Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/07 1 octobre 1788

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LETTRE VII.


Ce 1 octobre.

Du même Camp.


NOUS ne serions plus ici, si les deux grandes armées des deux grands empires n’avoient pas été si long-tems en complimens, à qui passeroit, l’une le Bog, et l’autre la Save ; et, si j’avois été cru, elles se donneroient à présent la main à Nicopoli, au centre des états du Grand-Seigneur. Tâchez d’attraper quelque part mes relations.

Sait-on à Pétersbourg la mort d’Ivan Maxime, pour qui la rime et la raison vous ont inspiré ce joli couplet qui finissoit par :

Son cœur peut être à la vertu,
Mais son visage est bien au crime.


Il a été tué derrière nous, d’un boulet de canon qui a passé entre le prince Potemkin et moi.

J’ai vu, il y a quelques semaines, le prince de Nassau arriver bien à propos avec les chaloupes canonnières, car il a sauvé mon cher prince d’Anhalt, qui, sans lui, auroit été tourné et battu, malgré tout ce qu’il avoit fait d’héroïque.

On est pris en se promenant, par les canonnades, comme par la pluie : elles commencent, pour la plupart, aussi ridiculement qu’elles finissent, sans savoir pourquoi, après avoir duré quatre ou cinq heures.

Quand elles ont lieu de nuit, c’est le plus superbe des spectacles. C’est au peintre que je parle à présent. Imaginez deux lignes de feu qui déchirent le firmament, deux rideaux enflammés, tout l’air embrasé, et un ciel qui ressemble diablement à l’enfer.

Votre vie, mon cher S…., ressemble, en revanche, au paradis. Vous n’avez brûlé que pour de jolies femmes : et moi j’ai grillé six mois, absolument grillé pour ces vilains Turcs, quand j’entendois un peu de vent, j’ouvrois ma porte : et comme ce vent ne m’apportoit que des bouffées de fournaise ardente, je la refermois au plus vite. Les serpens, les lézards et les tarentules se glissent quelquefois dans ma tente, à travers les herbes, plus hautes que moi, qui nous entourent. Une de ces tarentules a piqué dernièrement un officier de chevau-légers, à qui on a été obligé de couper le bras. Le tonnerre a tué un autre officier dans sa tente, ainsi que plusieurs soldats : il tomboit presque tous les jours dans le camp.

A présent nous avons un froid de chien. Le bois pour faire la cuisine commence à nous manquer. Je brûle déjà tous mes chariots : un timon pour me faire à dîner, et une petite roue pour mon souper.

Je reçois de fort mauvaises nouvelles de chez nous. Quelques généraux se sont trompés dans le Bannat. Heureusement que le maréchal Lacy, par son activité et son intrépidité ordinaire, a tout réparé, sauvé, raccommodé. Il vouloit même encore, en revenant, prendre Belgrade.

Faut-il vous raconter des accidens ? J’ai vu sauter un magasin à poudre à Kinburn : plusieurs officiers-généraux d’état-major, et plus de 4 ou 500 hommes ont été tués ou blessés. J’ai vu sept chasseurs qui dormoient sur le bord de la mer, près de ma tente, tués par l’imprudence de quelqu’un qui s’est approché avec une lumière d’un canon qu’il ne croyoit pas chargé. Voulez-vous du pittoresque ? Quatre-vingt voiles que le Capitan-Bacha s’est donné la peine de nous amener près de l’île fortifiée de Berezan. Je l’ai vu, l’autre jour, lui-même, très-près de la côte, avec sa belle barbe blanche, la sonde à la main, comme s’il vouloit nous tourner par une descente. Il nous annonce aujourd’hui à grand bruit les mauvaises nouvelles dont je vous ai parlé, et qui sont déjà réparées. Il est plaisant de faire une si longue canonnade pour cela. Elle me donne de l’humeur. Je finis : je crois que je m’en vais à l’armée du maréchal Romanzow, en Moldavie, pour tâcher qu’on nous aide un peu dans ce pays-là, en nous faisant prendre encore cette année la Valachie, chose fort aisée ; on pourroit même s’emparer d’Ismael, de Braïlow et de Galatz, chose fort possible pour une armée de héros, c’est-à-dire, une armée de Catherine-le-Grand. Je vous embrasse de tout mon cœur.