Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Texte entier

La bibliothèque libre.


LETTRES
E T
P E N S É E S
D U
MARÉCHAL PRINCE DE LIGNE,


PUBLIÉES
Par Mad. la Baronne DE STAËL HOLSTEIN.


Quatrième édition.
REVUE ET AUGMENTÉE.


A PARIS,
Chez J. J. Paschoud, Libraire, Quai des
G.ds-Augustins, n°11, près le pont St.-Michel.
A GENÈVE,
Chez le même Libraire.
1809.


PRÉFACE
DE L’ÉDITEUR.


On regrettera toujours de n’avoir pas joui de l’entretien des hommes célèbres par leur esprit de conversation, car ce qu’on cite d’eux n’en donne qu’une imparfaite idée. Les phrases, les bons mots, tout ce qui peut se retenir et se répéter, ne sauroit peindre cette grâce de tous les momens, cette justesse dans l’expression, cette élégance dans les manières qui font le charme de la société. Le Maréchal Prince de Ligne a été reconnu par tous les François pour l’un des plus aimables hommes de France ; et rarement ils accordoient ce suffrage à ceux qui n’étoient pas nés parmi eux. Peut-être même le Prince de Ligne est-il le seul étranger qui, dans le genre françois, soit devenu modèle, au lieu d’être imitateur. Il a fait imprimer beaucoup de morceaux utiles et profonds sur l’histoire et l’art militaire. Il a publié les vers et la prose que les circonstances de sa vie lui ont inspirés : il y a toujours de l’esprit et de l’originalité dans tout ce qui vient de lui ; mais son style est souvent du style parlé, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il faut se représenter l’expression de sa belle physionomie, la gaîté caractéristique de ses contes, la simplicité avec laquelle il s’abandonne à la plaisanterie, pour aimer jusqu’aux négligences de sa manière d’écrire. Mais ceux qui ne sont pas sous le charme de sa présence analysent comme un auteur celui qu’il faut écouter en le lisant ; car les défauts mêmes de son style sont une grâce dans sa conversation. Ce qui n’est pas toujours bien clair grammaticalement le devient par l’à propos de la conversation, la finesse du regard, l’inflexion de la voix, tout ce qui donne enfin à l’art de parler mille fois plus de ressources et de charmes qu’à celui d’écrire.

Il est donc difficile de faire connoître par la lettre morte cet homme dont les plus grands génies et les plus illustres souverains ont recherché l’entretien, comme leur plus noble délassement. Cependant, pour y parvenir autant qu’il étoit possible, j’ai choisi sa correspondance et ses pensées détachées. Il n’est aucun genre d’écrit qui puisse suppléer davantage à la connoissance personnelle. Un livre est toujours fait d’après un système quelconque qui place l’auteur à quelque distance du lecteur. On peut bien deviner le caractère de l’écrivain, mais son talent même doit mettre un genre de fiction entre lui et nous. Les lettres et les pensées sur divers sujets que je publie aujourd’hui peignent à la fois la rêverie et la familiarité de l’esprit ; c’est à soi et à ses amis que l’on parle ainsi : il n’y a point, comme dans Larochefoucault, une opinion toujours la même, et toujours suivie. Les hommes, les choses et les événemens ont passé devant le Prince de Ligne. Il les a jugés sans projet et sans but, sans vouloir leur imposer le despotisme d’un système ; ils étoient ainsi, ou du moins ils lui paroissoient ainsi ce jour-là. Et s’il y a de l’accord et de l’ensemble dans ses idées, c’est celui que le naturel et la vérité mettent à tout.

Un dialogue entre un esprit fort et un capucin intéresse par l’art aimable avec lequel le Prince de Ligne fait retourner la plaisanterie contre l’incrédulité, et prête sa propre grâce au pauvre capucin, qui soutient la bonne cause. On remarque dans le récit des conversations du Prince de Ligne avec Voltaire et Rousseau le profond respect qu’il témoignoit pour la supériorité de l’esprit : il faut en avoir autant que lui pour n’être ni Prince, ni grand Seigneur avec les hommes de génie. Il savoit qu’admirer étoit plus noble que protéger ; il étoit flatté de la visite de Rousseau, et ne craignoit point de lui montrer ce sentiment. C’est un des grands avantages d’un haut rang et d’un sang illustre, que le calme qu’ils donnent sur tout ce qui tient à la vanité ; car, pour bien juger et la société, et la nature, il faut peut-être devoir de la reconnoissance à l’une et à l’autre.

Enfin la correspondance se rapprochant davantage de la conversation, on peut y suivre le Prince de Ligne dans sa vie active ; on peut y apercevoir l’infatigable jeunesse de son esprit, l’indépendance de son âme, et la gaîté chevaleresque qui lui étoit surtout inspirée par les circonstances périlleuses. Ses lettres sont adressées au Roi de Pologne, en lui rendant compte de deux entrevues avec le grand Roi de Prusse ; à l’Impératrice de Russie, à l’Empereur Joseph II, à M. de Ségur, sur la guerre des Turcs ; à Mad. de Coigny, pendant le fameux voyage de Crimée : ainsi le sujet des lettres et les personnes auxquelles elles sont adressées inspirent un double intérêt. Le Prince de Ligne a connu Frédéric II, et surtout l’Impératrice de Russie, dans la familiarité d’une société intime, et ce qu’il en dit fait vivre dans cette société. Le portrait du Prince Potemkin qu’on trouve dans les lettres adressées à M. de Ségur, est véritablement un chef-d’œuvre. Il n’est point travaillé comme ces portraits qui servent plutôt à faire connoître le peintre que le modèle. Vous voyez devant vous celui que le Prince de Ligne vous décrit : il donne de la vie à tout, parce qu’il ne met de l’art à rien. Ceux qui le connoissent savent qu’il est impossible d’être plus étranger à toute espèce de calcul ; ses actions sont toujours l’effet d’un mouvement spontané : il comprend les choses et les hommes par une inspiration soudaine, et l’éclair, plus encore que le jour, semble lui servir de guide.

Adoré par une famille charmante, chéri par ses concitoyens, qui voient en lui l’ornement de leur ville, et s’en parent aux yeux des étrangers comme d’un don de la nature, le Prince de Ligne a prodigué sa vie dans les camps, par goût et par entraînement, bien plus que sa carrière militaire ne l’exigeoit. Il se croit né heureux, parce qu’il est bienveillant, et pense qu’il plaît au sort comme à ses amis. Il jouit de la vie comme Horace, mais il l’expose comme s’il ne mettoit aucun prix à en jouir. Sa valeur a ce caractère brillant et impétueux qu’on a coutume d’attribuer à la valeur françoise. On peut soupçonner que dans les dernières guerres le Prince de Ligne eut souhaité qu’on lui offrit plus souvent l’occasion d’exercer sa valeur françoise contre les François : c’est la seule peine d’ambition qu’on aperçoive dans un homme dont il faudroit louer la philosophie, s’il y en avoit à se contenter de plaire et de réussir toujours.

Il a perdu une grande fortune avec une admirable insouciance, et il a mis une fierté bien rare à ne rien faire pour réparer cette perte ; enfin le calme de son âme n’a été troublé qu’une fois, c’est par la mort de son fils aîné, tué en s’exposant dans les combats, comme son père. C’est en vain alors que le Prince de Ligne appeloit à son secours sa raison et même cette légèreté d’esprit qui, non-seulement sert à la grâce, mais quelquefois aussi peut distraire des peines de l’âme. Il étoit blessé au cœur, et ses efforts pour le cacher rendoient plus déchirantes encore les larmes qui lui échappoient. Cette crainte de paroître sensible quand on s’est permis quelquefois de plaisanter la sensibilité ; cette pudeur de la tendresse paternelle dans un homme qui n’avoit jamais montré aux autres que ses moyens de plaire et de captiver ; tout ce contraste, tout ce mélange du sérieux et de la gaîté, de la plaisanterie et de la raison, de la légèreté et de la profondeur, font du Prince de Ligne un véritable phénomène : car l’esprit de société à l’éminent degré où il le possède, donne rarement autant de grâces en laissant autant de qualités. On diroit que la civilisation s’est arrêtée en lui à ce point où les nations ne restent jamais, lorsque toutes les formes rudes sont adoucies, sans que l’essence de rien soit altéré.

Il va sans dire que l’éditeur ne prend point la liberté de combattre ni d’appuyer les opinions du Prince de Ligne sur divers sujets, manifestées dans ce recueil. On n’a voulu que rassembler quelques traits épars d’une conversation toujours variée, toujours piquante, où les jeux de mots et les idées, la force et le badinage sont toujours à leur place, et conviennent à chaque jour, quoiqu’on en dise le lendemain. Le privilège de la grâce semble être de s’accorder également bien avec tous les genres, tous les partis et toutes les manières de voir. Elle ne touche à rien assez rudement pour blesser, ni même assez sérieusement pour convaincre, et jamais elle n’ébranle la vie qu’elle embellit.

Je pourrais continuer encore long-tems le portrait du Prince de Ligne, car on cherche mille tours divers pour peindre ce qui est inexprimable, un naturel plein de charmes. Mais après avoir essayé toutes les paroles, je devrois dire encore comme Eschine : — Si vous êtes étonné de ce que je vous raconte de lui, que seroit-ce si vous l’aviez entendu !


________
LETTRES
ET PENSÉES
DU PRINCE DE LIGNE.

LETTRES.

Au Roi de Pologne, pendant l’année 1785.


Vous m’avez ordonné, Sire, de vous entretenir d’un des plus grands hommes de ce siècle. Vous l’admirez quoique son voisinage vous ait fait assez de mal ; et, vous plaçant à la distance de l’histoire, tout ce qui tient à ce génie extraordinaire vous inspire une noble curiosité. Je vais donc vous rendre un compte exact des moindres paroles que j’ai entendu dire moi-même au grand Frédéric. Rien n’est indiffèrent dans un tel récit, puisque tout sert à peindre le caractère. L’homme dont je parle, et celui à qui je m’adresse donneront de l’intérêt à tout ce que je raconterai.

Je n’aime pas à parler de moi, et le je m’est odieux quand je m’en sers : à plus forte raison quand il faut le supporter des autres. Si je le prononce quelquefois dans ce récit, c’est que je suis obligé de parler de moi, en racontant ce que le Roi de Prusse m’a dit. Voici tout ce que je me rappelle, et qui ne seroit peut-être pas digne d’être écrit s’il s’agissoit d’un autre. Un autre, à la vérité, ne diroit pas de ces choses-là : d’ailleurs, je le répète, les moindres petites paroles d’un homme comme celui-ci doivent être recueillies.

Par un hasard extraordinaire, en 1770 l’Empereur put se livrer à l’admiration personnelle qu’il avoit conçue pour le Roi de Prusse ; et ces deux grands Souverains furent assez bien ensemble pour se faire des visites. L’Empereur me permit d’y assister, et me présenta au Roi : c’étoit au camp de Neustadt, en Moravie. Je ne puis point me souvenir si j’eus, ou si je pris l’air embarrassé ; ce que je me rappelle fort bien, c’est que l’Empereur, qui s’en aperçut, dit au Roi, en parlant de moi : Il a l’air timide, ce que je ne lui ai jamais vu : il vaudra mieux tantôt. Il mit à dire cela de la grâce et de la gaîté, et ils sortirent ensemble du quartier-général pour aller, je crois, au spectacle. Le Roi, chemin faisant, quitta l’Empereur un instant pour me demander si ma lettre à Jean-Jaques Rousseau qui avoit été imprimée dans les papiers publics étoit de moi ? Je lui répondis : Sire, je ne suis pas assez célèbre pour que l’on prenne mon nom. Il sentit ce que je voulois dire. On sait qu’Horace Walpole prit celui du Roi pour écrire à Jean-Jacques la fameuse lettre qui contribua le plus à tourner la tête de cet éloquent et déraisonnable homme de génie.

En sortant du spectacle, l’Empereur dit au Roi de Prusse : Voilà Noverre, ce fameux compositeur de ballets ; il a, je crois, été à Berlin. Noverre fit là-dessus une belle révérence de maître à danser. Ah ! je le connois, dit le Roi ; nous l’avons vu à Berlin ; il y étoit bien drôle ; il contrefaisoit tout le monde, et nos danseuses surtout, à mourir de rire. Noverre, peu content de cette manière de se souvenir de lui, fit encore une belle révérence à la troisième position, et espéra que le Roi lui fourniroit de lui-même l’occasion d’une petite vengeance. Vos ballets sont beaux, lui dit-il ; vos danseuses ont de la grâce, mais c’est de la grâce engoncée. Je trouve que vous leur faites trop lever les épaules et les bras : car, Monsieur Noverre, si vous vous en souvenez, notre première danseuse de Berlin n’étoit pas comme cela.

— C’est pour cela qu’elle étoit à Berlin, Sire, répondit Noverre.

J’étois tous les jours prie à souper avec le Roi : la conversation s’adressoit trop souvent à moi. Malgré mon attachement pour l’Empereur, de qui j’aime à être le général, mais point le d’Argens ni l’Algarotti, je ne m’y livrois pas plus que de raison. Quand j’étois trop interpellé, il falloit bien répondre et continuer. D’ailleurs l’Empereur mettoit beaucoup du sien dans la conversation, et étoit peut-être plus à son aise avec le Roi que le Roi ne l’étoit avec lui. Ils parloient, un jour, de ce qu’on pouvoit désirer d’être, et me demandèrent mon avis. Je leur dis : — que je voudrois être jolie femme jusqu’à trente ans, puis un général d’armée fort heureux et fort habile jusqu’à soixante ; et, ne sachant plus que dire, pour ajouter cependant quelque chose encore, n’importe ce que cela devînt, cardinal jusqu’à quatre-vingt. Le Roi, qui aime à plaisanter sur le sacré collège, s’égaya là-dessus. L’Empereur lui fit bon marché de Rome et de ses suppôts. Ce souper-là fut un des plus gais et des plus aimables que j’aie jamais vus. L’Empereur et le Roi furent sans prétentions et sans réserve ; ce qui n’arriva pas les autres jours : et l’amabilité de deux hommes aussi supérieurs, et souvent si étonnés de se trouver ensemble, étoit tout ce qu’on peut s’imaginer de plus agréable. Le Roi me dit de venir le voir la première fois que lui ou moi nous aurions trois ou quatre heures à nous.

Un orage comme il n’y en a jamais eu, un déluge, près duquel celui de Deucalion n’étoit qu’une pluie d’été, couvrit d’eau nos montagnes, et noya presque notre armée qui manœuvroit. Le lendemain fut, moyennant cela, un jour de repos. J’allai chez le Roi à neuf heures du matin, et j’y restai jusqu’à une heure, seul avec lui ; il me parla de nos généraux : je lui laissai dire, à lui-même, le bien que je pense des maréchaux de Lacy et Loudon, et je lui dis, pour les autres, qu’il valoit mieux parler des morts que des vivans ; que l’on ne peut jamais bien juger un général à moins qu’il n’ait eu de hauts faits de guerre dans sa vie. Il me parla du maréchal Daun. Je lui dis que je croyois qu’il auroit été un grand homme contre les François, mais que contre lui il n’avoit pas valu tout ce qu’il valoit, parce qu’il le voyoit toujours la foudre en main, comme Jupiter, pulvérisant son armée. Cela parut lui faire plaisir ; il me témoigna de l’estime pour le maréchal Daun ; il me dit du bien du général Brentano. Je lui demandai raison des éloges que je savois qu’il avoit donnés au général Beck : [1] mais je le croyais un homme de mérite. — Je ne le crois pas, Sire ; il ne vous a pas fait grand mal. — Il m’a pris quelquefois des magasins. — Et il a laissé quelquefois échapper vos généraux. — Je ne l’ai jamais battu. — Il ne s’approchoit jamais assez pour cela ; et j’ai toujours cru que Votre Majesté ne paroissoit en faire cas que pour qu’on eût de la confiance en lui, et qu’on lui donnât des corps plus forts, dont elle auroit tiré bon parti. — Savez-vous qui m’a appris le peu que je sais ? C’est votre ancien maréchal Traun ; voilà un homme, cela. Vous parliez tantôt des François : font-ils des progrès ? — Ils sont capables de tout en tems de guerre, Sire ; mais, pendant la paix, on veut qu’ils ne soient pas ce qu’ils sont, et on veut qu’ils soient ce qu’ils ne peuvent pas être. — Mais quoi, disciplinés ? ils l’étoient du tems de M. de Turenne. — Oh ! ce n’est pas cela, ils ne l’étoient pas du tems de M. de Vendôme, et n’en gagnoient pas moins de batailles ; mais on veut qu’ils soient vos singes et les nôtres, et cela ne leur va pas. — C’est ce qui me semble ; j’ai déjà dit de leurs faiseurs, qu’ils veulent chanter sans savoir la musique. — Oh ! cela est bien vrai ; mais qu’on leur laisse leurs sons naturels ; qu’on profite de leur valeur, de leur légèreté et de leurs défauts même : je crois que leur confusion en pourroit mettre dans l’ennemi. — Mais, oui, sans doute, et qu’on les fasse soutenir. — Je le crois, Sire, par les Suisses et les Allemands. — C’est une brave, et aimable nation que ces François ; il est impossible de ne pas les aimer y mais, mon Dieu, qu’ont-ils fait de leurs gens de lettres ? et quelle différence de ton parmi eux ? Voltaire en avoit un excellent, par exemple : d’Alembert, que j’estime à bien des égards, fait trop de bruit, et veut faire trop d’effet dans la société ; étoit-ce les gens de lettres qui donnoient de la grâce à la cour de Louis XIV ou la recevoient-ils de tant de gens aimables qui la composoient ? C’étoit le patriarche des Rois, celui-là. On en a dit quelquefois un peu trop de bien pendant sa vie, mais beaucoup trop de mal après sa mort. — Un roi de France, Sire, est toujours le Patriarche des gens d’esprit. — Voilà le plus mauvais lot ; ils ne valent pas le diable à gouverner. Il vaut mieux être Patriarche des Grecs, comme ma sœur l’Impératrice de Russie. Cela lui rapporte, et rapportera davantage. Voilà une religion, celle-là, qui comprend tant de pays et de nations différentes. Pour nos pauvres Luthériens, il y en a si peu que cela ne vaut pas la peine d’être leur Patriarche.

— Cependant, Sire, si l’on y réunissoit les Calvinistes et toutes les petites sectes bâtardes, ce seroit un assez joli poste. — Le Roi parut prendre feu à cela, et ses yeux s’animèrent. Cela ne dura pas quand je lui dis : Si l’Empereur étoit le patriarche des Catholiques, la place aussi ne seroit pas mauvaise. — Fort bien, voilà l’Europe partagée en trois Patriarches, dit-il, en riant. J’ai tort d’avoir commencé ; voyez où cela nous mène, il me semble que nos rêves ne sont pas comme ceux de l’homme de bien, ainsi que disoit M. le Régent. Si Louis XIV vivait, il nous remercieroit.

Toutes ces idées patriarcales, possibles ou impossibles à réaliser, lui donnèrent un instant un air pensif, et presque de l’humeur.

Louis XIV ayant plus de jugement que d’esprit y cherchoit plutôt l’un que l’autre. C’étoit des hommes de génie qu’il voulait et qu’il trouvait. On ne pouvait pas dire que Corneille, Bossuet, Racine et Condé fussent des hommes d’esprit. — Il y a de tout, Sire, dans ce pays-là, qui mérite réellement d’être heureux. On prétend que Votre Majesté a dit que si l’on vouloit faire un beau rêve, il faudroit… — Oui, c’est vrai, être Roi de France. — Si François I et Henri IV étoient venus au monde après V. M., ils auroient dit : être Roi de Prusse. — Dites-moi, je vous prie, n’y a-t-il donc plus personne à citer en France ? — Cela me fit rire : le Roi me demanda pourquoi. Je lui dis qu’il me faisoit penser au Russe à Paris, cette charmante petite pièce de vers de M. de Voltaire, et nous nous en rappelâmes des choses charmantes qui nous firent rire tous les deux. Il me dit : J’ai quelquefois entendu parler du Prince de Conti. Quel homme est-ce ? — C’est, lui dis-je, un composé de vingt ou trente hommes. Il est fier, il est affable, ambitieux et philosophe tour à tour ; frondeur, gourmand, paresseux, noble, crapuleux ; l’idole et l’exemple de la bonne compagnie, n’aimant la mauvaise que par un libertinage de tête, mais y mettant beaucoup d’amour-propre ; généreux, éloquent, le plus beau, le plus majestueux des hommes, une manière et un style à lui, bon ami, franc, aimable, instruit, aimant Montagne et Rabelais, ayant quelquefois de leur langage ; tenant un peu de M. de Vendôme et du grand Condé ; voulant jouer un rôle, mais n’ayant pas assez de tenue dans l’esprit ; voulant être craint, et n’étant qu’aimé ; croyant mener le parlement, et être un duc de Beaufort pour le peuple, peu considéré de l’un, et peu connu de l’autre ; propre à tout et capable de rien. Cela est si vrai, ajoutai je, que sa mère disoit un jour de lui : Mon fils a bien de l’esprit. Oh ! il en a beaucoup ; on en voit d’abord une grande étendue, mais il est en obélisque ; il va toujours en diminuant, à mesure qu’il s’élève, et finit par une pointe, comme un clocher. — Ce portrait parut amuser le Roi. Il falloit le captiver par quelque détail un peu piquant ; sans cela il vous échappoit, ou ne vous donnoit plus le tems de parler. L’entretien commençoit d’ordinaire par les premiers mots assez vagues d’une conversation quelconque, mais il trouvoit moyen de les rendre intéressans : ce qu’on dit souvent de la pluie et du beau tems devenoit tout de suite du sublime, et jamais on n’entendit de lui quelque chose de vulgaire. Il ennoblissoit tout, et les exemples des Grecs, des Romains, ou des généraux modernes venoient bientôt dissiper tout ce qui, chez un autre, seroit resté trivial et commun. — Avez-vous jamais vu une pluie comme celle d’hier ? Les bons catholiques de chez vous diront : Voilà ce que c’est que d’avoir un homme sans religion parmi nous : qu’est ce que nous faisons de ce maudit Roi, tout au moins Luthérien ? Car je crois réellement, que je vous ai porté guignon. Vos soldats auront dit : la paix est faite, et il faut encore que ce diable d’homme nous incommode. — Il est sûr que si c’est V. M. qui en est la cause, cela est bien méchant. Cela n’est permis qu’à Jupiter, qui a toujours de bonnes raisons pour tout ; et vous auriez fait comme lui, qui, après avoir fait périr les uns par le feu, voulut faire périr les autres par l’eau ; mais enfin voilà le feu fini, et je ne m’attendois pas à en revenir. — Je vous demande pardon, de vous en avoir si souvent tourmenté ; j’en suis fâché pour toute l’humanité, mais quelle belle guerre d’apprentissage ! J’ai fait assez de fautes pour vous apprendre à vous tous, jeunes gens, à valoir bien mieux que moi. Mon Dieu, que j’aime vos grenadiers ! comme ils ont bien défilé en ma présence ! Si le dieu Mars vouloit lever une garde pour sa personne, je lui conseillerois de les prendre sans choisir. — Savez-vous que j’ai été bien content de l’Empereur, hier au soir à souper. Avez-vous entendu ce qu’il m’a dit de la liberté de la presse, et de la gêne des consciences ; il y aura bien de la différence entre lui et tous ses bons ancêtres. — Je suis persuadé qu’il n’aura de préjuges sur rien, et que V. M. est pour lui un grand livre d’instruction. — Il a désapprouvé très-finement, hier, sans faire semblant de rien, la ridicule censure de Vienne, et le trop d’attachement de sa mère, sans la nommer, pour certaines choses, qui ne font que des hypocrites. Mais à propos de cela, elle doit vous détester, cette Impératrice. — Hé bien, point du tout ; elle m’a grondé quelquefois de mes égaremens, mais très-maternellement ; elle me plaint, et, bien sûre que j’en reviendrai, elle me disoit, il y a quelque tems : Je ne sais comment vous faites ; vous étiez l’ami intime du père Griffet, l’Évêque de Neustadt m’a toujours dit du bien de vous, l’archevêque de Malines aussi, et le Cardinal vous aime assez.

Que ne puis je me souvenir de cent choses lumineuses qui échappèrent au Roi dans cette conversation, qui dura jusqu’à ce que la trompette du quartier-général nous annonçât qu’on avoit servi. Le Roi alla se mettre à table, et ce fut, je crois, ce jour-là qu’on demanda pourquoi M. de Laudon n’étoit pas encore arrivé, et qu’il dit : C’est contre son ordinaire : autrefois il arrivoit souvent avant moi. Permettez qu’il ait cette place près de moi, car j’aime mieux l’avoir à mes côtés que vis-à-vis. Un autre jour, les manœuvres ayant fini de bonne heure, il y eut concert chez l’Empereur : malgré le goût du Roi pour la musique, il daigna me donner la préférence, et vint auprès de moi m’enchanter par la magie de sa conversation et les traits brillans, gais et hardis qui la caractérisent. Il me dit de lui nommer les officiers généraux et particuliers qui étoient là, et de lui dire ceux qui avoient servi sous le maréchal Traun ; car enfin, me dit-il, ainsi que je crois vous l’avoir déjà raconté, c’est mon maître ; il me corrigeait des écoles que je faisois. — Votre Majesté fut bien ingrate, car elle ne paya pas ses leçons : pour que cela fût ainsi qu’elle le dit, il falloit du moins se faire battre par lui, et je ne me ressouviens pas que cela soit arrivé. — Je n’ai pas été battu, parce que je ne me suis pas battu. — C’est ainsi que les plus grands généraux se sont souvent fait la guerre : on n’a qu’à voir les deux campagnes de 1674 et 75 de M. de Montecuculi et de M. de Turenne, le long de la Renchen. — Il n’y a pas de différence de Traun au premier, mais quelle est grande, bon Dieu, de l’autre à moi ! Je lui montrai le comte d’Althan, qui avoit été adjudant-général, et le comte de Pellegrini. Il me demanda deux fois qui c’étoit et où il étoit, et me dit qu’il avoit la vue si basse que je devois le lui pardonner. — Mais cependant, Sire, lui dis-je, à la guerre vous l’aviez bien bonne et, si je m’en souviens bien, fort étendue. — Ce n’est pas moi, me répondit le Roi ; c’étoit ma lunette. — En vérité, lui dis-je, j’aurois bien voulu la trouver ; mais je crains bien qu’elle n’eût pas été mieux à mes yeux que le sabre de Scanderberg à mon bras. — Je ne sais comment la conversation changea, mais je sais qu’elle devint si libre que, voyant arriver quelqu’un pour s’en mêler, le Roi l’avertit d’y prendre garde, et qu’il y avoit du risque de s’entretenir avec un homme condamné aux feux éternels par les théologiens. Je trouvai qu’il mettoit un peu trop de prix à sa damnation et s’en vantoit trop. Indépendamment de la mauvaise foi de messieurs les esprits forts, qui très-souvent craignent le diable de tout leur cœur, c’est de mauvais goût au moins de se montrer ainsi ; et c’étoit avec des gens de mauvais goût qu’il avoit eus chez lui, comme un Jordans, d’Argens, Maupertuis, La Beaumelle, La Mettrie, l’abbé de Prades et quelques lourds impies de son académie, qu’il avoit pris l’habitude de dire du mal de la religion et de parler dogme, Spinozisme, cour de Rome etc. Je ne répondis plus toutes les fois qu’il en parla. Je pris un moment d’intervalle, pendant qu’il se mouchoit, pour l’entretenir d’une affaire relative au cercle de Westphalie, et d’un petit comté immédiat que j’y ai. Je ferai ce que vous voudrez, me dit le Roi ; mais qu’en pense l’autre Directeur, mon camarade, l’Électeur de Cologne ? Je ne savois pas, lui dis-je, Sire, que vous étiez un électeur ecclésiastique. — Je le suis, au moins pour mon compte de protestant. — Cela ne fait pas notre compte, à nous. Les bonnes gens croient que V. M. est leur protecteur.

Il étoit en train de me demander le nom de tous ceux qu’il voyoit : je lui dis ceux de quantité de jeunes Princes qui entroient au service, et dont quelques-uns donnoient des espérances. — Cela se peut, me dit-il ; mais je crois qu’il faut quelquefois croiser les races en Empire. J’aime les enfans de l’amour : voyez le maréchal de Saxe, et mon Anhalt ; quoique je craigne bien que, depuis cette chute sur la tête, il ne l’ait plus aussi bonne qu’auparavant. J’en serais bien fâché pour lui et pour moi : c’est un homme rempli de talent.

Je suis bien aise de me ressouvenir de ceci, parce que j’ai entendu dire à des sots denigrans qui accusent le Roi de Prusse d’insensibilité, qu’il n’avoit point été touché de l’accident de l’homme qu’il paroissoit aimer le plus. Trop heureux encore si l’on n’avoit dit que cela de lui. On le supposoit jaloux du mérite de Schewrin et de Keith, et enchanté de les avoir fait tuer. C’est ainsi que les gens médiocres tâchent d’abaisser les grands hommes, pour diminuer l’espace immense qui les sépare d’eux.

Le Roi, par galanterie, s’étoit mis en blanc, ainsi que sa suite, pour ne pas nous apporter ce bleu que nous avions tant vu à la guerre : il avoit l’air d’être de notre armée et de la suite de l’Empereur. Il y eut, je crois, dans cette visite, de part et d’autre, un peu de personnalité, quelque méfiance, peut-être un commencement d’aigreur : ce qui arrive toujours, dit Philippe de Commines, aux entrevues des Souverains, Le Roi prenoit beaucoup de tabac d’Espagne ; et comme il nettoyoit son habit du mieux qu’il pouvoit, il me dit : Je ne suis pas assez propre pour vous, Messieurs ; je ne suis pas digne de porter vos couleurs. L’air qu’il mit à cela me fit croire qu’il les saliroit encore par la poudre à canon, quand l’occasion s’en présenteroit.

J’oubliois une petite occasion que j’eus de faire faire valoir les deux monarques, l’un vis-à-vis de l’autre. Le Roi me dit : J’ai été fort content aujourd’hui de l’alignement des têtes de vos colonnes, et de leur déploiement. — Et moi, Sire, lui dis-je, du coup-d’œil de l’Empereur, qui y étoit lui-même, et ne s’est pas trompé d’un pas sur le terrain et les distances. — Il arriva dans ce moment, et demanda au Roi ce que je lui disois. Je suis sûr, dit celui-ci, qu’il n’osera pas le répéter à V. M. ; à peine en aurois-je le courage. C’est que nous étions du même avis sur le mouvement que vous faisiez faire ce matin vous-même aux housards qui protégeoient les déploiemens, et V. M. les plaçait au point juste où chaque répartition devait achever d’entrer en front. — Le Roi gâta bientôt ce madrigal ; et l’épigramme de son entrée en Bohême, quelques années après, étoit plus dans son genre. Le Roi étoit quelquefois trop cérémonieux ; cela ennuyoit l’Empereur. Par exemple, je ne sais si c’étoit pour se montrer un électeur discipliné, mais quand l’Empereur mettoit le pied dans son étrier, le Roi prenoit son cheval par la bride ; et quand l’Empereur passoit sa jambe pour entrer en selle, le Roi mettoit le pied dans son étrier ; ainsi du reste. L’Empereur avoit l’air de meilleure foi, en lui témoignant beaucoup d’égards, comme un jeune Prince à un vieux Roi, et un jeune militaire au plus grand des généraux. Un jour de confiance ils parlèrent politique ensemble. Tout le monde ne peut pas avoir la même politique, disoit le Roi ; elle dépend de la situation, de la circonstance, et de la puissance des États. Ce qui peut m’aller n’iroit pas à Votre Majesté : j’ai risqué quelquefois un mensonge politique. — Qu’est-ce que c’est que cela ? dit l’Empereur, en riant. C’est, par exemple, reprit le Roi, aussi fort gaiement, d’imaginer une nouvelle que je savais bien devoir être reconnue fausse au bout de vingt-quatre heures ; mais n’importe, avant qu’on s’en fût aperçu, elle avoit déjà fait son effet.

Quelquefois il y avoit des apparences de cordialité entre les deux souverains. On yoyoit que Frédéric II aimoit Joseph II, mais que la prépondérance de l’Empire et le voisinage de la Bohême et de la Silésie arrêtoient le sentiment du Roi pour l’Empereur. Vous vous ressouvenez, Sire, de leurs lettres au sujet de la Bavière, de leurs complimens, de l’explication qu’ils eurent sur leurs intentions ; explication qui se faisoit avec politesse, et que de politesse en politesse le Roi entra en Bohême.


Autre Lettre Au Roi de Pologne, vers la fin de 1786.


Puisque V. M. veut encore perdre un quart d’heure du tems qu’elle emploie si bien à gagner l’amour de tous ceux à qui elle daigne se faire connoître, voici ma seconde entrevue. Tout cela n’est piquant que pour vous, Sire, qui avez connu le Roi, et qui découvrez dans des mots, simples pour un autre, des traits de caractère. On n’y voit jamais la confiance, ou tout au moins la bonhomie qui caractérise Votre Majesté. On peut, avec elle, se permettre de l’abandon ; mais, avec le Roi de Prusse, il faut être toujours sous les armes pour riposter et garder un juste milieu entre une petite attaque et une grande défense. Je vais au fait, et je vous parlerai de lui pour la dernière fois.

Il m’avoit fait promettre de venir à Berlin ; je me hâtai d’y aller d’abord après cette petite guerre qu’il appeloit un procès pour lequel il était venu en huissier, disoit-il, faire une exécution : le résultat en fut pour lui, comme on sait, beaucoup de dépenses d’hommes, de chevaux et d’argent, quelque apparence de bonne foi et de désintéressement ; peu d’honneur dans la guerre, un peu d’honnêteté en politique, et beaucoup d’amertume contre nous. Le Roi commença, sans savoir pourquoi, à défendre aux officiers Autrichiens de mettre le pied dans ses états sans une permission expresse signée de sa main : même défense de la part de notre Cour pour les officiers Prussiens ; et gêne des deux côtés, sans profit ni raison. Je suis confiant, moi : je crus n’avoir pas besoin de permission, et je crois encore que je pouvois m’en passer. Mais l’envie d’avoir une lettre du grand Frédéric, plutôt que la crainte d’être mal reçu, m’engagea à lui écrire. Ma lettre étoit brûlante de mon enthousiasme, de mon admiration et de la chaleur de mon sentiment pour cet être sublime et extraordinaire, et me valut trois réponses charmantes de sa part. Il me donnoit en détail presque ce que je lui avois donné en gros, et ce qu’il ne pouvoit pas me rendre en admiration, puisque je ne me souviens pas d’avoir gagné de bataille, il me l’accordoit en amitié. De peur de me manquer, il m’avoit écrit de Postdam à Vienne, à Dresde et à Berlin. En attendant midi, pour lui être présenté avec mon fils Charles et M. de Lille, je vis la parade et je fus bientôt entouré et escorté jusqu’au châteaux par des déserteurs Autrichiens, et surtout de mon régiment, qui me carressoient presque, et me demandoient pardon de m’avoir quitté.

