout qu’un papiste. (Il sonne. Un messager paraît.) Emportez-moi un gin cocktail.

Sir Hector. — Je dois ici élever la voix. Je me permettrai de dire que je suis obligé de différer d’opinion avec l’honorable premier. Cependant, je me soumettrai à la majorité.

Chapleau. — (Entre ses dents.) Il rue dans les brancards.

Sir Hector. — Je sais quel est celui qui vient de parler. Je le méprise trop pour faire attention à lui.

Chapleau. — Si c’est à moi que mon honorable ami fait allusion, je saurai lui répondre.

Sir John. — (Bas à Chapleau) Tu sais que je considère Langevin comme un incapable. C’est inutile de me donner des misères pour rien. (Bas à Langevin) Chapleau est un homme fini, inutile de s’en occuper. (Il sonne. Un messager paraît.) Emportez-moi un gin-cocktail, plus de gin et moins de sucre.

Taillon. — Comment peut-on défendre nos côtes en élevant des fortifications à l’intérieur des terres ? Dans tous les cas ma position n’en est pas moins fausse.

Sir John. — Je croyais que vous faussiez seulement lorsque vous chantiez, Taillon. (rires.)

Adolphe Caron. — Non, mais est-il spirituel, Sir John !

(On entend la voix de Casgrain) : « J’ai oublié mon tabac ; as-tu du tabac Adolphe ? »

Adolphe Caron. — Non… Je voudrais bien savoir ce que Taillon connaît en fait de stratégie. Grâce à mon système de fortification intérieure, l’ennemi débarque sans défiance et tout à coup crac… le tour est joué.

Taillon. — Oui… crac, crac… Il viendra un crac qui vous enverra tous dans l’opposition.

Adolphe Caron. — Chut !… Sir John est endormi, il est temps de s’en aller.

(Tous se lèvent et se dirigent vers la porte.)

Adolphe Caron. — Tu fais un bruit avec tes bottes, Casgrain !

Casgrain. — Je ne peux toujours pas avoir de tabac. Quand viens-tu chez Gaspard, Adolphe ?

Adolphe Caron. — Je serai à Québec la semaine prochaine. Organise une excursion.

Tous deux sortent en fredonnant :

V’la le bon vent, v’la le joli vent…

CHRONIQUE


L’ hiver, le joyeux hiver nous arrive, faisant sonner ses grelots. Moi, j’ai l’hiver en horreur. Le froid est pour moi une souffrance ; et puis, que la nature est triste durant cette saison ! Y a-t-il quelque chose de plus désolé que cette plaine morte, immense et blanche, où s’élèvent quelques squelettes d’arbres dépouillés.

Les femmes aiment généralement l’hiver. Pour une raison probablement frivole. Je ne suis pas éloigné de croire que c’est parce que le froid met des roses sur les joues. Songez donc, lectrices, que si votre teint a plus d’éclat, d’un autre côté, les habits d’hiver sont disgracieux.

Il n’y a rien de plus joli que les vêtements d’été qui accusent les formes et font chatoyer des couleurs légères, gaies et claires.

Les hommes n’ont plus rien d’humain. Couverts de fourrures, les pieds dans des chaussures extravagantes, les mains dans des mitaines velues, l’homme a l’air d’un animal que les savants ont oublié de classer. Voyez cette forme confuse, hérissée de poils d’ours qui se tient immobile au coin de la rue : vous vous apercevez que c’est un cocher seulement lorsque les mots : « Carriole, monsieur ! » s’échappent des profondeurs de la fourrure.

Croyez-vous que le goût du beau peut se développer en nous quand nous avons de pareils spectacles sous les yeux ? Pensez-vous que les sculpteurs grecs auraient eu l’idée de donner au marbre les formes harmonieuses du corps humain, s’ils avaient vécu sous un climat comme le nôtre ? Les arts ne naissent que dans le pays où le soleil sourit à une terre en fleur, et voilà pourquoi nous serons toujours de lourds cerveaux, des gens dogmatiques et assommants.

Mais il y a des amusements en hiver ! L’Électeur nous apprend en style épique qu’une armée de musiciens va s’abattre sur notre ville, devant remplir l’air d’une nuée de doubles croches, et assourdir nos oreilles des glapissements du cornet, des gémissements du piano, des quintes asthmatiques des basses, des roucoulements de la petite flûte, des sifflements du violon et des grondements du trombone.

Cette idée me transporte d’enthousiasme.

Hourra ! hourra ! pavoisez vos maisons, car le cornettiste virtuose dont le talent prodigieux a été célébré par tous les écrivains des deux mondes, J. Lévy, (les expressions en italiques sont empruntées de L’Électeur) nous arrive !

Hourra ! hourra ! bousculez-vous aux portes du magasin de M. Lavigne pour prendre vos billets car voici Madame Stella Costa (une Italienne, je m’y attendais) qui fait rouler les notes musicales avec une telle virtuosité, qu’il semble qu’elle s’est cassé un ressort et qu’une fois partie, elle ne peut plus s’arrêter !

Hourra ! hourra ! faites place sous les lustres de l’Académie de Musique où cinq cents personnes baillent à une piastre par tête, faites place aux machinistes qui traînent sur la scène dans un flot de poussière, une boîte difforme et noire, un gigantesque piano à queue où le célèbre Rosenthal va avoir l’occasion de déployer toutes les ressources de son immense talent.

Trêve de plaisanteries. ; j’ai déjà élevé la voix à cette place contre la manie des concerts.

Que L’Électeur nous montre les dents, passe. Qu’il publie les lettres de M. Fréchette, j’y consens. Mais qu’il encourage ces gens-là à venir ici, c’est mon devoir de lui crier : holà ! Qu’il vienne me parler du génie d’un cornettiste, c’est mon devoir de le reprendre vertement.

Quand un homme a du génie il ne passe pas sa vie à souffler dans un instrument bizarrement contourné, au risque de se rompre les veines du cou.

J’espère que les gens respectables, sérieux et honnêtes, s’abstiendront d’aller au prochain grand concert.

Je vois par les journaux qu’en France et surtout aux États-Unis l’idée de changer l’état social de la femme fait des progrès. Les femmes prétendent que la société ne leur accorde pas assez de droits et de privilèges. Quelles surprises nous réserve l’avenir ! Comment pourrait-on rendre plus enviable la position des femmes dans le monde ! Franchement, lectrices, n’avez-vous pas toujours mené l’humanité par le bout du nez, si vous me permettez cette expression ? Je voudrais voir le ministre impérieux que tout le monde salue chapeau bas, je voudrais savoir s’il est bien arrogant quand il laisse l’habit officiel pour coiffer sa tête diplomatique d’un bonnet de coton. Les rôles ne sont-ils pas changés, et ne cède-t-il pas l’autorité à un pouvoir supérieur ? N’est-il pas démontré, admis, reconnu, que tout ce qui s’est fait dans le passé s’est fait pour vous et par vous ?

N’est-ce pas pour vous, qu’il s’est versé tant de sang, depuis que le monde est monde ? Pourquoi l’homme a-t-il travaillé ? Pourquoi a-t-il cherché la gloire et l’éclat ? — Seulement pour vous, pour vous seules et vous le savez bien.

Pourquoi Antoine a-t-il perdu la bataille d’Actium qui amena la chute de la République Romaine ? Parce que Cléopâtre était une des plus séduisantes beautés grecques de son temps.

Pourquoi l’Angleterre est-elle protestante ? Parceque Henri VIII aimait Anne de Boleyn.

Pourquoi la France fut-elle pendant si longtemps déchirée par les guerres de la Fronde ? Parceque Madame de Longueville mit sa beauté au service de son ambition.

Les yeux noirs de la Montespan et les jolis cheveux blonds de Louise de la Vallière n’étaient-ils pour rien dans cet amour de la gloire qui engagea Louis XIV dans des guerres désastreuses ?

Pourquoi suis-je moi-même à écrire cette chronique ? Pour vous, lectrices, pour vous seules, foi de chroniqueur. C’est ainsi que vous êtes encore la cause des plus grands événements.

L’ANNÉE 1889


L’ année 1888 vient de trébucher sur le seuil de l’Éternité et l’année nouvelle apparaît en se frottant les yeux. Saluons la nouvelle venue et jetons quelques fleurs sur la tombe de la morte.

L’année 1888 a été signalée par de grands événements, entre autres la chute de M. Grévy et l’apparition de L’Union Libérale.

Plaisanterie à part, L’Union Libérale a atteint partiellement, il est vrai, les fins pour lesquelles elle a été fondée.

Elle devait refléter les idées et les tendances de notre génération et continuer les traditions du parti libéral.

Elle a été fidèle à ce programme.

Nous avons voulu aussi mettre une certaine mesure dans l’appréciation des faits et des hommes, donner à nos lecteurs le sentiment des nuances, faire enfin du journalisme sérieux.

Il règne dans la presse une exagération de langage réellement plaisante.

Un prédicateur fait un sermon, c’est un chef-d’œuvre d’éloquence ; les médecins ou les avocats vont en Europe et reviennent transformés en abîmes de science ; on se contente de dire que les notaires sont tous des jurisconsultes éminents ; nos écrivains sont de profonds penseurs, leurs écrits sont dévorés par les gourmets ; il pleut des hommes de talent : il faut dire qu’ils sont aussi ennuyeux que la pluie ; les criminels même sont extraordinaires, ce sont des monstres à face humaine, des êtres qui n’ont rien d’humain.

L’étranger, nouvellement arrivé dans notre ville, qui prendrait au sérieux ces hyperboles, croirait qu’il ne peut faire un pas dans la rue sans se trouver nez à nez avec un génie transcendant, et craindrait à tout moment de tomber dans quelque puits d’érudition ou là il serait dévoré par quelque monstre antédiluvien.

Dans une certaine mesure nous avons réagi contre ces tendances.

Nous avons voulu tenir le public au courant du mouvement littéraire en Europe, et éveiller chez nous le goût des lettres et des arts.

Sans doute sur ce point il reste beaucoup à faire.

Dois-je parler de l’œuvre des chroniqueurs ?

Songez à la guerre que nous avons faite aux poteaux de télégraphe : ces derniers, d’après la statistique, se multipliaient plus rapidement que notre population, et cela malgré notre fécondité proverbiale !

Songez avec quel courage nous avons combattu l’envahissement des pianistes, des flûtistes, des cornettistes et autres joueurs d’instruments infernaux !

Ma modestie légendaire s’oppose à ce que je parle plus longuement des chroniques et des chroniqueurs.

Nous avons joui d’une température délicieuse durant les derniers jours de l’année.

Au lieu d’un soleil blafard et frileux, l’horizon était tout empourpré, et des rayons d’un rose vif glissaient sur les toits de neige.

Ce n’était pas encore cependant le gai soleil de France se jouant dans les feuillages des jardins aux pâleurs automnales ; nous étions surtout loin de l’animation de Paris, lors des dernières fêtes de l’année.

La vue de Paris dans le temps de Noël et du jour de l’An est un vrai plaisir pour les yeux.

On élève pour la circonstance sur les boulevards, des baraques en bois que louent des petits industriels, marchands de jouets et de confiserie pour la plupart. Ces nouvelles constructions ne gênent nullement la circulation sur les trottoirs très larges, déjà en partie occupés par les kiosques des journaux et les petites tables de marbre devant les façades étincelantes des Cafés.

