Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Joseph/décembre 1787

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A l’Empereur J o s e p h, au mois de Décembre 1787.

D’Élisabeth-Gorod.


JE voudrois signaler mon arrivée en rendant bon compte à Votre Majesté Impériale de ses ennemis et de ses amis ; mais les premiers sont trop loin, et les seconds trop égoïstes. Quelle différence entre cette année et l’année passée ! Quel beau zèle, Sire, vous aviez trouvé ici !

L’Impératrice m’avoit impatienté plusieurs fois, en me demandant si les Autrichiens avoient pris Belgrade. Je lui répondis à la dernière question que le bacha d’Oczakow étoit trop galant pour se rendre sans son consentement. Enfin j’arrive. Quel tems ! quel chemin ! quel hiver ! quel quartier-général que cette Elisabeth !

Je suis confiant, moi ; je crois toujours qu’on m’aime, et je me figurai que le prince Potemkin seroit charmé de me voir. Je lui saute au cou ; je lui demande à quand Oczakow ? — Eh ! mon Dieu, dit-il, il y a 18,000 hommes de garnison ; je n’en ai pas tant dans mon armée. Je manque de tout : je suis le plus malheureux des hommes, si Dieu ne m’aide. — Comment, lui dis-je, l’histoire de Kinburn ?… le départ de la flotte… tout cela ne servira donc à rien. J’ai couru jour et nuit. On me disoit que vous commenciez déjà le siège. — Hélas ! dit-il, plaise à Dieu que les Tartares ne viennent pas ici mettre tout à feu et à sang. Dieu m’a sauvé (je ne l’oublierai point) ; il a permis que je ramassasse ce qu’il y a de troupes derrière le Bog. C’est un miracle que j’aie conservé jusqu’ici tant de pays. — Où sont donc les Tartares, lui dis je ? Mais partout, me répond le prince ; et puis il y a un Séraskier avec beaucoup de Turcs du côté d’Ackerman ; 12,000 Turcs dans Bender ; le Niester gardé, et 6000 dans Choczim.

Il n’y avoit pas un mot de vrai dans tout cela. Mais pouvois-je imaginer qu’il voulût tromper celui dont je croyois qu’il avoit besoin ? Si j’ai été malheureux dans toute ma mission politico-militaire, je l’ai bien mérité. J’ai été, comme disoit le maréchal Neiperg à sa paix de 1709, un Lucifer précipité par mon orgueil : je croyois commander les deux armées russes.

Je dis au prince que j’avois déconseillé à l’Impératrice l’envoi de la flotte dans la méditerranée, que cet envoi coûteroit beaucoup, et ne feroit rien pour l’objet général. Quoique l’Impératrice m’eût dit ce projet à l’instant même où elle le conçut, le prince vouloit me faire croire que c’étoit le sien. Quelques jours après, l’ayant oublié, il dit qu’il avoit écrit à l’Impératrice de ne pas faire partir sa flotte. — Mais voilà, dit-il, comme elle fait, cette femme, surtout lorsque je n’y suis pas : toujours du gigantesque. Et pourquoi a-t-elle répondu aussi grossièrement à la Prusse, qui lui offroit 50,000 hommes ou de l’argent ? Toujours sa maudite vanité.

— Voilà, lui dis-je, une lettre de l’Empereur qui doit servir de plan pour toute la guerre ; elle contient la marche des opérations ; c’est à vos différens corps à détailler tout cela ensuite, d’après les circonstances. Sa Majesté me charge de vous demander ce qu’on veut faire. — Le prince me dit qu’il m’en rendroit compte le lendemain par écrit.

J’attends un jour, deux, trois, huit, quinze ; enfin m’arrive tout son plan de campagne, et je n’en ai pas eu d’autre. Le voici : Avec l’aide de Dieu j’attaquerai tout ce qui sera entre le Bog et le Niester.

Quoiqu’il n’y ait pas dans tout ceci le mot pour rire, voici une chose qui m’en a donné envie. Nos cosaques, à force de courir, ont pris quatre vilains Tartares qui n’ont pas même l’honneur d’être Turcs. Le prince me fait venir : ils étoient devant lui avec l’air consterne. Je tremble d’abord, mais j’espère bientôt après qu’il est trop humain pour leur faire couper la tête. Ces quatre hommes, qui ne partageoient pas mon espérance, ëprouvoient mes craintes. Le prince les fait saisir ; je tremble encore bien plus, mais je ne vois pas de sabre levé. Dans l’instant, on les précipite dans une cuve immense que je n’avois pas remarquée. — Voilà, grâce au ciel, me dit le prince, les Mahométans baptisés par notre immersion grecque. — Et bien enrhumés, lui dis-je ; mais Dieu soit loué.

Il avoit eu une idée unique, celle de former un régiment de juifs qui s’appeloit Israelowsky. Nous en avions déjà un escadron qui faisoit mon bonheur, car les barbes qui leur tomboient jusqu’aux genoux, tant leurs étriers étoient courts, et la peur qu’ils avoient à cheval leur donnoient l’air de singes. On lisoit leur inquiétude dans leurs yeux ; et les grandes piques qu’ils tenoient de la manière la plus comique, faisoient croire qu’ils avoient voulu contrefaire les cosaques.

Je ne sais quel maudit pape a persuadé à notre maréchal qu’un rassemblement quelconque étoit contraire à la sainte Écriture.