L’heure de la présentation sonna. Le Roi me reçut avec un charme inexprimable. La froideur militaire d’un quartier — général se changea en accueil doux et bienveillant. Il me dit qu’il ne me croyait pas un fils aussi grand. Il est même marié, Sire, depuis un an. — Oserais-je vous demander avec qui ? (Il avoit souvent cette expression, et aussi : si vous me permettez d’avoir l’honneur de vous dire.) Avec une Polonoise, une Massalska. — Comment une Massalska ? Savez-vaus ce que sa grand-mère a fait ? Non, Sire, lui dit Charles. — Elle mit le feu au canon au siège de Dantzic ; elle tira et fit tirer, et se défendait lorsque son parti, qui avait perdu la tête, ne songeait qu’à se rendre. — C’est que les femmes, dis-je alors, sont indéfinissables : fortes et foibles tour à tour ; indiscrètes, dissimulées, elles sont capables de tout. — Sans doute, dit M. de Lille, fâché de ce qu’on ne lui avoit encore rien dit, et avec une familiarité qui ne devoit pas réussir ; — sans doute, voyez… dit-il : le Roi l’interrompit. Je citai bientôt quelques traits à l’appui de mon opinion, comme celui de la femme Huchet, au siége d’Amiens. Le Roi fit un petit tour à Rome et à Sparte : il aimoit à s’y promener. Après une demi-seconde de silence, pour faire plaisir à de Lille, je dis au Roi que M. de Voltaire étoit mort dans ses bras. Cela fit que le Roi lui adressa quelques questions : il répondit un peu trop longuement, et s’en alla ; et Charles et moi nous restâmes à dîner. C’est là, pendant cinq heures tous les jours, que la conversation encyclopédique du Roi acheva de m’enchanter. Beaux-arts, guerre, médecine, littérature et religion, philosophie, morale, histoire et législation passoient tour à tour en revue. Les beaux siècles d’Auguste et de Louis XIV ; la bonne compagnie des Romains, des Grecs et des François ; la chevalerie de François Ier la franchise et la valeur de Henri IV ; la renaissance des lettres, et leur révolution depuis Léon X ; des anecdotes sur les gens d’esprit d’autrefois, leurs inconvéniens ; les écarts de Voltaire, l’esprit susceptible de Maupertuis, l’agrément d’Algarotti, le bel esprit de Jordans ; l’hypocondrie du marquis d’Argens, que le Roi se plaisoit à faire coucher pendant vingt-quatre heures, en lui disant seulement qu’il avoit mauvais visage : que sais-je, enfin ? tout ce qu’il y avoit à dire de plus varié et de plus piquant, c’étoit ce qui sortoit de sa bouche, avec un son de voix fort doux, assez bas, et aussi agréable que le mouvement de ses lèvres, qui avoit une grâce inexprimable : c’est ce qui faisoit, je crois, qu’on ne s’apercevoit pas qu’il fût, ainsi que les héros d’Homère, un peu babillard, mais sublime. La voix, le bruit et les gestes des bavards leur valent souvent cette réputation ; car on ne pouvoit certainement pas trouver un plus grand parleur que le Roi ; mais on étoit charmé qu’il le fût. Accoutumé à causer avec le marquis de Lucchesini, seulement devant quatre ou cinq généraux qui ne savoient pas le françois, il se dédommageoit ainsi de ses heures de travail, de lecture, de méditation et de solitude.

Encore, me disois-je, à moi-même, il faudra bien que je dise un mot : il venoit de nommer Virgile. — Quel grand poëte ! Sire ; mais quel mauvais jardinier ! — A qui le dites-vous ? répondit le Roi : n’ai-je pas voulu planter, semer, labourer, piocher, les Géorgiques à la main ? Mais, Monsieur, me disoit mon homme, vous êtes une bête, et votre livre aussi : ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Ah ! mon Dieu, quel climat ! croiriez-vous que Dieu, ou le soleil me refuse tout ? voyez mes pauvres orangers, mes oliviers, mes citronniers ; tout cela meurt de faim. — Il n’y a donc que les lauriers qui poussent chez vous, Sire, à ce qu’il me semble. — Le Roi me fit une mine charmante ; et, pour détourner la fadeur par une bêtise, j’ajoutai bien vite : et puis, Sire, il y a trop de grenadiers dans ce pays-ci ; cela mange tout. — Et le Roi se mit à rire, parce qu’il n’y a que les bêtises qui fassent rire.

Un jour j’avois retourné une assiette pour voir de quelle porcelaine elle étoit. — D’où la croyez-vous ? — Je la crois de Saxe, mais au lieu de deux épées je n’en vois qu’une, qui les vaut bien. — C’est un sceptre. — J’en demande pardon à Votre Majesté, mais il ressemble si fort à une épée qu’on pourroit bien s’y méprendre. — Et, en vérité, cela étoit vrai de toutes les manières. On sait que c’est la marque de la porcelaine de Berlin. Comme le Roi faisoit quelquefois le roi, et comme il se croyoit quelquefois bien magnifique lorsqu’il prenoit une canne et une boîte avec quelques petits vilains diamans qui couroient l’un après l’autre, je ne sais trop si ma petite allégorie lui plut infiniment.

Un jour, comme j’arrivois chez lui, il vint à moi, et me dit : Je tremble de vous annoncer une mauvaise nouvelle. On vient de m’écrire que le Prince Charles de Lorraine est à toute extrémité. — Il me regarda pour voir l’effet que cela faisoit sur moi ; et, remarquant quelques larmes qui s’échappèrent de mes yeux, il changea par les transitions les plus douces de conversation, me parla de guerre, et puis du Maréchal de Lacy. Il me demanda de ses nouvelles et me dit : C'est un homme du plus grand mérite. Mercy, chez vous, autrefois ; Puysegur, chez les François, avoient quelques idées des marches et des campemens ; on voit par la castramélation d’Hygin, que les Grecs s’en étoient aussi fort occupés ; mais votre Maréchal surpasse les anciens, les modernes et tous les plus fameux qui s’en mêlèrent. Aussi, tout le tems qu’il a été votre quartier-maitre-général, si vous voulez me permettre de vous en faire faire la remarque, je n’ai pas eu le plus petit avantage. Rappelez-vous les deux campagnes de 1758 et 1759 : tout vous a réussi. Ne serai-je donc jamais débarrassé de cet homme-là, me disois-je souvent ? il fallut pourtant le récompenser : il le fut, on le fait Feldzeugmeister ; on lui donne un corps trop fort pour me harceler, trop foible pour me résister. Il se tire, malgré cela, de mes mains, et de tous les obstacles possibles, par la savante campagne de 1760. Un autre le remplaça. Cela n’est peut-être pas mauvais pour moi, dis-je alors : il y aura quelqu’occasion ; je l’ai cherchée, je l’ai trouvée à Torgau. Le Roi ne fit jamais un plus beau panégyrique de personne : car il le motivoit en convenant que c’étoit M. de Lacy qui avoit nettoyé la Moravie, la Bohême, la Lusace et la Saxe ; et assurément le Roi ne savoit pas que je lui fusse attaché comme je le suis : d’ailleurs, il n’y a jamais de compliment quand on cite des faits.

Le lendemain le Roi vint me dire, dès qu’il me vit, et avec l’air le plus pénétré : — Si vous devez apprendre la perte d’un homme qui vous aimoit, et qui honoroit l'humanité, il vaut mieux que ce soit de quelqu’un qui la sent aussi vivement que moi. Le pauvre Prince Charles n’est plus. D’autres sont faits peut-être pour le remplacer dans votre cœur y mais peu de Princes le remplaceront pour la beauté de son ame et pour toutes ses vertus. En me disant cela, son attendrissement devint extrême. Je lui dis : — Les regrets de V. M. sont une consolation ; et elle n’a pas attendu sa mort pour dire du bien de lui. Il y a de beaux vers à son sujet dans le poëme sur l’art de la guerre. — Mon émotion me troubloit malgré moi ; cependant je les lui rappelai. L’homme de lettres parut me savoir gré de ce que je les savois par cœur. Son passage du Rhin est une très-belle chose, me dit-il ; mais le pauvre Prince dépendait de tant de gens : je n’ai jamais dépendu que de ma tête, quelquefois trop pour mon bonheur ; il était mal servi, assez peu obéi : ni l’un ni l’autre ne m’est jamais arrivé. Votre général Nadasdy m’a paru un grand général de cavalerie. — Comme je n’étois pas de son avis, je me contentai de dire qu’il étoit bien brillant et bien beau au coup de fusil, et qu’il auroit mené ses housards dans l’enfer, tant il savoit les animer. — Qu’est devenu un brave colonel qui a fait le diable à Rosbach ? Ah ! c’étoit, je crois y le marquis de Voghera… Oui, c’est cela, car je demandai son nom après la bataille. — Il est général de cavalerie. — Pardi, il fallait avoir bien envie de se battre pour charger ce jour-là, comme vos deux régimens de cuirassiers, et, je crois aussi vos housards : car la bataille était perdue avant de la commencer. — À propos de M. de Voghera, j’ignore si V. M. sait ce qu’il fit avant de charger : c’est un homme bouillant, inquiet, toujours pressé, et qui a quelquefois de cet ancien bon genre chevaleresque : voyant que son régiment n’arriveroit pas assez vite, il courut en avant, et s’approchant assez près du commandant du régiment de cavalerie prussienne, à qui il en vouloit, il le salua comme à l’exercice : l’autre le lui rendit, et ils s’attaquèrent ensuite comme des enragés. — C’est un fort bon genre ; je voudrois connoitre cet homme, je l’en remercierois : votre M. de Ried avait donc le diable au corps, de faire avancer les braves dragons qui ont porté votre nom avec tant de gloire si longtems, entre trois de mes colonnes. Il m’avoit fait la même question au camp de Neustadt, et j’avois eu beau lui dire que ce n’étoit pas M. de Ried ; qu’il ne les avoient pas sous ses ordres ; que le Maréchal Daun n’auroit pas dû les envoyer dans le bois d’Eilenbourg, et qu’on n’auroit pas dû leur commander d’y faire halte, sans envoyer seulement à l’avance une patrouille : le Roi ne pouvoit pas souffrir notre général Ried, qui lui avoit déplu comme Ministre à Berlin, et il mettoit tout sur le compte des gens qu’il n’aimoit pas. — Quand je pense à ces diables de camps de Saxe, ce sont des citadelles inattaquables : si M. de Lacy avoit encore été quartier-maître-général à Torgau, je n’aurois pas essayé de l’attaquer ; mais je vis bien tout de suite que le camp étoit mal pris. — La bonne réputation des camps donne quelquefois envie de les essayer. Par exemple, j’en demande pardon à V. M., mais j’ai toujours cru qu’elle auroit fini par tenter celui de Plauen, si la guerre avoit duré, — Oh ! non y en vérité ; il n’y avoit pas moyen. — V. M. ne croit-elle pas qu’avec une bonne batterie sur la hauteur de Dolschen, qui nous commandoit, quelques bataillons les uns derrière les autres dans le ravin, pendant la nuit, attaquant un quart d’heure avant le jour, et donnant une espèce d’assaut à notre camp, entre Coschutz et Guitersée, où j’ai remarque vingt fois qu’on pouvoit avoir un front de trois bataillons ; V. M., dis-je, ne croit-elle pas qu’elle auroit emporté cette batterie, presqu’invincible, ce boulevard, notre pis-aller, et au moins notre asile. — Et votre batterie du Windberg, qui auroit fouaillé mes pauvres bataillons dans votre ravin. — Mais, Sire, la nuit. — Oh ! on ne pouvoit manquer personne ; ce grand’fond depuis Bourg, et même Potschappel eût été une gouttière sur nous : vous voyez bien que je ne suis pas aussi brave que vous le pensez.

L’empereur étoit parti pour son entrevue avec l’Impératrice de Russie : cette entrevue ne plaisoit pas au Roi ; et, pour défaire le bien qu’elle nous avoit fait, il envoya tout de suite à Pétersbourg, fort maladroitement, le Prince Royal : il se doutoit que la cour de Russie alloit lui échapper ; et je mourois de peur qu’au milieu de ses boules, il ne se souvînt que j’étois Autrichien. Comment, me disois-je, pas une seule épigramme sur nous, sur notre maître ? Quel changement !

Le brise-raison Pinto, à table, dit un jour à son voisin : — L’Empereur est un grand voyageur ; il n’y en a jamais eu qui ait été plus loin que lui. Je vous demande pardon, Monsieur, dit le Roi ; Charles-Quint alla en Afrique : car il y gagna la bataille d’Oran. Et, se retournant vers moi sans que je pusse deviner s’il y avoil de la plaisanterie, ou seulement de l’historique dans cela, il me dit : l’Empereur est plus heureux que Charles XII ; il est entré comme lui par Mohilow ; nais il me semble qu’il ira à Moscow. Le même Pinto disoit un jour au Roi, embarrassé de savoir qui il enverroit dans les pays étrangers comme Ministre : Pourquoi ne songez-vous pas à M. de Lucchesini, qui est un homme d’esprit ? C’est pour cela, répond le Roi, que je veux le garder ; je vous enverrai plutôt que lui, ou un ennuyeux comme M. un tel : — et il le nomma tout de suite ministre je ne sais où.

M. de Lucchesini, par l’agrément de sa conversation, faisoit valoir celle du Roi. Il savoit sur quoi il lui étoit agréable de la faire tomber ; et ensuite il savoit écouter, ce qui n’est pas aussi aisé qu’on le croit, et ce qu’un sot n’a jamais su. Il étoit aussi agréable à tout le monde qu’à S. M., par ses manières séduisantes et la grâce de son esprit : — Pinto, qui n’avoit rien à risquer, se permettoit tout. — Demandez, Sire, au général Autrichien tout ce qu’il m’a vu faire lorsque j’étois au service de l’Empereur. — Un feu d’artifice pour mon mariage, n’est-il pas vrai, mon cher Pinto ? — Faites-moi l’honneur de me dire, interrompit le Roi, s’il a réussi ? — Non, Sire ; cela alarma même tous mes parens, qui crovoient que c’étoit un mauvais signe. M. le Major, que voilà, avoit imagine de joindre deux cœurs enflammés, image très-neuve de deux époux. La coulisse sur laquelle ils devoient se glisser manqua ; le cœur de ma femme partit, et le mien resta là. — Vous le voyez, Pinto ; vous ne valiez pas mieux chez eux que chez moi. — Oh ! Sire, dis-je alors, V. M., depuis ce tems-là, lui doit des dédommagemens pour les coups de sabre qu’il a reçus à la tête. Le Roi me dit : Il n’en a que trop. Pinto, ne vous ai-je pas envoyé hier de mon bon miel de Prusse ? — Oh ! sûrement, dit Pinto ; c’est pour le faire connoître : si V, M. pouvoit parvenir à en avoir le débit, elle seroit le plus grand Roi de la terre : car il n’y a que cela dans votre royaume ; mais il y en a beaucoup. Savez-vous, me dit le Roi, un jour, que j’ai été à votre service ? j’ai fait mes premières armes pour la maison d’Autriche. Mon Dieu ! comme le tems se passe ! Il avoit une manière de mettre les mains ensemble, en disant ces Mon Dieu ! qui lui donnoit tout-à-fait l’air bon homme, et extrêmement doux. Savez-vous que j’ai vu luire les derniers rayons du génie du Prince Eugène ? — C’est peut-être à ces rayons que le génie de Votre Majesté s’est allumé. — Eh ! mon Dieu, qui pourroit valoir le Prince Eugène ? — Celui qui vaut mieux, par exemple, qui auroit gagné douze batailles. — Il prit son air modeste. J’ai toujours dit qu’il est aisé de l’être quand on est en fonds. Il ne fit pas semblant de me comprendre, et me dit : Quand la cabale que, pendant quarante ans, le Prince Eugène a toujours eue contre lui dans son armée vouloit lui nuire, elle profitoit du tems où ses esprits, assez recueillis, le matin, s’étaient un peu dissipés par les fatigues de la journée : c’est ainsi qu’on lui a fait entreprendre sa mauvaise marche sur Mayence.

— Vous ne m’apprendrez rien sur votre compte, Sire, lui dis-je ; je sais tout ce que V. M. a fait, et même ce qu’elle a dit ; je puis lui raconter ses voyages à Strasbourg, en Hollande, et ce qui se passa dans un bateau. À propos de cette campagne sur le Rhin, un de nos vieux généraux, que je fais souvent parler, comme on lit un vieux manuscrit, me raconta qu’il fut bien étonné de voir un jeune officier Prussien qu’il ne connoissoit pas, dire à un général du feu Roi, qui expédioit verbalement l’ordre de ne pas aller au fourrage : — Et moi, Monsieur, je vous ordonne d’y aller ; notre cavalerie en a besoin : en un mot, je le veux. — Vous me voyez trop en beau, dit le Roi ; demandez ci ces Messieurs, et mes humeurs, et mes caprices. Ils vous en diront de belles sur mon compte.

Nous revînmes aux anecdotes cachées, ou consignées dans très-peu d’ouvrages. — Je me suis bien amusé, dis-je au Roi, de tout plein de livres, vrais ou faux, écrits par des réfugiés et qu’on ne connoît peut-être pas en France. Où avez-vous trouvé toutes ces belles choses-là ? cela m’amuserait le soir, plus que la conversation d’un docteur de Sorbonne que j’ai ici, et que je tâche de convertir. — J’ai trouvé tout cela, lui dis-je, dans une bibliothèque de Bohême, qui m’a désennuyé pendant deux hivers. — Comment donc ? deux hivers en Bohême ! que diable faisiez-vous là ? y a-t-il long-tems ? Non, Sire ; il y a un ou deux ans : je m’étois retiré là pour lire à mon aise. — Il sourit, et eut l’air de me savoir bon grë de ce que je ne lui nommai pas cette petite guerre de 1778, dont il me sembla qu’il n’aimoit pas à parler : et, voyant bien que c’étoit pendant mes quartiers d’hiver que j’avois été en Bohême, il fut satisfait de ma retenue. Comme c’étoit un vieux sorcier qui devinoit tout, et dont le tact était le plus fin qu’il y ait jamais eu, il s’aperçut que je ne voulois pas lui dire que je trouvois Berlin changé depuis que j’y avois été. Je n’avois garde de lui rappeler que j’étois de ceux qui s’en étoient empares en 1760, sous les ordres de M. de Lacy ; c’étoit pour lui avoir parle de l’autre prise de Berlin par le Maréchal Haddik, que le Roi avoit pris M. de Ried en guignon.

À propos du docteur de Sorbonne avec qui il disputoit tous les jours : Faites-moi avoir un évêché pour lui, me dit-il une fois. — Je ne crois pas, lui répondis-je, que ma recommandation et celle de V. M. puissent lui être utiles chez nous. Oh ! non, dit le Roi ; j’écrirai à l’Impératrice de Russie pour ce pauvre diable : car il commence à m’ennuyer. Il s’avise d’être janséniste. Mon Dieu, que les jansénistes d’à présent sont bêtes ! Il ne fallait pas détruire le foyer de leur génie, ce Port-Royal, tout exagéré qu’il étoit. C’est qu’il ne faut rien détruire ! Pourquoi a-t-on détruit aussi les dépositaires des grâces de Rome et d’Athènes, ces excellens professeurs des humanités, et peut-être de l’humanité y les ci-devant Révérends ? L’éducation y perdra ; mais comme mes frères, les Rois catholiques, très-chrétiens, très-fidèles et apostoliques, les ont chassés, moi, très-hérétique, j’en ramasse tant que je puis, et l’on me fera peut-être la cour pour en avoir ; je conserve la race, et je disais aux miens l’autre jour : Un Recteur comme vous, mon Père, Je puis très-bien le vendre 300 écus ; vous, Révérend Père Provincial, 600 ; ainsi des autres, à proportion : quand on n’est pas riche, on fait des spéculations.

Faute de mémoire et d’occasions de voir plus souvent et plus long-tems le plus grand homme qui ait jamais existé, je suis obligé de m’arrêter. Il n’y a pas un mot dans tout cela qui ne soit de lui : et ceux qui l’ont vu y retrouveront sa manière. C’est tout ce que je veux pour le faire connoître à ceux qui n’ont pas eu le bonheur de le voir. Ses yeux, trop durs dans ses portraits, mais tendus par le travail du cabinet et les fatigues de la guerre, s’adoucissoient en écoutant ou en racontant quelque trait d’élévation ou de sensibilité. Jusqu’à sa mort, et peu de tems encore auparavant, malgré bien des petites légèretés qu’il a su que je m’étois permises en parlant ou en écrivant, et qu’il n’a sûrement attribuées qu’à mon devoir, qui étoit opposé à ses intérêts, il a daigné m’honorer des marques de son souvenir, et il a chargé souvent ses ministres de Paris et de Vienne de m’assurer de sa bienveillance.

Je ne crois plus aux tremblemens de terre et aux éclipses de la mort de César, puisqu’on n’en a pas éprouvé à la mort de Fréderic-le-Grand.

Je ne sais si de grands phénomènes de la nature, Sire, annonceroient le jour où vous cesseriez de régner ; mais c’est un phénomène dans le monde qu’un Roi qui gouverne une République, en se faisant obéir et respecter pour lui-même, autant que par ses droits.


Lettres à Madame la Marquise de C., pendant l’année 1787.



LETTRE PREMIERE.

De Kiovic.


SAVEZ-vous pourquoi je vous regrette, Madame la Marquise ? C’est que vous n’êtes pas une femme comme une autre, et que je ne suis pas un homme comme un autre : car je vous apprécie mieux que ceux qui vous entourent. Et savez-vous pourquoi vous n’êtes pas une femme comme une autre ? C’est que vous êtes bonne, quoique bien des gens ne le croient pas. C’est que vous êtes simple, quoique vous fassiez toujours de l’esprit, ou plutôt que vous le trouviez tout fait. C’est votre langue : on ne peut pas dire que l’esprit est dans vous ; mais vous êtes dans l’esprit. Vous ne courez pas après l’épigramme : c^est elle qui vient vous chercher. Vous serez, dans 50 ans, une Madame du Defant pour le piquant, une Madame Geoffrin pour la raison, et une Maréchale de Mirepoix pour le goût. A vingt ans vous possédez le résultat des trois siècles qui composent l’âge de ces Dames. Vous avez la grâce des élegantes, sans en avoir pris l’état. Vous êtes supérieure, sans alarmer personne que les sots. Il y a déjà autant de grands mots de vous à citer, que de bons mots. Ne point prendre d’amans, parce que ce serait abdiquer, y est une des idées les plus profondes et les plus neuves. Vous êtes plus embarrassée qu’embarrassante ; et quand l’embarras vous saisit, un certain petit murmure rapide et abondant l’annonce le plus drôlement du monde ; comme ceux qui ont peur des voleurs chantent dans la rue. Vous êtes la plus aimable femme et le plus joli garçon, et enfin ce que je regrette le plus.

Ah ! bon Dieu ! quel train ! quel tapage ! que de diamans, d’or, de plaques et de cordons, sans compter le Saint-Esprit ! Que de chaînes, de rubans, de turbans et de bonnets rouges, fourrés ou pointus ! ceux-ci appartiennent à des petits magots qui remuent la tête comme ceux de votre cheminée, et qui ont le nez et les yeux de la Chine. Ils s^appellent des Lesghis, et sont venus en députation, ainsi que plusieurs autres sujets des frontières de la grande muraille de cet empire Chinois et de celui de Perse et de Byzance. C’est un peu plus imposant que quelques députés du Parlement ou des États d’une petite ville qui viennent de 20 lieues, par le coche, à Versailles, pour faire une sotte représentation.

Louis XIV auroit été jaloux de sa sœur Catherine II, ou il l’auroit épousée pour avoir tout au moins un beau lever. Les fils des Rois du Caucase, d’Héraclius, par exemple, qui sont ici, lui auroient fait plus de plaisir que cinq ou six vieux chevaliers de Saint-Louis. Vingt Archevêques, quoiqu’un peu malpropres, avec des barbes presque jusqu’aux genoux, sont plus pittoresques que le petit-collet d’un aumônier du Roi. L’escorte d’ouhlans d’un grand seigneur polouois qui va voir son voisin à une demi-lieue de chez lui, a meilleur air que les Hoquetons à cheval qui précèdent le triste carrosse et les six rosses d’un homme à rabat et à grande perruque : et les sabres étincelans, avec des poignées en pierreries, sont plus imposans que les gaules blanches des grands-officiers du Roi d’Angleterre.

L’Impératrice m’a reçu comme si, au lieu de six ans, je ne l’avois quittée qu’il y a six jours. Elle m’a rappelé mille choses dont les souverains seuls peuveut se ressouvenir : car ils ont tous de la mémoire.

Il y en a ici pour tout le monde, pour tous les genres : grande et petite politique ; grandes et petites intrigues ; grande et petite Pologne. Quelques fameux de ce pays-là qui se trompent, que l’on trompe, ou qui en trompent d’autres, tous fort aimables, moins cependant que leurs femmes, veulent être sûrs que l’Impératrice ne sait pas qu’ils l’ont insultée dans les aboiemens de la dernière diète. Ils cherchent un regard du prince Potemkin, difficile à rencontrer : car le Prince tient du borgne et du louche. Les femmes sollicitent le ruban de Ste-Catherine, pour l’arranger avec coquetterie et faire enrager leurs amies et leurs parentes. On désire et on craint la guerre. On se plaint des ministres d’Angleterre et de Prusse, qui y excitent les Turcs : et on les agace continuellement. Moi, qui n’ai rien à risquer, et peut-être quelque gloire à acquérir, je souhaite la guerre de tout mon cœur ; et puis je me dis : puis-je souhaiter ce qui expose à tant de malheurs ? Alors je ne le désire plus, et puis un reste de fermentation dans le sang m’y ramène : un reste de raison s’y oppose. Ah ! mon Dieu, ce que c’est que de nous ! Il faudra peut-être vous écrire.

Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre.
Dans la nuit du tombeau je suis prêt à descendre.

Cette idée m’afflige, car je veux vous revoir. Vous me tenez bien plus à cœur que tout Paris ensemble. Ne voilà-t-il pas qu’on vient me chercher pour un feu d’artifice qui coûte, m’a-t-on dit, 40,000 roubles. Ceux de votre conversation ne sont pas si chers, et ne laissent pas après eux la tristesse et l’obscurité qui suit toujours les autres : j’aime mieux vos girandoles et votre genre de décoration.


LETTRE II.

De ma Galère.


VOILA le sort, Madame la Marquise. Je vous ai laissée au milieu d’une douzaine d’adorateurs qui ne vous entendent pas ; et moi, qui sais vous comprendre, je ne vous entendrai pas de long-tems. Me voici à 1200 lieues de vos charmes, mais toujours près de votre esprit, qui vient sans cesse se retracer à ma mémoire. Je vous vois envoyer un de ces messieurs pour faire mettre vos chevaux, vous impatienter du compte qu’il vous rend des siens, accabler un autre d’épigrammes et de plaisanteries ; permettre à un quatrième de vous suivre au spectacle ; encourager un cinquième dans son amour malheureux ; ne point désespérer le fougueux qui prend sa violence pour de la passion, et qui espère vous séduire en vous disant qu’il fait sauter des fossés à son régiment : je vous vois enfin faire des frais pour un ou deux qui vous comprennent ; mettre votre esprit à fonds perdu avec les autres : mais je ne vois pas votre cœur en jeu dans tout cela. Deux ou trois menteurs de profession vous font des contes, dont vous n’êtes pas la dupe. Deux ou trois faiseurs se flattent de vous faire prendre leur parti dans les affaires qui commencent à s’embrouiller. Vous ne prenez que le parti des gens qui vous amusent : et vous adoptez pour opinions politiques celles qui vous inspirent les mots les plus piquans et les plus spirituels. Vous vous moquez du tiers et du quart : car il me semble que j’ai déjà entendu prononcer ce mot souligné à quelques-uns de vos ennuyeux notables. Les grands hommes de l’Amérique vous paroissent petits en Europe ; je ne les trouve pas non plus comme le vin de Bordeaux, qui n’a, pour être bon, qu’à passer la mer. Deux de vos adorateurs ont beau faire les bêtes pour vous convaincre de la passion que vous leur inspirez, un petit bout d’oreille les décèle encore comme plus aimables qu’aimans. Si, pour faire les aimables et les bons, ils ne donnent pas bientôt à gauche, rappelez-moi à leur souvenir. Si celui à côté de qui je suis logé s’égare jamais, ce sera par de bons motifs : et lui seul méritera de l’indulgence. Ce cher Ségur n’est séparé de moi dans cette galerie que par une cloison. Comme nous parlons de vous ! Comme je lui dis du mal de quelques personnes dont il pense du bien, et à qui il est si supérieur ! Gare la philosophie ! Mais, encore une fois, il sera le seul qui n’aura que de louables intentions.

Grâce pour vous, pleine de grâces, si l’envie de vous amuser fait croire aux sots que vous n’aimez pas plus Henri IV qu’un ligueur, et Gaston de Foix qu’un cordonnier de Paris ; et point de grâce pour ceux qui vous jugeront mal.

Je crois que cette lettre partira de Krementczuck. Le nom n’est pas lyrique ; mais accoutumez-vous à tous ceux que Lulli, et même Rameau, n’auroient pu que psalmodier. Nous ce traversons pas un pays de bergerie, ni de vendangeuses ; mais cela vous est égal : vous n’êtes pas champêtre. De plus grands objets nous occupent : par exemple, de mon superbe lit je vois Pereveosloff, où le pauvre Charles XII a passe le Boristhène pour aller se cacher à Bender. J’attends la fin de notre navigation pour vous en rendre compte ; je ne m’étois jamais embarqué que dans quelque petite aventure, et je menois ma barque tout comme un autre : jusqu’à ce que j’entre dans celle de Caron, je ne cesserai point de vous aimer et de vous le dire.


LETTRE III.

De Cherson


La flotte de Cléopâtre est partie de Kiovie dès qu’une canonade générale nous a appris le débâcle du Boristhène. Si on nous avoit demandé, quand on nous a vu monter sur nos grands ou petits vaisseaux, au nombre de 80, avec trois mille hommes d’équipage : que diable alloient-ils faire dans ces galères ? nous aurions pu répondre : nous amuser ; et voguent les galères. Car jamais il n’y a eu une navigation aussi brillante et aussi agréable. Nos chambres étoient meublées de taffetas chiné, avec des divans ; et lorsque chacun de ceux qui, comme moi, accompagnent l’Impératrice, sortoit ou rentroit dans sa galère, douze musiciens, au moins, que nous avons sur chacune, célébroient notre sortie et notre rentrée ; il y avoit quelquefois un peu de danger pour y revenir le soir, en quittant, après souper, la galère de l’Impératrice, puisqu’il falloit remonter le Boristhène, et souvent contre le vent, dans une petite chaloupe. Même pour qu’il y eût de tout, nous avons essuyé une tempête, où deux ou trois galères ont échoué sur des bancs de sable. Notre Cléopâtre ne voyage pas pour séduire des Marc-Antoine, des Octave et des Césars. Notre Empereur est déjà séduit par l’admiration. Cléopâtre n’avale point des perles, mais en donne beaucoup : elle ne ressemble à l’ancienne que parce qu’elle aime les belles navigations, la magnificence et l’étude. Elle a certainement donné plus de 200 mille volumes aux bibliothèques de son Empire. C’étoit le nombre si vanté de celle de Pergame, avec laquelle la Reine d’Égypte rétablit celle d’Alexandrie. Après les fêtes de Krementczuck, données par le prince Potemkin, qui, dans un jardin anglois vraiment magique, avait fait transplanter des arbres étrangers aussi gros que lui, nous sommes débarqués aux cataractes de Keydac, ancienne capitale des Zaporogues, brigands aquatiques. L’Empereur Joseph est venu à notre rencontre, au milieu de tous les prestiges de féerie qui se sont renouvelés à notre arrivée. Ce qui l’a le plus étonné et intéressé, car il est grand musicien, c’est une cinquantaine d’ut, de ré, de mi, un concert enfin dans lequel plusieurs musiciens jouent la même note ; et ce concert est une musique céleste, car elle est trop extraordinaire pour être connue sur la terre. J’ai oublié de vous dire que le roi de Pologne nous a attendu à Kanieve sur le Boristhène ; il y a dépensé trois mois et trois millions pour voir l’Impératrice pendant trois heures. J’allai dans une petite pirogue Zaporavienne l’avertir de notre arrivée. Une heure après, les grands seigneurs de l’Empire vinrent le chercher dans une brillante chaloupe, et en y mettant le pied, il leur dit, avec le charme inexprimable de sa belle figure et de son joli son de voix : — Messieurs, le roi de Pologne m’a chargé de vous recommander le comte Poniatowsky. — Le dîner fut très-gai ; on but à la santé du Roi, à une triple décharge de toute l’artillerie de notre flotte. En sortant de table, le Roi chercha son chapeau qu’il ne put pas trouver. L’Impératrice, plus adroite, vit où il étoit, et le lui donna. — Deux fois couvrir ma tête, dit le Roi galamment, en faisant allusion à sa couronne ! Ah ! Madame, c’est trop me combler de bienfaits et de reconnoissance. — Notre escadre s’etoit formée devant les fenêtres an Roi, qui s’en retourna pour nous donner à souper. Une représentation du Vésuve, pendant toute la nuit que nous passâmes à l’ancre, éclairoit les monts, les plaines et les eaux, mieux que le plus beau soleil en plein jour, et doroit ou enflammoit la nature. Nous ne savons plus ce que c’est que la nuit.

L’Impératrice n’a jamais si bien connu les charmes de la société ; et comme nous sommes un ou deux qui ne jouons jamais, elle nous sacrifie la petite partie qu’elle faisoit autrefois par contenance. L’autre jour le grand-écuyer Narischkin, le meilleur et le plus enfant des hommes, lance au milieu de nous une toupie dont la tête étoit plus grosse encore que la sienne. Après un bourdonnement et des sauts qui nous amusèrent beaucoup, elle éclate en trois ou quatre morceaux, avec un sifflement affreux, passe entre S. M. I. et moi, blesse une couple de nos voisins et frappe à la tête le prince de Nassau l’invulnérable, qui a été se faire saigner deux fois. L’Impératrice nous dit hier à table : — Il est bien singulier que le vous, qui est au pluriel, se soit établi ; pourquoi a-t-on banni le tu ? — il ne l’est pas, lui dis-je, Madame, et peut encore servir aux grands personnages, puisque J. B. Rousseau dit à Dieu : Seigneur, dans ta gloire adorable, et que Dieu est tutoyé dans toutes nos prières, comme : Nunc demittis servum tuum, Domine. Eh bien, pourquoi donc, Messieurs, me traitez-vous avec plus de cérémonie ? Voyons, je vous le rendrai, Veux-tu bien me donner de cela, dit-elle au grand-écuyer ? — Oui, répondit-il, si tu veux me servir autre chose. — Il part de là pour un déluge de tutoiemens, à bras raccourcis, plus drôles les uns que les autres. Je mélois les miens de Majesté, et ta Majesté me paroissoit déjà assez. D’autres ne savoient ce qu’ils devoient dire, et la Majesté tutoyante et tutoyée avoit, malgré cela, toujours l’air de l’Autocratrice de toutes les Russies, et presque de toutes les parties du monde.

L’Impératrice nous a permis, au prince de Nassau et à moi, comme amateurs et peut-être connoisseurs, d’aller reconnoître Oczakof et dix vaisseaux Turcs qu’on est venu placer très-malhonnêtement au bout du Boristhène, comme pour arrêter notre navigation, en cas que LL. MM. II. voulussent aller par eau jusqu’à Kinburn. Quand l’Impératrice eut vu la position de cette flotte sur la petite carte qu’où lui présenta, Nassau lui offrit ses services pour l’en débarrasser. L’Impératrice donna une chiquenaude au papier, et se mit à sourire. Je regarde cela comme un joli avant-coureur d’une jolie guerre que nous aurons bientôt, j’espère. Je crus bien l’autre jour que c’étoit pour cela qu’on faisoit entrer dans le cabinet de l’Impératrice, où l’Empereur venoit d’arriver, un officier d’artillerie, un officier du génie et le prince Potemkin.