Les devantures des boutiques jettent des flots de lumière sur la foule compacte qui circule, et sur une mer mouvante de fiacres avec leurs cochers coiffés de chapeaux de forme grise.

Le bruit sourd, incessant, causé par le piaffement des chevaux sur l’asphalte est dominé par les cris des marchands de journaux et les hâbleries des camelots.

Les camelots sont de pauvres diables qui portent sur eux leurs marchandises et cherchent à attirer votre attention.

« Ah ! Quel malheur, monsieur ! » crie le camelot près de vous.

Vous vous retournez effrayé.

« D’avoir un gendre. » Quel malheur d’avoir un gendre ! la nouvelle chanson, deux sous.

— Achetez le portrait de la personne que vous aimez le mieux ! crie l’autre.

Vous achetez : c’est le portrait du Président de la République.

Tout à coup, une querelle s’élève entre deux camelots, la foule se rassemble. Brusquement l’altercation finit, et les deux camelots se mettent à offrir leur marchandise aux personnes présentes. La querelle était un truc pour attirer l’attention.

Mais je m’attarde ; il faut faire les souhaits du nouvel an.

Que la nouvelle année donne à nos lectrices la grâce et la beauté, et sème à leurs pieds les roses et les lis qu’elles portent déjà sur leurs joues ! Que les membres du Parlement passent à l’avenir plus de bonnes mesures et déclament de moins longs discours ! Je souhaite à tous les lecteurs de L’Union de continuer à lire notre journal toute leur vie : ce qui leur donnera le bonheur en ce monde et les aidera à mériter la félicité éternelle. Amen.

SCÈNE INTIME


Une chambre à l’Hôtel St-Louis. Deux hommes sont assis près d’une table et causent. L’un a une figure pâle et nerveuse encadrée d’une barbe noire, peu fournie : c’est le rédacteur d’un journal conservateur. L’autre est de petite taille, élégamment vêtu, a le geste vif, l’œil inquiet, la figure ornée d’une moustache de nuance indécise, annonce un sanguin. C’est le directeur d’un journal ministériel. Un waiter entre.

Le journaliste rouge. — Apportez une bouteille de champagne.

Le waiter disparaît.

Le journaliste bleu. — Tu ne buvais pas du champagne lorsque tu as quitté Arthabaska.

Le journaliste rouge. — Ni toi non plus lors que tu étais tout frais débarqué de St-Lin.

Le journaliste bleu. — La politique a du bon.

Le waiter reparaît avec une bouteille et des verres, et sort.

Le journaliste rouge. — Écoute ; je vais droit au but. Je suis vertement secoué par L’Union Libérale pour un article malencontreux. Répondre dans mon journal c’est attiser les flammes. Si tu pouvais venir à mon aide dans le Canadien en donnant à ton article une couleur d’indigo pour les apparences. Je reproduirais le tout et le tour serait joué.

Le journaliste bleu. — Ma réputation ne vaut pas le diable. Il faut être vertueux pour faire l’éloge de la vertu des autres. De plus, moi, je soutiens tous les gouvernements. Si ça m’était utile, je défendrais le gouvernement du Céleste Empire et ferais les yeux doux au roi des Patagons. Ce sont là mes principes. Après cela, comment dire que c’est uniquement dans l’intérêt des conservateurs que j’attaque L’Union et non pour te défendre. On pourrait dire : « Asinus asinum… »

Le journaliste rouge. — Une idée… Publions la chose dans L’Événement. Ça passera sur le dos de Rouillard.

Le journaliste bleu. — Ça y est. Seulement quand il s’agira de la récompense, (il parle bas à son ami) ce ne sera pas pour Rouillard.

Tous deux se frottent les mains et rient bruyamment.

Le journaliste rouge. — L’idée vaut un verre de champagne. (Il emplit les verres.)

Le journaliste bleu. — Rédigeons l’article, maintenant.

Le journaliste rouge. — D’abord, dis que pendant sept ans j’ai soutenu mon journal au prix des plus grands sacrifices de temps et d’argent…

Le journaliste bleu. — D’argent ! Mais puisque tu étais ruiné, puisque tu vivais avec ton journal, tu ne pouvais y mettre d’argent. Quant à ton temps, tu étais payé. Il faut être logique.

Le journaliste rouge. — Je te dis que le public gobera ça. Je faisais toujours ce discours-là, lorsqu’il s’agissait d’obtenir des souscriptions pour le journal, et ça prenait.

Le journaliste bleu. — Il faut avouer que les vieux rouges se saignaient à blanc sans pour cela changer de couleur.

Le journaliste rouge. — Un autre verre de champagne pour ce mot-là. (Ils se versent à boire.)

Le journaliste rouge. — (s’échauffant.) Dis que pendant quinze ans, à chaque pas, dans chaque comté, au plus épais de la mêlée, tu m’as vu me dresser contre toi, formidable et terrible, déjouant tes plans, brisant tes œuvres, organisateur, tribun et écrivain à la fois.

Le journaliste bleu — Oh ! là là !

Le journaliste rouge. — Que dis-tu ?

Le journaliste bleu. — Je dis : Oh ! là là !

Le journaliste rouge. — N’ai-je pas autant fait avec la plume qu’avec la parole ?

Le journaliste bleu. — M’est avis que tu te pares des plumes des autres.

Le journaliste rouge. — (s’emballant.) Peins-moi poursuivi, traqué, par mes créanciers. Parle des shérifs, des huissiers, des records barbouillant leurs grimoires au sein de ma famille, tandis que moi je corrigeais les épreuves de mon journal dans tes bureaux, sur tes tables de pierre…

Le journaliste bleu. — Comme jadis les philosophes sans le sou burinaient sur la pierre les préceptes de la sagesse… Mais soyons sérieux, mon cher. Je crois que tout cela porte à faux. Les jeunes gens de L’Union reconnaissent tes qualités, ton habileté aussi bien que ton activité. Ils savent avec quelle vigueur tu as rédigé ton journal dans l’opposition, ils admettent que tu aurais vécu plus largement si la chose publique ne t’avait pas tant tenu à cœur, et qu’il est juste que tu aies la plus large part de patronage. Mais ce qu’ils ne veulent pas c’est que tu les traites plus durement que des adversaires, s’il leur arrive de regarder de travers un conservateur-national. Après tout L’Union est, à part L’Électeur, le seul journal libéral dans Québec.

Le journaliste rouge. — Qu’importe. Les éloges ne peuvent me faire tort. Il faudra de plus tomber sur L’Union Libérale, dire que ce sont des gens d’hier, qui sèment la division et qui n’ont jamais rien fait pour le parti.

Le journaliste bleu. — Diable ! nous ! parler contre ceux qui veulent diviser pour régner ! Tu te rappelles ma colonne libérale dans L’Événement, et toi, tes éreintements, tes articles incisifs et cinglants contre l’hon. Pantaléon Pelletier. On va dire : « c’est le diable qui s’est fait moine. » Des gens nés d’hier, dis tu ? Mais les conservateurs-nationaux sont encore au maillot. Cependant, puisque ça n’ira pas à Rouillard, c’est convenu, et l’affaire est bâclée.

Le journaliste rouge. — Alors je puis compter sur toi, je crois que notre plan est habilement conçu.

Le journaliste bleu. — Il ne vaut pas le diable.

Le journaliste rouge sort après avoir serré la main de son interlocuteur : ce dernier déguste un dernier verre de champagne, un éclair de malice brille dans ses yeux et il murmure entre ses dents :

«  En vérité je pourrais rouler facilement ces gens-là. Mais il y a ce diable de Mercier. Tant qu’il sera là, il faudra se tenir tranquille. Mais celui qui vient de sortir n’est pas un Talleyrand.

« Attaquer des gens qui n’ont rien à perdre, tandis que lui… Et il serait si facile en allant à eux, en leur tendant la main, de s’en faire des amis, des amis sincères pour la bonne comme pour la mauvaise fortune ! »

CHRONIQUE


C e n’est pas sans étonnement que je vois L’Union Libérale parvenue à son cinquante et unième numéro.

J’ai déjà assisté à la naissance de quelques journaux.

J’étais chargé généralement du prospectus, et le prospectus tuait le journal.

Le dernier que je vis naître était le Soir. Il n’est paru qu’un numéro du Soir. Des difficultés financières l’étouffèrent dans son berceau, quoique, d’après le prospectus, nous annoncions sa vie assurée pour un an « grâce aux généreux sacrifices de quelques amis. » Quel journal ça devait être, mes chers amis ! Heureusement qu’il est mort à son aurore car il aurait créé une révolution dans le journalisme.

Quoique libéral en politique, le Soir devait être d’une noble indépendance. Des articles de polémique flamboieraient chaque jour dans la première page. Les chroniqueurs les plus spirituels, les plus étincelants, les plus fantaisistes étaient attachés à la rédaction. Les collaborateurs suivraient d’un œil infatigable le mouvement des sciences et des lettres en Europe et en Amérique. Le paysan, rentré à son foyer, pourrait y apprendre l’art de planter les choux. Le fait divers devait revêtir un style nouveau et éclatant. On ne lirait plus les vieux clichés : « Un attentat inouï vient de plonger la paisible paroisse de St-Ferréol dans la consternation, » ou encore : « Un accident, qui aurait pu avoir les suites les plus graves, nous montre le danger de l’usage imprudent des armes à feu. » Les dépêches télégraphiques elles-mêmes devaient subir des modifications importantes. Enfin tout serait bouleversé, renversé, changé, retourné complètement, de ma nière à jeter dans l’ombre tous les autres journaux.

On demandait des agents dans toutes les campagnes ; chaque abonné devait avoir droit à une magnifique prime.

Quand on pense que malgré tout ça, le Soir n’a vu le jour qu’une fois !

Ô illusion des entreprises humaines !

Le Soir était né des rêveries de quelques jeunes avocats qui font partie de L’Union Libérale aujourd’hui, et qui, comme tout débutant au barreau, ouvrirent alors leurs bureaux dans une de ces masures de la Basse-Ville, maison haute, sale, aux petites fenêtres blanches de poussière, aux corridors humides, aux escaliers tortueux et allant se perdre dans les ténèbres de la voûte. C’est là qu’au milieu de la fumée des pipes et du bruit de la discussion, en attendant une clientèle qui ne pouvait se décider à monter tant d’escaliers pour les trouver, ils avaient résolu de faire paraître le Soir, étant persuadés que les affaires publiques ne pourraient se passer plus longtemps de leur concours.

Voilà cinq ans de cela. Le paysage commence à s’effacer au loin, les détails se confondent et bientôt les grandes lignes ne seront plus distinctes.

Le carême est terminé et j’en suis bien content. Je le dis hautement quoiqu’en puisse penser M. Tardivel, le Cercle Catholique et le Grand Vicaire.

Si Louis Veuillot vivait encore, je parlerais avec la même franchise.

Le jour de Pâques est le jour le plus gai et le plus réjouissant de l’année. Le samedi saint semble avoir une part de cette gaieté. Il faisait un temps d’été, samedi.

Ces premiers sourires du printemps sont délicieux. L’air était tiède et le soleil étincelant, sous un ciel d’un bleu pâle.

Je suis allé flâner sur les marchés.

