Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/En 1794

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En 1794.

A mon refuge.


M a d a m e,


JAI encore eu occasion de voir que V. M. I. s’entend à tout. Si mes intendans me servoient aussi bien, je serois plus riche du double. Elle sait acheter, vendre, racheter, prêter ; donner, redonner. Elle a fait de bonnes spéculations dans ce genre de commerce : car le résultat est toujours de s’enrichir en enrichissant les uns pour enrichir les autres : il tombe de toutes parts une pluie à verse de bienfaits sur l’empire. Je suis fort content de la petite ondée qui m’en arrive aussi. Voilà une bonne affaire que fait M. le G. M. d’artillerie, et moi de même, mais il ne sait pas que je suis un chicaneur. Il faut bien que je le sois pour chicaner quelqu’un qui ne chicane personne, car tout le monde en dit du bien : et je suis en train de l’aimer pour peu que je le connoisse.

Que M. le G. M. d’artillerie sache donc que je ne lui vends pas un certain rocher à trois ou quatre toises dans la mer, que j’ai traversée ayant de l’eau jusqu’à la moitié du corps, pour y graver ne nom divin de Catherine-le-Grand, et d’un autre côté, (je lui en demande pardon) le nom humain de la dame de mcd pensées d’alors.

V. M. peut voir ce rocher dans le dessin que je lui en ai donné de Parthenizza : il y avoit mes projets de bâtir, que j’aurois exécutés sans Jusoff Pacha, à qui la Russie a l’obligation d’une grande augmentation de sa gloire.

Je veux donc, je prétends, j’exige que ce rocher même s’appelle Rocher de Ligne. Point de médiation ; c’est ainsi que j’ai appris d’une certaine cour à traiter.

Si le bon Selim obligeoit V. M. I. à aller à Constantinople, j’irois avec l’uniforme de l’hermitage que j’ai encore, et que j’aime de tout mon cœur. Mon rocher me donne le droit de porter le velours vert et argent ; car V. M. marchant avec majesté, grâce et lenteur, sur le pont de sa galère, m’a dit un jour, en étendant sa belle main, et sans s’apercevoir que le vaisseau marchoit toujours : — Je vous donne, M. le Prince de Ligne, ces terres sur la rive gauche du Boristhène.

La petite Europe occidentale n’est pas près de sortir des petites-maisons. On fait des plans, mais je crains qu’avant qu’ils ne passent et repassent la mer, le Rhin et le Danube, les ennemis, par trois attaques différentes sur trois points éloignes l’un de l’autre, ne passent la Meuse, la Sambre et la Lys, et ne préviennent ainsi les rassemblemens nécessaires pour attaquer partout, en commençant par sauter, à la russe, dans le camp retranché de Maubeuge. C’est ce que j’ai conseillé pendant tout l’hiver, mais en vain.

Si V. M. I. a du crédit auprès du comte d’Anhalt, je la prie de m’appuyer respectueusement auprès de lui ; car je lui écris pour lui demander une grâce qui m’intéresse beaucoup. Mais il faudra que V. M. se lève de bien bon matin pour l’attraper, qu’elle aille à son lever, et se fasse annoncer pour lui demander audience.

Je suis ? etc.