Vous savez, dit l’Impératrice, que votre France, sans savoir pourquoi, protège toujours les Musulmans. Sëgur pâlit, Nassau rougit, Filzherbert bâilla, Cobenzl s’agita, et je ris. Eh bien, point du tout } il n’avoit été question que de bâtir un magasin dans une des sept ances du fameux port de Sebastopol. Quand je parle de mes espérances à ce sujet à Segur, il me dit : — Nous perdrions les échelles du levant ; et je lui réponds : — Il faut tirer l’échelle après la sottise ministérielle que vous venez de faire par votre confession générale de pauvreté à l’assemblée ridicule des Notables. — Comment trouvez-vous que je réussisse auprès de l’Impératrice ? me dit un jour l’Empereur. — A merveille, Sire, lui dis-je. — Ma foi, il est difficile, ajouta-t-il, de se bien tenir avec vous autres. Par reconnoissance, par obligeance, par goût pour l’Impératrice, et par amitié pour moi, mon cher ambassadeur prend quelquefois son encensoir. Vous y jetez des grains aussi très-souvent, Dieu merci, pour nous tous. M. de Ségur fait des complimens bien spirituels et bien françois ; et votre Anglois lui-même décoche de tems en tems, comme malgré lui un petit trait de flatterie dont la tournure épigrammatique ne le rend que plus piquant.

On a lancé à l’eau trois vaisseaux, et je me suis amusé à me faire lancer aussi. Vous sentez bien que le bâtiment que je montois étoit un vaisseau de ligne. Les gazes, les blondes, les falbalas, les guirlandes, les perles €t les fleurs qui ornoient les baldaquins établis sur le rivage pour les deux Majestés, avoient l’air de sortir des magasins de mode de la rue Saint-Honoré. C’étoit l’ouvrage des soldats Russes, dont on fait des marchandes de modes, des matelots, des Popes, des musiciens ou des chirurgiens ; enfin tout ce qu’on veut, par un coup de baguette, qui n’est pourtant pas celui d’une fée charmante comme vous. Je m’en vais penser à vos enchantemens dans le pays des enchanteurs : nous partons dans l’instant pour la Tauride, où, si Iphigénie avoit été aussi aimable que vous, elle n’eût sûrement pas été sacrifiée, au moins de cette manière-là.


LETTRE IV.

De Barczisarai, ce 1 juin 1787.


JE comptois élever mon ame, en arrivant dans la Tauride, par les grandes choses vraies et fausses qui s’y sont passées. Mon esprit étoit prêt à se tourner vers l’héroïque avec Mithridate, le fabuleux avec Iphigénie, le militaire avec les Romains, les beaux-arts avec les Grecs, le brigandage avec les Tartares, et le mercantile avec des Génois. Tous ces gens-là me sont assez familiers : mais en voici bien d’un autre, vraiment ; ils ont tous disparu pour les Mille et une nuits. Je suis dans le Harem du dernier Kan de Crimée, qui a eu bien tort de lever son camp et d’abandonner, il y a quatre ans, aux Russes, le plus beau pays du monde. Le sort m’a destiné la chambre de la plus jolie de ses sultanes, et à Ségur celle du premier de ses eunuques noirs. Ma maudite imagination ne veut pas se rider ; elle est fraîche, rose et ronde comme les joues de madame la marquise. Il y a dans notre palais, qui tient du Maure, de l’Arabe, du Chinois et du Turc, des fontaines, des petits jardins, des peintures, de la dorure et des inscriptions partout ; entre autres dans la très-drôle et très-superbe salle d’audience, on lit en lettres d’or, en turc, autour de la corniche : En dépit des jaloux, on apprend au monde entier qu’il n’y a rien à Ispahan, à Damas, à Stampoul d’aussi riche qu’ici. Depuis Cherson, nous avons trouvé des campemens merveilleux, par leur magnificence asiatique au milieu des déserts : je ne sais plus où je suis, ni dans quel siècle je suis. Quand je vois tout d’un coup s’élever des montagnes qui se promènent, je crois que c’est un rêve : ce sont des haras de dromadaires qui, lorsqu’ils se mettent sur leurs grandes jambes, ressemblent, à une certaine distance, à des montagnes en mouvement. N’est-ce pas là, me dis-je, ce qui a fourni l’écurie des trois Rois, pour leur fameux voyage de Bethléem ? Je rêve encore, me dis-je, quand je rencontre de jeunes princes du Caucase, presque couverts d’argent, sur des chevaux d’une blancheur éblouissante. Quand je les vois armés d’arcs et de flèches, je me crois au tems du vieux ou du jeune Cyrus. Leur carquois est superbe ; mais les traits du votre sont plus piquans et plus gais. Quand je rencontre des détachemens de Circassiens, beaux comme le jour, dont la taille, enfermée dans des corps, est plus serrée que celle de madame de L, ; quand je trouve ici des Mourzas mieux mis que la duchesse de Choiseuil aux bals de la Reine, des officiers de Cosaques ayant plus de goût que Mlle Bertin pour se draper, et des meubles et vêtemens dont les couleurs sont aussi harmonieuses que celles de madame Lebrun dans ses tableaux, je ne reviens pas de mon étonnement. De Stare Krim, dont on a fait un palais pour y coucher une seule nuit, je découvre ce qu’il y a de plus intéressant dans deux parties du monde, et presque jusqu’à la mer Caspienne : je crois que c’est une parodie de la tentation de Satan, qui ne montra jamais rien de si beau à Notre-Seigneur. Je vois du même point, en sortant de ma chambre, la mer d’Azoph, la mer Noire, la mer de Zabache, et le Caucase. Le coupable qui y fut mangé (éternellement, je crois) par un vautour, n’avoit pas dérobé autant de feu que vous en avez dans les yeux et l’imagination ; du moins votre furet subtil et fou, l’abbé d’Espagnac, le diroit ainsi.

Je crois encore rêver quand, dans le fond d’une voiture à six places, qui est un vrai char de triomphe, orné de chiffres en pierres brillantes, je me trouve assis entre deux personnes, sur les épaules desquelles la chaleur m’assoupit souvent, et que j’entends dire en me réveillant, à l’un de mes camarades de voyage : — J’ai trente millions de sujets, à ce qu’on dit, en ne comptant que les mâles. — Et moi vingt-deux, répond l’autre, en comptant tout. — Il me faut, ajoute l’une, au moins une armée de six cents mille hommes, depuis Kamtschatka jusqu’à Riga. Avec la moitié, répond l’autre, j’ai juste ce qu’il me faut.

Ségur vous mandera combien ce camarade impérial lui a plu. Ségur a plu, en revanche, beaucoup à l’Empereur : ce monarque enchante tous ceux qu’il voit. Dégagé des soins de son empire, il fait le bonheur de ses amis par sa société. Il n’a eu qu’un petit moment d’humeur, l’autre jour, lorsqu’il a reçu des nouvelles de la révolte des Pays-Bas. Tous ceux qui avoient des terres en Crimée, comme tous les Mourzas, et ceux à qui l’Impératrice en a donné, comme moi, par exemple, lui ont prêté serment de fidélité » L’Empereur est venu à moi, et, me prenant par le ruban de ma toison, il m’a dit : — Vous êtes le premier de l’ordre qui ait prêté serment avec des seigneurs à barbe longue. — Il vaut mieux, lui dis-je, pour V. M. et pour moi, que je sois avec les gentilshommes Tartares qu’avec les gentilshommes Flamands.

Nous passons en revue, en voiture, tous les états et les grands personnages. Dieu sait comme nous les accommodons. — Plutôt que de signer la séparation de treize provinces, comme mon frère George, dit Catherine II, avec douceur, je me serois tiré un coup de pistolet. — Et plutôt que de donner ma démission, comme mon frère et beau-frère, en convoquant et rassemblant la nation pour parler d’abus, je ne sais pas ce que j’aurois fait, dit Joseph II.

Ils étoient aussi du même avis sur le Roi de Suède, qu’ils n’aimoient pas, et que l’Empereur, disoit-il, avoit pris en guignon en Italie, à cause d’une robe de chambre bleu et argent, avec une plaque de diamans. L’un et l’autre convinrent qu’il a de l’énergie, du talent et de l’esprit. — Oui, sans doute, leur dis-je, en le défendant, puisque les bontés qu’il m’a témoignées, et un grand caractère que je lui ai vu déployer, m’attachent à lui : V. M. devroit bien empêcher un libelle affreux dans lequel on ose traiter comme un Don Quichotte un prince bon, aimable et doué de génie.

Leurs Majestés Impériales se tâtoient quelquefois sur les pauvres diables de Turcs. On jetoit quelques propos en se regardant. Comme amateur de la belle antiquité et d’un peu de nouveautés, je parlois de rétablir les Grecs ; Catherine, de faire renaître les Lycurgues et les Solons. Moi, je parlois d’Alcibiade ; mais Joseph II, qui étoit plus pour l’avenir que pour le passé, et pour le positif que pour la chimère, disoit : — Que diable faire de Constantinople ?

On prenoit comme cela bien des îles et des provinces, sans faire semblant de rien, et je disois, en moi-même : — Vos Majestés ne prendront que des misères, et la misère. — Nous le traitons trop bien, dit l’Empereur, en parlant de moi ; il n’a pas assez de respect pour nous. Savez-vous, Madame, qu’il a été amoureux d’une maîtresse de mon père, et qu’il m’a empêché de réussir, en entrant dans le monde, auprès d’une Marquise, jolie comme un ange, et qui a été notre première passion à tous les deux ?

Point de réserve entre ces deux grands Souverains. Ils se contoient les choses les plus intéressantes. N’a-t-on jamais voulu attenter à votre vie ? Moi, j’ai été menacé ; Moi, j’ai reçu des lettres anonymes. Voici une histoire de confesseur, et des détails charmans et ignorés de tout le monde y etc.

L’Impératrice nous avoit dit un jour, dans sa galerie : — Comment fait-on des vers ? Écrivez-moi cela, Monsieur le comte de Ségur. — Il en écrivit les règles, avec des exemples charmans ; et la voilà qui travaille. Elle en fit six avec tant de fautes que cela nous fit beaucoup rire, tous les trois. Elle me dit : Pour vous apprendre à vous moquer de moi, faites-en tout de suite : je n’en essaierai plus ; m’en voilà dégoûtée pour la vie. C’est bien fait, dit Fitzherbert ; vous auriez dû vous en tenir aux deux que vous avez fait sur le tombeau d’une de vos chiennes :

Ci gît la duchesse Anderson
Qui mordit monsieur Rogerson.[2]

On me donna des bouts-rimés, avec ordre de les expédier bien vite ; et voici comme je les remplis en m’adressant à l’Impératrice.

A la règle des vers, aux lois de l’harmonie
Abaissez, soumettez la force du génie.
En vain il fait trembler l’ennemi de l’état,
En vain à votre empire il donne tant d’éclat.
Recherchez en rimant une paisible gloire,
C’est un chemin de plus au temple de mémoire.

Cela lui revint dans la tête à Barczisarai. — Ah ! messieurs, nous dit-elle, je m’en vais m’enfermer chez moi : et vous verrez. Voici ce qu’elle nous rapporta. Elle ne put pas aller plus loin.

Sur le soplia du Kan, sur des coussins bourrés.
Dans uu Kiosque d’or, de grilles entourés.

Vous vous doutez bien que nous l’avons accablée de reproches de n’avoir pas pu sortir de là, après quatre heures de réflexions et un si beau commencement ; car ou ne se passe rien en voyage.

Ce pays-ci est assurément un pays de roman ; mais il n’est pas romanesque, car les femmes y sont enfermées par ces vilains mahométans, qui ne connoissent pas la chanson de Ségur sur le bonheur d’être trompe par sa femme. La duchesse de L. me feroit tourner la tête si elle étoit à Achmeczet : et je ferois une chanson pour la maréchale de M. si elle habitoit Balaklava.

Il n’y a que vous, chère marquise, qu’on puisse adorer au milieu de Paris : adorer est le mot, car on n’y a pas le tems d’aimer.

Il y a ici plusieurs sectes de Dervis, plus plaisantes les unes que les autres, les tourneurs et les hurleurs : ce sont des jansénistes, plus fous encore que les anciens convulsionnaires : ils crient allah, jusqu’à ce qu’épuisés de forces, ils tombent à terre, dans l’espérance de ne s’en relever que pour entrer dans le ciel. Je laissai là, pour quelques jours, la cour dans les plaisirs, et montai et descendis le Tczetterdan, au risque de la vie, en suivant le lit raboteux des torrens, au lieu de chemins que je n’ai pas trouves. J’avois besoin de reposer mon esprit, ma langue, mes oreilles et mes yeux de l’éclat des illuminations : elles luttent pendant la nuit avec le soleil, qui n’est que trop sur notre tête tout le jour. Il n’y a que vous, chère marquise, qui sachiez être brillante sans fatiguer : je n’accorde ce don à personne autre qu’à vous, pas même aux astres.


LETTRE V.

De ParThenizza,


C’EST sur la rive argentée de la mer Noire ; c’est au bord du plus large des ruisseaux, où se jettent tous les torrens du Tczetterdan ; c’est à l’ombre des deux plus gros noyers qui existent et qui sont aussi anciens que le monde ; c’est au pied du rocher où l’on voit encore une colonne, triste reste du temple de Diane, si fameux par le sacrifice d’Iphigenie ; c’est à la gauche du rocher d’où Thoas précipitoit les étrangers ; c’est enfin dans le plus beau lieu et le plus intéressant du monde entier que j’écris ceci.

Je suis sur des carreaux et un tapis Turc, entouré de Tartares qui me regardent écrire, et lèvent les yeux d’admiration, comme si j’étois un autre Mahomet.

Je découvre les bords fortunés de l’antique Idalie, et les côtes de la Natolie ; les figuiers, les palmiers, les oliviers, les cerisiers, les abricotiers, les pêchers en fleurs répandent le plus doux parfum, et me dérobent les rayons du soleil ; les vagues de la mer roulent à mes pieds des cailloux de diamans. J’aperçois derrière moi, au travers des feuillages, les habitations en amphithéâtre de mes espèces de sauvages fumant sur leurs toits plats, qui leur servent de sallon de compagnie ; j’aperçois leur cimetière qui, par l’emplacement que choisissent toujours les Musulmans, donne une idée des champs élysées. Ce cimetière-ci est au bord du ruisseau dont j’ai parlé ; mais à l’endroit où les cailloux arrêtent le plus sa course, ce ruisseau s’élargit un peu à mi-côte, et coule ensuite paisiblement au milieu des arbres fruitiers, qui prêtent aux morts une ombre hospitalière. Leur tranquille séjour est marqué par des pierres couronnées de turbans, dont quelques-uns sont dorés, et par des espèces d’urnes cinéraires en marbre, mais grossièrement construites. La variété de tous ces genres de spectacles, qui donnent à penser, me dégoûte d’écrire : je m’étends sur mes carreaux, et je réfléchis.

Non, tout ce qui se passe dans mon ame ne peut se concevoir ; je me sens un nouvel être. Échappé aux grandeurs, au tumulte des fêtes, à la fatigue des plaisirs et aux deux Majestés Impériales de l’Occident et du Nord, que j’ai laissées de l’autre côté des montagnes, je jouis enfin de moi-même. Je me demande où je suis, et par quel hasard je me trouve ici ; et, sans m’en douter, je fais une récapitulation de toutes les inconséquences de ma vie.

Je m’aperçois que, ne pouvant être heureux que par la tranquillité et l’indépendance, qui Sont en mon pouvoir, et porté à la paresse du corps et de l’esprit, j’agite l’un sans cesse par des guerres, ou des inspections de troupes, ou des voyages, et que je dépense l’autre pour des gens qui souvent n’en valent pas la peine. Assez gai pour moi, il faut que je me fatigue à l’être pour ceux qui ne le sont pas. Si je suis un instant occupé de cent choses qui me passent par la tête dans une minute, ils me disent : vous êtes triste, c’est de quoi le devenir ; ou bien : vous vous ennuyez, c’est de quoi me rendre ennuyeux.

Je me demande pourquoi, n’aimant ni la gêne, ni les honneurs, ni l’argent, ni les faveurs, étant tout ce qu’il faut pour n’en faire aucun cas, j’ai passé ma vie à la cour dans tous les pays de l’Europe.

Je me rappelle que des espèces de hontes paternelles de l’Empereur François I.er, qui aimoit les jeunes gens bien étourdis, m’avoient d’abord attaché à lui ; qu’aimé ensuite d’une de ses amies, cela m’avoit long-tems fixé à sa cour ; car après avoir perdu, comme de raison, les bontés de cette charmante femme, celles de notre souverain me demeurèrent. A sa mort je me croyois, quoique très-jeune, un seigneur de la vieille cour, et j’étois déjà prêt à critiquer la nouvelle, sans la connoître, lorsque je m’aperçus que le nouvel Empereur savoit aussi être aimable et avoir des qualités qui font qu’on cherche plutôt son estime que sa faveur !

Certain qu’il n’aimoit pas à marquer de préférences, je pus me livrer à mon penchant pour sa personne, et, tout en blâmant la trop grande rapidité de ses opérations, j’en admirai plus des trois quarts, et je louerai toujours les bonnes intentions d’un génie aussi actif que fécond.

Envoyé à la cour de France dans l’âge le plus brillant et dans l’occasion la plus brillante, avec la nouvelle d’une bataille gagnée, je ne voulois plus y retourner. Le hasard fait arriver M. le comte d’Artois dans une garnison voisine de celle où j’inspectois des troupes.

J’y vais avec une trentaine de mes officiers Autrichiens bien tournés : il nous regarde, m’appelle, et, commençant en frère de Roi, il finit comme s’il étoit le mien ; on boit, on joue, on rit : libre pour la première fois, il ne savoit comment profiter de cette liberté. Ce premier jet de la gaieté et de la pétulance de la jeunesse me charme. La franchise et son bon cœur, qui paroissent toujours dans tout, me séduisent. Il veut que j’aille le voir à Versailles. Je lui dis que je le verrai à Paris, lorsqu’il y viendra ; il insiste, parle de moi à la Reine, qui m’ordonne de venir. Les charmes de sa figure et de son ame, aussi belles et aussi blanches l’une que l’autre, et l’attrait de la société m’y font passer tous les ans cinq mois de suite, sans m’éloigner presque un moment. Le goût pour le plaisir me conduit à Versailles ; la reconnoissance m’y ramène.

Le prince Henri parcourt des champs de bataille. La philosophie et l’instruction militaire nous rapprochent, je l’accompagne ; j’ai le bonheur de lui convenir. Bontés de sa part, empressement de la mienne, grande correspondance et rendez-vous à Spa et à Reinsberg.

Un camp de l’Empereur en Moravie attire le Roi de Prusse d’alors et celui d’aujourd’hui. Le premier s’aperçoit de mon adoration pour les grands hommes et m’attire à Berlin. Des relations avec lui et des marques d’estime et de bontés de la part du premier des héros, me comblent de gloire. Son neveu, le prince Royal d’alors, vient à Strasbourg. Quelques petites commissions d’amour, de confiance, d’argent et d’amitié pour une femme qu’il aimoit, nous avoient liés de loin, et, dans un pays si éloigné, malgré la différence désintérêts, des services et du rang, les étrangers se rapprochent. J’échappe aux tendres sentimens de deux autres Rois du Nord, La petite tête de l’un dérange bientôt tout-à-fait la tête trop vive de l’autre, et me sauve des fadeurs sans fin qu’on me promettoit dans le voyage que je devois faire à Copenhague et à Stockholm. J’en suis quitte pour donner des fêtes à l’un des Rois, et pour en recevoir de l’autre.

Mon fils Charles épouse une jolie petite Polonoise. Sa famille nous donne du papier au lieu d’argent comptant. C’étoient des prétentions sur la cour de Russie. Je me fais, on me fait Polonois en passant. Un fou d’Évêque, pendu depuis ce tems-là, oncle de ma belle-fille, s’imagine que j’ai été tout au mieux avec l’Impératrice de Russie, parce qu’il apprend qu’elle m’a traite à merveille, et se persuade que je serai Roi de Pologne, si j’ai l’indigénat. Quel changement, dit-il, dans la face des affaires de l’Europe ! Quel bonheur pour les Ligne et les Massalsky ! Je me moque de lui. Mais il me prend envie de plaire à la nation rassemblée pour une diète ; la nation m’applaudit. Je parle latin ; j’embrasse et caresse les moustaches. J’intrigue pour le Roi de Pologne, qui est lui-même un intrigant, comme tous les Rois qui ne restent sur le trône qu’à condition de faire la volonté de leurs voisins ou de leurs sujets. Il est bon, aimable, attirant ; je lui donne des conseils, me voilà tout-à-fait lié avec lui.

J’arrive en Russie : la première chose que j’y fais c’est d’oublier le sujet de mon voyage, parce qu’il me paroît peu délicat de profiter de la grâce avec laquelle on me reçoit chaque jour, pour obtenir des grâces. La simplicité confiante et séduisante de Catherine-le-Grand me captive ; et c’est son génie qui m’a conduit dans ce séjour enchanté.

Je le parcours des yeux ; je laisse reposer mon esprit, qui vient de me prouver que je n’avois point de tête, en me retraçant l’enchaînement de circonstances qui m’ont toujours fait faire ce que je ne voulois pas.

La nuit sera délicieuse. La mer, fatiguée du mouvement qu’elle s’est donné pendant le jour, est si calme qu’elle ressemble à un grand miroir, dans lequel je me vois jusqu’au fond de mon cœur. La soirée est admirable ; et j’éprouve dans mes idées la même clarté qui règne sur le ciel et sur l’onde.

Pourquoi, me dis-je à moi-même, suis-je occupé à méditer sur les beautés de la nature, plutôt que d’en jouir dans le doux repos dont je suis idolâtre ? c’est que je m’imagine que ce lieu-ci m’inspirera, et qu’au milieu de tant d’extravagances il me viendra peut-être une pensée qui fera du bien ou du plaisir à quelqu’un.

C’est peut-être ici qu’Ovide écrivoit ; peut-être il étoit assis où je suis. Ses élégies sont de Ponte : voilà le Pont-Euxin ; ceci a appartenu à Mithridate, Roi de Pont ; et comme le lieu de l’exil d’Ovide est assez incertain, j’ai plus de droit à croire que c’est ici qu’à Carantschebes, ainsi que le prétendent les Transilvains.

Leur titre à cette prétention c’est : Cara niia sedes, dont ils s’imaginent que la prononciation corrompue a fait le nom que je viens de citer. Oui, c’est Parthenizza, dont l’accent Tartare a changé le nom Grec, qui étoit Parthenion, et vouloit dire vierge ; c’est ce fameux cap Parthenion où il s’est passé tant de choses : c’est ici que la mythologie exaltoit l’imagination. Tous les talens au service des Dieux de la fable exerçoient ici leur empire, Veux-je un instant quitter la fable pour l’histoire ? je découvre Eupatori, fondée par Mithridate : je ramasse ici près, dans ce vieux Cherson, des débris de colonnes d’albâtre ; je rencontre des restes d’aqueducs et des murs qui me présentent une enceinte aussi grande à la fois que Londres et Paris. Ces deux villes passeront comme celle-là. Il y avoit les mêmes intrigues d’amour et de politique ; chacun croyoit y faire une grande sensation dans le nom ; et le nom même des pays, défigure par celui de Tartarie et de Crimée, est tombé dans l’oubli : belle réflexion pour Messieurs les importans ! Et en me retournant j’approuve la paresse de mes bons musulmans, assis, les bras et les pieds croises, sur leurs toits. Je trouve parmi eux un Albanois qui sait un peu l’Italien ; je lui dis de leur demander s’ils sont heureux, ou si je puis leur être utile, et s’ils savent que l’Impératrice me les a donnés. Ils me font dire qu’ils savent, en genéral, qu’on les a partagés, et qu’ils ne comprennent pas trop ce que cela veut dire ; qu’ils sont heureux jusqu’à présent ; que s’ils cessent de l’être ils s’embarqueront sur les deux navires qu’ils ont construits eux-mêmes, et qu’ils se réfugieront chez les Turcs, dans la Romanie. Je leur fais dire que j’aime les paresseux, mais que je veux savoir de quoi ils vivent. Ils me montrent quelques moutons couchés sur l’herbe, ainsi que moi : je bénis les paresseux. Ils me montrent leurs arbres à fruit, et me font dire que lorsque la saison de les cueillir est arrivée, le Kaimakan vient de Barczisarai pour en prendre la moitié : chaque famille en vend pour deux cents francs par an ; et il y a quarante-six familles tant à Parthenizza qu’à Nikita, autre petite terre qui m’appartient, et dont le nom grec signifie victoire. Je bénis les paresseux. Je leur promets d’empêcher qu’on ne les tourmente. Ils m’apportent du beure, du fromage et du lait, qui n’est point du tout de leurs jumens, comme chez les Tarlares. Je bénis les paresseux, et je retombe dans mes réflexions.

Encore une fois, que fais-je donc ici ? Suis-je prisonnier Turc ? Suis-je jeté sur cette côte par un naufrage ? Suis-je exilé comme Ovide ? Le suis-je par quelque cour ou par mes passions ? Je cherche et je me dis : point du tout. Après mes enfans et deux ou trois femmes que j’aime, ou crois aimer à la folie, mes jardins sont ce qui me fait le plus de plaisir au monde : il y en a peu d’aussi beaux. Je me plais à y travailler pour les embellir encore. Je n’y suis presque jamais. Je n’y ai jamais été dans la saison des fleurs, lorsque de petites forêts d’arbustes précieux parfument l’air. Je suis à 2000 lieues de tout cela. Possesseur de terres sur les bords de l’Océan, je me trouve dans mes terres sur le bord du Pont-Euxin. Une lettre de l’Impératrice m’arrive à 800 lieues de distance. Elle se souvient de nos conversations sur les beaux tems de l’antiquité ; elle me propose de la suivre dans ce pays enchanteur à qui elle a rendu le nom de Tauride, et, en faveur de mon goût pour les Iphigénies, elle me donne l’emplacement du temple dont la fille d’Agamemnon étoit prêtresse.

Oubliant enfin toutes les puissances de la terre, les trônes, les dominations, j’éprouvai tout d’un coup un de ces charmans anéantissmens que j’aime tant, lorsque l’esprit se repose tout~à-fait, lorsque l’on sait à peine qu’on existe. Que fait l’ame alors ? Je n’en sais rien, mais ce qu’il y a de sûr au moins, c’est que son activité est suspendue, et qu’elle a la jouissance et le sentiment de son repos.

Ensuite je fais des projets. Blasé presque sur tout ce qui est connu, pourquoi ne pas me fixer ici ? Je convertirai ces tartares musulmans en leur faisant boire du vin, et donnant à ma demeure l’air d’un palais, qui sera vu de loin par les navigateurs ; je bâtirai huit maisons de vignerons avec des colonnes et une balustrade qui en cachera les toits. Je dessine aussitôt ce qui auroit été exécuté incessamment sans la guerre à laquelle notre voyage de fête donna lieu.

Quel dommage, me dis-je alors, que la superstition de la religion grecque ait détruit ces beaux restes du culte des Dieux, si favorables à l’imagination ! Ces beaux lieux, néanmoins, réjouissent encore la vue par les blancs minarets, les longues et minces cheminées en forme d’aiguilles, et l’espèce d’architecture orientale qui donne son joli style même aux plus petites cabanes. Mes réflexions qui me retracent les ravages du tems, me font aussi penser à mes propres perles. Je trouve que rien ici-bas ne demeure dans une stagnation parfaite, et que dès qu’un Empire ne s’élève plus, il diminue : de même que le jour qu’on n’aime pas davantage, on aime moins. Aimer ! Quel mot ai-je prononcé ? Je fonds en larmes sans savoir pourquoi ; mais que ces larmes sont douces ; c’est un attendrissement général ; c’est un épanchement de sensibilité, sans en pouvoir fixer l’objet. Dans ce moment où tant d’idées se croisent à la fois, je pleure sans être malheureux ; mais, hélas ! me dis-je, en m’adressant à quelques personnes auxquelles je pense souvent : peut-être suis-je triste, peut-être l’êtes-vous aussi, d’être séparées de moi par des mers, par des déserts, des remords, des parens, des importuns et des préjugés. Peut-être suis-je triste pour vous, qui m’avez aimé sans me le dire, et que j’ai quittées faute de le deviner ? Peut-être le suis-je pour vous, esclaves superstitieuses de tant de devoirs ? L’amour des vers et des champs, nos lectures, nos promenades, mille rapports secrets nous avoient réunis sans nous en douter.

Mes larmes ne tarissent pas. Est-ce le pressentiment de quelque perte déchirante que je dois éprouver un jour ? J’éloigne cette idée affreuse ; je prie Dieu, et je me dis : cette mélancolie vague, telle qu’on la ressent dans la jeunesse, m’annonce peut-être un objet céleste, digne enfin de mon culte, et qui fixera pour toujours ma carrière. Il me semble que l’avenir avoit envie de se dévoiler à moi. L’exaltation et l’enthousiasme tiennent de si près au pouvoir de rendre des oracles !

Ainsi se peignoit dans ma mémoire le tableau de mes amours passés, présens et futurs. Hélas ! que ne puis-je de même me retracer les souvenirs de l’amitié ? J’ai des amis plus qu’un autre, parce que n’ayant des prétentions à rien dans aucun genre, mon histoire n’a rien d’extraordinaire, ni mon mérite rien d’alarmant. Je rencontre partout de ces amis de société avec qui l’on soupe et l’on joue toute }a journée ; mais en ai-je trouvé qui se soit assez occupé de moi pour que je lui aie de l’obligation ? Je meurs d’envie d’en avoir aux autres ; ils m’en ont eu quelquefois, et quoiqu’ils l’aient peu senti, j’ai encore le plaisir de faire de tems en tems des ingrats. La peur de l’être moi-même me fait préférer souvent l’excès contraire. Et un peu de duperie dans ce genre me paroît pardonnable. Sans pleurer sur l’humanité, sans aimer ni haïr trop les hommes, puisque haïr est fatiguant, je ne suis pas plus content d’eux que je ne le suis de moi. Mais en m’examinant, je ne me trouve qu’une bonne qualité, c’est d’être bien aise du bien qui arrive aux autres.

Je juge le monde et le considère comme les ombres chinoises, en attendant le moment où la faulx du tems me fera disparoître. Neuf ou dix campagnes que j’ai faites[3], une douzaine de batailles ou d’affaires que j’ai vues, viennent ensuite se présenter à moi comme un songe. Je pense au néant de la gloire qu’on ignore, qu’on oublie, qu’on envie, qu’on attaque et qu’on révoque en doute ; et une partie de ma vie pourtant, me dis-je à moi-même, s’est passée à chercher à la perdre, cette vie, en courant après cette gloire. Je n’attaque pas ma valeur, elle est peut-être assez brillante ; mais je ne la trouve pas assez pure : il y entre de la charlatanerie. Je travaille trop pour la galerie. J’aime mieux la valeur de mon cher bon Charles, qui ne regarde pas si on le regarde. Je m’examine encore. Je me trouva une vingtaine de défauts ; ensuite je pense au néant de l’ambition. La mort m’a enlevé ou m’enlèvera bientôt la faveur de quelques grands hommes de guerre, et de quelques grands Souverains. Le caprice, l’inconstance, la méchanceté me feront perdre mes espérances. L’intrigue m’éloignant de tout, me fera oublier des soldats qui avec quelque plaisir pourroient entendre encore la voix de leur Vizir. Sans regret pour le passé, ni crainte pour l’avenir, je laisse aller mon existence au courant de ma destinée.

Après m’être bien moqué de mon peu de mérite et de mes aventures de cour et d’armée, je m’applaudis de n’être pas encore pire ; je me félicitai surtout du grand talent de tirer parti de tout pour mon bonheur.

Je me jugeois, je me voyois ainsi tel que je suis dans cette vaste mer, qui réfléchissoit mon ame comme une glace réfléchit les traits du visage. Déjà les voiles de la nuit commencent à obscurcir le jour : le soleil est attendu sur l’horizon de l’autre hémisphère. Les moutons qui paissent auprès de mon tapis de Turquie appellent les Tartares, qui descendent gravement de leur toit, pour les enfermer à côté de leurs femmes qu’ils ont tenues cachées tout le long du jour. Les crieurs appellent à la mosquée du haut de leurs minarets. Je cherche de la main gauche la barbe que je n’ai pas ; j’appuie ma main droite sur mon sein, je bénis les paresseux et je prends congé d’eux, en les laissant aussi étonnés de me voir leur maître que d’apprendre que je voulois qu’ils fussent toujours le leur.

Je recueille mes esprits qui avoient été si épars, je rassemble au hasard mes pensées incohérentes. Je regarde autour de moi avec attendrissement ces beaux lieux que je ne reverrai jamais et qui m’ont fait passer la journée la plus délicieuse de ma vie. Un vent frais, qui s’éleva tout d’un coup, me dégoûta de la chaloupe qui devoit me mener par mer à Théodosie ; je monte sur un cheval Tartare, et, précédé de mon guide, je me replonge dans les horreurs de la nuit, des chemins, des torrens, pour repasser les fameuses montagnes, et retrouver au bout de quarante-huit heures, Leurs Majestés Impériales à Carassbazar.


LETTRE VI.

De Carassbazar.


J’ai quitté la méditation, et je rentre dans la vie active. J’ai trouvé en arrivant de nouveaux sujets d’admiration. Mais, avant de vous en parler, Madame la marquise, que je vous dise un mot sur la fidélité. Ne vous alarmez pas de ce mot, cela ne regarde ni vous, ni moi ; il s’agit d’un Tartare barbare à qui j’ai été confié, malgré la mauvaise réputation et l’air sauvage de ces gens-là : il m’auroit peut-être volé ou rossé s’il m’avoit rencontré ; mais comme je m’étois remis entre ses mains il auroit sacrifié sa vie pour me défendre. Je lui ai échappé un instant pour aller graver sur un rocher, à 50 pas dans la mer, un nom cher à mon cœur ; il m’a cherché partout, et, me croyant massacré, il étoit prêt à mettre le feu au village voisin, en attendant qu’il sût positivement ce que j’étois devenu. Comme je revenois sous la conduite de mon connétable, j’ai cru me tromper en voyant une maison au milieu de déserts odoriférans, mais plats et verts comme un billard. J’ai bien cru me tromper davantage en la trouvant blanche, propre, entourée d’un terrain cultivé, dont la moitié étoit un verger, et l’autre moitié un potager, que traversoit le plus pur et le plus rapide des ruisseaux ; mais j’ai été bien plus surpris encore d’en voir sortir deux figures célestes habillées en blanc, qui m’ont proposé de m’asseoir à une table couverte de fleurs, sur laquelle il y avoit du beurre et de la crème. Je me rappelai les déjeuners des romans anglois. C’étoit les filles d’un riche fermier que le ministre de Russie à Londres avoit envoyées au prince Potemkin, pour faire des essais d’agriculture en Tauride. J’en reviens aux admirations et aux merveilles. Nous avons trouve des ports, des armées et des flottes dans l’état le plus brillant. Cherson et Sebastopol surpassent tout ce qu’on peut en dire. Chaque jour est marque par quelque grand événement : tantôt une nuée de Cosaques des rives du Tanaïs manœuvrent autour de nous à leur manière ; tantôt les Tartares de la Crimée, infidèles jadis à leur Kan Sélim Gheray, parce qu’il voulut les enrégimenter, forment d’eux-mêmes des corps, pour venir au-devant de l’Impératrice. On a traversé pendant plusieurs jours des espaces immenses de déserts, d’où Sa Majesté a chassé les Tartares Zaporogues, Budjack et Nogays, qui, il y a dix ans, menaçoient ou ravageoient l’Empire. Ces lieux, étoient ornés de tentes magnifiques pour les déjeuners, goûters, soupers, dîners et couchers ; et ces campemens, décorés avec une pompe asiatique, presentoient le spectacle le plus militaire. Ces mêmes déserts seront bientôt transformés en champs, en bois et en villages : ils sont déjà l’habitation de plusieurs régimens, et ils deviendront bientôt celle de paysans qui s’y établiront, à cause de la bonté du terrain. L’Impératrice a laissé dans chaque ville de gouvernement pour plus de cent mille roubles de présens. Chaque jour de repos étoit marqué par le don de quelques diamans, des bals, des feux d’artifice et des illuminations, à dix lieues à la ronde. D’abord des forêts en feu paroissoient sur les montagnes, puis des buissons ardens se rapprochant de nous, deviennent des bûchers immenses.