Il y avait partout un brouhaha qui faisait plaisir à voir les bouchers, en grands tabliers blancs, mettaient un entrain extraordinaire à couper avec des éclairs de haches luisantes les lourds quartiers de bœuf, et effilaient leurs longs couteaux avec une activité maligne et joyeuse.

Des fleurs partout, à profusion. C’est un effet grotesque de voir toutes ces victuailles saignantes émaillées de roses. Il faut dire que ce sont des roses qu’on rencontre rarement, excepté le jour de Pâques.

Il y en avait des noires, des vertes, d’autres étaient plus nuancées, d’une manière aussi artistique que peu naturelle.

C’est à St-Roch surtout qu’il faut se rendre pour voir le spectacle dans toute son animation.

Durant la semaine, on a pu voir défiler dans les rues de ce quartier toutes les victimes qui paient de leur vie les réjouissances de Pâques.

Les grands bœufs, marqués de roux, s’avancent majestueusement. Ni les cris, ni les claquements des fouets, ne peuvent troubler leur gravité solennelle. À chaque coin de rue, ils s’arrêtent et regardent lentement, semblant dire, en allongeant le cou dans un mugissement : « Quel drôle de pays ! Il n’y a seulement pas de clôtures de lignes. »

Les règlements municipaux sont lettre morte pour eux ; ils marchent aussi bien sur le trottoir que dans la rue.

Quelques*uns pénètrent, toujours avec la même solennité, dans les magasins, au grand effarement des commis.

Les moutons sont les plus intéressantes de ces victimes avec leurs yeux doux et inconscients, et les plus amusants sont les cochons, gras comme des gens en place. Sous les bourrelets de graisse pétillent leurs petits yeux farceurs. Ce sont des malins. Ils se doutent du sort qui les attend et font du tapage en conséquence.

Pâques n’a plus l’importance de jadis. J’imagine que nos grand’mères n’avaient pas les grâces frêles de nos jeunes filles. Nos aïeux avaient la poitrine plus large et les mâchoires solides. À Pâques, ce devait être des repas rabelaisiens après le long jeûne de quarante jours. Depuis qu’on a amoindri le carême, Pâques a perdu de sa splendeur.

Vous rappelez-vous ce pâle jeune homme qui, sous le masque de Viator, citait tant d’auteurs inconnus à propos d’une discussion sur Victor Hugo, et avait roulé de L’Électeur dans les colonnes du Quotidien ? Ce jeune homme a continué de dégringoler et vient de tomber dans les bureaux du Progrès du Saguenay, où, tout ahuri, il a pris la plume et s’est mis à discuter la question des Jésuites sous le nom aristocratique de B. de St-Arnaud, comme s’il n’avait jamais fait autre chose de sa vie.

Tout le monde apprendra avec satisfaction qu’il vient de tirer au clair cette question nuageuse.

Cela est étonnant quand on songe que l’article du Canadien lui est arrivé sur la tête comme un coup de foudre, d’après lui, et qu’en suite, il n’a pas perdu de temps et a reçu, toujours sur la tête, un autre coup de foudre de la part d’Argus de L’Union Libérale. Tout cela n’a servi qu’à prouver l’étonnante solidité de son cerveau.

Nous avons tous tort d’après lui : le Canadien qui dit le contraire de L’Étendard, et L’Étendard qui dit le contraire du Canadien ; L’Union Libérale qui critique la Vérité, aussi bien que la Vérité qui critique L’Union Libérale. Il avoue que M. Tarte a un style habilement delayé il croit probablement que M. Tarte écrit avec de la colle de poisson. Il dit que les articles de M. Chapais sont les échos de la Vérité, quoique influencés par Sir Hector : il prend M. Chapais pour un fabricant d’instruments à vent. Il termine par cette phrase :

« Je vous quitte et cours me cacher. »

S’il s’était caché avant d’écrire, on aurait été dans un beau pétrin.


CHRONIQUE


M onsieur vient de rentrer, un peu fatigué. Un souper copieux l’a remis et un vent tiède entrant par la fenêtre en même temps qu’un rayon du soleil couchant qui dore les jolies têtes brunes de ses filles, le rend dispos,
et il dit, pour dire quelque chose :

Irons-nous à la campagne, cette année ?

Il n’a pas prononcé ce mot fatal sérieusement. C’est plutôt pour goûter, par l’imagination, la campagne dans la lumière blanche du petit jour, alors que l’herbe, foulée par les troupeaux, dégage des parfums pénétrants, et que le silence profond des champs rend plus calme et plus heureux.

Il songe comme cela le reposerait du labeur quotidien dans la poussière d’usine, ou de l’ennuyeuse monotonie du bureau.

Il croit le mot sans conséquence et pourra toujours, pense-t-il, abandonner le projet, si c’est trop lourd pour son budget.

Les jeunes filles qui connaissent papa sur le bout du doigt, font les indifférentes, posent même quelques objections que papa, toujours naïf et sans méfiance, s’amuse à réfuter pour le plaisir de la conversation.

Puis on n’en parle plus devant l’imprudent père de famille.

Mais l’idée fait son chemin. On annonce cela aux amis et amies ; on fait quelques achats des menus objets nécessaires à la campagne, on ajoute quelques toilettes.

Monsieur va et vient durant ce temps sans s’apercevoir de rien ; la chose prend plus d’importance, et un beau jour on lui apprend tout, lorsqu’il n’y a plus moyen de reculer.

— Mais, s’écrie-t-il, c’était un simple projet, je n’y avais point songé sérieusement… Est-ce que nous avons les moyens ?

Le pauvre homme ! C’est alors qu’il est repoussé avec perte.

— Mais c’est toi-même qui l’a proposé, dit madame !

Les jeunes filles s’écrient qu’elles ont annoncé l’événement à tout le monde. Quelle humiliation pour elles, si on n’y va pas !

Les yeux deviennent humides. Les larmes chez les femmes, c’est comme la pluie du ciel, ça annonce la tempête.

— Et puis, ajoute madame, nous avons tout préparé. Rester à la ville coûterait aussi cher.

L’homme est battu sur toute la ligne, on ne discute plus que sur les détails. D’ailleurs, cela lui sourit un peu. Il va pouvoir se reposer, calmer ses nerfs, et il pourra recommencer les travaux de l’année plus joyeusement.

Mais ce qu’il voudrait, c’est un endroit près de la ville, une maison dans les arbres avec une rivière qui reflète un coin du ciel. Il pourra ainsi revenir chez lui tous les soirs.

Mais cela ne fait pas l’affaire des jeunes filles. Perdues dans cette campagne solitaire, à quoi vont servir les légères robes d’été aux nuances vives, la jolie ombrelle qui met des teintes sur la figure pâlie, et ces mille riens dont se compose la toilette de la femme, être futile, capricieux et ondoyant, illogique par essence, et inconséquent par nature, dont l’homme, personnage grave et raisonnable, raffole.

Les jeunes filles ne peuvent laisser de côté certains jeunes gens, dont au fond elles se soucient guère, mais qu’on ne veut pas abandonner à des amies intrigantes.

Cela ne fait pas non plus l’affaire du collégien, qu’un regard de femme fait rougir, et qui voudrait bien revoir la délicieuse blonde, entrevue durant les vacances dernières, et dont il n’a cessé de songer à la taille frêle et aux joues en fleurs, en feuilletant son dictionnaire grec.

Madame voudrait que les jeunes filles sortîssent dans le monde ; il faut songer à les marier ; elle discute avec Monsieur qui est très affairé.

Il fait mille démarches pour trouver un logement, s’occupe des moyens de transport, négocie pour payer les nouveaux achats et rencontrer les échéances, a des difficultés avec les compagnies d’assurance qui ne veulent pas que la maison demeure vacante.

Il rentre le soir ahuri et fatigué, aime mieux céder à toutes les demandes plutôt que de discuter avec sa famille.

Peut-il même discuter, le pauvre homme !

Madame lui démontre qu’il a oublié une grande partie de ce qu’il devait faire.

Le résultat de toute l’affaire, c’est qu’on décide d’aller à la Malbaie, et de laisser Monsieur en ville.

Passez maintenant pendant l’été devant la maison. Elle est close. La famille de Monsieur est rendue à la Malbaie. Lui, prend ses repas dans un restaurant où il est mal nourri, travaille plus que jamais durant le jour pour faire face aux dépenses devenues plus considérables, rentre le soir dans une maison vide, triste et silencieuse.

Quelquefois, les dimanches, il prend le bateau pour aller voir sa famille, il arrive fatigué, brûlé par la fumée, et on lui annonce qu’on a organisé une petite sauterie pour le soir, ce qui l’oblige à ne se coucher qu’à deux heures du matin.

Pauvre homme, c’est toi, qui, l’année prochaine, parlera le premier d’aller en villégiature.


ÇÀ ET LÀ


I l vient de mourir en France un écrivain qui s’était fait une réputation, grâce à ses excentricités. Je veux parler de M. Barbey d’Aurevilly. Ultramontain outré, il a combattu avec violence les libres-penseurs, tout en écrivant tranquillement des romans à faire rougir un bataillon.

On rencontre dans ses œuvres de critique très considérables, des pages charmantes et des considérations saugrenues, des réflexions pénétrantes et des lieux communs empanachés d’un style apocalyptique.

Sa personne n’était pas moins extraordinaire que ses écrits.

C’était avant tout un adepte du dandysme. Mais en cela comme en toute autre chose, il y mettait une note d’extravagance, portait des pantalons blancs rayés de rouge, des manchettes empruntées aux siècles derniers et des redingotes d’époque inconnue.

Au fond c’était le désir d’attirer à tout prix l’attention, d’épater les bourgeois.

Il avait conservé, en les outrant, les manies à la mode en 1830.

On se rappelle que Théophile Gauthier portait souvent alors le turban et les vêtements turcs, et Timothée Trimm, l’illustre chroniqueur, s’était rendu célèbre en s’affublant d’habits aux nuances extraordinaires et surtout d’énormes et flamboyantes cravates.

La dernière chronique n’a pas plu à nos lectrices, si on en juge par certaines correspondances fort piquantes que nous avons reçues.

Parler des femmes, même contre elles, c’est montrer qu’elles nous occupent. Au fond, nous croyons leur importance sociale et politique très grande. Aussi, dans notre journal, la chronique est spécialement écrite pour elles, et si elle les attaque quelquefois, c’est afin de se faire lire.

La chronique est l’article que les femmes li sent le plus facilement, car elle est chose légère ; elle parle gravement de choses futiles, et légèrement de chose graves, pèse des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée, ne touche à la politique que du bout de l’aile, se rit de tout et d’elle-même ; elle sourit à travers ses larmes et ses joues sont encore humides que déjà elle remplit les airs de l’éclat de sa gaieté. Comment, après cela, ne pas plaire aux femmes !


CHRONIQUE


O n est en train de changer Québec. Tant que le commerce s’est concentré à la Haute-Ville on n’a pas songé à élargir la rue St-Jean. Mais aujourd’hui que la Haute-Ville est habitée par des rentiers et des employés civils, que l’activité commerciale se déploie surtout à St-Roch, il est venu naturellement à l’idée des conseillers, d’élargir les rues de la Haute-Ville.

La Corporation achète les propriétés, les ouvriers font voler dans les airs poussière, briques et mortier, et les contribuables paient.

Ce n’est pas en dotant notre ville des améliorations modernes qu’on augmentera les affaires, mais c’est l’augmentation des affaires qui produira ces améliorations.

Il ne faut pas confondre l’effet avec la cause.

Ce qui met surtout un obstacle à ce que Québec entre dans le mouvement fiévreux des affaires, c’est le caractère du Québecquois. Il faudrait donc réformer le Québecquois plutôt que d’élargir les rues de Québec.

Le Québecquois aime à bayer aux corneilles, et à critiquer.

Il critique tout, les actes des marguillers, des conseillers de ville, du maire, du curé, des ministres, de l’opposition.

Volontiers il s’écrie : « On devrait faire telle chose ! » Mais il ne lui vient pas à l’idée que ce pronom collectif puisse le désigner aussi bien qu’un autre. On est un personnage chargé de tout faire, et il le blâme amèrement de ne pas agir plus vigoureusement.

Son goût pour la flânerie, l’habitude qu’il a de tout faire avec une lenteur patriarcale, ne sont pas moins remarquables.

Voyez ce bourgeois au teint fleuri, rasé de frais. Il sort de chez lui le matin. Il est pressé, il va aux affaires, ne le retardez pas.

Mais voici que deux cochers se sont pris de querelle et notre homme s’arrête et regarde, puis, dix pas plus loin c’est un ami qu’il rencontre avec lequel il cause et un moment plus tard voilà un détachement de militaires qui passe, remplissant la rue du bruit des cuivres et de l’éclat des uniformes, et, notre homme, tout souriant, bat la mesure avec sa canne.

Ah ! non ! Il n’est pas pressé le Québecquois.

Mais si vous voulez avoir une idée de la lenteur des affaires à Québec, prenez le tramway qui parcoure St-Roch et la Basse-Ville.

Il n’y a pas une ville sur le continent ou les tramways vont plus lentement qu’à Québec.

C’est tout un voyage que de prendre le tramway.

À peine êtes-vous monté qu’une grosse dame fait des signes désespérés là-bas ; le tramway s’arrête, la dame s’avance sans se presser, en s’essuyant le front, et vous attendez.

De nouveau le tramway s’ébranle ; mais voilà qu’un lourd camion s’avance pesamment sans qu’il manifeste l’intention de vous laisser la voie libre.

Ce n’est que lorsque les chevaux sont nez à nez, qu’on donne signe de vie. Alors le conducteur tourne rapidement le serre-frein, tandis qu’il lance au camionneur une aimable interpellation telle que : « Recule-toi donc, vieille bête. » Et les roues du camion se détournent pour nous laisser passer, après échanges de jurons qui éclatent comme des mousquets, et font vibrer les vitres.

Attendez, vous n’allez pas loin. Voici qu’une voiture est en travers la route.

Souvent le charretier est occupé à préparer le chargement dans l’intérieur d’une boutique, et il faut que l’un des conducteurs descende et aille lui-même ôter cheval et voiture de la voie.

En somme, le tramway nous donne un aperçu de notre façon d’agir à Québec.

Nos jeunes gens courtisent les jeunes filles durant des années ; nos médecins font languir leurs malades, nos avocats procèdent éternellement sans obtenir jugement, et au train que vont les choses je ne pourrai m’enrichir en faisant des Chroniques qu’à la condition de vivre mille ans de plus.

Je suis d’avis que plus on élargira les rues, plus les Québecquois les parcourront d’un pas paisible et lent.

Avec cela qu’on risque de faire perdre à notre ville sa physionomie.

Si jamais il vous est arrivé de traverser de Calais au Havre, ou mieux encore de Newhaven à Dieppe, si dilettante et si sceptique que vous soyez, vous n’avez pu voir sans une certaine émotion, apparaître, à travers le brouillard lumineux du matin, les côtes de France. Le souvenir d’un passé lointain et mystérieux s’éveille en nous, tandis qu’on est étonné de la nouveauté du spectacle : de cette campagne si riche et si verte qu’encadre un ciel d’un bleu éclatant, de ces pêcheurs en costumes bretons qui abritent leurs yeux de leurs mains brunies pour voir approcher le navire.

C’est avec un sentiment semblable qu’on voit Québec après avoir traversé les États-Unis. Le temps semble n’avoir qu’effleuré du bout de l’aile les autres villes de l’Amérique tandis qu’il a marqué notre ville d’un cachet original.

M. MERCIER


L’ Événement s’est fait l’écho de certains racontars qu’ont soulevé les commentaires faits par Crispin sur le discours de M. Laurier au Banquet National.

On a voulu voir dans notre attitude le malicieux désir de donner au discours de M. Laurier la prééminence sur celui de M. Mercier.

La vérité est que nous avions résolu de reproduire certains discours prononcés au banquet, et d’apprécier les autres.

L’un de nous s’est chargé de ces appréciations, et, en exprimant son opinion sur le talent de M. Laurier, il n’a pu que donner des impressions personnelles.

Ces appréciations du talent oratoire d’un homme ne touchent aucunement aux questions politiques ; on ne doit donc y voir autre chose que les opinions de l’un de nous.

Si, en politique, notre direction est une, dans les matières libres, chaque masque dans notre journal peut couvrir autant d’opinions et de nuances différentes.

Pour ma part, et puisqu’il faut parler net, je ne serais pas prêt à admettre tout ce que les remarques de Crispin semblent impliquer.

L’écrivain de l’Événement déclare d’abord qu’on ne peut comparer M. Laurier à Papineau, parce que le dernier n’éveille que le souvenir d’un grand nom sans qu’il soit possible d’en apprécier la valeur, puis de suite, sans perdre de temps, il place avec aplomb M. Laurier après Papineau et même, je crois, au troisième plan.

Je n’entrerai pas dans la discussion, sur cette question, mais comparant M. Laurier à M. Mercier, je dirai que si l’éloquence de M. Laurier se joue dans la lumière avec plus d’éclat et de grâce, celle de M. Mercier donne de plus larges et de plus hardis coups d’ailes.

Les discours de M. Laurier nous charment par la justesse de l’expression et le choix heureux des images, mais portent-ils, comme ceux de M. Mercier, les traces de cette volonté tenace et passionnée, de cet esprit dominateur, qui par la violence de ses sarcasmes et les éclats de son éloquence, a porté au pouvoir une poignée de libéraux, les y a maintenus par la force de son caractère, sa prodigieuse capacité au travail et la multiplicité de ses ressources, et qui aujourd’hui attire et passionne l’opinion publique dans tout le Dominion ?

Le premier nous séduit par les grâces de son talent, le second nous domine et nous entraîne, par les forces d’une volonté supérieure à la nôtre.

J’ai écouté M. Laurier avec enthousiasme l’autre jour ; j’ai été charmé de ce geste noble et poli, de ce goût délicat des nuances ; mais j’ai été surtout ému, vivement ému, de la généreuse protestation de M. Mercier, de ce défi hautain, de cet éloquent cri du cœur ; il m’a rappelé qu’il était bien un des fils de cette forte race qui, abandonnée, oubliée, appauvrie, a lutté durant tant d’années contre une nation ennemie sur ce sol d’Amérique, avec des revers terribles, mais aussi avec des triomphes encore plus éclatants.

Il appartenait à M. Laurier, chef de l’opposition à Ottawa, d’effleurer les grandes questions et de se tenir sur la réserve ; quels sont les gens de cœur qui n’applaudiront pas M. Mercier d’avoir parlé comme il l’a fait, d’avoir prononcé ce hardi et impartial discours ?

Devait-il laisser dans l’ombre les questions vitales qui nous tiennent tant à cœur, lui surtout qui est le chef de la Province de Québec ?

Le Dominion nous devient tous les jours plus étranger ; la Confédération ne répond pas à nos aspirations ; c’est une institution qui craque et fait eau de toutes parts ; nos intérêts se concentrent dans la Province, et c’est sur ce théâtre plus étroit que va se jouer le drame de notre destinée. Pouvions-nous alors désirer un autre couronnement à notre grande démonstration nationale, que cette revendication ardente et passionnée de notre liberté et de nos droits, faite par le Premier Ministre de la Province, l’un des hommes d’État les plus remarquables que nous ayons eus ?

CHRONIQUE


A h mes amis, quel métier que celui de journaliste. Quelle rude tâche, quel dur labeur de fournir chaque semaine de la copie à des typographes tous les jours plus affamés, plus insatiables, plus féroces, plus implacables. Notez qu’on ne sait quoi dire la plupart du temps, comme c’est mon fait dans le moment. Il faut écrire cependant : « Écris, forçat ! » s’écrient en chœur le propriétaire, les typographes et les vingt-deux mille abonnés qui ont payé. (Je crois commettre une légère erreur quant au nombre des abonnés payants).

Et dans quel état nous revient l’écrit des mains des typographes. L’article était joliment troussé, selon vous ; ça vous flattait. Voyez-le maintenant, c’est une masse informe.

On vous fait dire des choses ridicules, les phrases font des sauts de carpe, la ponctuation est grotesque, c’est rempli de coquilles comme un monstre couvert d’écailles.

Et le prote qui l’apporta recule épouvanté.

Pensez-vous en vérité que c’est une sinécure de corriger tout ça ?

Mais ce n’est pas tout. Il faut lire les journaux où on vous traite d’idiot. Il faut prendre connaissance de cette lettre où un monsieur se fâche tout rouge parce qu’on n’a pas mentionné son nom à telle bénédiction de cloches. Et cet autre qui vous prie de faire quelque chose sur ses noces d’argent.

Voici un jeune homme qui s’exerce dans la littérature funéraire et demande l’insertion de la nécrologie d’une demoiselle que « la mort a moissonnée dans sa fleur » mais il faut se consoler « car elle était mûre pour le ciel. » Une fleur mûre ! de suite vous avez l’idée d’une vieille fille, et ça vous coupe l’enthousiasme et l’appétit.

Il faut lire tout ça cependant, élaguer, corriger, tâcher de ne blesser personne.

Pensez-vous avoir assez fait pour aller fumer un cigare ?

Ah ! bien non. À peine sorti, vous rencontrez un monsieur grave qui vous prend par le bouton de votre habit, et vous demande pourquoi vous ne dites pas telle et telle chose dans L’Union. Et plus loin, un autre qui s’indigne de ce que vous avez dit telle et telle autre chose. Un troisième vous parle du mauvais état de sa rue, vous confie qu’en conséquence l’eau entre dans sa cave, que sa femme est devenue malade et qu’il serait bon d’en dire un mot au public et aux autorités municipales.

Mais le plus ennuyeux, le plus assommant, c’est l’homme politique qui vous expose ses vues à lui sur le gouvernement, vous dit que l’administration a tort, que, si on ne suit pas ses conseils, tout va aller au diable ; il sort toujours d’une entrevue avec quelque personnage éminent, et vous raconte à l’oreille, avec promesse du plus grand secret, des nouvelles qui courent les rues.

La Cour Criminelle est ouverte. Je m’y suis rendu dans le dessein d’adoucir les typographes.

Il y avait peut-être là matière à chronique, tant il est vrai que dans la vie, le drame donne la main à la comédie. C’est un masque antique un côté est riant, et l’autre tragique.