Encore une petite remarque sur tant de pays que nous parcourons. Les sujets de cet empire, qu’on a la bonté de plaindre si souvent, ne se soucieroient pas de vos États Généraux ; ils prieroient les philosophes de ne pas les éclairer, et les grands Seigneurs de ne pas leur permettre de chasser sur leurs terres. Maigré la chicanne qu’ils font au Saint-Esprit, ils n’en sont pas maltraités, et sont plus fins qu’on ne pense : ils ont besoin de baiser la main de leurs Popes, et de se prosterner devant la souveraine pour être soumis. Du reste, ils ne sont esclaves que pour ne pas se faire du mal, ni à eux, ni aux autres ; mais ils sont libres de s’enrichir, ce qu’ils font souvent, comme on peut le voir par la magnificence des différens costumes des Provinces. L’Impératrice, qui ne craint pas de passer pour être gouvernée, donne à ceux qu’elle emploie toute l’autorité et la confiance possible : il n’y a que pour faire du mal qu’elle ne donne d’autorité à personne. Elle se justifie de sa magnificence en disant, que de donner de l’argent lui en rapporte beaucoup, et que son devoir est de récompenser et d’encourager. Elle se justifie d’avoir crée un grand nombre d’emplois dans ses provinces, parce que cela fait circuler les espèces, élève des fortunes, et oblige des gentilshommes à demeurer dans leurs terres, plutôt qu’à Pétersbourg ou à Moscou. Si elle a bâti en pierres 267 villes, c’est dit-elle, parce que tous les villages de bois, brûlés si souvent, lui coûtoient beaucoup. Si elle a crée une flotte superbe dans la mer Noire, c’est parce que Pierre I aimoit la marine. Elle a toujours quelque excuse de modestie pour toutes les grandes choses qu’elle fait. On n’a pas d’idée du plaisir qu’il y a à la suivre.

Adieu, chère Marquise. J’entends déjà des millions d’Allah que font retentir vers l’orient nos bons musulmans, pour notre heureux voyage. On apprend à hurler avec les mahométans : et je me surprends quelquefois à invoquer Mahomet tout comme un autre. Puisse-t-il verser sur votre joli visage la rosée de ses bénédictions, pour qu’il soit toujours aussi frais que la fleur du matin.


LETTRE VII.

De Caffa, ou l’ancienne Théodosie.


LE charme dure encore, mais Il est prêt à finir. Voici une grande ville remarquable par ses mosquées, ses bains, ses anciens temples, ses anciens magasins de commerce, son port, et enfin par tous les restes d’une grandeur qui va se renouveler.

Je suis entré dans plusieurs cafés et plusieurs boutiques. J’ai vu ici des étrangers des pays les plus éloignés ; des Grecs, des Turcs d’Asie, des manufacturiers d’armes de Perse et du Caucase. Il n’y a de civil, me suis-je dit en les voyant, que les gens qui ne sont pas civilisés. On se fait ici une mine douce et plus ou moins respectueuse en s’abordant. La langue est noble comme le Grec ou l’Espagnol : elle n’a ni le sifflement, ni la grossièreté, ni le traînant, ni le chanté, ni l’ignoble des langues de l’Europe. Un Tartare seroit bien étonné, en arrivant dans la ville de l’urbanité et de la grâce par excellence, d’entendre sur le Boulevard un cocher parler à ses chevaux, ou, sur la place Maubert, une dame de la Halle causer avec sa voisine. Quelle comparaison aussi entre l’insolence, l’avarice et la saleté des nations de l’Europe, et la bonhomie et la propreté de celle-ci ! rien ne s’y ait sans être précédé et suivi de libations. La libation dont les barbiers de cheveux régalent leurs patiens est un peu extraordinaire : ils prennent une tête entre leurs genoux, et font couler sur cette tête une de leurs fontaines.

Je n’ai aperçu qu’une seule femme : c’est une Princesse du sang, la nièce du dernier sultan Saym Gheray. L’Impératrice, devant qui elle se dévoila, m’a fait cacher derrière un écran : elle étoit belle comme le jour, et avoit plus de diamans que toutes nos femmes de Vienne ensemble, et c’est beaucoup dire. Je n’ai vu, du reste, en fait de visages, que ceux d’un bataillon d’Albanoises d’une petite colonie macédonienne établie à Balaclava : 200 jolies femmes ou filles, avec des fusils, des baïonnettes et des lances, avec des seins d’amazone, et des cheveux longs et tressés avec grâce, étoient venues à notre rencontre pour nous faire honneur, mais point par curiosité. Il n’y a point de badauds dans ce pays-ci : la badauderie appartient, ainsi que l’impertinence et la flatterie, à la civilisation. On n’a ni couru après nous, ni fui notre présence ; on nous regardoit avec indifférence, sans dédain, et même avec une sorte de bienveillance, lorsque nous nous arrêtions pour faire quelque question.

Si les moines ne commençoîent pas à être persecutés à force de tolérance dans les pays philosophes, je dirois que, Dieu merci, il n’y a point ici de mendians ni de capucins. La plus mauvaise couchette du plus pauvre des Tartare, dont aucun ne demande et n’a besoin de charité, est un assez beau tapis Turc, avec des coussins étendus sur une planche bien large. La nouvelle population de ce superbe amphithéâtre sur les bords de la mer Noire sera fort heureuse ; et l’ancienne, qui habitoit les environs des Lacs salés, étoit sans cesse exposée à la peste. Si l’ennui, qui gagne insensiblement la société par les gens d’esprit et les femmes de bien qui s’y introduisent, si cet ennui devient trop fort à Paris, même dans votre sallon, sauvez-vous ici, chère Marquise ; je vous recevrai bien mieux que mon prédécesseur Thoas.


LETTRE VIII.

De Toula.


HÉLAS ! voilà que nous revenons. Savez-vous que j’ai été au moment de vous aimer, même de l’Asie, et de vous l’écrire d’Azoph ? Une maudite prudence ; des médecins et des ministres, quoique l’Impératrice ne croie ni aux uns ni aux autres, nous ont empêché de sortir de l’Europe, si tant est que l’on puisse appeler ainsi ce que nous avons vu, et ce qui lui ressemble si peu. Je sais qu’il n’est pas à la mode de croire ni les voyageurs, ni les courtisans, ni le bien qu’on dit de la Russie. Ceux même d’entre les Russes qui sont fâchés de n’avoir pas été avec nous, prétendront qu’on nous a trompés, et que nous trompons. On a déjà répandu le conte ridicule qu’on faisoit transporter sur notre route des villages de carton de cent lieues à la ronde ; que les vaisseaux et les canons étoient en peinture, la cavalerie sans chevaux, etc. Voilà deux mois que je jette l’argent par les fenêtres ; cela m’est déjà arrivé, mais pas de cette manière-ci ; ce sont des millions que j’ai peut-être déjà distribués : voici comme cela se fait. À côté de moi, en voiture. il y a un grand sac vert, comme celui où vous mettrez vos livres de prières quand vous serez dévote. Ce sac est rempli d’impériales, pièces de quatre ducats. Les habitans des villages voisins, et même de 10, 15 et 20 lieues, viennent sur notre passage pour voir l’Impératrice. Voici comme ils s’y prennent : un bon quart d’heure avant qu’elle arrive, ils se couchent ventre à terre, et ne se relèvent qu’un quart d’heure après que nous avons passés ; ce sont ces dos et ces têtes baisant la terre que j’écrase d’or, au grand galop ; et cela arrive dix fois par jour.

Je sais très-bien ce qui est escamotage : par exemple, l’Impératrice, qui ne peut pas courir à pied comme nous, doit croire que quelques villes pour lesquelles elle a donné de l’argent sont achevées, tandis qu’il y a souvent des villes sans rues, des rues sans maisons et des maisons sans toit, portes ni fenêtres. On ne montre à l’Impératrice que les boutiques bien bâties en pierres, et les colonnades des palais des gouverneurs-généraux, à quarante-deux desquels elle a fait présent d’une vaisselle d’argent de cent couverts. On nous donne souvent, dans les capitales des provinces, des soupers et des bals de deux cents personnes, ; Les fourrures, les chaînes d’or des femmes de marchands, et les espèces de bonnets de grenadiers ornés de perles annoncent la richesse. C’est un fort beau coup-d’œil, dans ces salles immenses, que les costumes des gentilshommes et de leurs femmes. Les gouvernemens d’Orient portent le brun, l’or et l’argent ; les autres, le rouge et le bleu céleste.

Il y a ici une des plus belles fabriques d’armes qu’on puisse voir ; outre cela on y travaille l’acier presque aussi bien qu’en Angleterre. Je suis couvert de présens, dont je ne sais que faire. L’Impératrice achète tout ce qu’il y a, pour le donner et encourager en même tems la manufacture.

J’ai un tabouret, un parapluie, une table, une canne, un nécessaire damasquine ; tout cela m’est fort utile, comme vous sentez bien, et commode à emporter.

Voyez, me disoit quelquefois l’Impératrice, en me montrant dans les gouvernemens de Karskoff et de Kursk, les champs aussi bien cultivés qu’en Angleterre, et une population presqu’aussi nombreuse ; voyez si l’abbé Chappe, qui ne voyoit rien à travers ses glaces de bois, fermées à cause du froid, n’a pas eu tort de prétendre qu’il n’y a que des déserts en Russie. Je ne garantis pas que quelque seigneur de village, abusant de son pouvoir, ce qui peut arriver de même partout, n’ait pas fait quelquefois pousser des cris de joie, le fouet à la main, pour étouffer des cris de misère. Mais dès que ces seigneurs sont accusés par les gouverneurs des provinces, on les punit, et sûrement les houra que nous avons entendus sur notre route, étoient hurlés de bon cœur et avec des visages très-rians. —

Comme dans plusieurs courses j’ai quitté l’Impératrice, j’ai trouvé bien des choses que les Russes mêmes ne connoissent pas ; des établissemens superbes commencés, des manufactures, des villages bâtis en rues bien alignées, entourés d’arbres et traversés par des ruisseaux. Tout ce que je vous dis est vrai, d’abord parce que je ne ments jamais qu’aux femmes qui ne vous ressemblent pas ; ensuite parce que personne ici ne lit mes lettres, et puis l’on ne flatte pas les gens qu’on voit depuis six heures du matin jusqu’à dix du soir ; au contraire même, on a souvent, en voiture, de l’humeur les uns contre les autres. Je me souviens d’un, jour qu’on parloit de courage ; l’Impératrice me dit : — Si j’avois été homme j’aurois été tué avant d’être capitaine. — Je lui répondis : — Je n’en crois rien, Madame, car je vis encore. — Je m’aperçus qu’après avoir été quelque tems à comprendre ce que je voulois dire, elle se mit à rire sous cape de ce que je la corrigeois, de croire qu’elle eût été plus brave que moi et tant d’autres. Une autrefois je disputois avec elle bien sérieusement sur la cour de France. Et comme elle ajoutoit un peu foi à quelques brochures qui couroient les pays étrangers, je lui dis presque avec aigreur : — Madame, on ment au Nord sur l’Occident, comme à l’Occident sur le Nord ; il ne faut pas plus croire les porteurs de chaise de Versailles que les Iswaschick de Czarskozelo. — Nous regardons le reste du voyage comme une bagatelle ; car nous n’avons malheureusement plus que quatre cents lieues à faire. Il nous a toujours fallu six cents chevaux à chaque relais ; toutes nos voitures sont pleines de pêches et d’oranges ; nos valets sont ivres de vin de Champagne, et je meurs de faim ; car tout est froid et détestable à la table de l’Impératrice, qui n’y reste pas assez long-tems, et qui, pour dire quelque chose d’agréable ou d’utile, s’y met avec tant de lenteur, que rien n’est chaud, excepté l’eau que l’on boit ; car l’agrément de ce pays-ci est que l’été y est plus brûlant qu’en Provence. En Crimée j’ai cru étouffer du souffle de brasier qu’on y respire. Un autre agrément de ce pays, c’est de n’avoir aucune nouvelle de votre petite Europe, à vous autres. Je ne crois pas que mes lettres vous arrivent ; je n’en recevrai plus de vous, si, comme je l’espère, la guerre éclate l’un de ces jours avec les bons mahométans ; et il faudra se dépêcher de les battre pour vous aller voir bien vite, ma chère Marquise, ou vous adorer, comme une divinité, sans vous voir.


LETTRE IX.

De Moscou.


EN voici bien d’un autre. Cette ville, qui donne, à certains égards, quelqu’idée d’Ispahan, ressemble à quatre ou cinq cents châteaux de grands seigneurs, qui seroient venus, avec leurs villages sur des roulettes, se réunir pour vivre ensemble. Cherchez dans les géographies, les dictionnaires et les voyages tout ce qui regarde Moscou, et dites que je vous l’ai mandé ; mais ce que vous n’y trouverez pas, c’est que les plus grands seigneurs de l’empire, ennuyés de la cour, sont ici frondant et grondant tout à leur aise ; l’Impératrice ne le sait qu’en gros, et ne veut pas le savoir en détail ; elle n’aime point la police pour les propos et l’espionnage de l’intérieur. — Que pensez-vous, me dit-elle, de ces messieurs ? — Ce sont de belles ruines, lui dis-je, en regardant trois ou quatre anciens grands chambellans, généraux en chef, etc. — Ils ne m’aiment pas beaucoup, dit-elle ; je ne suis point à la mode à Moscou ; peut-être que j’ai eu tort visà-vis de quelques-uns d’entr’eux, ou qu’il y a eu du malentendu. —

L’Impératrice n’étoit plus Cleopâtre à Alexandrie ; d’ailleurs César nous avoit quittés pour s’en retourner chez lui. Le roman disparut et fit place à la triste réalité. Alexis Orloff eut le courage d’apprendre à S, M. I. que la famine se montroit dans quelques gouvernemens : les fêtes s’arrêtèrent. La bienfaisance vint remplacer la magnificence, et le luxe céda à la nécessité. On ne jette plus d’argent, on le distribue. Les torrens de vin de Champagne s’arrêtent ; des milliers de chariots de pain succèdent aux bateaux chargés d’oranges. Un nuage a obscurci un instant le front auguste et serein de Catherine-le-grand, elle s’est enfermée avec deux de ses ministres, et n’a repris sa gaieté qu’au moment de remonter en voiture.

Si Vous connoissiez notre archevêque, vous l’aimeriez à la folie, et il vous le rendroit ; il s’appelle Platon, et vaut mieux que l’autre, qu’on appeloit le Divin : ce qui me prouve qu’il est Platon l’humain, c’est que hier, en sortant de son jardin, la princesse Galiczia lui demanda sa bénédiction, et il prit une rose avec laquelle il la lui donna.

Si j’étois un La Rochefoucault, un d’Albon, etc., je vous entretiendrois de la culture des terres et des finances de l’empire ; mais je n’ai pas l’honneur de m’y connoître. Oh ! quant aux finances, j’y al pourtant travaillé ; car je crois qu’en sterlets du Volga, veau d’Arcangel, fruits d’Astracan, glaces, confitures et vins de Constance, j’ai dépensé à la couronne une somme immense.

Demandez-en pardon à vos pédans ennemis des abus ; je suis un abus de ce pays-ci, et je m’en trouve bien et les autres aussi. Nos abus des bonnes et vraies monarchies font du bien à beaucoup de monde : et si l’on vouloit les supprimer, vous verriez renaître des Pugatcheff. Que le ciel vous en préserve !

Il me semble que je vous verrai demain ou après-demain. Voilà plus de 1800 lieues que je marche vers vous ; et il n’y a plus que 2200 pour arriver. A vous revoir donc bientôt, chère Marquise, ou à vous écrire de Constantinople, si tout ceci continue à s’embrouiller. Je ne vous dis rien de l’état de mon cœur ; le vôtre est en loterie : j’y ai mis. Que sait-on ! Et puis encore quand je n’y aurois pas mis, le hasard ne peut-il pas venir au devant de moi ?

Je crois en vérité que je donne dans le précieux ; ce n’est pourtant ni votre genre, ni le mien. Ceci a l’air de la carte du pays de tendre ; mais nous nous perdrions tous les deux dans ce pays-là. Vive celui-ci, si nous y étions ensemble ! Il vaut mieux être tartare que barbare, et c’est ce que vous êtes souvent pour votre cour. Souvenez-vous toujours de celui qui est le plus digne d’en être. J’aime mon état d’étranger partout, vous adorant, mais propriétaire ailleurs. François en Autriche, Autrichien en France ; l’un et l’autre en Russie, c’est le moyen de se plaire en tous lieux, et de n’être dépendant nulle part.

Nous touchons au moment de quitter la fable pour l’histoire, et l’Orient pour le Nord. J’aurai toujours pour vous le Midi dans mon cœur. Que dites-vous de ce trait piquant ? Il a du moins, vous en conviendrez, le mérite du naturel.


LETTRES


A l’Empereur J o s e p h, au mois de Décembre 1787.

D’Élisabeth-Gorod.


JE voudrois signaler mon arrivée en rendant bon compte à Votre Majesté Impériale de ses ennemis et de ses amis ; mais les premiers sont trop loin, et les seconds trop égoïstes. Quelle différence entre cette année et l’année passée ! Quel beau zèle, Sire, vous aviez trouvé ici !

L’Impératrice m’avoit impatienté plusieurs fois, en me demandant si les Autrichiens avoient pris Belgrade. Je lui répondis à la dernière question que le bacha d’Oczakow étoit trop galant pour se rendre sans son consentement. Enfin j’arrive. Quel tems ! quel chemin ! quel hiver ! quel quartier-général que cette Elisabeth !

Je suis confiant, moi ; je crois toujours qu’on m’aime, et je me figurai que le prince Potemkin seroit charmé de me voir. Je lui saute au cou ; je lui demande à quand Oczakow ? — Eh ! mon Dieu, dit-il, il y a 18,000 hommes de garnison ; je n’en ai pas tant dans mon armée. Je manque de tout : je suis le plus malheureux des hommes, si Dieu ne m’aide. — Comment, lui dis-je, l’histoire de Kinburn ?… le départ de la flotte… tout cela ne servira donc à rien. J’ai couru jour et nuit. On me disoit que vous commenciez déjà le siège. — Hélas ! dit-il, plaise à Dieu que les Tartares ne viennent pas ici mettre tout à feu et à sang. Dieu m’a sauvé (je ne l’oublierai point) ; il a permis que je ramassasse ce qu’il y a de troupes derrière le Bog. C’est un miracle que j’aie conservé jusqu’ici tant de pays. — Où sont donc les Tartares, lui dis je ? Mais partout, me répond le prince ; et puis il y a un Séraskier avec beaucoup de Turcs du côté d’Ackerman ; 12,000 Turcs dans Bender ; le Niester gardé, et 6000 dans Choczim.

Il n’y avoit pas un mot de vrai dans tout cela. Mais pouvois-je imaginer qu’il voulût tromper celui dont je croyois qu’il avoit besoin ? Si j’ai été malheureux dans toute ma mission politico-militaire, je l’ai bien mérité. J’ai été, comme disoit le maréchal Neiperg à sa paix de 1709, un Lucifer précipité par mon orgueil : je croyois commander les deux armées russes.

Je dis au prince que j’avois déconseillé à l’Impératrice l’envoi de la flotte dans la méditerranée, que cet envoi coûteroit beaucoup, et ne feroit rien pour l’objet général. Quoique l’Impératrice m’eût dit ce projet à l’instant même où elle le conçut, le prince vouloit me faire croire que c’étoit le sien. Quelques jours après, l’ayant oublié, il dit qu’il avoit écrit à l’Impératrice de ne pas faire partir sa flotte. — Mais voilà, dit-il, comme elle fait, cette femme, surtout lorsque je n’y suis pas : toujours du gigantesque. Et pourquoi a-t-elle répondu aussi grossièrement à la Prusse, qui lui offroit 50,000 hommes ou de l’argent ? Toujours sa maudite vanité.

— Voilà, lui dis-je, une lettre de l’Empereur qui doit servir de plan pour toute la guerre ; elle contient la marche des opérations ; c’est à vos différens corps à détailler tout cela ensuite, d’après les circonstances. Sa Majesté me charge de vous demander ce qu’on veut faire. — Le prince me dit qu’il m’en rendroit compte le lendemain par écrit.

J’attends un jour, deux, trois, huit, quinze ; enfin m’arrive tout son plan de campagne, et je n’en ai pas eu d’autre. Le voici : Avec l’aide de Dieu j’attaquerai tout ce qui sera entre le Bog et le Niester.

Quoiqu’il n’y ait pas dans tout ceci le mot pour rire, voici une chose qui m’en a donné envie. Nos cosaques, à force de courir, ont pris quatre vilains Tartares qui n’ont pas même l’honneur d’être Turcs. Le prince me fait venir : ils étoient devant lui avec l’air consterne. Je tremble d’abord, mais j’espère bientôt après qu’il est trop humain pour leur faire couper la tête. Ces quatre hommes, qui ne partageoient pas mon espérance, ëprouvoient mes craintes. Le prince les fait saisir ; je tremble encore bien plus, mais je ne vois pas de sabre levé. Dans l’instant, on les précipite dans une cuve immense que je n’avois pas remarquée. — Voilà, grâce au ciel, me dit le prince, les Mahométans baptisés par notre immersion grecque. — Et bien enrhumés, lui dis-je ; mais Dieu soit loué.

Il avoit eu une idée unique, celle de former un régiment de juifs qui s’appeloit Israelowsky. Nous en avions déjà un escadron qui faisoit mon bonheur, car les barbes qui leur tomboient jusqu’aux genoux, tant leurs étriers étoient courts, et la peur qu’ils avoient à cheval leur donnoient l’air de singes. On lisoit leur inquiétude dans leurs yeux ; et les grandes piques qu’ils tenoient de la manière la plus comique, faisoient croire qu’ils avoient voulu contrefaire les cosaques.

Je ne sais quel maudit pape a persuadé à notre maréchal qu’un rassemblement quelconque étoit contraire à la sainte Écriture.


Au mois d’avril 1788.

D’Élisabeth-Gorod.


SI nous avions des vivres, nous marcherions. Si nous avions des pontons, nous passerions des rivières. Si nous avions des boulets et des bombes, nous assiégerions ; on n’a oublié que cela : le prince en fait venir par la poste. Ce transport et l’achat des munitions coûtent trois millions de roubles.

Je prie Votre Majesté de me garantir de l’indignation du conseil de guerre et de la chancellerie d’état. Mais, quand même je le voudrois, je n’ai rien à leur écrire, car nous ne faisons rien.

D’ailleurs, Sire, l’amie intime et bien vraie de votre auguste personne ne voudroit pas que ce qu’elle me dit ou m’écrit fût su de vos ministres et des autres cours. Par exemple, pourrois-je dire à personne ce que j’ai mandé à Votre Majesté, que si je pouvois obtenir d’elle que le prince de Cobourg entrât seulement en Moldavie, l’Impératrice nous donnoit sa parole impériale que nous aurions Choczim et le Raya à la paix, quelque paix que l’on fasse ?

L’Impératrice en est très-pressée, et voudroit que la guerre se dépêchât ; car elle ne sait pas si la Prusse ne travaille pas déjà la t*ete chaude et de travers du roi de Suède. C’est pour le coup que si, d’ici là, l’on n’arrête pas les têtes trop légères ou trop profondes de la nation françoise, et les projets impuissans des mécontens flamands, toute notre partie du monde sera embrasée. Il n’y a pas moyen d’embraser l’Asie pour sauver l’Europe. Nous avons ici des ambassadeurs persans qui viennent s’excuser, en disant qu’une révolte chez eux les empêche de déclarer la guerre aux Turcs.

Il me semble, Sire, que vous n’êtes pas plus heureux en révolte de votre côté, et que Mahmoud, bacha de Scutari, se raccommode avec la Porte.

Voilà ce que nous ont rapporté les émissaires que le prince Potemkin a envoyés dans ce pays-là ; mais je ne garantis jamais ses nouvelles, parce que c’est encore le caractère de cet enfant d’avoir de la malice.

L’autre jour je lui reprochois notre inaction. Il s’est fait arriver un courrier, un quart d’heure après, avec la nouvelle d’une bataille gagnée dans le Caucase. — oyez, me dit-il, si je ne fais rien ; je viens de tuer dix mille Circassiens, Abyssiniens, Immarettes et Géorgiens ; et j’ai déjà tué cinq mille Turcs à Kinburn. — Je suis charmé, lui ai-je répondu, d’avoir eu tant de gloire sans m’en douter, car je ne vous ai point quitté.

Comme il est permis d’avoir de l’humeur lorsqu’on a en la fièvre pendant quinze jours, et comme il faut ici bouder et se fâcher pour renouveler son crédit, j’ai dit l’autre jour que j’allois faire venir six mille Croates pour m’emparer d’Oczakow, qu’on respecte tant dans cette armée.

Malgré tous les torts de mon commandant d’armée, il a une bonne qualité, c’est beaucoup d’attachement pour la maison d’Autriche. Votre Majesté Impériale a pour elle la galerie et les salons de l’Hermitage, mais point le cabinet.

À propos de cela, je ne sais ce qui a pris l’autre jour au prince Potemkin : au milieu des diamans avec lesquels il fait des dessins sur sa table, il y avoit une superbe toison de cent mille roubles ; étoit-ce pour me dire qu’il engageroit l’Impératrice à m’en faire présent si je lui écrivois que tout va bien, ou pour me faire entendre qu’il se la donneroit à lui-même si Votre Majesté lui en accordoit îe collier ? L’Impératrice, étonnée de ne plus recevoir de mes lettres, voit certainement que je suis trop reconnoissant de ses bontés que j’ai dû d’abord au prince Potemkin pour me plaindre de lui ; et qu’en même tems je suis trop vrai pour écrire qu’il ne pourroit pas faire plus qu’il ne fait. Aussi je ne songe plus à mes prétentions sur la Russie, par le mariage de Charles avec une Massalska, prétentions pour lesquelles j’ai fait mon premier voyage à Pétersbourg. Je crois que je n’ai plus à me défendre des diamans et des paysans qu’on vouloit me donner il y a un an.

Quoi qu’il en soit, je n’ai pu m’empécher de dire au prince que je ne regardois le goût qu’il avoit pris pour notre cour, et pour la guerre contre les Turcs, que comme le goût des tableaux et des diamans, et que je craignois qu’il ne lui passât de même.


Au mois de mai 1788.

D’Élisabeth-Gorod.


OU trouverai-je des expressions pour témoigner ma reconnoissance de ce que Votre Majesté Impériale dit et fait pour mon bon Charles ? Deux grâces de cette nature, accordées sur la brèche, et votre lettre. Sire, sont de terribles droits que vous prenez sur le cœur et la vie du père et du fils. J’ai pleuré de joie, de tendresse, et peut-être de jalousie. J’ai fait pleurer tous ceux qui ont lu ce que Votre Majesté a écrit : cela prouve qu’il y a encore de bonnes gens dans le monde.

Il vaudra mieux que moi, cet excellent Charles et je serai heureux de laisser après moi, à Votre Majesté, un sujet qui lui sera plus utile.

Votre Majesté Impériale a commencé sa carrière de gloire par résister, dans la guerre de 1778, au cabinet de Vienne (ce qui étoit le plus difficile), et puis à celui de Berlin, de Versailles et de Pétersbourg. Elle a arrêté et repoussé le génie du roi de Prusse ; elle va mettre le comble à sa renommée par des actions d’éclat. La prise de Belgrade va suivre celle de Sabalscz, et une victoire suivra ces deux succès. V. M. a ordonné, et la Moldavie a été à elle. Cette conquête ne nous a coûté que deux marches, et aux Russes deux campagnes pendant la dernière guerre.

Voici une petite histoire qui vient de m’amuser. M. de Lafayette m’a envoyé un soi-disant ingénieur françois, nommé Marolle, pour commander le siège. J’entre avec lui dans la tente du Prince : avant que je lui aie présenté, et tout près de lui, l’ingénieur me crie : Où est le général ? — Le voici, lui dis-je. Il le prend par la main, et lui dit : — Bon jour, général. Et bien, qu'est-ce ? vous voulez apoir Oczakow ? — Apparemment, dit le prince. — Eh bien, dit mon original, nous vous aurons cela. Avez-vous ici Vauban et Cohorn ? Je voudrois aussi un peu de Saint-Remi, et me remettre à tout cela que j’ai un peu oublié y ou même que je n'ai pas trop su ; car dans le fond je ne suis qu’ingénieur des ponts et chaussées. — Le prince, toujours bon et aimable quand il en a le tems, se mit à rire, et lui dit : — Reposez-vous de votre voyage, ne vous tuez pas à lire ; je vous ferai porter à manger dans votre tente.

Votre Majesté m’effraie par ce qu’elle daigne m’écrire au sujet de la France et de la Flandre. Il faudroit pourtant que ces deux pays fussent bien changés, depuis deux ans que je les ai perdus de vue, pour qu’un ne leur fît pas entendre raison, ou qu’on ne les mît pas à la raison.

Dès que Votre Majesté Impériale conserve les trois corps qui composent les États, et les choses essentielles de la constitution, il n’y aura que les intrigans et les faux patriotes qui, pour des raisons d’intérêt particulier, voudront faire du train. C’étoit cette assurance que j’avois prié Votre Majesté de faire donner aux États ; et je crois qu’à ces conditions j’aurois tout pacifié dans huit jours. Un peu de vigueur de la part du gouvernement, à présent, dispensera de la rigueur.

Si j’y étois, je parlerois en patriote, mot honorable qui commence à devenir odieux ; en citoyen, autre mot défiguré ; et si je ne réussissois pas, je parlerois et j’agirois en général autrichien, en faisant enfermer un archevêque, un évêque, un gros abbé-moine, un professeur, un brasseur et un avocat.

Quant à la France, Votre Majesté qui a tant de mémoire se souviendra qu’elle m’a dit, dans mon gouvernement, à une promenade que je lui faisois faire dans les fortifications, qu’elle ne connoissoit qu’un médecin pour sauver ce royaume, M. Necker.


Au mois de mai 1788.


NOUS voici au camp de Novo-Gregori, où nous venons d’apprendre la nouvelle de la première victoire du prince de Nassau sur le Capitan Pacha. Le prince Potemkin me fait chercher, m’embrasse, me dit : Cela vient de Dieu ; voyez cette église ; je l’ai consacrée à St. George, mon patron, et l’affaire de Kinburn a eu lieu le lendemain de sa fête. — Au bout de quelques semaines de séjour et de marches rétrogrades à l’occasion du pont qu’on ne savoit où placer pour passer la maudite rivière, nous nous trouvâmes encore à la hauteur de Novo-Gregori, où nous reçûmes la nouvelle de deux autres victoires du prince de Nassau. Eh bien ! mon ami, me dit le prince Potemkin, en me sautant au cou, que vous ai-je dit de Novo-Gregori ? le voilà encore. Cela n’est-il pas clair ? je suis l’enfant gâté de Dieu : ce sont ses propres paroles, et je ne les rapporte que pour faire connoître l’homme le plus extraordinaire qu’il y ait jamais eu. — Quel bonheur, ajouta le prince ! la garnison d’Oczakow se sauve. Je me mets en marche tout de suite ; venez-vous avec moi ? En doutiez vous ? lui dis je. — Et nous voilà partis. Au lieu d’aller droit à cette place, où je comptois me rendre dans deux jours avec toute la cavalerie, nous en passâmes trois sur l’eau ; nous nous arrêtâmes partout, pour prendre et manger du poisson ; et nous allâmes visiter la flottille victorieuse.


Le 18 Juin, anniversaire de la bataille de Collins.

Du Camp d’Arnuntzka.


IL y a aujourd’hui trente-un ans qu’à cette heure-ci je voyois les armes de l’auguste maison d’Autriche triomphantes en Bohême : puissent-elles l’être aujourd’hui dans l’empire du Croissant ! Je criois alors avec mes Wallons des Vivat Maria — Theresia ! Le nom, les exemples et les peines que Votre Majesté se donne feront crier bientôt, j’espère, sur les murs de Belgrade : Vivat Josephus secundus ! c’est-à-dire, en latin, heureux, ce que vous méritez si bien d’être, Sire, par votre zèle pour le bien public, aux dépens de votre bien particulier.

Je ménage ici tous les mécontens de la Russie, non pour lui faire du tort, mais pour nous faire du bien, qui peut nmême rejaillir sur elle. Par exemple, les Grecs sont négligés par l’Imperatrice, et oublies du prince Potemkin, qui en fait attendre ici deux cents depuis plus de trois mois ; ils sont venus me dire que Votre Majesté Impériale peut compter sur eux. Je ne me suis pas compromis ; car je sais qu’on ne peut pas se fier à eux. J’ai mieux aimé perdre mon argent que mon crédit, et j’ai donné 500 ducats à un nommé Georgi, jeune homme extrêmement intelligent, qui veut amener à Votre Majesté sa petite colonie et s’établir dans le Bannat, ou même nous procurer des îles qui seroient bien utiles au commerce de Trieste.

Si mon zèle pour tirer parti de tout ; si les reproches que j’adresse aux deux maréchaux, à cause de leur inaction, élèvent quelques nuages entre nous, ils se dissiperont bientôt, car l’Impératrice sait à quel point je l’adore et l’admire. Si elle ressembloit à cette Élisabeth qu’elle a remplacée, je me raccommoderois bien aisément avec un madrigal pour elle, une chanson pour le favori, et une épigramme contre le roi de Prusse ou le roi de Suède ; mais l’ancienne bienveillance de Catherine II, et le fond d’amitié qui reste à son général pour moi, empêcheront les maréchaux de désapprouver ce qui leur déplairoit de la part d’un autre.


Au mois de juin 1788.

Au Camp des Désert.


JE vais me hasarder à bien des choses ; mais zelus domus tuæ comedit me. Votre Majesté Impériale ne s’attend pas à recevoir des conseils de ma part ; et je ne m’en aviserois pas si je n’étois pas sur d’être long-tems sans la voir ; mais j’espère qu’elle les aura suivis, ou qu’elle les aura oubliés d’ici à ce tems-là.

L’Europe est dans une telle confusion qu’il n’y a pas un moment de tems à perdre pour tirer parti des circonstances. Le roi de Prusse est piqué de ce que l’Impératrice lui a fait dire qu’il étoit depuis trop peu de tems sur le trône pour déterminer les intérêts des autres puissances, et qu’il ne devoit pas prétendre arranger trois empires comme la république de Hollande, et les travailler comme la Pologne.

Votre Majesté Impériale l’empêchera de se livrer à ses projets si elle daigne m’écrire une lettre ostensible, où elle promette que deux puissances co-partageantes s’armeront contre celle des trois qui voudroit seulement s’emparer de la plus petite starostie. Sous prétexte de s’opposer aux Turcs, j’ai engagé le prince Potemkin à livrer quarante mille fusils aux Polonois, s’ils veulent former une confédération, appuyée par les deux cours impériales.

Plusieurs grands seigneurs polonois que j’entretiens dans ce projet, n’attendent que son exécution pour étouffer le parti prussien. Je leur demande seulement de n’être rien que Polonois. Le prince Cz * * *, qui est un patriote aussi zélé qu’éclairé, y travaille aussi, et convenoit hier avec moi que les partisans de l’étranger feroient le malheur de leur pays. Je leur dis toujours : N’allez, Messieurs, ni à Vienne, ni à Pétersbourg, ni à Berlin ; et pour vous dégager du joug de la Russie n’allez pas en chercher un plus dangereux, le bâton d’un caporal prussien.

J’ai promis que Votre Majesté obtiendroit de l’Impératrice de diminuer les abus de l’autorité que ses généraux et ses ministres exercent sur les Polonois : ce sera d’une bonne politique et d’une bonne morale. Avant que je me mêlasse d’affaires, j’aurois mis la morale avant la politique ; mais je vois qu’on se pervertit.

Je suis absolument ici une bonne d’enfant ; mais mon enfant est grand, fort et mutin. Hier il m’a encore dit : — Croyez-vous être venu ici pour me mener par le nez ? — Croyez-vous, lui ai-je répondu, que je serois venu ici si je ne l’avois pas cru ? Paresseux et sans expérience, que pouvez-vous faire de mieux, cher Prince ? Comment ne pas vous confier à un homme amoureux de votre gloire et de celle des deux empires ? Il vous manque si peu de choses pour que vous soyez une perfection ! Mais que peut faire votre génie s’il n’est pas aide par la confiance et l’amitié ?

Le prince me dit : — Faites passer la Save à votre Empereur, je passerai le Bog. — Comment pouvez-vous, lui dis-je, en être aux complimens comme à la porte d’un sallon ? Mon Empereur vous cède le rang ; il y a une armée turque contre lui, il n’y en a pas contre vous. — Croyez-vous, me dit-il, qu’il voudroit nous donner des croix de Marie-Thérèse, et recevoir des croix de St. Georges pour ceux qui se distingueroient dans nos deux armées ? — J’ai bien vu où il en vouloit venir. Il a la manie des ordres ; il n’en a que douze, et je lui ai assure qu’Oczakow valoit bien notre grande croix, et que s’il rendoit la prise de Belgrade plus facile à Votre Majesté Impériale, il pourroit prétendre à l’ordre de St. Etienne. Je vous prie, Sire, de confirmer cette espérance que je lui ai donnée ; et si notre catholicité romaine pouvoit se déranger en sa faveur, et lui permettre la toison, nous l’aurions tout-à-fait à nous.


Au mois de juillet.

Au Camp sous Oczakow.


LE prince me dit un jour : Cette chienne de place m’embarrasse. Je lui repondis : — Elle vous embarrassera long-tems si vous ne vous y prenez pas plus vigoureusement. Faites une fausse attaque d’un côté, et sautez, de l’autre, dans le retranchement, entrez pêle-mêle, avec la garnison, dans la vieille forteresse, et vous l’aurez. — Croyez-vous, me dit-il, que c’est comme votre Sabatsch, défendu par mille hommes, et pris par vingt mille ?

Je lui repondis qu’il ne devoit s’en souvenir que pour en parler avec respect, et imiter une attaque faite avec tant de vigueur par deux bataillons et S. M. l’Empereur lui-même, qui jugea le moment où l’on devoit donner l’assaut, au milieu des coups de fusil qu’on tiroit de tous les côtes. Le lendemain, lorsque le prince étoit allé visiter une batterie de 16 pièces de canon qu’il avoit établie lui-même en plein champ, à 80 toises du retranchement, il se ressouvint de notre conversation de la veille ; et, dans le tems que les boulets pleuvoient à côté de nous, et avoient tué près de lui un charetier d’artillerie et ses deux chevaux, il dit, en riant, au comte de Branickl : — Demandez au prince de Ligne si son Empereur a été plus brave à Sabatsch que moi ici. — Il est sûr que cette fausse demi-attaque fut chaude : on ne peut rien voir de plus noblement et de plus gaiement valeureux que le prince. Aussi je l’aimai à la folie ce jour-là, ainsi que trois autres jours pendant lesquels il s’exposa aux plus grands dangers ; et je lui dis que je voyois bien qu’il falloit lui tirer des boulets de canon pour lui faire passer sa mauvaise humeur.

Comme je croyois qu’on alloit employer les moyens de s’emparer de la place, c’est-à-dire une attaque de vive force, ou un siège en règle qui auroit été l’affaire de huit jours, je m’empressai de me trouver aux escarmouches, parce que je n’avois jamais vu de Spahis. Nos Circassiens en tuoient quelquefois à coups de flèche ; cela étoit fort amusant. Il nous venoit souvent aux oreilles des coups de fusil qui partoient des jardins où les janissaires se cachoient, et puis beaucoup de coups de pistolet de ceux qu’on appelle les bravi. Nous prîmes et perdîmes plusieurs fois les jardins du bacha. Le prince nous v mena un jour, pour y recevoir l’excédant des balles qui depassoient les attaquans, commandés par Pahlen. Une fois mon cheval s’abattit de peur ou par le vent d’un boulet.

Comme je vois que cette espèce de siège est plus dangereux que glorieux pour les promeneurs, j’évite, quand j’y pense, la promenade perpendiculaire ; car à peine quitte-t-on la ligne du camp qu’on est surpris par une averse de boulets comme par la pluie : nous sommes presque aussi assiégés qu’assiégeans. J’ai vainement fait faire cette réflexion au comte Roger de Damas ; il a reçu hier, sans être guéri tout-à-fait de son coup de fusil de l’autre jour, une contusion d’un boulet de canon à la cuisse. Je souhaite pouvoir apprendre bientôt à Votre Majesté Impériale des nouvelles plus intéressantes ; mais je commence à en désespérer.


Au mois d’août 1788.

Au Camp sous Oczakow.


JE crois qu’on a commencé le siége d’Oczakow, ou du moins qu’on se l’imagine. On vient de faire quatre mauvaises redoutes à sept cents toises du retranchement, et à neuf cents de la place. L’ennemi n’a pas daigné tirer sur les ouvriers, quoiqu’on ait choisi pour travailler les deux nuits les plus claires, et la plus belle lune. On dit qu’on va construire deux nouvelles redoutes à deux cents toises de celle-ci, et de là une communication à une batterie en brèche de vingt pièces de canon : tout cela d’après deux ou trois projets de quelques subalternes qui n’ont rien vu, et qui ne sont ni du génie, ni de l’artillerie. Le prince, pour n’avoir pas l’air de suivre des conseils, mêle tout cela ensemble, donne des ordres et des contre-ordres, et perd du tems et du monde.

Le 29, les Turcs, au nombre de quarante tout au plus, longeant la mer et grimpant sur l’escarpement, s’avancèrent pour tirer des coups de fusil sur la batterie où le prince d’Anhalt venoit de relever le général Chotousoff, le même qui, dans la dernière guerre, attrapa un coup de fusil au travers de la tête, derrière les yeux, et par une particularité sans exemple, ne les perdit pas. Ce général a reçu hier un second coup semblable à celui-là, dans la tête, au-dessous des yeux, et mourra, je crois, aujourd’hui ou demain. Je venois de regarder le commencement de la sortie par une embrasure, et à peine en voulut-il faire autant qu’il fut renversé.

Les chasseurs voulurent venger la blessure de leur général, et, sans attendre les ordres du prince d’Anhalt, qui venait d’arriver, ils coururent pêle-mêle pour chasser ces quarante hommes, qui furent bientôt renforcés par plus de trois cents soldats de Hazan Pacha. Le prince d’Anhalt fut obligé, pour sauver le premier bataillon, de s’avancer avec le second ; il reçut une contusion d’une balle qui blessa en même tems à l’épaule le comte de Damas, volontaire françois. Le prince d’Anhalt perdit presque tous les officiers, défendit sa batterie que les Turcs attaquoient déjà, et après un feu bien opiniâtre les repoussa.

A peine rentroient-ils dans le retranchement que plus de deux mille Turcs sortirent, drapeaux déployés. Le prince d’Anhalt, qui avoit rallié ses chasseurs avec bien de la peine, attaqua ces Turcs. Il y en avoit des centaines qui, se cachant dans les crevasses de l’escarpement, tiroient sans cesse, et ne pouvoient pas être délogés : ils y auroient passe la nuit pour attaquer ensuite la batterie, dont ils avoient déjà trouve le chemin à travers les excavations.

Enfin, le prince de Nassau, qui s’attendoit à recevoir des ordres à ce sujet, eut le triple plaisir de sauver la batterie et le prince d’Anhalt, et de se venger du prince Potemkin, en lui faisant son rapport et en s’excusant de ce que sans ordre il s’étoit avancé avec trois chaloupes canonnières, et avoit forcé les Turcs à se retirer. Le prince d’Anhalt avoit déjà déclaré dans son rapport que c’étoit au prince de Nassau qu’il devoit son salut. L’ennemi se retira. Nous eûmes un général-major blessé : un colonel, lui lieutenant-colonel, un major, trois capitaines, dont l’un est neveu du pauvre général Chotousoff, ont été hachés en pièces. On nous a tué près de cent quatre-vingts hommes ; et en tout, depuis sept semaines que nous sommes ici, sans avoir véritablement commencé le siège, nous avons perdu plus de douze cents hommes.

C’est réellement pour épargner le sang que le prince se sert tant de la ruse et de l’argent. Le très-petit Laskasoff, dont la figure amusoit Votre Majesté l’année passée, est sans cesse en course. Le prince a si bien dans la tête que les Turcs ont envie de se rendre à nous, qu’après une grande canonnade de la flotte du Capitan Bacha, dont j’ai bien distingué la belle barbe blanche, quelques barques de Zaporogues turcs s’étant approchées près de la côte pour sonder la mer Noire, le prince Potemkin nous dit, à Repnin et à moi : — Je sais de bonne part qu’ils veulent déserter. — Il les voyoit déjà bons chrétiens. Nous allâmes pour les aider à débarquer ; ils se mirent à rire, à nous huer et à nous fusiller.


Au mois d’août 1788.

Au Camp sous Oczakow.


SI j’étois souverain j’aimerois assez des sujets qu’on pût désavouer. Je ne suis pas fier sur cet article-là, et il ne tient qu’à vous, Sire, de vous permettre cette liberté : mon amour pour votre monarchie l’emporte sur mon amour-propre. Votre Majesté ne veut pas trop que je me mêle des affaires de la Pologne ; mais voici comme je me suis jeté à corps perdu dans un accès de politique.

Le prince de Cz * * * *, celui des grands seigneurs qui viennent dans notre camp à qui j’ai trouvé la meilleure tête, demandoit au prince Potemkin ce que veut ou peut la Russie. Je lui dis, et aux autres aussi : — N’allez ni à Vienne, ni à Pétersbourg, ni à Berlin, Messieurs ; restez Polonois. Mon Empereur ne veut rien vous enlever. L’Impératrice aime mieux garder l’influence que la géographie lui donne sur tout votre pays, que d’en prendre une partie. Mais vous voyez par les lettres de Hertzberg, interceptées, que c’est la cour de Berlin qui circuit leo rugiens quærens quem devoret ; elle veut tout au moins la grande Pologne. Le prince Potemkin m’a promis quarante mille fusils de Toula pour une confédération, soi-disant contre les Tartares, mais, dans le fait, contre la première puissance qui voudra faire un second partage, c’est-à-dire la Prusse, sans la nommer. Ne vous y fiez pas ; mais si, pour secouer les rênes lâches et longues que Pétersbourg tient dans sa main, vous vous soumettez à une puissance qui vous serrera de près, vous disparoîtrez de la surface de la terre ; car alors, ou vous serez perdus parce que votre pays deviendra le théâtre de la guerre, ou les deux empires seront obligés d’en prendre chacun leur part.

J’ai écrit l’autre jour au roi de Pologne : Sire, l’orage gronde sur votre tête. Il m’a repondu, avec son esprit et sa grâce ordinaire, mais qui malheureusement ne suffisent pas pour gouverner, qu’il tâcheroit de mettre un conducteur pour détourner la foudre.

Je m’ennuie d’ennuyer Votre Majesté Impériale de notre inaction. Nous en sommes sortis l’autre jour assez ridiculement, sans savoir pourquoi. Le soi-disant invincible Suvarow, après avoir bien dîné à huit heures du matin, selon sa coutume, a fait, de son autorité privée et sans qu’on s’y attendît, marcher toute sa gauche en quatre bataillons carrés, contre le retranchement de la droite. Il étoit clair qu’il n’y entreroit pas avec ces manières-là. Aussi, à moitié chemin, il avoit déjà reçu un bon coup de fusil et perdu mille hommes. Comme je vis tous les petits drapeaux turcs se porter sur ce point, ce qui me prouva qu’il n’y avoit plus personne dans le retranchement de la gauche, je courus à notre droite pour engager le général russe à sauter dans ce retranchement avec son aile droite. Il en mouroit d’envie. J’envoyai mes deux aides-de-camp, autrichien et russe, au prince Potemkin pour lui en demander la permission. D’abord point de réponse : il pleuroit ; car un maudit amour d’humanité, point joué, mais mal place, lui fait regretter les morts qui sont cependant nécessaires pour réussir à cette entreprise ; et puis, point de permission. Je courus au prince Repnin qui, sans attendre mon conseil, marcha avec le centre vers le retranchement, pour faire une diversion, et dégager les détestables carrés de Suvarow, qui auroient été abîmés avant de rentrer dans le camp : ce mouvement eut un plein succès.

Je tâche d’entretenir l’union de Repnin avec Potemkin, tant que je peux, moyennant la Bible, dont celui-ci fait grand cas, et le Martinisme qui a rendu l’autre aussi doux qu’il étoit autrefois difficile à vivre. Il met ses humiliations au pied du crucifix, me dit-il toujours. C’est un homme qui joint la plus grande exactitude à la plus belle valeur. Voici une occasion où tous les deux en ont montré une très-brillante. Le prince de Nassau nous mène dans sa barque, le prince Potemkin et moi, reconnoître la place de très-près du côté de la mer ; on nous salue par beaucoup de mitraille, on nous accompagne à coups de canon ; nous voyons ce que j’avois dit au mois de Mars, c’est-à-dire la tour et l’angle de cette muraille qu’il faut battre en brèche. Une foule de Turcs se jettent dans des petites barques attachés à la muraille, pour tirer sur nous ; d’autres les détachent pour courir après nous. Tous les ennemis du prince, tous les curieux de l’armée qui étoient sur les bords de la mer à nous regarder, font des vœux pour que nous soyons pris. Je crois Nassau tué, parce que tout d’un coup sa tête tombe sur mon épaule ; mais c’est, au contraire, parce qu’avec la présence d’esprit qui ne le quitte jamais, il avoit bien jugé un boulet à ricochet qui, sans ce mouvement, l’auroit frappé à mort.


Au mois d’octobre 1788.

Au Camp sous Oczakow.


MA situation est agréable à bien des égards : s’il y a des retranchemens à escalader, s’il y a une expédition à faire, on m’a promis un commandement selon le grade que j’ai aux armées des deux empires. Je suis d’ailleurs comme les favoris, les maîtresses et les confesseurs, qui n’ont pas de responsabilité ; mais je veux en avoir, quelque dure qu’en soit la condition. Je rougis d’être presqu’heureux quand Votre Majesté souffre. Sire, quatre de vos généraux ont fait des sottises que je me fais fort de réparer, et que dans votre lettre vous appelez avec modération des bévues. Si j’en fais, je crois pas y survivre ; mais, comme j’aime la vie, je prendrai bien mes précautions. Rappelez-moi, et je pars sur-le-champ.

Je suis si pénétré de la situation de Votre Majesté Impériale que je ne puis m’empêcher de satisfaire mon cœur, en lui peignant tout ce que j’éprouve depuis que j’ai reçu hier la lettre dont elle m’a honoré, en date du 27 Septembre. Votre santé m’inquiète, Sire, encore plus que les Turcs, sur lesquels il se présentera sûrement quelqu’occasion d’avoir un avantage ; et le premier mènera sans doute à plusieurs autres. Ce ne sont point mes talens, dont je puis faire hommage à Votre Majesté Impériale, mais ma bonne volonté et mon activité. La caverne la plus affreuse et le défilé le plus désagréable à garder me paroîtront un charmant quartier d’hiver.

Le mois de septembre réparera les malheurs du Bannat, et les non-succès de la Bosnie. Pouvoit-on croire que cet empire musulman délabré eût pu mettre l’empire russe dans le plus triste état ? Le plan des Turcs étoit fort beau, car si le roi de Suède avoit attaqué trois semaines plus tôt, ou plus tard, et si le Capitan Pacha avoit réussi à écraser avec la forêt de mâts qui couvroit le Liman, les pauvres bateaux de pêcheurs, et les galères de cuisine qui formoient toute la flotte de notre romanesque navigation du Boristhène, le Roi alloit à Pétersbourg, et le Pacha à Cherson.


Le dernier octobre 1788.

Au Camp d’Oczakow.


ENFIN, Sire, me voilà presque parti ; il n’y a plus que deux lieutenans-généraux qui se relèvent à la tranchée, mon cher prince d’Anhalt et Bazile Dolgorucki. Je vais profiler de la permission que me donne Votre Majesté Impériale, de faire ce que je peux pour son service. Il n’y a plus qu’un coup de désespoir qui puisse nous mettre en possession d’Oczakov, car il faudra bien se tirer, d’une façon ou de l’autre, de la glace, de la neige, ou tout au moins de la boue où nous nous enfonçons tous les jours de plus en plus. Branicki est parti pour ses terres, Nassau pour Pétersbourg, George Dolgorucki pour Moscou, Xavier Lubomirski et Solohup pour la Pologne, et d’autres généraux pour je ne sais où : ils sont tous dégoûtés et presque malades.

J’ai donné à dîner au prince avec cinquante généraux, des consuls, des Zaporogues, des Juifs et des Arméniens. Il m’est arrivé en uniforme ; je lui ai dit : Vous n’avez pas aujourd’hui la capotte verte, mon prince ? voilà bien la plus grande preuve de disgrâce. Cela l’a fait rire ; il s’est jeté à mon cou, et nous nous sommes embrassés comme des pauvres. Comme on ne peut lui parler que devant des Popes, des brigands, des consuls intriguant dans l’Orient, ou de nouveaux baptisés, je lui fis dire que j’attendois le jour de son St. Grégoire qui, à ce que j’espérois, feroit encore un miracle pour lui, et que je partirois le lendemain 12 octobre.

Il me répondit qu’il n’attendoit qu’une frégate : elle n’arriva pas, mais le jour de St. Grégoire arriva.

Il n’attaqua point, il n’en étoit pas seulement question. Il voulut se donner une partie de plaisir, à lui-même et à son patron, en prenant, le jour de sa fête, un bâtiment turc : le bâtiment ne fut pas pris. Le prince fut toute la journée d’une mélancolie hypocondriaque et profonde, et ne me traita pas fort bien, surtout devant les grands de son armée. Mais le soir, lorsque je pris congé de lui, il parut sortir d’un rêve ; il me dit : Vous partez donc… Il s’attendrit, me serra long-tems dans ses bras à plusieurs reprises, courut après moi, recommença encore, et enfin me quitta avec beaucoup de peine.

Je pars en rendant justice à ses bonnes qualités, à son esprit, à sa grâce, au bon ton qu’il a quand il veut, à sa noblesse, à sa valeur, à sa genérosité, et même à son espèce d’humanité. Je le regrette et j’en suis regretté. Je vais monter en voiture, n’en pouvant plus de mauvaise chère, de mauvais vin, de mauvaise eau, de mauvais air, de froid et d’ennui, et bien las de ne voir depuis un an que la mer et des déserts. Je sens que je vais me jeter dans d’autres aventures qui ne tourneront pas plus au profit des deux empires qu’à mon agrément. Je quitte les manières sauvages, et les finesses asiatiques d’un maréchal pour en aller trouver un autre, dont les formes européennes cachent le peu d’envie qu’il a de se compromettre[4]. Je sais bien qu’il fait toujours semblant d’avoir à se plaindre d’être arrêté, contrarié ; mais il parle bien, quoiqu’un peu diffus ; il est aimable, séduisant ; il a l’air militaire ; il est adoré, même de tous ceux qu’il persifle ; il inspire l’enthousiasme à son armée, et la contient par la discipline, comme son quartier-genéral par la décence et la noblesse de ses manières : il est estime de l’Europe et craint par les Turcs.


Au Prince de Kaunitz, au mois de novembre 1788.


A Jassy.


J’AI reçu bien à propos, mon Prince, l’ordre que vous m’avez donné de me plaindre de la conduite des émissaires ou commissaires russes vis-à-vis des Monténégrins. On commençoit à nous blâmer, avec raison ; mais il y a toujours plus de finesse d’une part que de l’autre. Les Russes que Pierre I, à force de barbarie, a voulu civiliser, et qu’il a fait battre et tuer pendant neuf ans pour leur apprendre à vaincre, ce qu’ils savoient avant lui, ces Russes sont tout aussi malins que jamais. Cette manière de dégoûter des Autrichiens les Albanois, et tous leurs voisins, est très-dangereuse ; car de grecs en grecs on s’approche de la Hongrie.

Un officier du génie, que je ne nommerai pas à V. A., chargé de sommer le bacha de Choczim, lui a dit devant sa garnison : Méfiez-vous des Russes ; ne vous rendez point à eux, et dépêchez-vous de vous rendre au prince de Cobourg ; car les Russes ont dit qu’ils violeroient vos femmes et déchireroient vos entrailles. J’ai bien juré que cela n’étoit pas vrai : voilà le seul mensonge que je me suis permis. Car je sais que ce ne seroit pas vous faire ma cour, mon Prince : votre grande politique est la vérité.

La mienne est de me livrer en enfant perdu, quitte à être abandonné. Par exemple, j’ai dit au prince Potemkin que s’il vouloit marcher sur les bords de la mer Noire jusqu’au Danube, et faire marcher Romanzow à Bucharest, je réussirois à le faire hospodar de Moldavie et de Valachie. — Je me moque bien de cela, m’a-t-il dit ; je parie que je serois roi de Pologne si je le voulois : j’ai refusé d’être duc de Courlande ; je suis bien plus que tout cela. — Au moins, ai-je répondu, rendez ces deux pays (la Moldavie et la Valachie) indépendans des Turcs à la paix. Faites qu’ils soient gouvernes par leurs boyards, sous la protection des deux Empires. Il m’a dit : Nous verrons.

V. A. verra plus aisément que qui que ce soit, par la morale de la fable de l’alouette avec ses petits, dont elle se souvient sûrement, qu’on ne peut s’en rapporter qu’à soi, et qu’on n’a des alliés que pour être sûr de n’avoir pas tout à fait des ennemis de plus.

Mon colosse Potemkin se remuera peut-être un jour : c’est l’emblème de l’empire. Il y a des mines d’or et des Steppes dans l’un et dans l’autre ; mais ce colosse-ci est mieux nourri ; l’autre s’amincit en grandissant. Dieu nous conserve l’immortelle Impératrice ; mais, comme elle ne le sera que dans l’histoire, je crois qu’il faudroit extrêmement ménager le Grand-duc, qui, en réformant des millions d’abus, en créera d’autres : capable de travail, changeant trop souvent d’avis et d’amis pour avoir un favori, un conseiller, ou une maîtresse ; prompt, ardent, inconséquent, il sera peut-être à craindre un jour, si c’est à lui que sa mère laisse l’empire ; mais je crois que si elle en a le tems ce sera plutôt au petit Grand-duc Alexandre ; car elle éloigne autant son fils des affaires qu’elle en rapproche son petit-fils. Elle le forme elle-même au gouvernement, tout jeune qu’il est. Son père est dans ce moment-ci tout prussien ; mais il ne l’est peut-être que comme M. le Dauphin étoit dévot, parce que Louis XV ne l’étoit pas.

Voici encore une addition à ce portrait : son esprit est faux, son cœur droit ; son jugement est un coup du hasard ; il est méfiant, susceptible, aimable en société, intraitable en affaires, passionné pour l’équité, mais emporté par sa fougue, qui ne lui permet pas de distinguer la vérité ; faisant le frondeur ; jouant le persécuté, quoique sa mère veuille qu’on lui fasse la cour, et qu’on lui facilite les moyens de s’amuser autant qu’il le veut. Malheur à ses amis, ses ennemis, ses alliés et ses sujets ! D’ailleurs il est extrêmement mobile ; mais pendant le peu de tems qu’il veut une chose dans son intérieur, ou qu’il aime, ou qu’il hait, c’est avec violence et entêtement. Il déteste sa nation, et m’en a dit une fois à Gatschina des choses que je ne puis répéter.

Je n’ai réussi qu’à trois choses : j’ai fait donner la flottille au prince de Nassau, qui a pris ou brûlé trente-six bâtimens, grands et petits ; tué ou noyé cinq mille hommes, et pris cinq cent soixante-dix-huit pièces de canon ; j’ai fait passer le Bog à un maréchal, et le Niester à l’autre.

Je puis mettre encore Choczim au rang de mes exploits militaires, puisque c’est à force de courriers que je l’ai fait attaquer ; et au rang de mes exploits politiques, puisque j’ai obtenu de l’Impératrice qu’elle nous en assurât la possession, quelque paix que l’on fasse.

Je prie V. A. de me conserver toujours les bontés qui, depuis mon enfance, l’ont engagée souvent à m’appeler son fils : j’aspire à ce titre par la tendresse et le respect que je lui ai voués.


Mai 1788.

A Semlin.


J’attends le maréchal Haddick, qui est parti en même tems que moi, mais qui n’arrivera pas si vite, et me laissera le plaisir de commander quelque tems les deux armées, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus que celle de Semlin, dont je ne ferai de rapports qu’à lui et à Votre Majeste Impériale.

J’ai trouvé ici tout le monde de bonne volonté et charmé de me voir. Je n’ai point mis de poste dans le Sanspitz, parce que cela ne sert qu’à faire couper des têtes et à y attirer les Janissaires mal à propos. Grâce à cette mesure, quand j’ouvrirai la tranchée, je n’en trouverai pas dans toutes les broussailles d’où ils sortiroient pour me déranger. Je ne me plains pas de deux ou trois têtes coupées : si j’en demandois raison, le Bacha m’en enverroit en revanche d’autres, qu’il prendroit au hasard, pour punir les Turcs qui ont passé la Save contre l’armistice. Je dévorerai de même quelques petits affronts, et ma première représaille sera de commencer sérieusement l’attaque sans être obligé d’en prévenir le Bacha plusieurs jours d’avance. Nous serons dispensés de cette convention, et le bon Osman sera pris à l’improviste.

Je n’ai pas pu débrouiller dans mon cœur si c’est par bonté ou par envie de mettre encore plus dans son tort cet Osman, qui ne sait au reste guères ce qui se passe, que je viens de lui renvoyer une vingtaine de prisonniers. Ce sont de pauvres habitans des bords de la Save, près de Zabzetch, qui sont venus de ce côté-ci pour cueillir des herbes. Ils ont cru que j’allois leur faire couper la tête devant moi pour m’amuser. Un petit vieux Dervis pleuroit, seulement de ne plus revoir sa femme et ses enfans, à ce que m’a expliqué mon interprète. Je ne puis pas peindre le plaisir que j’ai eu à voir l’émotion qu’ils éprouvèrent tous en me donnant mille bénédictions, et élevant leurs mains vers le ciel, en criant et eu invoquant Allah pour moi.

Je ne sais pas si j’ai trop bien fait de passer la Save avec une grosse escorte pour reconnoître Belgrade du côté de Vidin et Nissa : je me suis avancé jusqu’au mont Havala, d’où j’ai été repoussé par l’odeur du repaire des aigles qui l’habitent, et qui y apportent toutes les bêtes mortes qu’ils trouvent.

J’ai manqué me repentir de cette promenade : quatre cents Spahis étoient sortis de la ville pour couper les têtes de quelques émigrans cachés dans les bois, et qui vouloient s’établir en Syrmie. Tout en cherchant à leur échapper, et faisant faire de petites patrouilles de droite et de gauche, je pensois que si j’avois eu à faire à des Chrétiens, je leur aurois laissé des prisonniers pour éviter d’être prisonnier moi-même ; mais abandonner aux Turcs un seul housard, auroit été un parricide : apparemment qu’ils avoient Néboïssé (mot qui, veut dire couper la tête), comme sait Votre Majesté ; car, après avoir repassé la Save, au moment où ils alloient la suivre pour retourner chez eux, je les entendis chanter et pousser des cris de joie, eux qui ne sont pas ordinairement fort gais : ils me tirèrent des coups de fusil d’un bord à l’autre : mon brave et fidèle adjudant-général Bolza ramassa une de leurs balles à mes pieds.

J’ai fait faire une fausse alarme dans Semlin, pour voir si chacun savoit son poste, et avoit étudié mes instructions. La grande redoute carrée que Votre Majesté a fait construire, et tous les autres points de défense ont été garnis et soutenus dans un demi-quart d’heure.

Ils ont célébré leur Ramazan[5] à boulets, presque dans mon camp, mais sans malice. Je le leur rendrai à la première occasion, de même sans malice, comme si c’étoit aussi notre habitude. Ils n’ont tué personne : leur manière est de tirer des boulets de trois, enveloppés de chiffons, dans une pièce de 24 ; il y a eu de ces boulets qui ont passé au-dessus de ma maison.


Au Maréchal De Lacy, au mois d’octobre 1789.


De Semlin.


BELGRADE, le Bacha, la Servie, mes troupes et moi, nous sommes abîmés de fatigue, mon cher maréchal : de 25,000 hommes que nous avons, 5,000 seulement ont fait le service du siège ; et je me suis servi, pour ouvrir la tranchée de mes cuirassiers de Czartoryski. Darnal me disoit, avec son accent gascon : je veux essayer une batterie à ricochets ; je veux détruire les défenses. Et moi, qui ne suis pas si savant, je lui disois : — Détruisez plutôt les défenseurs. — La batterie de mortiers que je plaçai pour prendre en écharpe l’ouvrage à cornes, fit un merveilleux effet. Belgrade est rendu, dis-je hier à Darnal, qui, comme vous savez, est sourd. A demain, me dit-il, encore de bons ricochets. — Nous n’en avons plus besoin, Belgrade est à nous. — Ah ! mon Dieu y que me dites-vous ? me répond-il ; quelle besogne auraient fait aujourd’hui mes ricochets !

N’ai-je pas fait un peu des querelles d’Allemand à ce bon Osman Bacha, en lui écrivant les lettres suivantes : voici la première.

La confiance que j’avois en votre exactitude à garder strictement l’armistice, ayant été trompée, je vous en demande satisfaction et réparation. Comptant sur la bonne foi des musulmans, je ne pouvais pas m’attendre à la lâcheté d’une Tschaïque turque qui, près de l’embouchure de la Temesch, a tiré à cartouches sur une des Tschaïques impériales qui faisait tranquillement sa patrouille.

Si c’est un prétexte, il vaut mieux n’en pas avoir, et dire que vous avez envie de rompre la trêve. Il ne faut ni finesse ni prétexte entre un Bacha qui, je crois, a de l’honneur, et un chef de Chrétiens, tous deux employés dans des postes si éminens par nos sublimes cours.

Si vous voulez conserver l’union, donnez des ordres pour qu’aucun de vos soldats ne mette le pied sur mon territoire. C’est, vous le savez, la rive gauche du Danube et de la Save.

J’ai dissimulé jusqu’à présent, et je n’ai voulu ni vous demander, ni faire couper les têtes de ceux qui ont débarqué il y a trois jours de mon côté, près de la Zigeuner-Insel ; mais que ceci vous serve d’avertissement, et à vos Turcs aussi.

Si vous voulez reprendre les armes, je mériterai votre estime ; si vous les laissez reposer y je vous donnerai des preuves d’amitié ; l’un ou l’autre dépend de votre réponse : je l’attends avec l’impatience d’un soldat et la franchise d’un voisin.

Voici ma seconde lettre.

J’ai été si étonné, Osman Bacha, de vos espèces de menaces, dont vous ne sentez pas la valeur, que j’ai relu deux fois votre lettre.

Regardez par votre fenêtre, vous verrez ma réponse. Ma flottille s’approche, et mon armée, ennuyée de ce ridicule demi-armistice, vous prie de venir démolir ma redoute de Semlin.

Votre premier coup de canon décidera de ma résolution et de votre sort. Je ne le provoque pas, car ma sublime cour ne veut pas que je commence ; mais je l’attends et je le désire.

Quelques jours après les Tschaïques vinrent se promener trop près de la Kriegs-Insel. Oh ! il faut les en corriger, dis-je à mon fils, qui travailloit tantôt à l’attaque dirigée par le maréchal Loudon, et tantôt à celle dont j’étois chargé. Aussitôt Charles, avec sa gaieté ordinaire, se jeta dans une de mes barques avec mes aides-de-camp, et s’en alla, suivi de 40 autres petits bâtimens, attaquer les Tschaïques des Turcs. Je dirigeai la bataille de ma fenêtre, malgré un accès de fièvre diabolique ; et après m’être tué de crier à un italien qui commandoit ma frégate la Marie-Thérèse, alla larga ; et des mots que je n’ose pas écrire, j’allai d’impatience gagner et achever ma drôle de bataille navale moi-même : je ne perdis personne. On dit que trois Tschaïques turques, qui offrent plus de surface que les miennes, ont été maltraitées.

Croyez-vous, mon cher maréchal, que nous nous brouillâmes pour cela, Osman et moi ? Point du tout ; je ne pouvois être que tout à fait bien, ou tout à fait mal avec lui. Le lendemain j’allai en voiture à l’embouchure de la Donavitz, à quarante toises de la place, entouré de tant d’officiers d’ordonnance, d’aides-de-camp et de hussards que nous valions bien un coup de canon. Point du tout ; je fis tirer à boulets sur la ville mon Te Deum pour une bataille gagnée par Cobourg ; huit Turcs furent tues devant les cafés : pas plus d’humeur pour cela qu’auparavant.