On peut se demander si les accusés, rebuts de la société, pauvres malheureux chez qui l’intelligence n’est qu’une lueur vacillante et dont la vie se rapproche de celle de l’animal, comprennent quelque chose à tout ce qui se fait là ! On les promène pendant deux ou trois jours de la prison à la cour, remplie d’avocats en robe et d’huissiers glapissants, on leur marmotte une foule de paperasses où ils sont accusés de troubler la paix de notre Souveraine Dame la Reine. Puis les avocats passent des heures à lire dans toutes sortes de volumes. C’est remarquable comme les avocats criminalistes aiment à user et à abuser des autorités !

Ils en ont des monceaux devant eux. L’avocat du Procureur-Général, M. Fitzpatrick, qui se fait une réputation très grande, en a plein un sac bleu et son adversaire n’a pas le temps de citer une décision qu’il en sort une autre de son sac qui dit tout le contraire.

Les jurés, ceux surtout qui n’ont pas l’habitude de la chicane passent un mauvais quart d’heure.

On les fait aller et venir, se lever et s’asseoir comme des automates.

« Monsieur un tel, » glapit l’huissier. Monsieur un tel se lève et s’avance timidement… « Stand aside ! » crie impérieusement l’avocat sans même tourner la tête.

Le juré s’arrête interdit, sans comprendre, demande des explications à un assistant, en est empêché par un formidable « silence » que lui lance l’huissier sévère et solennel, et il s’en retourne confus.

Lorsqu’enfin on les a mis dans la boîte tout ahuris, la scène change ; les avocats se montrent pleins d’humilité devant eux, leur déclarent qu’ils sont les hommes les plus intelligents qu’ils aient jamais rencontrés, qu’ils remplissent les plus hautes fonctions.

Les témoins sont fort malmenés.

Pour un homme un peu timide ce n’est pas amusant d’être interrogé pendant trois quarts d’heure par un avocat retors, insolent, qui lui tend mille pièges où vont trébucher sa bonne foi et sa mémoire, d’être sous le feu de ses regards, de le voir frapper sur la table avec violence, relever les manches de sa robe d’un air de défi ou se poser de trois quarts, les poings sur les hanches en regardant les jurés comme pour les prendre à témoin de la mauvaise foi de sa victime.

Puis après avoir subi ses menaces et ses invectives, il se voit, lorsque l’avocat fait sa plaidoirie, sous le coup d’insinuations malveillantes ; on déchire à belles dents sa réputation ; souvent on va même jusqu’à dire que c’est lui qui devrait être à la place de l’accusé.

Quand on voit ces pauvres témoins on se dit que la carrière du journaliste n’est pas si noire après tout.

M. Pacaud a publié dans L’Électeur des correspondances qui ont étonné et même blessé le public.

Je veux parler de la supériorité qu’il a attribuée à l’Angleterre sur la France.

Tout lui a plu à Londres : les monuments, les édifices, l’aristocratie et le peuple. Même les cochers énormes et sentant le gin et les hommes de police impassibles et solennels l’ont fasciné.

Les mœurs anglaises étant à peu près les nôtres, M. Pacaud a été étonné de la différence entre nos mœurs et les mœurs françaises ; cela l’a un peu énervé et ahuri, c’est probablement pourquoi il s’est montré inexact et même injuste.

Ainsi il s’indigne de la gauloiserie des journaux français et ne dit rien de Londres. Il faut croire qu’il n’est pas sorti le soir à Londres. J’ai vu entre minuit et une heure du matin sur le Strand, la plus grande rue de Londres, des spectacles dont je puis à peine parler ici. On ne voit ni à Paris ni à New-York la prostitution s’afficher aussi effrontément.

M. Pacaud ferme aussi les yeux sur le paupérisme en Angleterre, qui est une honte pour l’humanité. En parcourant les grandes places publiques de Londres, il ne semble pas avoir vu ces amas de haillons où s’agitent les loyaux sujets de Sa Majesté.

On ne juge pas d’une nation ainsi à pied levé. Et je n’admets pas ce raisonnement qui consiste à s’écrier : La France a fait de grandes choses, mais il faut donner trois sous à l’ouvreuse qui nous débarrasse de notre parapluie. Cela rappelle l’Odyssée de M. Tardivel que ses amis avaient envoyé en France pour étudier ses institutions, et qui a passé son temps à nous écrire que les aubergistes voulaient lui faire manger de l’omelette le vendredi.

Quant à moi j’aime mieux donner trois sous à une ouvreuse et entendre une comédie de Pailleron, que payer une simple entrée, et voir la pirouette stupide du clown et les grimaces lugubres d’un bouffon enfariné.


M. AUGIER


I l serait injuste de ne pas dire quelques mots d’Augier qui vient de mourir.

Il disputait à Dumas et à Sardou le premier rang parmi les auteurs dramatiques.

Dumas avait plus qu’Augier l’entente du théâtre, mais les scènes et les personnages de ce dernier sont plus vrais.

Dumas est un auteur à thèse, et en cela il rencontre les goûts du public.

Le Parisien qui dîne au café, va tuer le temps à la Comédie Française, et se couche après avoir fumé un cigare sur le boulevard, aime à s’imaginer qu’il vient de remplir un devoir social, et qu’il a aidé dans une certaine limite au progrès moral de l’humanité.

Le diable, qui a un faible pour le Parisien, lui a donné M. Dumas. M. Dumas prétend résoudre par le théâtre les problèmes sociaux.

C’est un moraliste, et quel moraliste, bon Dieu !

Il s’est efforcé de prouver que la courtisane est une personne distinguée, capable des plus hautes et des plus délicates passions, et qu’un honnête homme ne s’abaisse pas en l’épousant.

Il a démontré qu’une femme trompée avait droit aux représailles. Je passe sous silence une foule d’autres propositions également extraordinaires.

M. Augier a peint la société de son temps. Ses portraits du brasseur d’affaires, de l’homme politique, du journaliste, firent du bruit et soulevèrent bien des colères. Il a souvent été d’une vérité cruelle pour l’ancienne noblesse. Le marquis de la Seiglière, frivole, inconséquent, sans intelligence ni volonté, est bien le type des nobles d’aujourd’hui, pour qui la révolution a été un drame sanglant mais sans conséquence, et qui meurent sans rien comprendre à ce qui se passe autour d’eux, ne voyant dans l’avènement de la démocratie qu’un fait transitoire.

Les comédies d’Augier, de Dumas, et de Sardou, donnent une idée juste de ce que doit être l’art dramatique dans une société cultivée, parvenue à un haut degré de civilisation. Ce n’est plus le gros rire de Molière, et le jeu des passions n’y est ni violent, ni excessif.

Quand les mœurs se sont adoucies, que la culture intellectuelle a donné aux esprits toute la délicatesse dont ils sont capables, les spectacles sanglants et douloureux sont plutôt des sujets de curiosité que d’émotion. Comment un homme de notre siècle, instruit et un peu sceptique, peut-il s’émouvoir en voyant Hamlet que le spectre de son père épouvante ! Il ne peut qu’éprouver un intérêt de curieux à voir la passion grandir et éclater dans l’âme sauvage d’Othello.

Notre vie n’a plus de ces violences ; les passions sont les mêmes, mais se trahissent différemment.

FANTAISIE


S’ il y a une chose contre laquelle on doit guerroyer, c’est l’envahissement effronté de la réclame. Tour à tour hardie ou hypocrite, insinuante ou tapageuse, elle a envahi la première et seconde page du journal, se glissant entre les articles politiques, côtoyant le feuilleton, s’emparant des faits divers où elle règne en maîtresse.

Les bonnes gens qui se délectent des faits divers, ne lisent plus les catastrophes et les meurtres qu’avec amertume, craignant toujours de tomber dans quelque piège. Quant à moi, chaque fois que j’aperçois un titre tel que : « Horrible assassinat » ou « Terrible accident, » je me dis : « Arrête un peu, mon bonhomme, je connais ça » ! et je saute par-dessus l’entrefilet.

Si on n’agit pas sévèrement, si les tribunaux ne condamnent pas les coupables à quelque peine infamante, la réclame va pénétrer et s’insinuer dans les sciences, les lettres et la politique.

Je ne sais pas quel écrivain a déjà émis cette idée, pensant faire une bonne plaisanterie. Il n’avait fait que prédire la vérité ; ça va devenir un fait accompli.

La réclame vous guettera au coin de ce feuilleton, qui met tant de roses sur vos joues et tant d’éclat dans vos yeux, mademoiselle.

La réclame grimacera bientôt sur les pages émues de ce roman, que vous feuilletez de vos blanches mains, madame.

On y lira des phrases comme celle-ci : Laure troublée par ce langage passionné et nouveau pour elle, cacha sa figure rougissante derrière un de ces jolis éventails que M. Seifert a toujours en mains.

Ou encore :

Arthur, très pâle, leva sur son adversaire un de ces revolvers de luxe, acheté chez Shaw et Cie, les populaires quincailliers, et fit feu. Lestrange tomba, le front troué.

On peut multiplier les exemples.

Hermine, glacée d’épouvante, les yeux hagards, les cheveux dénoués sur ses épaules frémissantes, ressemblait à la statue de la terreur ; de sa main crispée, elle déchirait les fines dentelles de son corsage que venait justement de lui envoyer M. Simard, le marchand de nouveautés bien connu.

Quel sombre drame allait-il se passer ?

 

Pour toute réponse, Emma cacha sa tête blonde dans la poitrine de Raoul.

Le mariage eut lieu six mois plus tard. Ils eurent beaucoup d’enfants mais les élevèrent sans peine, ayant pris l’habitude de se servir de l’Ami des enfants.

Les nouvelles politiques contiendront des entrefilets invraisemblables. Exemple :

En réponse à M. Shehyn, M. Desjardins fit un discours foudroyant. La voix puissante du tribun a fait trembler les ministres. Cela n’étonnera nullement le public, quand il saura que M. Desjardins emploie maintenant les pastilles de Brown, en vente chez tous les pharmaciens.

Arrêtons-nous, car je sens mes cheveux se hérisser d’horreur.

CHRONIQUE


V oilà que le journalisme, le monstre aux cent yeux et aux cent oreilles, m’a de nouveau saisi dans ses serres redoutables. On n’échappe pas à sa destinée. Je mourrai journaliste, après avoir passé ma vie à blaguer mes concitoyens.

Il faut une chronique, paraît-il. Allons, forçat ! courbe-toi sur ta rame de galérien.

C’est que je n’ai rien à dire. Il y a les déménagements, mais c’est bien maigre. Contentons-nous de signaler la conduite des pianos, qui menacent de nous réduire en poudre, du haut des fenêtres d’où on les descend. Il me semble que les pianos nous assomment assez toute l’année, pour qu’ils puissent se dispenser de se porter à ces voies de fait.

Il y a la politique. C’est encore plus maigre. Signalons cependant la disparition des bottes légendaires de Tom Chase. Elles se retirent ; elles étaient éloquentes cependant. Mais elles reviendront, c’est partie remise.

Un compte-rendu qui s’impose à la chronique, c’est celui du concert d’Albani.

Je dois d’abord vous dire que je n’y suis pas allé.

Comment allez-vous faire, s’écriera la très jolie lectrice qui va parcourir ces lignes du bout de ces longs cils ?