Enfin Votre Excellence verra par mes rapports comme tout s’est passé. Le maréchal Loudon, à qui je me suis plaint des excès commis sur notre territoire, est parvenu à traverser la Save, ainsi que je l’ai désiré. Ou est bien brave, ou bien peu brave, comme on voudra l’entendre, quand on est malade. Plutôt que de fatiguer mes jambes dans les broussailles de la Sanspitz, où j’étois ailé placer une division pour soutenir la tranchée contre les sorties, je préférai, l’autre jour, d’essuyer les balles de quelques Turcs qui me visoient dans une embrasure de canon, d’où je les regardois. Si je m’étois bien porte je n’aurois pas quitte la tranchée : je n’y allois qu’environ deux heures tous les jours. Étant ainsi plus général que soldat, j’ai pu faire de meilleurs arrangemens, et imaginer de placer une batterie dans la Kriegs-Insel, deux cents toises en avant de celle du prince Eugène. C’est là que je fus le plus exposé, car j’y travaillois en plein jour, et j’y fis tuer entr’autres vingt braves ouvriers Syrmiens.

Enfin, nous voilà tous contens, et moi surtout, de ce billet du maréchal Loudon. Il m’écrit :’Une grande partie de cette heureuse expédition étant due à vos talens et à votre activité dans l’attaque faite sous vos yeux et par votre commandement, j’ai écrit à Sa Majesté tout ce que vous méritez ; et sans doute elle saura rendre justice à vos services distingués dans la prise de Belgrade.

Le maréchal a grondé tout le monde, excepté moi ; il a été aussi vif, aussi rapide que dans son meilleur tems. Il est au feu comme Votre Excellence : c’est tout dire. Vous avez tous les deux le même éclair dans l’esprit, mais il n’a pas votre sang-froid imperturbable ; vous ne faites et ne dites jamais rien qui ne soit parfait, jamais rien que vous puissiez vous reprocher : aussi n’y a-t-il jamais eu de mérite supérieur au votre, ni d’admiration qui égale la mienne pour mon cher maître.


A l’Empereur Joseph, au mois de novembre 1789.


A Belgrade.


JE suis comblé de joie de la permission que Votre Majesté Impériale vient de m’accorder, d’aller me mettre à ses pieds, et de rester à Vienne jusqu’à ce que je mène en Moravie ou en Silésie, comme je l’espère, l’armée qui revient de Syrmie. Je suis plus sensible, Sire, aux grâces qu’aux disgrâces. Les soins que je n’ai cessé de donner au siège de Belgrade, et la fièvre que le quinquina n’a pu vaincre, m’ont empêché d’éprouver le chagrin que j’aurois dû ressentir de cette terrible phrase : attendez-vous aux preuves de mon mécontentement, n’ayant ni le goût, ni l’habitude de me laisser désobéir.

Je m’étois bien trouvé de ma conduite, Sire, il y a onze ans, dans la guerre de Bavière ; et vous m’en aviez remercié : cette fois-ci Votre Majesté m’avoit ordonné par le retour de mon courrier, le capitaine Jakobiska, de ne lui envoyer que des estafettes, parce que les ministres étrangers sont toujours à l’affût des nouvelles, et si j’ai fait partir mon aide-de-camp, c’est parce que le comte de Choiseuil a écrit de Constantinople de faire passer bien sûrement et bien directement sa dépêche très-importante au marquis de Noailles, qui doit en faire part au prince de Kaunitz. Mon courrier s’est arrête à Laxembourg : ainsi son arrivée n’a pas fait de bruit à Vienne. Les estafettes dorment, s’enivrent ou sont assassinés. On m’a rapporte, l’autre jour, des dépêches couvertes du sang et de la cervelle d’un pauvre diable qui avoit été tué dans le Bannat.

Je vous demande pardon, Sire, de n’avoir pas eté plus inquiet de votre colère. C’est que je connois encore mieux votre justice. J’ai regretté profondément les lettres pleines de confiance et d’amitié que Votre Majesté m’écrivoit l’année dernière ; mais je n’ai pas douté du retour de ses bontés, même après l’ordre sévère de choisir pour mon quartier d’hiver ou Belgrade, ou Esseck, ou Petervaradin, au lieu de me permettre d’aller à Vienne remettre ma santé. Je me suis dit : un voyage qu’un de mes aides-de-camp a fait mal à propos dans les Pays-Bas, au plus fort de la révolte, fait croire peut-être à Sa Majesté que j’y étois pour quelque chose, et que j’avois quelque rapport avec les mécontens : cala ne sera pas long. Sa Majesté se ressouviendra d’abord, et puis trouvera que cela est impossible.

Pendant ce tems-là je me vengeois de vous, Sire ; j’écrivois à la Reine de France pour la supplier de vous envoyer le docteur Scyffert, dont le grand talent est de guérir promptement le mal qui fait souffrir Votre Majesté : je souhaite qu’elle n’en ait pas besoin, ou que cet homme arrive tout de suite. Rien ne m’intéresse plus, Sire, que votre gloire et votre vie, pour laquelle je donnerois la mienne ; et je l’exposerai du moins bien volontiers devant Neiss, si, comme le Maréchal Loudon le désire, on lui permet de se porter sous les murs de cette place, pour empêcher le Roi de Prusse de se mêler de nos affaires, et de faire le médiateur, ce qui me paroît sa folie.


Au Maréchal De Lacy, en décembre 1789.


De Belgrade.


CE n'est pas pour me faire valoir, mon cher maréchal, car mon devoir ne me coûte rien ; mais je suis assommé de propositions pour me mettre à la tête des Flamands. Je n'ai répondu qu'une seule fois, pour dire que je ne répondrois point : je leur ai fait entrevoir la sottise et l'impuissance de leur révolte (grâce à leur pauvre tête) ; car ils pourroient bien empêcher d'un côte le passage de la Sambre, et de l'autre celui de la Dyle, par les bords escarpés qui se trouvent de leur côte ; et après leur avoir démontré qu'ils ne savoient pas lire le Bourguignon du bon Duc, auteur de leur joyeuse entrée, j'ai ajouté que je les remerciois des provinces qu'ils m'offroient, mais que je ne me révoltois jamais pendant l'hiver.

Je n'ai pas même honoré Vandernot de cette mauvaise plaisanterie, et n'ai pas répondu à sa sommation, de venir défendre nos privilèges, ni à ses menaces si je ne m'y rendois pas tout de suite.

Je prie Votre Excellence de ne pas dire un mot de tout cela à l'Empereur, que je plains d’avoir cru peut-être que je m’intéressois à la révolte belgique ; car je m’imagine que c’est pour cela que je suis ici dans une espèce d’exil. Comme il revient aisément des impressions qu’il prend, je suis sûr qu’il me fera sortir bientôt de cette situation, en rétractant l’ordre de choisir pour mon quartier d’hiver Belgrade, Esseck ou Petervaradin.

Si j’y reste, je m’en vengerai en refaisant ce qu’on appelle le chemin du prince Eugène, une belle communication de Semlin à Belgrade, en achevant en Syrmie un canal commencé par les Romains : j’y emploierai tout mon corps d’armée.

Le Tefterdar que j’ai eu chez moi en otage, et qui, oubliant Mahomet, a fait semblant de prendre le vin d’Hongrie pour du sorbet, m’a dit l’autre jour quel étoit l’acharnement des ministres de Prusse et d’Angleterre pour faire continuer la guerre.

Ces deux puissances, par une politique infernale et mal entendue, veulent faire perdre les Pays-Bas à la maison d’Autriche ; et l’Angleterre veut faire perdre la France à la France. Qu’on se dépêche à Vienne de conclure la paix. Je sais que les femmes, les abbés et les oisifs d’une grande ville ne la veulent jamais ; mais quand même on auroit toute la Bosnie, très-difficile à conquérir à cause des châteaux d’une féodalité Musulmane dont le nom est ignoré, on n’en seroit pas plus riche. Contentons-nous de Dubilza, Novi, Sabacz, Belgrade et Choczim, et que la Russie se contente d’Oczakow. Courons au plus pressé ; qu’on éteigne l’incendie des Pays-Bas, et qu’on prévienne celui de la France ; bientôt il n’en sera plus tems.

On ne peut penser à rien à Pétersbourg que quand on est en paix avec Constantinople. Le jour qu’on y apprit que Bulgakoff étoit aux Sept-Tours, l’Impératrice en étoit presque fâchée. C’est une souveraine pour l’histoire bien plus que pour le roman, quoiqu’on ne le croie pas. Le prince Potemkin, qui tenoit à l’une et à l’autre, est bien revenu du roman.

La France sera punie par où elle a péché ; elle sera punie d’avoir fait révolter l’Amérique, et d’avoir accoutumé la Turquie à l’inimitié avec l’Autriche. Les pauvres Turcs, peu au fait de ce qui se passe en Europe, croient peut-être qu’ils seront soutenus par leurs alliés ; et les Anglois se repentiront de ne pas appuyer le trône du malheureux et vertueux Louis XVI. Mon Dieu ! que je plains la pauvre reine aux Tuileries ! Tous les détails que Votre Excellence me donne de cette arrivée à Paris m’ont fait fondre en larmes.


Au Prince De Kaunitz, en décembre 1789.


De Petervaradin.


JE souhaite, Prince, qu’on vous entende aussi bien que je vous entends ; c’est-à-dire que l’on comprenne votre loyauté par votre supériorité. Cette petite correspondance de Turquie et de France, que notre cour sait ou ne sait pas, et dont je suis malgré moi l’entremetteur, me déplaît beaucoup, ainsi qu’à Votre Altesse, qui n’aime pas les cachotteries, les demi-moyens et les demi-mesures. Sans avoir les mêmes droits que vous, j’ai déjà dit la vérité dans ma vie à cinq ou six têtes couronnées, qui ne m’en ont pas voulu. Avec une volonté plus déterminée, cent cinquante mille hommes tout de suite en campagne, et quelques cajoleries au grand Frédéric, que n’aurions-nous pas fait ! Nous aurions eu, l’année passée, la Servie et la Bosnie, et cent mille hommes menaçant la Prusse si elle vouloit se mêler de nos affaires. Elle n’est plus ce qu’elle étoit : les trésors, la discipline et l’enthousiasme n’y sont plus. Ce que j’ai dit pour notre guerre de l’Escaut, que je voulois et pouvois commencer par la prise de quatre petites forteresses et sept vaisseaux dans un jour, n’a servi qu’à me faire perdre un procès en France : M. de Vergennes y a mis de la malice. Et ce que j’ai écrit sur la Prusse m’empêchera de réussir dans une affaire que me donne ma petite souveraineté dans le cercle de Westphalie, dont le Roi est directeur.

Je voudrois, Prince, que notre devise fût tonner et étonner, vis-à-vis des Turcs et des Chrétiens, surtout si d’ici à quelque tems nous nous brouillons avec cette nouvelle France. Il n’y a rien de pis que ces courriers, ces armistices, ces indécisions, enfin, qui ne sont ni la paix, ni la guerre.

L’armée autrichienne doit être invincible. Si c’est un inconvénient de n’être pas tous de la même nation, il en résulte un avantage, c’est l’émulation qui règne entre les Hongrois, les Polonois, les Bohèmes, les Tyroliens, les Allemands, les Wallons et les Italiens. J’ai été, à mon attaque de Belgrade, très-content de ceux-ci, dont on n’a pas toujours su tirer parti. Je leur ai donné entr’autres trois médailles d’or, d’après la belle nouvelle institution de notre Empereur. Les Croates, gardes perpétuels de nos camps, sont excellens. Quinze mille déserteurs françois se battent à merveille dans nos rangs.

J’ai formé ici le corps de Mychalovicz, appelé Manteaux rouges, qui ne sont pas les plus honnêtes gens du monde, mais bien braves ; et je les ai exercés à la turque, criant à leur manière, et par la plus grande chaleur du jour ; si l’on nous attaque à midi, comme cela arrive quelquefois, ils y seront tout préparés.

Je sais, Prince, qu’on croit à Vienne les Hongrois dangereux. On devroit, à la vérité, leur ôter les employés allemands, qu’ils n’aiment pas ; mais qu’on ne craigne pas la révolte dans un pays où il y a six partis puissans qui se détestent ; le clergé catholique, grec et protestant, les magnats, les gentilshommes et les paysans. Il est bien aisé d’en avoir au moins quatre pour la cour.

Je défie les émissaires prussiens, quand même ils apporteroient beaucoup d’or avec eux, de réussir à troubler la Hongrie. Quelle pauvre politique que celle de l’or et de la rébellion ! Louis XIV s’est perdu dans mon esprit par ces deux moyens qu’il a employés parmi nous. Je connois dans plus d’une famille des portraits de ce Roi enrichis de diamans, et des lits brodés comme le sien à Versailles.

Voici ce qui vaut mieux que tout cela, parce que c’est beaucoup moins sérieux.

Il y a des sorciers dans ce pays-ci, renommé d’ailleurs par les vampires et les prédictions des Égyptiens ; mais cette fois-ci c’est un juif qui a jeûné quatre jours de suite, a fait et envoyé une cabale sur moi au grand-maître de la loge de Philadelphie, et une autre à celui du grand Caire. Il m’en apporte la réponse qui s’accorde avec ses calculs. Je vivrai, dit-il, jusqu’à quatre-vingt-quatorze ans. Tant mieux pour vous, mon Prince, qui m’aimez. Le juif n’y met qu’une condition que l’âge pourra m’aider à remplir ; c’est de ne pas réussir auprès des femmes qui sont bien avec leurs maris ; les autres me sont permises. C’est donner assez de latitude à sa prédiction de longue vie et de bonheur : j’en fais consister une partie dans la continuation des bontés de Votre Altesse pour moi.


Lettres sur la dernière guerre des Turcs.



LETTRE PREMIÈRE.


Au mois de décembre 1787.
Du Fort d’Élisabeth.


ME voici, mon cher S…, avec l’uniforme russe de général en chef, qui me fait grand plaisir, et un sabre turc au côté : en attendant que je m’en serve, comme général ou même comme volontaire, j’ai une plume autrichienne à la main ; je suis jockey diplomatique du meilleur des ambassadeurs, de notre Cobenzl, qui ne pense nuit et jour qu’à la gloire des deux empires.

Je suis très-heureux de pouvoir les servir à la fois de deux manières, consilio manuque. Mais me voici, en attendant, dans une chambre qui a un pied de moins que moi en hauteur, et où je pourrois de mon lit ouvrir la porte, si elle se fermoit ; le poêle, si j’avois du bois pour le chauffer ; et ma fenétre, si, au lieu de vitres, il n’y avoit pas de papier et point de châssis.

Séparé du monde entier, sans lettres à écrire ni lettres à recevoir, excepté par les courriers que j’enverrai lorsque j’aurai quelque chose à dire, je chasse le souvenir de ce que j’ai laisse à douze cents lieues, et je me fais des romans de succès dans un autre genre.

Je me dis quelquefois : les bals de la Reine commencent peut être aujourd'hui ; oui, mais nous chasserons peut-être demain les Tartares qui peuvent passer le Bog, car il est gelé : cette rivière s’appeloit autrefois Hypanis. Quel beau nom pour l’histoire ! L’Ingul même, qui passe près d’ici, est plus piquant que la Seine.

Jouissez de la présence réelle, du bonheur ineffable d’admirer et de voir de près Catherine-le-Grand. Je n’ai pu la quitter que pour elle. Je vais combattre ses ennemis, et je ne la laisse pas au milieu des miens.

Dans quelques jours je continuerai ma lettre : comme les jours sont longs ici, cela veut dire dans quelques mois ; et de même en disant nos voisins, nous entendons ceux qui demeurent à quelques centaines de lieues de nous.


Ce 15 Février 1788.


Point de nouvelles depuis le commencement de ma lettre, que j’envoie enfin, car il ne me paroît pas que les Tartares qu’on nous annonce toujours arrivent jamais ; mais en revanche il nous est arrivé de Paris un prince de Nassau qui vous a détartarisé, en engageant votre M. de Montmorin à retirer M. de la Filte, et à changer le système protecteur de la France en faveur des Turcs. Sa ténacité en négociation, comme au coup de fusil, lui vaudra toujours des succès. Sa réputation, sa considération, et la logique qu’il sait, sans avoir eu le tems de l’étudier, ont bien servi vos désirs dans cette occasion importante.

Ne l’ai-je pas vu avant-hier, sabre en main, me sauver la vie ? Il n’est jamais deux jours comme un autre ; voici le fait. Je me remettois de quelques accès de fièvre, car heureusement ici nous n’avons point de médecin : on me dit qu’il y avoit du soleil ; c’étoit lui que j’attendois pour ma guérison. Nassau guide mes pas hors de la triste forteresse, grande comme la main ; mes gens me portent sur leurs bras, et me couchent sur l'herbe. Je m’endors aux premiers rayons du soleil. Un serpent à qui ces mêmes rayons redonnoient la vie, aussi bien qu’à moi, veut me l’ôter, ou tout au moins m’entortiller dans ces anneaux. J’entends du bruit ; c’étoit le prince de Nassau qui frappoit sur ce serpent tant qu’il pouvoit, et qui le coupoit en vingt parties qui toutes remuoient encore, quoique séparées les unes des autres. On nous a amené aujourd’hui quelques prisonniers turcs : ils sont aussi ennuyeux que ceux du bal de l’Opéra. J’ai bien eu de la peine à me mettre dans la tête que ce n’étoient point des masques, et que nous étions réellement en guerre avec eux.

Hier j’ai gagné 600 ducats aux Dames : il n’y en a pas d’autres ici dont je puisse m’occuper. Adieu, bon jour. Je puis vous écrire comme ce mari à sa femme : « Je n’ai personne, personne ne m’a. Je souhaite qu’il en soit ainsi de vous. »

Quand j’apprendrai quelque chose d’intéressant… je ne vous le manderai pas : je me souviens que je suis dans les affaires, et qu’il faut être discret. Jusqu’à présent notre secret, à tous, est bien gardé. Bon soir.


LETTRE II.


Ce 8 mai 1788.
D’Elisabeth-Gorod.


AH ! mon ami, laisse-moi pleurer un instant, et lis :

Klenack, ce 25 avril 1788.

Nous venons de prendre Sabacz. Notre perte a été peu considérable. Le feldzeug-meister Rouvroy, dont vous connaissez la valeur y a eu à la poitrine une blessure légère qui ne l’empêche pas de s’habiller et de sortir. Le prince Poniatowski a reçu à la cuisse un coup de feu qui, sans toucher l’os, est pourtant assez sérieux. Mais il faut, mon cher Prince, que je vous fasse part d’autre chose qui vous causera d’autant plus de plaisir, que vous y reconnoitrez votre sang ; c’est que votre fils Charles a, en grande partie, contribué à la réussite de cette entreprise, par les peines infinies qu’il s’est données en traçant les travaux de tranchée pour l’établissement des batteries, et qu’il a été le premier à grimper le parapet, pour y faire arriver le monde : aussi l’ai-je nommé lieutenant-colonel ; et lui ai-je conféré l’ordre de Marie-Thérèse. Je sens un vrai plaisir à vous donner cette nouvelle, par la certitude où je suis de la satisfaction qu’elle vous donnera, connoissant votre tendresse pour votre fils et votre patriotisme. Je pars demain pour Semlin, etc.

Joseph.


Quelle modestie ! l’Empereur ne parle pas de lui : il a été au milieu du feu. Et quelle grâce et quelle bonté dans le compte qu’il me rend ! Sa lettre commence par des instructions qu’il me donne, des nouvelles politiques qu’il m’apprend, ou qu’il me demande ; des réflexions sur les événemens passés et à venir : elle finit par ce morceau, qui, en le relisant, me fait encore fondre en larmes.

Le courrier a vu l’Empereur essuyer des coups de fusil de bien bonne grâce dans les faubourgs de Sabacz, et le maréchal Lacy arracher lui-même quelques palissades pour placer un canon qui, tirant sur une tourelle d’où il partoit un feu continuel sur mon Charles, protégea son assaut. Le maréchal l’auroit fait pour tout autre, à ce que je crois ; mais cela avoit l’air d’une bonté personnelle et paternelle.

Le maréchal étoit un peu fatigué, L’Empereur lui chercha un baril, le fit asseoir, et se tint debout, avec tous les généraux qui l’entouroient, pour lui rendre une espèce d’hommage. Voici une lettre de Charles lui-même.

Nous avons Sabacz. J’ai la croix. Vous sentez bien, papa, que j’ai pensé et vous, en montant le premier à l’assaut.

Qu’y a-t-il de plus touchant au monde ! Que n’ai-je été à portée de lui donner la main ! Je vois bien que j’ai son estime, par ces mots : j’ai pensé à vous ; mais je l’aurois encore mieux méritée. Je suis trop ému pour continuer. Je vous embrasse, mon cher comte.


Ce 15 Mai.


Solvitur acris hiems, grata vice veris. Le prince Potemkin est à Cherson ; il installe Nassau à la tête de sa flottille, dont je me promets des merveilles. C’est encore un grand mérite du prince, de l’avoir imaginée, créée et équipée si vite.

On m’envoie des chiffres. Ah ! mon Dieu, la drôle de chose que vous avez, vous autres ! Le diable m’emporteroit cent fois plutôt que d’y rien comprendre. J’aime mieux envoyer des courriers, ou me servir de cosaques ; en général cela me plaît d’écrire tout simplement par la poste ; on est lu par son Souverain sans lui adresser la lettre : c’est un moyen de risquer des confidences. On fait savoir ainsi sa joie ou son mécontentement : cela sauve de la flatterie ou de la satyre ; c’est un mezzo termine entre le madrigal affadissant, et la mordante épigramme ; cela dispense des représentations et des conseils, et cela ne compromet point ; d’ailleurs je sais que je n’aurois que du bien à dire. Et puis, j’aurai beau faire, je serai toujours facile à déchiffrer.

Je pars pour aller demander quatre pièces de vingt-quatre et quatre bataillons pour le prince de Cobourg, au maréchal Romanzow, qui est encore à sa campagne en Ukraine, ou qui arrive, je crois, en Pologne. Adieu.

Vale, et me ama.


LETTRE III.


Du 1 juin 1788.
Au Camp devant Choczim.


VOUS attendez-vous à une lettre bien militaire ? Il ne tient qu’à moi. Je pourrois vous parler des préparatifs du siège, qui a même un peu commencé. Voulez-vous que je vous prédise que, par la bonne intelligence, et l’intelligence du prince de Cobourg, noire général autrichien, et du comte de Soltikoff, notre général russe, la place sera prise, je vous le prédis ; mais ne me demandez pas comment. L’on fera sauter quelques magasins, l’on donnera quelqu’assaut. Nous aurons Choczim, j’en suis sûr ; que cela vous suffise. Et quand cela sera arrivé je pourrai dire : et y ai même à sa prise un peu contribué ; car c’est grâce à mes instances et à mes voyages d’une armée à l'autre, et même à plusieurs petits corps détachés que j’ai obtenu six mille russes pour nous y aider. Je ferai comme celui qui, entendant faire l’éloge d’un beau sermon, dit : — Eh bien, messieurs, c’est moi qui l’ai sonné. — Déjà nos braves housards ont soumis et balayé la Moldavie ; ils en ont pris le Hospodar et la capitale. Quatre compagnies de héros, dont le plus jeune a soixante-cinq ans, ont repoussé, battu, défait un corps de quatre mille Turcs.

C’est tout ce qu’il y a de plus beau au monde qui vient de me mener reconnoître Choczim, à une demi-portée de canon. Je crois même que les janissaires ont eu la vue assez bonne pour trouver que madame de Witte étoit meilleure à enlever qu’un général autrichien. Nos chasseurs ont tué deux turcs qui vouloient passer le Niester à la nage, pour nous voir de plus près. Tremblant pour les jours de la plus belle créature qui existe, j’ai obtenu d’elle, avec bien de la peine, qu’elle me reconduisît à sa forteresse polonoise. Vous aurez de la peine à entendre d’ici la trompette des combats, car vous êtes bien loin ; mais celle de la renommée arrivera, j’espère, jusqu’à vous.


LETTRE IV.


Ce 2 juillet 1788.
Au Camp devant Oczakow.


NOUS sommes arrives ici le même jour que le maréchal Munich, il y a 41 ans : et si l’on vouloit, comme lui, ne douter de rien, nous serions de même dans trois jours dans la place, quoiqu’elle soit tout à la fois à présent un camp retranché et une forteresse. Mais qu’y a-t-il de difficile pour des Russes ? Quel beau jour que celui de notre arrivée ! nous avons fait rentrer bien vite les Spahis qui étoient dehors, et nous avons tout reconnu. Un plus beau jour encore, c’est celui où j’étois comme l’ange de l’Apocalypse, un pied sur l’eau, pendant le combat naval, et l’autre sur terre. Pendant ce tems-là, la ville étoit en feu, et deux vaisseaux turcs sautoient en l’air. Quelle belle et affreuse illumination ! C’étoit un peu avant le jour. On n’a jamais vu une si magnifique horreur, un spectacle si imposant et si terrible. Nous en avons tous les jours de gais et qui ne sont heureusement pas si superbes : comme, par exemple, des escarmouches de Spahis, des chasses de Guirlanghis, etc. Voulez-vous un triste exemple de la prédestination ? Le prince Potemkin me dit : — Allons voir une expérience de nouveaux mortiers. J’ai ordonné qu’une chaloupe vînt nous chercher pour nous conduire au vaisseau sur lequel cette expérience doit se faire. — Nous cherchons sur le bord du Liman ; point de barque : on avoit oublié d’en commander une. L’expérience commence et réussit. Mais on croit s’apercevoir que quelques chaloupes ennemies, attachées à des anneaux, sous les murs de la place, s’en détachoient, pour venir sur nous. On veut se mettre en défense : on ne réfléchit pas à la poudre étendue sur le pont et couverte seulement par une voile ; on en prend sans précaution pour tirer sur ces barques qu’aux premiers rayons de l’aurore on croyoit voir s’avancer. Le feu prend. Le vaisseau, un lieutenant-colonel, un major et soixante hommes sautent en l’air, sous nos yeux : et le Prince et moi, nous en aurions fait autant si le ciel, m’a-t-il dit tout de suite, avec autant de confiance que de dévotion, ne faisoit pas un cas particulier de lui, et ne veilloit pas nuit et jour à sa conservation.

Je suis charmé de cette attention du ciel pour lui, et d’en avoir profité : je souhaite qu’elle dure, car vous savez combien j’aime ce Prince, un homme rare, toujours occupé de notre grande Impératrice, et bien utile à son immense empire, dont il est l’emblème. Il est aussi composé de déserts et de mines d’or et de diamans.

Voulez-vous que je vous fasse pitié ? Nous n’avons pas d’eau. Nous sommes mangés des mouches. Nous sommes à cent lieues d’un marché. Voulez-vous que je vous fasse envie ? Nous faisons une chère excellente. Nous ne buvons que du vin, et du bon. Nous nous couchons quatre heures après dîner. Nous avons ici trois des plus belles femmes de l’empire qui sont venues voir leurs maris. Nous nous réveillons pour prendre des glaces et du sorbet excellent. Le soir, nous avons toute la musique du prince, cette musique nombreuse et singulière, dirigée par le fameux et admirable Sarti. Mais combien cela durera-t-il ? une mauvaise nouvelle : et l’amour, et l’harmonie iront au diable.

Ne l’ai-je pas dit ? On a perdu un peu de monde par une sortie de l’ennemi. Le Prince a mis son mouchoir, trempé dans de l’eau de lavande, autour de son front ; signe, comme vous savez, d’hypocondrie et de mal de tête, vrai ou supposé. Tout le monde est parti : et nous voilà plus tristes que jamais.

Vous m’avez écrit, mon cher S…, deux lettres charmantes. Recommencez donc ; j’en ai plus besoin que jamais. Mais le moyen d’en avoir ! on attend à Pétersbourg nos courriers. Le Prince les fait attendre, un mois souvent, à la porte de sa tente, pour signer leur podoroch, et remet ce prodigieux travail d’un jour à l’autre.

Adieu : par cette raison-là, ma lettre ne partira peut-être que dans six semaines. Dites au comte Cobenzl que les femmes qui sont ici, et tous les hommes de l’armée, et tout ce qui le connoît enfin, l’aime à la folie, pour son amabilité et son obligeance, comme ceux qui servent bien l’Empereur doivent l’aimer pour les services qu’il rend à son maître. Partagez-vous tous les deux les assurances de ma tendre amitié.


Ce 1 août 1788.

Au Camp sous Oczakow.


C’EST dans ma tente, sur le bord de la mer Noire, pendant une nuit brûlante qui m’empêche de dormir, que je me retrace toutes les choses extraordinaires qui se passent sous mes yeux. Je viens de voir gagner quatre batailles navales à un volontaire qui, depuis l’âge de quinze ans, a su acquérir de la gloire par des aventures brillantes : brave et joli petit aide-de-camp d’un général qui l’employa beaucoup, lieutenant d’infanterie, capitaine de dragons, courtois chevalier, vengeant les injures des femmes, ou redressant les torts de la société ; quittant, pour faire le tour du monde, tous les plaisirs, dont il est dédommage un instant par la Reine Otaïti, en Asie ; tuant des monstres, comme Hercule : de retour en Europe, colonel d’un régiment d’infanterie françoise et d’un régiment de cavalerie allemande, sans savoir l’allemand ; chef d’une expédition, capitaine de vaisseau, presque brûlé et noyé au service d’Espagne, major-général de l’armée espagnole, officier-général au service de trois pays dont il ne sait pas la langue, et le plus brillant Vice-amiral qu’ait jamais eu la Russie : on lui refuse l’existence qui lui est due, et il s’en est fait une en attendant que les lois lui accordent celle qui lui appartient.

Nassau-Siegen, par la naissance, est devenu Nassau Sieger, par ses exploits. Vous savez que Sieger, en allemand, signifie vainqueur ; en françois. Il a été reconnu à Madrid ancien Grand d’Espagne, sans s’en douter ; en Allemagne il est prince de l’Empire, quoique ses états aient été donnés à un autre. Si l’injustice ne l’en avoit pas privé, il auroit dépensé pendant quelque tems, sur des sangliers, et peut-être des braconniers, son caractère fougueux ; mais son goût pour le danger l’auroit bientôt averti de ce qu’il pouvoit valoir à la guerre.

Quelle est donc sa sorcellerie ? Son épée et sa baguette de sorcier. Son exemple et son grimoire. Et puis, son épée est encore son interprète, car il s’en sert pour indiquer la ligne la plus courte quand il s’agit d’attaquer. Des yeux, quelquefois aussi terribles pour les amis que pour les ennemis, achèvent l’explication. Sa manœuvre est dans son coup-d’œil, son talent dans une expérience que son ardeur lui a fait chercher ; sa science dans des ordres courts, concis et clairs qu’il donne un jour de bataille, et qui sont toujours faciles à traduire et à comprendre ; son mérite, dans la justesse de ses idées ; ses ressources, dans un grand caractère bien prononcé qu’on lit sur sa figure, et ses succès, dans un courage sans égal de corps et d’esprit.

Je vois un commandant d’armée (le prince Potemkin) qui a l’air paresseux, et qui travaille sans cesse ; qui n’a d’autre bureau que ses genoux, d’autre peigne que ses doigts ; toujours couché, et ne dormant ni jour, ni nuit, parce que son zèle pour la souveraine, qu’il adore, l’agite toujours, et qu’un coup de canon qu’il n’essuie pas l’inquiète, par l’idée qu’il coûte la vie à quelques-uns de ses soldats. Peureux pour les autres, brave pour lui ; s’arrêtant sous le plus grand feu d’une batterie pour y donner ses ordres, cependant plus Ulysse qu’Achille ; inquiet avant tous les dangers, gai quand il y est ; triste dans les plaisirs, malheureux à force d’être heureux, blasé sur tout, se dégoûtant aisément ; morose, inconstant ; philosophe profond, ministre habile, politique sublime ou enfant de dix ans ; point vindicatif, demandant pardon d’un chagrin qu’il, a causé, réparant vile une injustice ; croyant aimer Dieu, craignant le diable, qu’il s’imagine être encore plus grand et plus gros qu’un prince Potemkin ; d’une main faisant des signes aux femmes qui lui plaisent, et de l’autre des signes de croix ; les bras en crucifix au pied d’une figure de la vierge, ou autour du cou d’albâtre de sa maîtresse ; recevant des bienfaits sans nombre de sa grande souveraine, les distribuant tout de suite ; acceptant des terres de l’Impératrice, les lui rendant ou payant ce qu’elle doit sans le lui dire ; vendant et rachetant d’immenses domaines pour y faire une grande colonnade et un jardin anglois, s’en défaisant ensuite ; jouant toujours ou ne jouant jamais ; aimant mieux donner que payer ses dettes ; prodigieusement riche sans avoir le sou ; se livrant à la méfiance ou à la bonhomie, à la jalousie ou à la reconnoissance, à l’humeur ou à la plaisanterie ; prévenu aisément pour ou contre, revenant de même ; parlant théologie à ses généraux, et guerre à ses archevêques ; ne lisant jamais, mais sondant tous ceux à qui il parle, et les contredisant pour en savoir davantage ; faisant la mine la plus sauvage ou la plus agréable ; affectant les manières les plus repoussantes ou les plus attirantes ; ayant enfin tour-à-tour l’air du plus fier satrape de l’Orient ou du courtisan le plus aimable de Louis XIV ; sous une grande apparence de dureté, très-doux en vérité dans le fond de son cœur ; fantasque pour ses heures, ses repas, son repos et ses goûts ; voulant tout avoir comme un enfant, sachant se passer de tout comme un grand homme ; sobre, avec l’air gourmand ; rongeant ses ongles, des pommes ou des navets ; grondant ou riant, contrefaisant ou jurant, polissonnant ou priant, chantant ou méditant ; appelant, renvoyant ; rappelant vingt aides-de-camp sans leur rien dire ; supportant le chaud mieux que personne, en avant l’air de ne songer qu’aux bains les plus recherchés ; se moquant du froid en avant l’air de ne pouvoir se passer de fourrures ; toujours sans caleçon, en chemise ou en uniforme brodé sur toutes les tailles ; pieds nus ou en pantoufles à paillons brodés, sans bonnet ni chapeau : c’est ainsi que je l’ai vu une fois aux coups de fusil ; tantôt en mauvaise robe de chambre ou avec une tunique superbe, avec ses trois plaques, ses rubans et des diamans gros comme le pouce autour du portrait de l’Impératrice : ces diamans semblent placés là pour attirer les boulets ; courbé, pelotonné quand il est chez lui, et grand, le nez en l’air, fier, beau, noble, majestueux ou séduisant quand il se montre à son armée, tel qu’Agamemnon au milieu des rois de la Grèce.

Quelle est donc sa magie ? Du génie, et puis du génie, et encore du génie : de l’esprit naturel, une mémoire excellente, de l’élévation dans l’ame, de la malice sans méchanceté, de la ruse sans astuce ; un heureux mélange de caprices dont les bons momens, quand ils arrivent, lui attirent les cœurs ; une grande générosité, de la grâce et de la justesse dans ses récompenses ; beaucoup de tact, le talent de deviner ce qu’il ne sait pas, et une grande connoissance des hommes.

Je vois un cousin de l’Impératrice[6] qu’on croiroit le plus mince officier de son armée, à sa modestie et à sa simplicité sublime : il est tout, et ne veut rien paroître ; il réunit tous les talens, toutes les qualités imaginables ; amoureux des coups de fusil et de ses devoirs ; s’exposant une fois plus qu’il ne le doit ; faisant valoir les autres, leur attribuant ce qui lui est dû ; plein de délicatesse dans l’ame et dans l’esprit ; du goût le plus fin et le plus sûr ; aimable, doux, ne laissant rien échapper ; prompt à la repartie et à la conception ; rigide dans ses principes ; indulgent pour moi seul, mais sévère pour lui et pour les autres ; prodigieusement instruit, enfin un véritable génie pour la guerre.