Me prenez-vous, madame, pour un reporter vulgaire ? Quel mérite y a-t-il à faire des comptes rendus d’événements dont on a été témoin ? C’est trop vieux jeu. Le reporter de l’avenir au lieu de courir dans la boue, restera au coin du feu, enveloppé dans une douillette robe de chambre, et écrira des faits divers ébouriffants d’exactitude et de fantaisie.

Je ne suis pas allé au concert d’Albani, parce que le dernier événement musical auquel j’ai assisté m’a littéralement assommé.

C’était plus ennuyeux que cinq cents Anglais réunis. Je veux parler du concert donné par ce joueur de violoncelle, il y a quelque temps. Les musiciens, toujours logiques, ont donné le nom de violoncelle, à un violon plus gros que les autres. Tout comme si j’appelais un gros canard « un caneton, » ou une matrone plantureuse « une fillette agaçante. » Pour en revenir à mon violoncelliste, imaginez-vous qu’il s’est avancé sur la scène avec un violon énorme, plus gros que lui, s’est assis d’un air mélancolique, et est resté là une demi-heure, flattant le col et pinçant le ventre de son violon gigantesque.

Puis, on l’a rappelé avec enthousiasme, il est revenu et a recommencé le même jeu, toujours sur son violon colossal.

Cela m’a guéri du concert.

Du reste j’ai bien fait de ne pas aller entendre la grande artiste, car si j’en juge par les dires de L’Électeur, il m’aurait été impossible d’en parler. Je ne plaisante pas ; voici ce qu’il dit :

«  Nous n’entreprendrons pas une appréciation du concert. Ce serait au-dessus de nos forces.
«  Madame Albani a reçu plusieurs corbeilles de fleurs, faible témoignage de nos sentiments d’admiration et de reconnaissance, qu’elle comprendra sans doute, quoique nous soyons impuissants à les exprimer. »

Heureusement, qu’à L’Union Libérale, nous ne sommes pas dans cette position inextricable et que nous pouvons dire quelques mots.

Disons que les prix d’admission étaient trop élevés. Payer trois à quatre piastres pour un siège convenable, quand il n’y a pas de troupe d’acteurs, qu’on ne joue pas d’opéra, qu’on se contente de faire chanter madame Albani deux ou trois fois, sauf à tuer le temps par du remplissage, c’est exorbitant. Certainement qu’on n’en aurait pas agi ainsi, si l’on n’avait pas compté sur notre patriotisme.

On n’aurait pas osé faire ce jeu là dans une ville européenne.

Remarquez que je n’en tiens pas responsable madame Albani. La faute en est aux organisateurs.

À part Albani, que nous a-t-on donné ? On dit que M. Routhier a fait un très joli discours. Mais cela ne suffit pas.

M. Fréchette a récité une poésie. C’est très bien, mais le physique du poète gâte le plaisir, et empêche l’émotion de naître.

La poésie est chose ailée, légère, immatérielle, et ne cadre pas avec l’embonpoint réjoui d’un bon vivant.

C’est plus fort que moi, et je ne saurais m’émouvoir, lorsque je vois un monsieur au teint fleuri, dont le plastron de chemise, éclatant de blancheur, craque sous l’effort d’une robuste poitrine, s’avancer près de la rampe lumineuse, et dire d’un ton attendri :

Bois que j’aime, adieu, je succombe,
Votre deuil me prédit mon sort,
Et dans chaque feuille qui tombe,
Je vois un présage de mort.

Ou encore :

Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour et je meurs ;
Je meurs, et sur la tombe où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.

Le contraste est trop plaisant.

La troupe McDowell vient de nous quitter. Elle a voulu jouer, avant de nous laisser, non une pièce américaine ou adaptée du français, mais une pièce entièrement, radicalement anglaise.

Nous avons eu une idée jusqu’à quel point l’on peut s’ennuyer durant deux heures, à soixante-quinze cents par tête. On sait que le peuple anglais est le peuple le plus ennuyeux de la terre.

Peuple gris, terne, gourmé, enterré dans les brouillards et les chiffres, qui ne peut concevoir en fait d’art architectural d’autres formes plus élégantes que les caisses d’emballage, ne produit en fait de peinture que des tableaux avec personnages raides, empesés comme les faux cols qui les étranglent, ne peut publier un roman à moins qu’il n’ait cinq cents pages petit texte, dont trois cents sont consacrées à reproduire d’interminables conversations de personnages qui boivent du thé et mangent des sandwiches, s’imagine nous faire rire avec des caricatures compliquées, vrais casse-tête chinois qui donnent mal à la tête, un peuple enfin qui finira par se rompre la colonne vertébrale, dans un bâillement colossal.

Vous pouvez vous faire une idée après ça, de ce que peut être le théâtre de ce peuple. J’espère que les McDowell qui forment une bonne troupe de comédiens, quoique de second ordre, et qui nous ont beaucoup amusé cet hiver, ne retomberont plus dans la même faute.

On doit féliciter et encourager la troupe McDowell. Elle s’est donné beaucoup de peine. Elle a fait surtout des frais de mise en scène considérables. À ce propos, M. McDowell a eu une idée de génie. C’est d’avoir trouvé moyen de faire paraître les pompiers sur le théâtre. La salle était enthousiaste. On sait que les Québecquois ont un faible pour les pompiers. Ils les mettent partout. Si un grand personnage arrive, on les envoie à sa rencontre ; il ne se fait pas une procession sans qu’ils marchent en tête ; il nous donnent durant l’été des représentations en plein air, où on les voit dresser contre les demeures paisibles des échelles compliquées, dérouler les longs tuyaux de leurs pompes avec une rapidité de magiciens, et s’élancer à l’assaut avec des haches qui étincellent.

Il n’y a pas de mal à tout cela ; mais on oublie que la principale fonction du pompier, c’est de pomper quand il y a incendie.

Ailleurs, il manque de couleur locale.

À PROPOS DES DISCOURS DE M. LAURIER


M. Laurier a l’habitude anglaise d’achever de mettre en lumière le point à démontrer, en faisant quelque rapprochement historique frappant, ou encore en citant une anecdote, qui, en outrant plaisamment l’idée, la fait mieux voir.

Au cours d’un discours où il faisait la critique du système protecteur, il lui arriva de dire, en passant, que Sir John pouvait bien être de bonne foi en représentant la protection comme un remède souverain. Sir John n’avait pas cette bonne foi au début, mais l’avait acquise parcequ’il répétait la chose tous les jours. À force d’argumenter en faveur de l’erreur, il avait fini par se persuader lui-même. Puis il continue :

«  Vous connaissez cette anecdote du vieux roi George IV. Il aimait à faire croire à sa bravoure, quoiqu’il n’eut jamais respiré l’odeur de la poudre sur les champs de bataille. Après la bataille de Waterloo, il se prit à raconter qu’il y avait été présent, et il répéta si souvent la chose qu’il finit par se convaincre que c’était vrai. Il alla encore plus loin ; il se mit à raconter ses faits d’armes. Ce qui mit un jour le duc de Wellington dans une position bien embarrassante. Le roi était en train de raconter ses traits de bravoure lors de cette fameuse bataille, à quelqu’un qui ne semblait pas très convaincu. Voyant cela, il se tourna vers le duc pour qu’il confirma ses dires : « N’est-il pas vrai, Arthur, lui demanda-t-il que j’étais sur le champ de bataille à Waterloo ? »

Le duc se montra à la hauteur de la circonstance. Sans admettre ni nier la vérité des paroles du roi, il répondit : « J’ai souvent entendu votre Majesté l’affirmer. »

Peut-être ne connaissez-vous pas l’anecdote de l’étudiant en théologie qui avait la manie de la dispute.

Un jour, en se promenant avec un de ses camarades, il cherchait à soulever une controverse sur le christianisme et la libre-pensée. « À quoi cela peut-il être utile, lui dit son ami, puisque nous sommes de la même opinion sur ce point, étant chrétiens tous deux. Mais l’autre insistait ; il dit à son ami d’argumenter en faveur du christianisme, tandis que lui soutiendrait la thèse contraire. Et il commença à argumenter, et argumenta tant et si bien, qu’il perdit la foi. »

En parcourant ce volume qui contient à peu près tous les discours importants du chef de l’opposition, et, où toutes les questions qui se sont soulevées dans le Parlement depuis vingt ans, sont discutées, on voit que ce sont là des matériaux tout préparés, pour celui qui voudrait faire l’histoire de notre pays depuis la confédération.

En général, on ne s’occupe pas assez des événements qui se sont passés depuis la conquête. Il semble que notre histoire finisse avec la Domination Française. On épluche les archives pour découvrir où Montcalm a été enterré, on cherche des expressions nouvelles pour maudire Voltaire et la Pompadour, et on ne manque pas surtout, de parler des « quelques arpents de neige. »

Pour ma part, je commence à en avoir assez de ces « quelques arpents de neige. » Je n’aurais pas d’objection qu’on en parla quatre à cinq mille fois. Mais en mentionnant cette fameuse phrase vingt millions de fois, cela lui ôte beaucoup de son originalité.

Sans doute, les douloureuses dernières années de cette domination ont de la grandeur, et l’éloignement leur prête une teinte sombre qui en double l’effet ; mais la partie vitale, significative, de l’histoire de notre pays, c’est celle qui commence après la conquête, surtout à l’époque de l’Union, lorsqu’enfin un gouvernement constitutionnel nous a été accordé, grâce au fameux rapport de Lord Durham.

À propos du projet de Lord Durham, il est intéressant d’observer qu’il a eu des conséquences que son auteur était loin de prévoir. Pour bien saisir cette évolution, il faut se rappeler les faits.

La lutte silencieuse et opiniâtre que la colonie avait faite jusqu’alors, pour obtenir le contrôle de ses affaires, et secouer la lourde main qui pesait sur elle, venait d’éclater brusquement en une insurrection. La révolte de 1837-38 effraya l’Angleterre, et elle envoya Lord Durham pour faire un rapport.

Jusque là, ses concessions étaient simulées. Par la constitution de 1791, la Chambre d’Assemblée n’avait pas de contrôle sur le Conseil Exécutif, c’est-à-dire que l’Angleterre avait mis entre les mains du peuple un hochet inutile, gardant pour elle tous les pouvoirs. Après l’insurrection, elle comprit qu’une réforme était nécessaire et chargea Lord Durham de venir au Canada pour s’enquérir des faits.

Lord Durham semblait être appelé à jouer un grand rôle dans l’histoire du parlementarisme en Angleterre. Homme énergique, entier dans ses opinions, d’un caractère passionné, il avait conquis une des premières places dans le Parlement, et s’y faisait redouter par les terribles accès de colère auxquels son caractère l’entraînait.

Une telle nature était portée à l’absolutisme. Aussi, le principal but de son projet fut-il de faire du Canada un pays homogène, en faisant disparaître la race française. En effet, par l’Acte d’Union, la langue française fut abolie, on obligea notre province à payer la dette d’Ontario, dette énorme pour l’époque ; enfin, nous eûmes le même nombre de représentants que la province anglaise, lorsque notre population était d’un tiers plus considérable.

Mais le projet de Lord Durham contenait d’autres dispositions. Il accordait au Canada un gouvernement constitutionnel. C’était là un plan nouveau et original, que l’Angleterre devait étendre plus tard à ses autres colonies, et qui inaugurait son admirable système d’administrations coloniales actuelles. Mais cette concession d’un gouvernement responsable devait être fatale aux vues de Lord Durham. En permettant au Canada de se gouverner lui même, il donnait aux Canadiens Français la liberté, et mettait entre leurs mains une arme qui assurait leur triomphe, et rendait illusoire toute tentative de faire du Canada un pays exclusivement anglais.

Si Lord Durham pouvait venir aujourd’hui contempler son œuvre, il serait bien étonné. Il verrait qu’il est resté peu de chose de son volumineux rapport. Le but qui lui tenait le plus au cœur, la disparition de notre race, est loin d’être atteint.

Il pourrait constater une fois de plus que le concours des événements et des circonstances, les mœurs et l’esprit d’un peuple, sont plus forts que les lois. Vouloir détruire un peuple par les lois, c’est vouloir étouffer un géant dans une toile d’araignée. En d’autres termes, il est facile de faire des lois, mais difficile de leur faire atteindre le but qu’on se propose. C’est ainsi que la loi sur les pauvres, en Angleterre, qui devait faire disparaître le paupérisme, a élargi cette plaie sociale. Et l’expérience a démontré que plus on rendait rigoureux les règlements qui prohibaient l’usage des boissons alcooliques, plus on en augmentait la consommation.

Mais, à un point de vue, ses idées ont triomphé, et ce rapport qui a soulevé tant de colères et a brisé sa carrière, fait aujourd’hui sa gloire. Grâce à lui, l’Angleterre gouverne paisiblement ses colonies depuis un demi siècle. Seulement, il y a un point noir à l’horizon. L’autorité qu’exerce la mère-patie sur ses colonies n’est plus que nominale. Chez nous, ce n’est déjà plus qu’un simulacre. Cela consiste en parades, présentations d’adresses, et défilés de volontaires empanachés jouant le « God save the Queen. »

Lentement, silencieusement, mais sûrement, les colonies dénouent les liens qui les rattachent à l’Angleterre. Et, un jour, nous aurons conquis la liberté sans secousses et avec peu d’effort.

Après tout, mieux vaut pour l’Angleterre que cela se passe ainsi, puisque c’est inévitable. «  Les colonies, dit Turgot, sont comme les fruits d’un arbre, qui se détachent, quand ils sont mûrs. »

J’ai l’air de m’éloigner de mon sujet. Vous vous trompez. Je voulais vous dire qu’il serait intéressant de faire une histoire de notre pays depuis l’Union. L’ouvrage de Turcotte n’est qu’un amas de documents sans ordre, et presque illisible.

CHRONIQUE


C e n’est pas nécessaire d’aller crier cela sur les toits, mais je crois que je vieillis. La vie, autrefois, comme une eau transparente, se colorait d’un nuage qui passait, ou d’un souffle d’air ; maintenant, elle coule uniforme et lourde, réfléchissant dans son terne miroir toujours les mêmes paysages.

Les vers de Musset n’ont plus d’écho dans mon âme, et le roman n’a plus le même charme. La réalité de la vie a déchiré le voile idéal à travers lequel les romanciers me faisaient voir les choses.

Je vois maintenant un jeune homme pauvre refuser par délicatesse la main d’une belle héritière au cou de cygne et aux joues veloutées, sans que cela humecte ma paupière.

Vous-même, madame, l’éclair de vos grands yeux et la douceur de votre sourire ne… Mais je m’arrête, j’allais manquer à la galanterie. Mon Dieu ! comme on change avec l’âge !

Je me suis aussi aperçu de la chose cet été, surtout lors de mon dernier voyage à la Malbaie. L’odeur du varech m’a laissé froid ; je me suis fait cahoter, secouer, dans de dures calèches, tirées par des rossinantes qui n’avaient plus que les os, et quand je suis descendu, le plaisir ne gonflait pas mon cœur ; le soir, j’ai joué aux quilles avec fureur, et quand je me couchais, les os rompus, courbaturé, je ne me livrais aucunement à des transports d’enthousiasme ; on s’est raconté, entre amis, des plaisanteries qui durent depuis dix ans, et je n’ai pas ri aux éclats.

J’ai pêché la loche, et ce sport émouvant et plein de péripéties, m’a ennuyé. J’ai regardé d’un œil indifférent des jolies filles, en toilette claire, se bercer dans les hamacs, tandis que le feuillage agité faisait jouer l’ombre et le soleil sur leurs joues en fleur ; les mamans m’ont souri, et je suis passé sans m’arrêter, les papas m’ont offert des cigares d’un air engageant, et je les ai fumés sans faire de déclarations à leurs filles.

Il y a plus. La nature elle-même, vous savez, la grande nature ! Eh bien, elle ne m’a rien fait. Tout était rompu entre nous. Le soleil qui incendiait le couchant, le fleuve qui se colorait de mille nuances, la nuit qui couvrait d’un voile la campagne silencieuse, en ont été pour leurs frais.

Il ne faut cependant pas aller trop loin. Le désir de tirer un feu d’artifice au nez des bourgeois, ne doit pas me faire fausser la vérité.

Le sentiment de la nature est plus vif quand a passé la vingtième année, et je crois qu’il va grandissant avec l’âge.

Mais pour la bien goûter, ne me parlez pas du brouhaha d’un hôtel, dans une tapageuse ville d’eau.

Vive le chez soi et ses bonnes habitudes. Tous les jours, Québec m’est plus cher. C’est une ville délicieuse, et je ne vois pas pourquoi on n’y passe pas l’été.

Cette prédilection est peut-être due au fait que j’y suis né. (Je tiens à donner ce renseignement afin que les autres villes du Dominion ne se disputent pas, après ma mort, l’honneur de m’avoir vu naître.)

Rarement je n’éprouve un plaisir plus grand que celui de faire une promenade sur la « Grande Allée, » par un chaud matin du printemps. La large rue, bien pavée, encadrée dans le feuillage des arbres d’un vert pâle, nous permet, grâce à son élévation en pente douce, de voir au loin, très au loin, dans la poussière dorée, le mouvement des équipages et l’allure cadencée des détachements de cavalerie dont les armes chatoient au soleil, et qui paraissent à cette distance comme des jouets d’enfants.

Cela ressemble beaucoup à une vue en miniature de l’Avenue des Champs Élysées.

Je crois même que les défauts de Québec me le rendent plus cher. C’est ainsi que les caprices et les coquetteries d’une femme aimée nous la font aimer davantage. Ainsi, notre ville tomberait peut-être dans mon estime, si les chevaux des chars urbains se mettaient à trotter, si on arrosait les rues après quinze jours de sécheresse, et qu’on s’en dispenserait après quinze jours de pluie, si enfin, les conseillers municipaux ne faisaient pas tant de bévues.


VISITE AUX ENFERS



J’ étais l’autre soir dans ma chambre, en train de lire les « Notes de Voyage » de notre ami M. Tardivel. Il faisait nuit noire, et la pluie tombait par torrents, au dehors. Le vieil Éole appuyait si fortement
son genou contre la fenêtre, qu’elle en craquait.

Brusquement, je fus interrompu dans ma lecture par un rire étrange qui se fit entendre près de moi

Je levai les yeux et j’aperçus un grand individu, mis avec soin, et assis à califourchon sur une chaise, qui me regardait d’un air ironique.

« Me reconnaissez-vous ? » me dit ce personnage, en caressant négligemment de la main une longue barbiche fort pointue.

— Du diable si je vous ai jamais vu, lui dis-je, plus surpris que choqué de sa familiarité.

— Vous venez de prononcer mon nom, répondit-il, je suis le diable, ou si vous aimez mieux, le vieux Ned.

Et, comme s’il venait de dire une chose très ordinaire, il prit une cigarette dans un étui d’ivoire, et l’alluma en la passant sur sa langue.

Cette façon infernale d’allumer une cigarette, me convainquit qu’il disait la vérité.

Je ne pus cependant lui cacher la surprise que me causait son apparence, qui n’avait rien de bien diabolique.

Hélas ! me dit-il, ce n’est plus comme jadis. Le métier de diable est devenu un sale métier. Je ne vous conseille pas de vous en mêler. Il faut maintenant se déguiser. Le Moyen Âge, c’était le beau temps. J’étais respecté alors. Les sorcières me faisaient bon accueil, et j’hébergeais dans de vieux châteaux, où j’étais très bien. Maintenant, si je me montrais avec ma queue et mes cornes, que la tradition a consacrées, on rirait de moi. Que voulez-vous ! Nous sommes dans un siècle de scepticisme. Aussi, quand je viens sur la terre, ce qui est rare, je voyage incognito. Le plus souvent, je me fais passer pour un député ; on est moins remarqué. D’ailleurs, je me fais vieux, et j’aime mieux vivre dans ma famille.

— Ça doit être un drôle d’intérieur, pensai-je.

— Mais je suis venu vous proposer quelque chose, continua le diable, en reprenant sa gaîté, c’est un voyage aux Enfers. Lecteur assidu de L’Union, j’ai cru que c’était là un moyen de payer mon abonnement.

— Topez là, m’écriai-je avec enthousiasme. J’avais à peine prononcé ces paroles, que la terre s’entr’ouvrit, et que je fus transporté avec mon compagnon à des profondeurs inconnues, sur le rivage désolé d’une mer sombre et stagnante.

— Voici le Styx, me fit observer mon compagnon ; Caron a remplacé sa vieille barge par un magnifique bateau traversier, mû par la vapeur.

Nous vîmes bientôt, en effet, apparaître le vapeur, et une demi-heure plus tard, nous touchions au séjour infernal.

Je remarquai sur le rivage une grande ombre, à barbe blanche. Ce vieillard était fort occupé à faire remonter et redescendre le courant, à de petites embarcations, semblables à celles que les enfants construisent pour s’amuser.

Mon guide m’apprit que c’était Noé. Le pauvre vieux était complètement ramolli. Son long séjour dans l’arche lui avait donné le goût de la navigation, et il s’imaginait que les jouets d’enfant étaient autant de grands navires qu’il était chargé de conduire.

Mon attention fut détournée de ce spectacle attristant par la vue d’une jolie femme, qui s’avançait les yeux baissés, avec un air pudique et réservé.

Voici la Pompadour, continua le diable. Elle a été si désolée de tout ce qu’ont dit les écrivains canadiens sur son compte, qu’elle s’est mise à la vertu. C’est maintenant une personne exemplaire. Plusieurs partis brillants ont demandé sa main, malgré ses anciennes fredaines.

— En voici une autre qui paraît moins sage, lui dis-je, en lui désignant une autre jeune femme qui marchait entourée de jeunes gens, avec qui elle faisait mille coquetteries, tantôt voilant l’éclat de ses yeux de son éventail, tantôt renversant sa jolie tête avec un rire moqueur.

— Ça été bien différent pour cette autre, fit le diable, allant au devant d’une interrogation de ma part, c’est la vertueuse et belle Lucrèce. Les éloges qu’on a fait de sa vertu depuis plus de deux mille ans, lui ont monté à la tête. Elle tient une conduite déplorable qui discrédite beaucoup l’établissement.

Je ne pus m’empêcher de sourire à cette réflexion de mon sombre compagnon.