Je vois un phénomène de chez vous, et un joli phénomène : un françois de trois siècles. Il a la chevalerie de l’un, la grâce de l’autre et la gaîté de celui-ci. François I, le grand Condé, et le maréchal de Saxe auroient voulu avoir un fils comme lui. Il est étourdi comme un hanneton au milieu des canonnades les plus vives et les plus fréquentes, bruyant, chanteur impitoyable, me glapissant les plus beaux airs d’opéra, fertile en citations les plus folles au milieu des coups de fusil, et jugeant néanmoins de tout à merveille. La guerre ne l’enivre pas, mais il y est ardent d’une jolie ardeur, comme on l’est à la fin d’un souper. Ce n’est que lorsqu’il porte un ordre, et donne son petit conseil, ou prend quelque chose sur lui, qu’il met de l’eau dans son vin. Il s’est distingué aux victoires navales que Nassau a remportées sur le capitan-pacha : je l’ai vu à toutes les sorties des janissaires et aux escarmouches journalières avec les Spahis ; il a déjà été blessé deux fois. Toujours françois dans l’ame, il est russe pour la subordination et pour le bon maintien. Aimable, aimé de tout le monde, ce qui s’appelle un joli françois, un joli garçon, un brave garçon, un seigneur de bon goût de la cour de France : voilà ce que c’est que Roger de Damas.

Je vois des Russes à qui l’on dit : soyez cela, et qui le deviennent ; qui apprennent les arts libéraux comme le médecin malgré lui a fait ses licences ; qui sont fantassins, matelots, chasseurs, prêtres, dragons, musiciens, ingénieurs, comédiens, cuirassiers, peintres et chirurgiens.

Je vois des Russes qui chantent et dansent dans la tranchée, où ils ne sont jamais relevés, et au milieu des coups de fusil et de canon, de la neige ou de la boue ; adroits, propres, attentifs, respectueux, obéissans, et cherchant à lire dans les yeux de leurs officiers ce qu’ils veulent ordonner, pour les prévenir.

Je vois des Turcs qui passent pour n’avoir pas le sens commun à la guerre, et qui la font avec une espèce de méthode, éparpillés pour que l’artillerie et le feu des bataillons ne puissent pas être dirigés sur eux ; visant à merveille, et tirant toujours sur des objets réunis ; dissimulant par cette tiraillerie leurs espèces de manœuvres, cachés dans tous les ravins, les creux, ou sur des arbres, ou bien s’avançant au nombre de 40 ou 50 avec un drapeau qu’ils courent vite planter en avant, pour gagner du terrain : ils font tirer les premiers le genou en terre, ils les font aller en arrière recharger leurs armes, et se succéder sans cesse ainsi, jusqu’à ce qu’ils courent encore porter leur tourbillon et leurs drapeaux en avant. Ces drapeaux sont dans une espèce d’alignement, pour qu’aucune tête de ces petites troupes n’en couvre une autre. Imaginez des hurlemens affreux, des cris d’Allah, encourageant les Musulmans, effrayant les Chrétiens, et des têtes coupées ajoutées à cela, qui font, à ce qui me semble, un terrible effet. Où diable mon père et trois oncles qui ont fait la guerre aux Turcs ont-ils pris qu’ils marchoient comme volent les oies, en tête de porc, ou dans la forme du cuneus des anciens, comme cela :

*
*   *
*         *
* * * * * * * *

Je n’ai rien vu qui me fasse croire que cela ait jamais existe. Tout ce que je vois n’est-il pas assez singulier ? N’est-ce pas l’extraordinaire que je vous ai annoncé ? J’ai parlé dans ma première lettre à un courtisan russe, et un ministre françois ; à mon ami, dans la seconde ; à un homme de lettres, dans la troisième. Je vais parler dans la sixième à une espèce de militaire, car je crois que vous portez encore quelquefois l’uniforme.


Ce 1 septembre 1788.

Au Camp devant Oczakow.


APRÈS avoir beaucoup refléchi sur la manière de conserver l’offensive et la défensive à la fois, vis-à-vis des Turcs, il me semble que je viens d’en trouver le moyen, en évitant les reproches qu’on me fait pour mon goût des masses, que je n’ai, au reste, que proportionnément à mon antipathie pour les carrés.

Leur angle mort, défectueux comme capitale d’un bastion, l’impossibilité de marcher en conservant ces angles, et de ne pas avoir un carré déjeté par conséquent, et ouvert en quelqu’endroit ; l’impossibilité que ce carré puisse passer partout, et que les deux flancs marchent d’un pas égal ; le vide qui s’y trouve, malgré les chevaux, les chariots, les valets, les officiers d’état-major, les généraux qui ne peuvent qu’augmenter encore la confusion ; le peu de profondeur des trois rangs, si aisés à percer par des Spahis que quelques gouttes d’opium et l’ardeur des chevaux suffisent pour emporter : tout cela suffit pour me faire prendre les carrés en guignon.[7]

Les Turcs m’ont fait faire une autre réflexion très-importante. Ils courent, ils grimpent, ils sautent, parce qu’ils sont armés et habillés à la légère. Le poids que portent les sots Chrétiens les empêche presque de se mouvoir.

Qu’ils aient un fusil extrêmement léger et court, et au lieu d’une baïonnette lourde qui, toujours au bout de leur fusil, incommode plus les voisins que les ennemis, qu’ils aient une espèce de baguette pliée en deux, dans les bois du canon, dont la moitié soit affilée en pointe très-longue et puisse servir de pique. Avec un ressort on fera partir cette moitié pointue qui dépassera le bout du fusil de plus de deux pieds et demi, de sorte que même celle du troisième rang dépassera le premier.

Puisqu’on sait à présent la nécessité de marcher aux Turcs à l’arme blanche, il faut donc en inventer une autre que celle qu’on a employée jusqu’ici, car le deuxième et le troisième rang n’en peuvent pas faire usage.

Qu’on ait en bandoulière un sabre comme les handschar des janissaires, avec la tête de la poignée creusée, pour appuyer le fusil et bien viser. Un sabre inspire l’élan du courage au moment où l’on le tire du fourreau. Que l’on fonce sur l’ennemi, ou que l’on saute dans un retranchement, le fusil en bandoulière : car on a souvent alors besoin des deux mains.

On m’avoit dit que les Turcs combattoient les bras nus, pour les avoir plus libres, et mieux faire sauter les têtes. Je le crois bien : ils n’ont ni chemise, ni bas, souvent même ils n’ont pas de souliers, et, à la réserve d’un petit gilet et d’une grande culotte, ils sont nus tout-à-fait, sans doute pour être plus lestes dans les grandes chaleurs des pays où ils font la guerre. Mais comme la réflexion n’est pas leur fort, ils ne s’habillent pas autrement dans les plus grands froids, quand on les enferme dans leurs villes, ou quand on fait une campagne d’hiver.

Lorsque notre soldat sera plus léger, plus beau, plus paré, plus élancé, plus tôt vêtu, et avec les cheveux en tresse ou retroussés, il sera bien plus brillant un jour de bataille. Il aura l’avantage sur les Turcs, qui ont mal à propos un fusil bien long, deux ou trois pistolets, deux sabres et un poignard ; et sur les Chrétiens, qui se servent d’armes gênantes dont je voudrois les débarrasser.

Ayons des tentes aussi bien entendues que celles des Musulmans, la même foi à la prédestination, s’il est possible, et tâchons de donner de même des outils à la cavalerie, qui, allant plus vite que l’infanterie, construit les retranchemens, afin que celle-ci, en arrivant, n’ait qu’à les garnir en s’y campant.

Qu’il soit défendu à l’armée de prononcer Néboïssê, ce mot qui veut dire : n’ayez pas peur, et que les Turcs, qui n’ont pourtant pas l’air plaisant, prononcent en coupant la tête. J’ai remarqué qu’il fait un effet étonnant sur les Chrétiens. D’ailleurs cette coutume de couper les têtes ne fait pas grand mal aux morts, et fait quelquefois grand bien aux blessés : elle doit empêcher du moins qu’on ne se rende prisonnier.

Qu’on en parle une fois, si l’on veut, au soldat, pour lui faire concevoir ce que je viens de dire : et puis qu’il n’en soit plus jamais question. Qu’on le prévienne des hurlemens des Infidèles, et de leurs caracolades, inutiles pour nous et nuisibles pour eux : avec mon ordonnance, nous pourrons, sans crainte, nous laisser entourer de ces nuages de Spahis, qui bourdonnent autour de nous comme des guêpes. Cela ne sert qu’à fatiguer leurs chevaux ; et, après leur avoir laissé faire leurs courbettes, leurs sauts, leurs lançades, leur espèce de manège et de croupe au mur, ils ne sont plus en état de résister à une attaque. C’est comme cela que les Turcs estropient tous leurs chevaux, et qu’au bout de deux heures ils sont sur les dents. C’est aux housards et aux cosaques à les exciter à ce manège en les agaçant. En général, je crois qu’il ne seroit pas mauvais d’attaquer l’infanterie. Les janissaires chargent si lentement qu’ils n’auroient pas le tems de faire une seconde décharge. Quand même des fantassins blessés, ou fatigués, ou en désordre, seroient attaqués par des Spahis dans une plaine, ils n’ont qu’à se réunir quatre ou cinq, se mettre dos à dos, présenter la baïonnette, et se retirer ainsi ; il est impossible qu’ils soient sabrés. Il faut vis-à-vis de toutes les troupes du monde, conserver sa tête, mais sur-tout vis-à-vis de ces gens-ci : car si on la perd au moral, c’est alors qu’on la perd au physique. Tout ce qu’on dit de leur opium et de la fureur qu’il inspire, est un conte. Peut-être que les officiers s’en servent quelquefois, mais il est trop cher pour le simple Turc, et je n’en ai jamais vu qui en eussent pris.

La mine et le costume des fiers Ottomans sont plus respectables que l’air gêné et souvent le mauvais visage des Chrétiens. Les Turcs sont tout à la fois l’ennemi le plus dangereux et le plus méprisable qu’il y ait au monde : dangereux si on le laisse attaquer, méprisable si on le prévient. Sur les hauteurs comme dans les bois, ils ont jusqu’à présent l’avantage sur nous, parce qu’ils courent à l’attaque avec confiance, sachant que nous n’en avons pas en nous-mêmes quand nous sommes ainsi postés. Nos soldats, allégés comme je le propose, se tireroient aussi bien d’affaire que les Turcs. Ceux-ci ne sont pas en état de connoître l’avantage de leur position, ou si par hasard ils le sentent, ils seront étonnés de s’y trouver attaqués : on aura alors aussi bon marché d’eux qu’en plaine. Je crois que le grand art, dans une guerre comme celle-ci, est d’étonner et de frapper des coups inattendus.

Ils ne connoissent que deux ruses de guerre, et se croient bien fins quand ils les emploient. L’une est de faire tirer tous les canons en signe de réjouissance d’une prétendue bataille qu’ils ont gagnée, ou d’une ville qu’ils ont prise, je ne sais où ; et l’autre, de faire prendre un de leurs courriers avec la fausse nouvelle que 20 ou 30 bachas arrivent pour les renforcer de 2 ou 300,000 hommes. En compensation de ces deux enfantillages, ils ont deux usages excellens : l’un, c’est de faire retrancher leurs camps par les Spahis, ainsi que je l’ai dit : et l’autre de faire des trous dans la terre ou dans un retranchement, pour se mettre à couvert des boulets de canon. Chaque homme a son creux, où il reste tapi jusqu’à la fin de la canonnade.

On ne peut pas dire positivement ce qui est infanterie et cavalerie. Le Spahis qui a perdu son cheval va se ranger parmi les fantassins. Le fantassin qui en a gagné, pris ou acheté un, va se ranger parmi les Spahis. Aussi ceux-ci tirent à merveille : et quand ils voient que leur feu peut faire effet, ils se servent beaucoup de leurs fusils ; mais ils ne s’y prennent pas comme la cavalerie chrétienne, qui a toujours tort quand elle en fait usage. Le Spahis saute légèrement à bas de son cheval, tire son coup de fusil, et remonte à cheval avec la même agilité.

Ce qui fait que nous voyons souvent de grands traits de courage de la part du Musulman, c’est qu’il ne se bat jamais sans en avoir envie. Ce n’est qu’en bonne santé, en bonne humeur, et souvent après avoir pris du café, qu’il s’arme pour aller au combat. Il attend même souvent un beau jour, et un beau soleil. Au commencement du siége, je me levois à la pointe du jour, qui, dans nos armées européennes, est souvent l’heure d’une entreprise. A présent je ne me gêne plus. La bonne compagnie, que je reconnois aux beaux chevaux et aux couleurs tranchantes des vêtemens, ne sort jamais avant dix heures, pour engager une affaire. De tout le siège, les Turcs n’ont fait qu’une seule petite entreprise de nuit, parce qu’apparemment ils avoient besoin d’une tête de général, qu’ils sont venus couper à M. Maximowitz. —

L’Autrichien et le Russe ne sont pas consultés sur l’heure : la liberté qu’on laisse aux Turcs à cet égard fait que la moitié de leur armée ne se trouve pas à la bataille, dont le sort dépend toujours des premiers Bravi qui, lorsqu’ils sont dégoûtés, dégoûtent tout de suite ceux qui les suivent.

Leur artillerie, dans les sièges, est servie par les premiers soldats qui se lèvent, et qui vont tirer leur coup de canon pour s’amuser. L’instinct des Turcs, qui vaut souvent mieux que l’esprit des Chrétiens, les rend adroits, et capables de faire tous les métiers à la guerre ; mais ils n’ont que la première réflexion : ils ne sont pas susceptibles de la seconde. Et après avoir dépensé leur moment de bon sens, assez droit, assez juste, ils tiennent du fou et de l’enfant. J’en ai examiné la cause. C’est, je crois, l’usage immodéré et continuel d’un café épais, et le nuage de fumée de tabac dans lequel ils sont toujours. Cela interrompt et abat toutes les facultés de l’esprit.

Leur ferveur religieuse redouble à mesure du danger. Leurs cris de Hechter — Allah (c’est-à-dire, un seul Dieu) augmentent tous les jours. Et l’on est sûr que, quelque bruit qu’on fasse en ouvrant la tranchée, on n’est pas entendu. On a toujours pour soi la première nuit, qui, certes, est la plus intéressante.

Je crains de vous déplaire en vous disant du mal des Infidèles, et de choquer un ministre d’un roi très-chrétien, en lui parlant de guerre et de mécréans. Je finis, et vous embrasse de tout mon cœur.


LETTRE VII.


Ce 1 octobre.

Du même Camp.


NOUS ne serions plus ici, si les deux grandes armées des deux grands empires n’avoient pas été si long-tems en complimens, à qui passeroit, l’une le Bog, et l’autre la Save ; et, si j’avois été cru, elles se donneroient à présent la main à Nicopoli, au centre des états du Grand-Seigneur. Tâchez d’attraper quelque part mes relations.

Sait-on à Pétersbourg la mort d’Ivan Maxime, pour qui la rime et la raison vous ont inspiré ce joli couplet qui finissoit par :

Son cœur peut être à la vertu,
Mais son visage est bien au crime.


Il a été tué derrière nous, d’un boulet de canon qui a passé entre le prince Potemkin et moi.

J’ai vu, il y a quelques semaines, le prince de Nassau arriver bien à propos avec les chaloupes canonnières, car il a sauvé mon cher prince d’Anhalt, qui, sans lui, auroit été tourné et battu, malgré tout ce qu’il avoit fait d’héroïque.

On est pris en se promenant, par les canonnades, comme par la pluie : elles commencent, pour la plupart, aussi ridiculement qu’elles finissent, sans savoir pourquoi, après avoir duré quatre ou cinq heures.

Quand elles ont lieu de nuit, c’est le plus superbe des spectacles. C’est au peintre que je parle à présent. Imaginez deux lignes de feu qui déchirent le firmament, deux rideaux enflammés, tout l’air embrasé, et un ciel qui ressemble diablement à l’enfer.

Votre vie, mon cher S…., ressemble, en revanche, au paradis. Vous n’avez brûlé que pour de jolies femmes : et moi j’ai grillé six mois, absolument grillé pour ces vilains Turcs, quand j’entendois un peu de vent, j’ouvrois ma porte : et comme ce vent ne m’apportoit que des bouffées de fournaise ardente, je la refermois au plus vite. Les serpens, les lézards et les tarentules se glissent quelquefois dans ma tente, à travers les herbes, plus hautes que moi, qui nous entourent. Une de ces tarentules a piqué dernièrement un officier de chevau-légers, à qui on a été obligé de couper le bras. Le tonnerre a tué un autre officier dans sa tente, ainsi que plusieurs soldats : il tomboit presque tous les jours dans le camp.

A présent nous avons un froid de chien. Le bois pour faire la cuisine commence à nous manquer. Je brûle déjà tous mes chariots : un timon pour me faire à dîner, et une petite roue pour mon souper.

Je reçois de fort mauvaises nouvelles de chez nous. Quelques généraux se sont trompés dans le Bannat. Heureusement que le maréchal Lacy, par son activité et son intrépidité ordinaire, a tout réparé, sauvé, raccommodé. Il vouloit même encore, en revenant, prendre Belgrade.

Faut-il vous raconter des accidens ? J’ai vu sauter un magasin à poudre à Kinburn : plusieurs officiers-généraux d’état-major, et plus de 4 ou 500 hommes ont été tués ou blessés. J’ai vu sept chasseurs qui dormoient sur le bord de la mer, près de ma tente, tués par l’imprudence de quelqu’un qui s’est approché avec une lumière d’un canon qu’il ne croyoit pas chargé. Voulez-vous du pittoresque ? Quatre-vingt voiles que le Capitan-Bacha s’est donné la peine de nous amener près de l’île fortifiée de Berezan. Je l’ai vu, l’autre jour, lui-même, très-près de la côte, avec sa belle barbe blanche, la sonde à la main, comme s’il vouloit nous tourner par une descente. Il nous annonce aujourd’hui à grand bruit les mauvaises nouvelles dont je vous ai parlé, et qui sont déjà réparées. Il est plaisant de faire une si longue canonnade pour cela. Elle me donne de l’humeur. Je finis : je crois que je m’en vais à l’armée du maréchal Romanzow, en Moldavie, pour tâcher qu’on nous aide un peu dans ce pays-là, en nous faisant prendre encore cette année la Valachie, chose fort aisée ; on pourroit même s’emparer d’Ismael, de Braïlow et de Galatz, chose fort possible pour une armée de héros, c’est-à-dire, une armée de Catherine-le-Grand. Je vous embrasse de tout mon cœur.


LETTRE VIII.


Ce 1 décembre 1788.


Au Camp devant Robalaï-Mohilaï, ou plutôt à Jassy, où j’ai mon Quartier.

Ton ami respirant du fracas des conquêtes,
Parlera des Boyards qu’il invite à ses fêtes.


JE comptois vous faire une belle relation d’une victoire aisée à remporter sur le Sultan Gheraï, prince in partibus de la Crimée, sur Ibrahim Nazir, et sur le seraskier d’Ismael. Les Turcs, qui ont toujours, ainsi que le gibier, les mêmes passages et les mêmes retraites, se rassemblent au commencement de chaque guerre dans le camp de Robaiaï-Mohilaï, camp fameux, à la vérité. Cette fois-ci ils ont eu l’adresse de l’occuper tout de travers, et y auroient été facilement pris et battus si l’on avoit voulu. J’avois compté sur la fête de saint Grégoire, patron du prince. Mais je suis toujours vox clamans in deserto.

Je pourrois vous envoyer un portrait aussi piquant que les autres, mais je le garde pour moi. Les 15 ou 20 mille hommes qu’on faisoit passer pour 50, viennent de partir. Je me trouve dans un pays qui me paroît enchanté, après la nouvelle Servie, la pairie des Nogays et des Budgiack, la Tartarie, et les environs de la Bessarabie, que je viens de quitter.

Un hiver affreux, dans une chaumière située au milieu d’une redoute de boue et de neige ; une campagne de six mois, sans voir autre chose que le ciel, la mer, et des herbes dans une pleine de 300 lieues, en voilà assez pour me faire trouver tout superbe après cela.

Depuis mon départ d’Élisabeth-Gorod, je n’avois pas rencontré une maison, ni un arbre, excepté dans les jardins du Bacha, près du retranchement d’Oczakow : j’ai embrasse là quelques arbres sous le plus grand feu de la place, tant j’ai eu de plaisir à les revoir. J’y ai même cueilli et mangé d’excellens abricots.

Une eau verte comme les cadavres de 5000 Turcs tués, brûlés, noyés par le prince de Nassau, étoit la seule boisson que nous eussions eue pendant cinq mois : ou bien de l’eau de la mer Noire qui n’est pas aussi salée que celle des autres mers.

Vous faites-vous une idée de mon bonheur, de trouver une fontaine charmante, sur la hauteur, avant de descendre dans Jassy ? J’ai baisé l’eau avant de la boire : et je l’ai dévorée des yeux avant d’en arroser mes lèvres, qui, depuis si long-tems, n’avoient éie mouillées par rien d’agréable. Je suis logé dans un de ces superbes palais que les Boyards bâtissent dans un goût oriental, et dont plus de 150 s’élèvent au-dessus des autres édifices de la capitale de la Moldavie. Lisez-en la description dans mon ouvrage sur les jardins.

Des femmes charmantes, presque toutes de Constantinople, et d’anciennes familles grecques, sont assises négligemment sur leurs divans, la tête tout-à-fait en arrière, ou soutenue par un bras d’albâtre. Les hommes qui leur font des visites sont presque couchés à côté d’elles. Une jupe extrêmement légère, courte et serrée, couvre légèrement leurs charmantes formes, et une gaze dessine à merveille les jolis contours de leur sein. Elles portent sur leur tête une étoffe noire, ou couleur de feu, éclatante par les diamans qui ornent cette espèce de turban, ou de bonnet. Les perles du plus beau blanc parent leur cou et leurs bras ; elles les entourent aussi quelquefois avec des rézeaux de gaze, garnis de sequins, ou de demi-ducats : j’en ai vu jusqu’à 3000 sur le même habit. Le reste de leur vêtement oriental est d’étoffes brodées, ou travaillées en or et en argent, et bordé de pelisses précieuses, ainsi que l’habit des Boyards, qui ne diffère de celui des Turcs que par le bonnet qu’ils mettent au-dessus de leur calotte rouge, et qui ne ressemble pas à un turban.

Les femmes des Boyards ont sans cesse à la main, ainsi que les sultanes, une espèce de chapelet de diamans, de perles, de corail, de lapis-lazuli, d’agathe, ou de bois rare, qui leur sert de maintien, comme l’éventail pour nos femmes. Elles jouent avec cela, entretiennent l’agilité de leurs doigts, dont les ongles sont peints en carmin, comptent les grains, et s’en sont fait, à ce qu’on dit, un langage pour leurs amans. J’ai cru même surprendre quelques regards de maris, curieux de savoir peut-être si je ne connoissois pas déjà un peu ce joli alphabet de galanterie. Les heures d’un rendez-vous s’apprennent ainsi fort aisément. Mais comment peut-il y en avoir ? Sept ou huit serviteurs des Boyards, et autant de jeunes filles qui servent leurs femmes ; les uns et les autres, jeunes et d’une figure charmante, sont toujours dans les appartemens ; leur costume ne diffère qu’en richesse de l’habillement des maîtres de la maison. Chacun et chacune a son département : l’un d’eux apporte, dès qu’on entre pour faire une visite, une et jusqu’à quatre pipes. L’une d’elles apporte une soucoupe, et une petite cuiller avec des confitures de rose. Un autre brûle des parfums, ou verse des essences qui embaument le sallon. L’un d’eux apporte une tasse de café, l’une d’elles un verre d’eau : et cela se répète chez vingt Boyards, le même jour, si l’on va les voir. Ce seroit une grande malhonnêteté de se refuser à ces politesses.

On est bien couché ici, il y fait chaud. Je suis habillé comme les Boyards. Je vais souvent chez eux pour penser sans distraction, car je ne sais que quelques mots valaques, et point du tout le grec que parlent ces dames ; elles méprisent la langue de leurs époux. D’ailleurs les Boyards parlent peu. La crainte qu’ils ont des Turcs, l’habitude d’apprendre de mauvaises nouvelles, et l’empire qu’exercent sur eux le Divan de Constantinople et l’Hospodar, les ont accoutumes à une tristesse invincible. Cinquante personnes qui se rassemblent tous les jours dans une maison, ou dans l’autre, ont l’air d’attendre le fatal cordon ; et on entend dire à tout moment : — Ici mon père fut massacré par ordre de la Porte, et ici ma sœur par ordre du prince.

Quand je dis que je vais chez les Boyards pour penser, j’y vais plutôt pour ne pas penser : car à la quatrième pipe, je deviens tout-à-fait Turc, Je suis nul, je n’ai plus d’idées : et c’est ce que je puis faire de mieux, étant loin de vous et de ce que j’aime.

J’estime assez l’air religieux avec lequel les jeunes gens, souvent des deux sexes, laissent leurs babouches au bas du premier gradin, pour ne pas gâter les beaux tapis, et souiller le sanctuaire où reposent leurs maîtres. Après avoir fait l’office de leur charge, ils s’en retournent à reculons reprendre leurs babouches et s’asseoir, dans un coin, sur leurs genoux. J’aime qu’on n’ait point à sonner ou à crier sans cesse après des valets. Si par hasard ils sont tous en commission, on les appelle, comme au sérail, en frappant des mains, en manière d’applaudissement.

Constantinople donne le ton à Jassy, comme Paris à la province, et les modes arrivent encore plus tôt. Le jaune étoit la couleur favorite des sultanes ; elle est devenue à Jassy celle de toutes les femmes. Les grandes pipes bien longues, de bois de cerisier, avoient remplace à Constantinople les pipes de bois de jasmin. Nous n’avons plus que des pipes de cerisier, nous autres Boyards. Ces messieurs ne vont jamais à pied. Ils sont tous paresseux comme les Turcs.

Les femmes pourroient se dispenser d’avoir autant de ventre. C’est si bien reconnu pour une beauté dans le pays, qu’une mère m’a demande pardon de ce que sa fille n’en avoit pas encore. Mais cela viendra bientôt, me dit-elle, car à présent c’est une honte : elle est droite et mince comme un jonc. Les costumes, les manières asiatiques rendent les jolies plus jolies encore, mais enlaidissent les laides, qui, à la vérité, sont très-rares dans ces pays-ci. Il m’est arrivé, à cause de la manière qu’ont les femmes de s’asseoir ou de se coucher en rond, de les prendre, lorsque l’appartement n’est pas bien éclairé, pour des pelisses qu’on avoit oubliées sur le divan.

Les filles des Boyards sont enfermées comme les femmes turques, dans des harems grillés en bois, souvent doré ; elles peuvent, au travers de ces grilles, regarder les hommes et se choisir un mari ; mais ceux-ci ne les voient que pour passer la nuit avec elles, après la petite cérémonie de l’église grecque.

Je viens de donner une fête charmante qui a réussi à merveille. Cent Boyards et leurs femmes à souper, un bal où l’on a dansé la pyrrhique et d’autres danses grecques, moldaves, turques, valaques, et égyptiennes ; on y voit l’origine d’un divertissement qui est si bête lorsqu’il n’a pas d’objet. Il ne pouvoit avoir que deux motifs : les réjouissances après la victoire, ou la volupté dans des tems plus tranquilles. On est paisible à Jassy, malgré les alarmes de la guerre dont cette ville est toujours le théâtre dès que l’étendart de Mahomet se déploie aux yeux du peuple ottoman.

On se tient par la main, pour ne plus se quitter ; on fait quelques pas en rond, mais beaucoup l’un vis-à-vis de l’autre. On se fait des mines, on se sépare presque, on se retient, on s’approche, je ne sais comment ; on se regarde, on s’entend, on se devine, on a l’air de s’aimer… Cette danse-là me paroît fort raisonnable.

Pour moi je me suis amusé à merveille, à rester sans rien dire à côté de quelques Boyardes. Après quelques tasses de confiture, quelques potions et libations de rose, et six pipes, pour le moins, je m’aperçois que j’étois tout seul.

Rien ne ressemble à la situation de ces gens-ci. Soupçonnés par les Russes d’avoir de la préférence pour les Autrichiens, suspects à ceux-ci qui les croient attachés aux Turcs, ils désirent autant le départ des uns qu’ils craignent le retour des autres. O vous, arbitres des destins des pauvres mortels, à qui vous avez souvent mis les armes à la main, réparez les maux que vous faites à l’humanité ; vous en êtes plus responsables que nous, qui ne sommes que les exécuteurs de vos hautes-œuvres. Servez cette humanité, et en même tems la politique de plusieurs empires, en laissant en paix ces pauvres Moldaves : leur pays est si beau que toute l’Europe crieroit si l’on vouloit s’en emparer. Rendez-les independans des tyrans de l’Orient. Qu’ils se gouvernent eux-mêmes, et au lieu de leur Hospodar, qui est forcé d’être un despote et un fripon, pour faire sa cour à la Porte Ottomane, qu’on leur donne pour les diriger deux Boyards amovibles tous les trois ans. Rentrant, au bout de ce tems-là, dans la classe commune, ils n’oseront pas abuser de leur autorité, car on le leur feroit payer bien cher ensuite.

Qu’à la paix les cours médiatrices s’amusent à leur faire un petit code de loi, bien simple, qui surtout ne soit pas tracé de la main de la philosophie, mais par quelques jurisconsultes bonnes gens, qui connoissent le climat, le caractère, la religion et les mœurs du pays, et qui donnent une autorité bien souveraine aux deux grands et puissans seigneurs chargés de l’administration.

Quelle carrière pour votre ame et votre esprit ! mais devenez Montesquieu et Louvois si vous pouvez, sans cesser d’être Racine, Horace et La Fontaine. Travaillez pour mes chers Moldaves, de quelque façon que ce soit. Ils me traitent si bien ! J’aime tout en eux, et surtout leur langage, qui rappelle qu’ils descendent des Romains. C’est un mélange harmonieux de Latin et d’Italien. On dit szluga, au lieu de je vous souhaite le bon jour. On dit formos coconitza, pour dire une belle fille. Sara bona, pour dire bon soir ; et dragua-mï, pour dire je vous aime. Puis-je mieux finir ma lettre que par cette vérité, que je saurois vous dire en douze langues au moins, et que vous me rendez, j’en suis sûr, en bon françois.


LETTRE IX.


Le 1er  juin 1789.
À mon Quartier-général de Semlin.


J’AUROIS pu vous écrire pendant l’hiver ce que vous ne saviez pas ; et, depuis ce tems-là, ce que vous savez. Mais je n’écris avec plaisir que lorsque j’ai la réponse au bout de quelques heures. À Paris je n’aimois et n’écrivois jamais de l’autre côte des ponts. C’est ainsi que, voguant avec vous sur le Borysthène, séparé de vous par une cloison de taffetas chiné, dans une des superbes galères de ce voyage triomphal et magique, je n’attendois que quelques minutes pour recevoir votre billet du matin.

Une espèce d’armistice, ou plutôt de convention de bonne compagnie, me laisse le tems de donner aux Turcs, dans une superbe tente, turque aussi bien qu’eux, des concerts sur ma rive du Danube. Toute la garnison de Belgrade vient les entendre sur l’autre rive. Ainsi que le Roi d’Espagne qui a fait chanter pendant 40 ans, tous les jours, le même air à Farinelli, je me fais jouer tous les soirs la Cosa rara, qui, comme vous voyez, cesse de l’être ; de très-belles Juives, Arméniennes, Illyriennes ou Serviennes, y assistent. C’est la grande noblesse de Semlin.

Quand quelques Turcs passent les frontières, je les corrige : Osman Bacha m’en remercie, et dit qu’il ne peut pas se faire obéir. Comme j’aime mieux le taquiner que de me contenter de lettres d’excuse, l’autre jour, devant faire un feu de réjouissance pour une petite victoire dans la Moldavie ou le Bannat, j’ai fait charger à boulets toute mon artillerie, pour venger une tête coupée à une sentinelle de Mychalowicz, Cela a réussi. Il y a eu huit curieux de tués au pied de la forteresse. Le Bacha a trouvé cela apparemment tout naturel. J’avois espéré qu’il se fâcheroit. Je ne me plains pas de quelques coups de fusil qu’on me tire quelquefois, par gaieté, quand je me promène.

Mais un lieutenant-colonel de nos postes avancés, du côté de Pantschowa, ayant désapprouvé qu’on en eût fait autant à un capitaine de Branakocsky, s’en plaignit à Aga Mustapha, qui lui répondit ainsi :

Je te salue, voisin Terschitz. Tu dis qu’il y a un armistice. Je ne m’y connois pas. Tu me parles du Bacha de Belgrade. Je ne veux pas dépandre de lui : Tu m’offres tes secours, en cas que j’aie des besoins. Apprends que la sublime Porte ne me laisse manquer de rien, et que je n’ai d’autre besoin que de boire ton sang. Tu dis que je puis me fier à toi. Sache que, dans ce tems-ci, il ne faut se fier à personne : je te salue, voisin Terschitz.

Voici la réponse que je fis au nom du voisin Terschilz.

Je te salue, voisin Moustapha : ta lettre est bien celle d’un Turc. J’en suis bien aise, car j’ai cru qu’il n’y en avoit plus. Tu dis que tu veux boire mon sang. Je ne me soucie pas du tien. Car qu’est-ce que le sang d’un Aga ? Fais ce que tu veux. Viens quand tu peux. J’ai ordonné à mes gens de t’amener prisonnier, à la première occasion. J’ai assez envie de te voir. Bonjour, Aga Moustapha.

J’ai fait une petite légèreté l’autre jour. J’avois à écrire à Osman Bacha, au sujet d’un courrier de M. de Choiseuil, qui m’en envoie quelquefois. Je portai moi-même la lettre, c’est-à-dire que, dans une petite barque à drapeau blanc, signe de pourparler, j’allai avec mon truchement au pied de la forteresse, reconnoître le côté de mon attaque, qui, à ce que j’espère aura lieu dans un mois ou deux, au plus tard. J’eus le tems de tout examiner, jusqu’à ce qu’une barque chargée de plus de douze figures superbes ou atroces, (car chez eux il n’y a pas de milieu) vînt me reconnoître ; et prendre ma lettre que je leur remis de ma part. Je les caressai ; je leur dis trente mots turcs que je sais. Cela fit sourire deux ou trois moustaches. Mais les autres me firent une terrible peur en me considérant. Je me souvins qu’ils pouvoient m’avoir vu tirer à leur barbe, sur les bords de la Save, des aigles et des hirondelles de mer. J’avois un grand manteau blanc, un mauvais chapeau rabattu. J’entendis qu’ils demandoient à mon interprète qui j’étois ? il répondit que j’étois le secrétaire du séraskier de Semlin, pour la correspondance françoise. Le plus vilain des Turcs, avec une mine infernale, me prit ma lettre assez brusquement, pour la porter au Bacha. J’en fus quitte pour être un moment assez mal à mon aise, et je m’en retournai, à force de rames, le plus vite que je pus.

Adieu, mon cher S… je vous quitte pour voir dix beaux et longs bataillons de renfort qui m’arrivent d’Autriche. Puissé-je bientôt m’en servir ! Je voudrois qu’on me permît de passer la Save à Sabalsch, pour aller voir s’il y a réellement un Abdy Bacha, comme on me l’annonce toujours, ainsi que l’arrivée prétendue du Bacha de Trawnick, et du fameux Mahmoud de Scutari : je voudrois balayer la plaine jusque sous le canon de Nissa. Sans l’inquiétude que nous cause cet Abdy Bacha, notre siège iroit bien mieux. Je vous embrasse de tout mon cœur.