Après avoir été présenté à plusieurs ombres illustres, je demandai à Belzébuth de me montrer l’endroit qu’on avait assigné aux Canadiens. J’éprouvais surtout le désir de voir Cartier.

— Cartier ? dit le diable, je ne connais personne de ce nom.

— Comment, vous ne connaissez pas le grand Cartier, celui qu’adore M. Tassé de la Minerve ?

— Je le regrette, mais ces personnages me sont inconnus.

J’avoue que je fus blessé dans mon orgueil national.

Je vais vous faire conduire, ajouta le diable, dans le département des Canadiens, par quelqu’un qui les connaît. Moi, je n’y vais jamais. Je ne puis les souffrir. Ils ne s’occupent que de politique, perdant leur temps à faire des discours, quand ils ne se chamaillent pas entre eux. Ils ont formé un conseil municipal, des parlements, et fondé des journaux. Cela suffit à leur bonheur. Leur conseil a discuté pendant dix ans l’opportunité de faire paver les rues, et il délibère depuis cinq ans pour savoir avec quoi ils vont faire le pavage…

En ce moment, je vis s’avancer vers moi une ombre que je reconnus immédiatement pour celle de l’ancien gouverneur du Manitoba, M. Cauchon.

Je m’empressai d’aller à lui.

Deux minutes après, nous étions amis.

— Vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites, me dit la vieille ombre ; c’est si rare que nous voyions un être en chair et en os. Nous sommes toujours au milieu d’apparences humaines indécises et vagues, comme des brouillards. Mais, je vais vous conduire chez les Canadiens.

Après avoir traversé plusieurs grottes immenses et remplies de fantômes qui s’amusaient à jouer différents jeux : cartes, billard, jeu de quilles etc., nous pénétrâmes dans une rotonde obscure et triste qui était destinée à loger les Canadiens.

Le premier que je vis était un grand garçon maigre, au front dénudé. Il était assis à une table, devant un amas de journaux qu’il était en train de découper avec un grand ciseau.

C’est un ancien rédacteur de la Minerve, me dit Cauchon, en souriant.

En ce moment, je fus frôlé par l’ombre d’un petit vieillard qui se promenait, le front dans ses mains, et semblait se livrer à une méditation profonde.

— Vous devez reconnaître celui-là, continua Cauchon, c’est Sir G. E. Cartier. Inutile de vous le présenter, il est sourd comme un pot. Le chagrin le ronge ; il s’attendait à demeurer avec les grands législateurs. Solon, Lycurgue et les autres, ne le saluent même pas, ce qui le met hors de ses gonds. Il a conçu le projet de former de tous les Enfers, une vaste confédération, où Belzébuth n’aurait plus que le droit de veto. Cela nous fait beaucoup rire. La confédération canadienne est un fiasco, et il le sait. Elle a eu pour effet, en concentrant les pouvoirs, de permettre à l’Angleterre de gouverner plus sûrement. Le projet aurait pu avoir du succès, si on avait formé de l’Amérique du Nord une grande république à l’instar des États-Unis. Peut-être que Mercier, qui est beaucoup plus fort que Cartier, entre nous, rêve quelque chose d’approchant.

Patatras ! je m’éveillai brusquement, le lourd volume de M. Tardivel venait de tomber à terre.


CHRONIQUE


J e me fais vieux. Que voulez-vous, le chroniqueur vieillit comme un autre ! Il est mortel, quoique son œuvre soit immortelle.

Savez-vous bien que je me rappelle, quoique vaguement, le temps où l’on portait des crinolines ! Cela a fait époque pour moi, comme pour mes grands parents, l’année du choléra. On dirait que les grands fléaux servent de repère à l’humanité !

À propos de crinolines, Vous savez que nous en sommes menacés. Du moins, en Europe, on craint fort que cette épidémie renaisse.

Aussi, les Anglais, peuple dont je ne me lasserai jamais d’admirer l’esprit pratique, viennent-ils de former des associations pour prévenir le désastre.

Il est regrettable de voir combien nous différons des Anglais sur ce point.

Aussi, je suis bien sûr que, si l’on fondait à Québec une association à fonds social pour faire une campagne vigoureuse contre quelques-unes de nos modes disgracieuses, par exemple, celles qu’ont nos élégantes de porter leurs en-tout-cas comme les soldats en faction tiennent leurs fusils, personne ne voudrait risquer un millier de piastres dans cette entreprise.

Mais je m’éloigne de mon sujet. En disant que nous vieillissions, mon but n’était pas de vous parler de la crinoline, du choléra, et de l’esprit pratique des Anglais. Je voulais dire simplement, qu’en vieillissant, on changeait d’opinion.

L’Union Libérale lorsqu’elle était dans la fleur de sa jeunesse, s’est prononcée contre le mariage, et cela, d’une manière emphatique, comme dirait M. Lemoine, président de la Société Royale.

Nous mettions alors en garde nos amis contre les traquenards que les mamans tendent à la jeunesse, sous le nom de pique-nique, soirées intimes, Euchre party et autres.

Aujourd’hui, il nous paraît équitable de montrer aussi les inconvénients du célibat. Plusieurs raisons nous font prendre cette détermination.

La principale, disons-le, c’est que nous sommes tous, ou presque tous, mariés, et qu’il faut justifier une volte-face qui pourrait faire confondre les chroniqueurs de l’UNION avec les simples députés.

Mais, à part cela, il n’est que raisonnable d’examiner les deux côtés d’une question de cette importance.

Ne doit-on pas voir si les brillants tableaux, que la liberté fait chatoyer à nos yeux, ne sont pas comme ces tapisseries dont le revers est si disgracieux ?

Eh bien ! il faut le dire, le célibataire achète chèrement sa liberté.

Il est facile de le démontrer par les arguments connus : vie isolée, une fois les amis disparus ; intérieur glacial, dépourvu de ce charme qui trahit la présence de la femme.

La vieillesse surtout est lamentable.

Qui n’a décrit l’état misérable du vieux célibataire, vivant au milieu de serviteurs dont l’empressement intéressé aigrit l’âme avide d’affections sincères ?

Mais j’aimerais à donner au sujet plus de nouveauté, en le présentant à un point de vue moins banal.

D’abord, qu’est-ce que le vieux garçon dans le monde ?

Un être inférieur.

Le monde ne le considère plus ; il perd même sa personnalité.

S’il vous arrive de rencontrer un de ces vieux déclassés sur la rue, et que vous demandiez qui il est, on ne vous répondra pas : c’est monsieur un tel, médecin ou avocat. Mais on dira avec une nuance de protection : Ça, c’est un vieux garçon.

Le vieux garçon n’est ni médecin, ni avocat, ni marchand, ni notaire ; il est vieux garçon.

La société possède comme une fosse commune, où elle jette pêle-mêle les célibataires.

Facilement, elle les exclut aussi des honneurs.

Connaissez-vous beaucoup de vieux garçons qui sont conseillers municipaux ou marguillers ?

Ce peu de considération qu’on a pour le célibataire me fut révélé un jour.

Je causais avec une jeune femme, très jeune femme, presqu’une enfant, qui rougissait quand on l’appelait : Madame. Moi, j’avais bien… Inutile de dire mon âge, mais, à ses yeux, j’étais un vieux garçon.

Je ne sais quelle opinion je soutenais sur une question à laquelle la qualité d’homme marié n’avait, je vous assure, rien à faire, lorsque, tout à coup, elle me dit avec un air d’autorité :

« Que pouvez-vous connaître là-dessus, vous, un vieux garçon ? »

Ce fut un trait de lumière. Je vis clairement que je ne serais jamais conseiller ou échevin, si je restais célibataire. Ce qui me fit sérieusement réfléchir.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est que le monde ne se trompe pas tout à fait, quand il considère le vieux garçon comme inférieur, connaissant moins les hommes et les choses que l’homme marié.

Les idées du célibataire restent généralement enfantines, un peu rococo.

D’abord, il ne connaît pas la femme, n’ayant jamais vécu dans son intimité.

Il ne la connaît que par les livres, c’est-à-dire, les romans. Dans les romans, la femme apparaît sous deux aspects. D’abord, la jeune fille aristocratique et idéale, qui passe sa vie à cheval, à cultiver les fleurs, et à soigner les malades, puis, la femme fatale, énigmatique et perverse.

Aussi, pour le vieux garçon, la femme est un être incompréhensible, ange ou démon, ondoyant et insaisissable ; le cœur de cette femme est un mystère, qu’il cherche à approfondir toute sa vie.

Cet être mystérieux est nécessairement d’un grand attrait pour le célibataire. Aussi, recherche-t-il la société des femmes. Mais, le plaisir qu’il trouve dans cette société est mêlé d’amertume. Les femmes, qui sont très fines, qui ont un don de devin, par lequel elles sont souverainement supérieures à l’homme, ont vite jugé le vieux garçon, et le lui laissent voir. On ne lui cache pas non plus, qu’il y a un autre homme qu’on lui préfère, un homme dont l’opinion fait loi : c’est le mari.

Il y a des exceptions, vous me direz. Les actions du mari ne sont pas toujours cotées au pair.

Quelques maris, avouons-le, sont victimes de ces accidents que Panurge craignait tant, quand il eut pris la résolution de se marier. Panurge consulta même plusieurs savants sur ce point, lesquels répondirent ni oui ni non, selon l’habitude des savants.

Les chroniqueurs ne sont pas des savants, et par conséquent, ne savent rien.

Mais ils peuvent dire que c’est une exception, et que l’exception prouve la règle.

Les vieux garçons ne conservent pas tous cette tendance sentimentale et prud’hommes que, à l’égard des femmes.

Quelques-uns ne les ont jamais aimées, ou, après les avoir aimées, ne peuvent plus les souffrir.

Si tous les vieux garçons ne se ressemblaient pas, et qu’on put distinguer une catégorie, cette dernière serait lamentable.

Les premiers, comme tous les célibataires, restent de grands enfants, connaissant peu de chose des réalités de la vie ; mais ils conservent des relations sociales, soignent leur mise, une rose s’épanouit souvent à leur boutonnière, ils ont le teint fleuri, car ils dînent bien à leur club.

Tandis que les seconds s’enferment dans un égoïsme féroce, deviennent parcimonieux, ou, pour mieux dire, ladres. Exclus de la société, il ne leur reste plus pour tuer le temps qu’à s’adonner à quelque manie. Généralement, ils deviennent collectionneurs de timbres-poste ; c’est le plus grand nombre. Quelques-uns s’occupent d’histoire ou de science ; mais ce sont les petits côtés de la science ou de l’histoire qu’ils affectionnent. Ainsi, si l’un de ceux que l’histoire captive, pouvait découvrir à quelle race le chien d’Alcibiade appartenait, il mourrait content.

C’est souvent la mise, qui est extraordinaire, chez ces célibataires. La coupe de leurs ha bits remonte à cinquante ans. Parcimonieux, ils portent des vêtements usés, râpés, grotesques. Les gamins les regardent sur la rue. On dirait, à les voir, qu’ils viennent de se faire faire un complet dans un musée.

Enfin, que vous dirai-je ?

Mariez-vous, mariez-vous bien, si c’est possible, mais, mariez-vous.

On ne badine pas avec le célibat, pas plus qu’avec l’amour.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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 123
 133
 147
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 175
 185
 191
 197
 205
 209
 213
 229
 245