LETTRE X.


Le 18 octobre 1789.
De Belgrade.


NOUS y voici, dans ce rempart de l’Orient, dont nous n’avons pas ouvert les portes avec des doigts de rose, comme l’aurore, mais avec des doigts de feu. La hardiesse et la promptitude du passage de la Save, la rapidité de la marche et de rentrée dans les lignes du Prince Eugène, l’audace de la reconnoissance, faite jusqu’à la palissade, tout cela est l’ouvrage d’une quinzaine de jours, et c’est vraiment digne du plus beau tems du maréchal Laudon. Il nous montoit la tête et démontoit celle des Turcs : je ne démontois que leurs canons. Il a attaqué Belgrade sur la rive droite de la Save, et moi, sur la rive gauche, où j’étois l’aigle de ce Jupiter dont je portois la foudre.

La prise de la forteresse a été assurée par celle de la ville, qui est due à la plus brillante, la plus éclairée ; et la plus active des valeurs, à celle du comte de Browne, digne neveu du maréchal Lacy. Je faisois, pendant cette superbe et vigoureuse entreprise, une diversion avec ma flotte, sur le Danube ; et ensuite, pour réparer la perte de quelques jours et de bien du monde à l’attaque du chemin couvert, je redoublai le feu de mes batteries, et j’en établis une nouvelle, dans une île, à 150 toises de la forteresse, qui capitula tout de suite.

Je voyois avec un grand plaisir militaire et une grande peine philosophique, s’élever dans l’air 12,000 bombes que j’ai fait lancer sur ces pauvres Infidèles ; j’entendois leurs cris d’effroi, car ceux des blessés étoient étouffés par le feu et la mort. Écartons ces objets d’horreur. J’ai parlé assez long-tems au colonel de dragons. C’est maintenant au grand prêtre du temple de la paix que je m’adresse.

Quelle source de réflexion ! A peine le mot capitulation avoit été prononcé, que dix mille vaincus se mêloient déjà avec autant de vainqueurs. La férocité faisoit place à la douceur, la fureur à la pitié, la ruse guerrière à la bonne foi, l’acharnement à la bienveillance. On prenoit du café ; on vendoit, on achetoit. Le Turc, loyal dans ses marchés, fixoit un prix, llvroit ses effets précieux cachés dans les casemates, alloit à ses affaires, et sans empressement recevoit son argent, quand par hasard il rencontroit son acheteur. Philosophes sans le savoir, les riches propriétaires fumoient sur les débris de leurs maisons et de leur fortune. Osman Bacha, le sot gouverneur de Belgrade, fumoit au milieu de sa cour, rangée en cérémonie, comme s’il commandoit encore, et comme s’il ne s’attendoit pas à rencontrer un Capidgy Bachi pour lui demander de la part du Sultan Selim ce qu’il n’a pas, sa tête, car elle étoit déjà perdue à notre premier coup de canon. La beauté et la variété des couleurs riches et tranchantes des Janissaires, nos bonnets de grenadiers, leurs turbans, notre garnison, les Spahis, point abattus quoique battus, leurs superbes armes, leurs chevaux, fiers comme eux, leur air ferme, jamais bas, malgré le malheur ; les rives du Danube et de la Save bordées de ces figures pittoresques, récréoient les yeux et réjouissoient l’ame ; on étoit seulement un peu attriste de voir emporter par terre et par eau les cadavres d’hommes, de chevaux, de bœufs et de moutons, qui pendant le siège n’avoient pas pu être enterrés. On sentoit à la fois le mort, le brûlé et l’essence de rose : car il est extraordinaire d’unir à ce point les goûts voluptueux à la barbarie.

Le maréchal a demandé pour moi la croix de commandeur de l’ordre militaire de Marie-Thérèse. L’Empereur me l’a déjà envoyée. On dit qu’ils ont été contens de ma promptitude et surtout de l’effet de ma dernière batterie, qui a décide les Turcs à capituler. Il n’a manqué à mon bonheur que l’arrivée d’Abdy Bacha pour secourir la place. C’eût été un plaisir vit pour moi de passer la Save, de contribuer à battre le Bacha, et de revenir ensuite continuer mon attaque. Cet Abdy Bacha étant toute l’espérance de la garnison, si elle ne s’étoit pas rendue, j’avois pensé à une ruse un peu enfantine qui, malgré les plaisanteries qu’on en eût faites, comme des stratagèmes de Polyène et de Frontin, eût, je crois, bien réussi.

J’aurois voulu que le maréchal eût caché, pendant la nuit, quelques bataillons avec des canons dans une vallée, à une demi-lieue du camp ; qu’il eût fait sortir au point du jour de ses lignes, ou de celles d’Eugène (car ces deux noms se lient à présent à merveille) les troupes destinées à attaquer cet Abdy Bacha, s’il étoit venu pour nous faire lever le siège. On auroit fait un feu d’enfer toute la journée, de part et d’autre, sans boulets. On seroit revenu dans les lignes, avec de grands cris de joie, on auroit tiré de la tranchée, de l’armée et de mon corps un grand feu de réjouissance : et la place auroit capitulé.

Je vous aurois écrit pendant le siège ; mais j’avois peur que ma lettre ne devînt posthume, et je ne voulois pas vous dire ce qui se passoit dans ma tête, avant de savoir si on me la ]aisseroit sur les épaules. Adieu, l’ami de mon cœur.


LETTRE XI.


QUI veut connoître les Turcs ? Les voici, bien différens de l’idée qu’on s’en est faite. C’est un peuple d’antithèses : braves et poltrons, actifs et paresseux, libertins et dévots, sensuels et durs, recherches et grossiers, sales et propres ; conservant dans la même chambre des roses et un chat mort. Si je parle des grands de la cour, de l’armée et des provinces, je dirai : hauts et bas, méfians, ingrats, fiers et rempans, généreux et fripons. Toutes ces qualités, bonnes et mauvaises, dont les premières l’emportent sur les secondes dans le gros de la nation, dépendent des circonstances, et sont recouvertes d’une croûte d’ignorance et d’insensibilité, qui empêche ces pauvres gens d’être malheureux.

Il est clair que s’ils n’étoient pas sous le joug des monstres qui les étranglent pour avoir leurs fils, leurs filles ou leurs trésors, ils ne seroient pas si familiarisés avec les coutumes qui leur donnent l’air d’être barbares.

lis sourient tout au plus, et répondent de la tête, des yeux, ou des bras et de la main, qu’ils ne remuent jamais sans noblesse ; mais ils ne parlent presque pas. Ils n’ont rien de vulgaire, ni dans ce que je me fais expliquer, lorsqu’ils parlent, ni dans leurs manières. Le petit serviteur d’un Janissaire, quoiqu’il ait les pieds et les jambes nues, et qu’il ne porte point de chemise, est coquet à sa façon, et a l’air plus distingué que les jeunes seigneurs des cours européennes : les plus pauvres des soldats Turcs n’ont rien pour se vêtir, mais leurs armes damasquinées sont couvertes d’argent. Je les ai vus en refuser 200 piastres, craignant moins d’expirer de faim que de honte.

Les Turcs sont sensibles à la reconnoissance et aux bons traitemens, et tiennent, dans toutes les circonstances de leur vie, soit à la guerre, ou ailleurs, constamment leur parole : d’autant plus, m’ont-ils dit quelquefois, qu’ils ne savent pas écrire.

Les Turcs ont quelques rapports avec les Grecs, et beaucoup avec les Romains. Ils ont les goûts des uns et les usages des autres. Leurs ouvrages sont charmans, remplis de goût, et supposent des idées ; quand ils en ont, elles sont fines et délicates. Ils ont l’esprit fleuri dans le peu qu’ils disent, ou qu’ils écrivent. Ils sont graves comme les Romains, et ne se donnent pas la peine de rire ni de danser. Les uns et les autres ont des bouffons : Ibrahim Nazir, que nous avons chassé de la Moldavie, avoit cinq ou six esclaves fort jolis, habillés superbement, et montant à cheval avec lui. Les Turcs m’ont expliqué qu’il leur étoit agréable de ne voir en se réveillant que de belles figures destinées à leur porter leur café, leur pipe, leur sorbet, leur bois d’aloès à brûler, leurs parfums d’ambre et leurs essences de rose. Ils se moquent de nous, de ce qu’un vilain frotteur, ou un vieux domestique de confiance vient faire le feu, ou ouvrir nos rideaux. Ils sont sans cesse couchés comme les Romains, qui (je n’en doute pas) avoient, de même que les Turcs, des divans où ils mangeoient, et se reposoient toute la journée. Les tuniques et les pantoufles prouvent que ces deux nations n’aimoient pas la promenade. Il n’y a rien de si emporté et de si colère que les gens froids et phlegmatiques. Les Turcs, comme les Romains, surtout ceux d’aujourd’hui, font cas de la vengeance : à cela près, ils sont doux. Ils ne disputent, ni ne se querellent jamais. Si le gouvernement populaire n’apportoit pas toujours avec soi l’esprit de parti, l'intrigue, la jalousie, et les crimes qui en sont la suite, les Romains auroient été de bonnes gens ; si l’excès opposé, le despotisme d’un sultan, et de deux ou trois grands-officiers de l’empire ; ne les alarmoit pas sans cesse, les Turcs seroient aussi les meilleures gens du monde.

Ignorans par paresse et par politique, superstitieux par habitude et par calcul, ils sont guidés par une impulsion naturelle et heureuse. Que devientroient les peuples de l’Europe si un marchand de savon étoit premier ministre, un jardinier grand-amiral, et un laquais commandant des armées ? Où trouveroit-on des gens tout à la fois propres à combattre à pied, à cheval, et sur l’eau, adroits à tout ce qu’ils entreprennent, et individuellement toujours intrépides ? Les états étant confondus, personne n’étant classé, chacun a des droits à tout, et attend la place que le sort lui destine.

Observateurs, voyageurs, spectateurs, au lieu de faire des réflexions triviales sur les nations de l’Europe qui se ressemblent toutes, à peu de chose près, méditez sur tout ce qui tient à l’Asie, si vous voulez trouver du neuf, du beau, du grand, du noble, et très-souvent du raisonnable.


LETTRES

A l’Impératrice de Russie


le 21 février 1790.


IL n’est plus, Madame ; il n’est plus, le prince qui faisoit honneur à l’homme, l’homme qui faisoit le plus d’honneur aux princes. Ce génie ardent s’est éteint comme une lumière dont l’enveloppe étoit consumée ; et ce corps actif est entre quatre planches qui l’empêchent de se remuer. Après avoir accompagné ses restes précieux, j’ai été un des quatre qui l’ont porté aux capucins. Hier je n’aurois pas été en état d’en rendre compte à Votre Majesté Impériale. Joseph II est mort avec fermeté, comme il a vécu : c’est avec ce même esprit méthodique qu’il a fini et commencé. Il a réglé le cortège qui devoit accompagner le St. Sacrement qu’on portoit à son lit de mort. Il s’est levé pour savoir si tout étoit comme il l’avoit ordonné. Quand le coup le plus accablant pour lui, le dernier coup du sort[8] mit le comble à ses malheurs, il demanda : — Où mettrez-vous le corps de cette Princesse ? — On lui répondit, à la Chapelle. — Point du tout, dit Joseph II, c’est ma place, on seroit oblige de la déranger : mettez-la dans un autre endroit où elle soit exposée tranquillement. —

Ces détails me donnent de la force : je ne croyois pas pouvoir continuer un tel récit. Il choisit et régla les heures pour les prières qu’on lui lisoit. Tant qu’il le put il en lut aussi lui-même quelques-unes, et en accomplissant ses devoirs de chrétien, il avoit l’air d’arranger son ame comme il avoit voulu tout arranger lui-même dans son empire. Il a fait baron le médecin qui lui dit la dernière vérité ; il l’aimoit tant qu’il le pria d’accompagner sa pompe funèbre jusqu’au tombeau ; il lui demanda de lui déclarer le jour et presque l’heure où il devoit y descendre, et le médecin ne prédit que trop juste. L’Empereur me dit, peu de jours avant sa mort, et à mon arrivée de l’armée de Hongrie que j’avois menée en Silésie : — Je n’ai pas été en état hier de vous voir. Votre pays m’a tué ; Gand pris a été mon agonie, et Bruxelles abandonné, ma mort. Quelle avanie pour moi ! (Il répéta plusieurs fois ce mot.) J’en meurs : il faudroit être de bois pour que cela ne fût pas. Je vous remercie de tout ce que vous venez de faire pour moi, ajouta-t-il. Laudon m’a dit beaucoup de bien de vous : je vous remercie de votre fidélité. Allez aux Pays-Bas ; Faites-les revenir à leur Souverain, et si vous ne le pouvez pas, restez-y ; ne me sacrifiez pas vos intérêts, vous avez des enfans. —

Toutes ces paroles m’ont si vivement ému, et sont tellement gravées dans ma mémoire, que Votre Majesté Impériale peut être sûre qu’il n’y en a pas une qui ne soit de lui. Ma conduite sera ma réponse : il est inutile que j’en rapporte les mots entrecoupés de pleurs. A-t-on répandu quelques larmes quand j’ai été administré ? dit l’Empereur à madame de Chanclos qu’il vit un instant après. Oui, répondit-elle ; j’ai vu, par exemple, le Prince de Ligne tout en pleurs. — Je ne croyois pas valoir tant que cela, dit l’Empereur, presque gaîment.

Du reste, Madame, le dirai-je, à la honte de l’humanité ? j’ai vu périr quatre grands Souverains : on ne les regrette qu’un an après leur mort ; on espère les six premiers mois, et l’on fronde les six autres. Cela se passa ainsi quand Marie-Thérèse mourut. On sent bien peu la perte que l’on fait. Les curieux, les indifférens, les ingrats, les intrigans s’occupent des nouveaux règnes. Ce n’est que dans un an que le soldat dira : Joseph II a essuyé bien des coups de canon à la digue de Beschania, et des coups de fusil dans les faubourgs de Sabatsch : il a imaginé des médailles pour la valeur. Le voyageur dira : quels beaux établissemens pour les écoles, les hôpitaux, les prisons et l’éducation ! Le manufacturier : que d’encouragement ! le laboureur : il a labouré lui-même ; l’hérétique ; il fut notre défenseur. Les présidens de tous les départemens, les chefs de tous les bureaux diront : il étoit notre premier commis et notre surveillant à la fois ; les ministres : il se tuoit pour l’État, dont il étoit, disoit-il, le premier sujet ; le malade dira : il nous visitoit sans cesse ; le bourgeois : il embellissoit nos villes par des places et des promenades ; le paysan, le domestique diront aussi : nous lui parlions tant que nous voulions ; les pères de famille : il nous donnoit des conseils. Sa société dira : il étoit sûr, aimable ; il racontoit plaisamment ; il avoit du trait dans la conversation : on pouvoit lui parler avec vérité sur tout.

Voilà, Madame, que je vous entretiens de la vie de l’Empereur, et je comptois ne vous raconter que sa mort. Votre Majesté Impériale m’a dit en voiture, en allant à Czars-kozelo, il y a dix ans : — Votre Souverain a un esprit tourné toujours du côté de l’utile ; rien de frivole dans sa tête : il est comme Pierre I, il permet qu’on le contredise ; il ne s’offense point de la résistance à son opinion, et veut convaincre avant d’ordonner. —


Portrait de Joseph II.


S’il suffisoit pour obtenir le nom de grand, d’être incapable de petitesse, on pourroit dire Joseph-le-Grand ; mais je sens qu’il faut plus que cela pour mériter ce titre ; il faut un règne glorieux, éclatant, heureux ; d’illustres exploits de guerre, des entreprises inattendues, de superbes résultats, et peut-être des fêtes, des plaisirs et de la magnificence. Je ne sais pas plus flatter après la mort que pendant la vie. Les circonstances ont refusé à Joseph II de brillantes occasions pour se faire connoître. Il ne put pas être un grand homme, mais il fut un grand Prince, et le premier parmi les premiers. Il ne s’abandonna point à l’amour ni à l’amitié, peut-être parce qu’il s’y sentoit trop porté ; souvent il mêla trop le calcul aux affections : il s’arrêta sur la confiance, parce qu’il voyoit d’autres Souverains trompés par leurs maîtresses, leurs confesseurs, leurs ministres ou leurs amis. Il s’arrêta, sur l’indulgence, parce qu’il vouloit avant tout être juste : il se fit sévère malgré lui, en croyant n’être qu’exact. Ou obtenoit peut-être son cœur sans le mériter, mais on étoit sûr de ne jamais manquer son estime. Il avoit peur de passer pour partial dans la distribution de ses grâces : il les accordoit sans y joindre aucune manière aimable, et les refusoit de même. Il exigeoit plus de noblesse de la part de la noblesse, et la méprisoit plus qu’une autre classe quand elle n’en avoit pas ; mais il est faux qu’il ait voulu lui faire du tort. Il vouloit la plus grande autorité, pour que d’autres n’eussent pas le droit de faire du mal. Il se privoit de tous les agrémens de la vie, pour engager les autres au travail : ce qu’il détestoit le plus au monde, c’étoit les oisifs. Il avoit un moment d’humeur quand on lui faisoit une réponse ou une représentation un peu piquante : il se frottoit les mains, et puis revenoit écouter, répondre lui-même, ou discuter comme si de rien n’étoit. Il étoit avare du bien de l’État, et généreux du sien ; génereux même n’est pas le mot, c’est bienfaisant. Il savoit faire le Souverain, et tenoit bien sa cour quand il le falloit absolument ; il donnoit alors à cette cour, qui avoit l’air d’un couvent ou d’une caserne toute l’année, la pompe et la dignité du palais de Marie-Thérèse. Son éducation avoit été comme celle de bien des Souverains, négligée à force d’être soignée : on leur apprend tout, excepté ce qu’ils doivent savoir. Joseph II, dans sa jeunesse, ne promettait point d’être aimable ; il le devint tout-à-coup à son couronnement de Francfort. Ses voyages, ses campagnes, et la société de quelques femmes distinguées achevèrent de le former. Il aimoit les confidences, il étoit discret, bien qu’il se mêlât de tout. Ses manières étoient fort agréables, et jamais il n’y mêloit de la pédanterie : je l’ai vu écrire sur une de ces grandes cartes qu’il avoit toujours en poche, des leçons de morale, de douceur et d’obéissance, à une jeune personne qui vouloit quitter une mère qui la faisoit enrager ; des leçons de musique à une autre, parce qu’ayant assisté à celles que lui donnoit son maître, il n’en avoit pas été content. Il voyoit d’anord dans le monde si l’on étoit mécontent de lui, pour quelque ordonnance, quelque entreprise, ou quelque punition. Il faisoit des frais pour se remettre bien dans la société, et redoubloit de charmes dans sa conversation, et de galanterie vis-à-vis des femmes ; il leur approchoit un fauteuil, ouvroit la porte, fermoit la fenêtre ; enfin il faisoit, par son activité, tout le service de la chambre. Sa politesse étoit une sauve-garde contre la familiarité. Il entendoit bien les petites nuances : Il n’avoit point cette affabilité dont tant d’autres Souverains font métier, et qui leur sert à marquer leur supériorité, il cachoit celle qu’il avoit dans plusieurs genres : il racontoit fort gaîment, et avoit beaucoup d’esprit naturel.

Il ne savoit ni boire, ni manger, ni s’amuser, ni lire autre chose que des papiers d’affaires. Il gouvernoit trop et ne régnoit pas assez. Il se faisoit de la musique à lui-même tous les jours. Il se levoit à sept heures, et pendant qu’il s’habilloit il rioit quelquefois, et sans familiarité il faisoit rire son grand-chambellan, son chirurgien et ses gens, qui l’adoroient. Il se promenoit depuis huit heures jusqu’à midi dans ses chancelleries, où il dictoit, écrivoit, corrigeoit tout lui-même ; puis il alloit le soir au spectacle.

En passant de son appartement à son cabinet, il rencontroit vingt, trente, jusqu’à cent mal vêtus, hommes ou femmes du peuple ; il prenoit leurs mémoires, causoit avec eux, les consoloit, y répondoit par écrit, ou autrement, le lendemain à la même heure, et gardoit le secret sur les plaintes quand il ne les trouvoit pas justes. Il n’écrivoit mal que lorsqu’il vouloit trop bien écrire ; ses phrases étoient longues et diffuses : il savoit à merveille quatre langues, et encore deux autres passablement.

Sa mémoire, ménagée dans sa jeunesse, en devint peut-être phis excellente ensuite ; car il n’oublioit ni un mot, ni une affaire, ni une figure : il se promenoit dans sa chambre avec celui à qui il donnoit audience, lui parloit presque avec effusion et d’un air riant, le prenoit par le coude, puis il paroissoit s’en repentir, et il reprenoit l’air sérieux. Il s’interrompoit souvent pour mettre une bûche dans sa cheminée, ou prendre les pincettes, ou aller un moment à la fenêtre. Il n’a jamais manqué de parole : il se moquoit du mal qu’on disoit de lui. Il alarma le Pape, le Grand-Turc, l’Empire, la Hongrie, la Prusse et les Pays-Bas. La crainte d’être injuste et de faire des malheureux, en soutenant à main armée ce qu’il avoit commencé, arrétoit ses projets, qui étoient presque toujours l’effet de son premier mouvement.

C’est à l’agitation du sang de Joseph II qu’il faut attribuer l’inquiétude de son règne : il n’achevoit ni ne polissoit aucun de ses ouvrages, et son seul tort a été de tout esquisser, le bien comme le mal.

Cette lettre de Joseph II fera mieux juger son ame que tout ce que je pourrois en dire.



Lettre de Joseph II, le jour de sa mort.


Vienne, le 19 février.


MON cher Maréchal Lacy, l’impossibilité seule qui m’empêche de tracer ce peu de lignes de ma main tremblante, m’engage à me servir d’une main étrangère. Je vois approcher à grands pas le moment qui doit nous séparer. Je serois bien ingrat si je sortois de ce monde sans vous réitérer ici, mon cher ami, tous les sentimens de reconnoissance que je vous dois à tant de titres, et que j’ai eu le plaisir de faire valoir vis-à-vis de toute la terre. Oui, si je suis devenu quelque chose, je vous le dois, car vous m’avez formé, vous m’avez éclairé, vous m’avez fait connoître les hommes, et, outre cela, toute l’armée vous doit sa formation, son crédit et sa considération.

La sûreté de vos conseils dans toutes les circonstances, cet attachement personnel pour moi qui ne s’est jamais démenti dans aucune occasion, petite ou grande, tout cela fait, mon cher Maréchal, que je ne puis assez vous réitérer mes remercîmens. J’ai vu couler vos larmes pour moi : celles d’un grand homme et d’un sage sont une belle apologie. Recevez mes adieux. Je vous embrasse tendrement. La seule chose que je regrette de quitter dans ce monde, c’est le petit nombre d’amis dont certainement vous êtes le premier. Souvenez-vous de moi, de votre plus sincère ami et affectionne

Joseph.



Vienne, en 1790.


M A D A M E,


JE ne suis pas plus content que de raison de la lettre de Votre Majesté Impériale, sur une indiscrétion prétendue : ce reproche qu’elle me fait revient un peu trop souvent. Il ne faut pas bouder un homme qui n’a pas quatre cent mille hommes à lui envoyer pour s’expliquer.

Un jour un de nos très-amiables roués, le Baron de Bezenval, qui s’étoit enivré avec M. le Duc d’Orléans le père, mettoit le feu à son escalier à Bagnolet. Celui-ci voulut l’en empêcher : — Voilà ce que c’est que les Princes, dit-il ; ils sont toujours Princes, on ne peut pas jouer avec eux. —

Mais moi, Madame, je n’ai rien brûlé ; je me suis laisse aller, apparemment sans le savoir, au plaisir de laisser admirer vos lettres par-dessus mon épaule.

Cependant, Madame, j’en suis désolé si cela déplaît à Votre Majesté Impériale. Ce n’est pourtant pas au grand homme que je demande pardon, c’est à une grande Impératrice : quelle épigramme ! Votre Majesté me la pardonne-t-elle ? N’importe, je me suis vengé ; et me voilà encore à ses pieds avec tout mon fanatisme pour Catherine-le-Grand.


Ce 14 juillet 1790.


A Alttitschein, sur les frontières de la Silésie, en attendant l’ouverture de la campagne.


Madame,


JE plains Votre Majesté Impériale d’être obligée de faire face à tout ; voilà que je m’en mêle, et je vous serai plus incommode que le Roi de Suède : voici ce dont il s’agit. Comme je vis depuis trois ans en Tartarie, Moldavie, nouvelle et vieille Servie, Sirmie, Moravie et presque Silésie, je viens seulement de lire les lettres de Votre Majesté Impériale à Voltaire, et de Voltaire à Votre Majesté Impériale ; j’ai ri et j’ai admiré : vous voyez, Madame, que j’ai cru vous entendre. Il m’a été impossible de ne pas me mêler de la conversation, moi indigne, qui devrois toujours écouter sans dire mot ; mais c’est mon cœur qui est un bavard, et non pas mon esprit. J’en ai bien plus que M. de Voltaire le soir en me couchant : car il ne dort pas, dit-il, quand il lit dans les gazettes des critiques ou des mensonges ; et, grâce à Dieu, les mechans ou les sots ne m’empêchent pas de dormir. J’aurois beau me voir blâmé dans une relation signée Gustave, que je croirois seulement que ce n’est ni Vasa, ni Adolphe qui l’ont écrite. Selim au moins écrit fort peu, à ce qu’il me semble ; et cela me fait ressouvenir de quelqu’un qui demandoit, en ma présence, à Belgrade, au Teffterdar, — si les Turcs qui ne savent pas écrire ne faisoient pas unee croix pour signer ? — cela se pratique ainsi chez nous autres chrétiens.

Les deux cents et quelques roubles que M. de Voltaire demande à Votre Majesté Impériale pour ses montres de Ferney, et la crainte qu’il a de déranger ses finances par cette somme, et de l’empêcher de continuer la guerre, m’ont bien amusé. Que diroit-il s’il voyoit les mêmes petites finances fournir à une guerre depuis la mer Caspienne jusqu’à la mer Baltique (en faisant un crochet à la mer Noire et à la Méditerranée), et le petit ménage aller toujours son train ?

Quel dommage qu’il n’ait pas vu les nouveaux prodiges des armées victorieuses de Votre Majesté ! elle les lui auroit racontés si simplement que, sans s’en douter, elle auroit fait une histoire aussi célèbre que la guerre même. Si j’avois lu avec quelle bonhomie Votre Majesté assure M. de Voltaire qu’elle a encore un peu d’argent, quoiqu’elle ait acheté quelques tableaux, je me la serois représentée plus grande de quatre pouces, se tenant encore plus droit que de coutume, le menton presqu’en l’air, un grand panier, et n’étant seulement digne que d’admiration, ce qui est bien fatiguant. À propos de cela, oserois-je bien lui demander si elle s’est ressouvenue de se défaire de ce buste si peu ressemblant qui est sur le chemin de l’hermitage ? À propos de cet hermitage, qui n’en est pas un, j’en fais bâtir un véritable sur la plus haute montagne, à une lieue de Vienne ; il s’appelle mon refuge, puisque je n’y suis pas plus exposé aux progrès de la philosophie qu’aux inondations : la liberté est une si belle chose ; celle des Pays-Bas me ruine tous les jours davantage ; celle de la France me coûtera le quart de mes revenus. J’ai été assassiné et presque jeté à l’eau en Hollande, lapidé en Suisse, boxé en Angleterre, et au moment d’y être pris pour matelot par la liberté de la presse. J’ai été aimé à Venise par la mère du Doge. J’ai manqué d’être pris sur un vaisseau par les Ragusains, qui ont la liberté de piller partout. Je ne connois pas assez Lucques et Saint-Marin pour en parler. Je m’imagine que Gènes porte dignement son nom. C’est une très-belle chose que la liberté, mais la voilà eu bonnes mains. Des manans qui se font ministres d’un Roi prisonnier ! des curés législateurs ! des avocats politiques, et des jeunes gens qui ne peuvent pas payer le mémoire de leurs tailleurs, veulent payer les dettes de l’État !

J’en reviens aux lettres de Voltaire. Pourquoi insulte-t-il Votre Majesté Impériale sur son nom de Catherine que je protège, et qui n’est pas effrayant comme celui de M. Pallas, dont il parle ?

Ce qui m’a encore bien diverti dans ce volume de lettres, c’est d’y trouver déjà vos aveux d’ignorance, vos impossibilités de faire des vers, et la grande maxime que, lorsqu’il s’agit de coups, il vaut mieux en donner qu’en recevoir.

Votre Majesté Impériale me pardonne-t-elle d’avoir ri ? Sans cela j’aurois pleuré de ne plus lui entendre dire de ces choses-là, qui, avec cent mille autres, rendoient les fleuves, les déserts, les palais, les campagnes, les résidences, les châteaux gothiques et autres, les fêtes, les gondoles et les galères si agréables.

Elle sera débarrassée de moi, c’est-à-dire de me lire et de me répondre, à peu près en même tems que de Gustave et de Selim, qui vaut bien le Mustapha de Voltaire, mais non pas son Mahomet. Elle leur répondra : je vous donne la paix, en même tems qu’elle daignera me dire : je vous donne le bon soir. L’exactitude de Votre Majesté à me répondre m’embarrasse, quoique ses lettres fassent mon bonheur et soient des titres que l’assemblée nationale ne peut pas m’ôter. On voit bien que je ne suis pas janséniste, car ces Messieurs n’approchent de la Divinité qu’une fois par an, ou deux tout au plus, et je m’aperçois que voilà deux fois que cela m’arrive depuis quatre mois, et trois fois depuis neuf. Je vais m’arrêter jusqu’au mois de Janvier 1791. Quelle différence de ces bonnes lettres de votre auguste bonhomie, avec l’esprit lourd ou diffus, ou le vague et l’alambiqué des Jordans, de d’Argens, et même de d’Alembert et de ses correspondans ! Il me semble que la massue d’Hercule ne s’appesantira pas sur nous ; il n’appartient pas à tout le monde d’être magnifique. Il y a des pays où l’on peut, dans sa cour et dans ses armées, réunir l’or des Perses au fer des Macédoniens ; mais quand on ne peut se soutenir qu’en ressemblant à Sparte, on a tort d’avoir cent chariots de bagages et deux troupes de comédie, qui me font croire que les autres troupes ne serviront point à la tragédie héroïque.

Je demande pardon à Votre Majesté Impériale de l’entretenir de ma douleur qui est bien vive. J’apprends dans ce moment la perte que nous faisons. Le Maréchal de Laudon vient de mourir dans son quartier de Neutisschein, à une lieue du mien, après des souffrances terribles, dont j’ai été témoin pendant onze jours de suite. Il y a eu un mieux qui nous rend notre malheur encore plus sensible. Faut-il qu’un héros, et même un grand homme, sans avoir fait de mal qu’aux ennemis, souffre tant, et disparoisse ensuite de cette terre qu’il a tant honorée ! Je veux penser bien vite au bonheur que j’aurai, quand les circonstances me permettront de me mettre aux pieds de Votre Majesté Impériale, pour écarter toutes ces idées affligeantes pour l’humanité.

J’attends à tout moment, de la Baltique ou de ses bords, des nouvelles d’une victoire et non pas d’un combat. Le voyage de Votre Majesté a fait la plus grande sensation en Europe. Je me souviens de lui avoir dit un jour, qu’elle m’ordonnoit d’avouer ce que je pensois d’elle, qu’outre son imperturbabilité elle avoit aussi la science des à-propos.

Comme je l’étudie, cette science, voici le moment de l’employer. Je crois qu’il est à propos que je finisse, et que je présente à Votre Majesté Impériale les assurances, etc.


LETTRE


Madame,


JE ne puis l’emporter sur Votre Majesté Impériale que par la longueur de mes lettres. Si j’ai sur elle un avantage quelconque, je suis plus puissant que toutes les puissances de la terre, qui ne peuvent pas même l’égaler en rien, ni en bienfaisance, ni en justice, ni en générosité, ni en grandeur d’ame. Mes lettres sont long-tems en chemin. Votre Majesté peut toujours se flatter d’un silence de trois mois quand elle craint une réponse.

Je dévore les lettres de Votre Majesté, et puis, de peur de les perdre, je les cache dans un sachet, car je n’aime pas les gens à portefeuille ; et, grâce à Dieu, j’ai le même bureau que le Prince, c’est-à-dire mes genoux ; ensuite j’écris à Votre Majesté ce qui me passe par la tête ; si c’étoit ce qui me passe dans l’ame, ce seroit une expression de sensibilité ou d’admiration qui l’ennuieroit : et comme l’ennui est le seul souverain dont elle ait peur, c’est le seul avec qui je lui conseille un statu quo ; elle ne sait pas ce qu’elle peut avoir à craindre de moi. Ma mémoire, malheureusement pour la modestie de Votre Majesté Impériale, est excellente. Je me souviens de mille choses plus simples, plus gaies, plus naïves, plus sublimes les unes que les autres. Parmi celles-ci, il y en a une que moi, administrateur d’une grande province (grande pour ce petit reste d’Europe qui n’est pas votre empire), je me rappelle sans cesse : j’ai pour principe de louer tout haut et de gronder tout bas. Mes nuances sont moins fines : je lave les têtes qu’on auroit dû couper ; et assez dur en particulier vis-à-vis de certaines personnes, je suis doux pour elles lorsqu’on pourroit m’entendre.

C’est encore, grâce à cette mémoire, que je me rappelle les conseils que Votre Majesté a donnés à son illustre frère, courtisan et admirateur de Joseph II, à Sébastopol. Je ne suis pas suspect de ne pas aimer et même admirer cet infortune monarque ; mais s’il avoit suivi un de ces conseils, dont je me souviens, les revolutionnaires belges ne lui auroient pas coûté la vie.

Si l’enthousiasme dont M. de Meilhan est saisi pour tout ce qu’il voit et entend, le fait votre historiographe, je serai son garçon : je me suis blasé sur les grandes choses ; je me suis accoutumé à tout cela : je vois et j’entends Votre Majesté de sang-froid ; je ne la juge que comme on jugeoit les Rois d’Égypte, après leur mort. On dit qu’il n’y a pas de héros pour son valet-de-chambre. J’ai eu le bonheur de me trouver plus avec Votre Majesté pendant six mois, que votre valet brabançon, mon compatriote, pendant toute sa vie. Il fait semblant d’arranger vos cheveux, mais il les dérange par deux ou trois diamans gros comme mon poing, dont il croit vous parer. Mon héros femme, différent des héros connus, s’est montré tel depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir ; mais je suis devenu un aigle, sans m’en douter. J’ai fixé le soleil ; il ne m’a pas assez ébloui pour que je ne puisse pas être cru lorsque je dirai qu’il est sans tache. Ainsi, M. de Meilhan, je vous contrôlerai, je vous examinerai de près.

C’est une bien singulière manière que d’attendre la paix en gagnant des batailles malgré soi. Il me semble que Votre Majesté ne se réjouit de ses victoires que par l’idée qu’elles avancent cette paix. Je souffre de voir Belgrade nous échapper, après la peine que je me suis donnée pour contribuer à la prendre. J’aurois réclamé mes quatre mois, très-brillans, à la vérité, mais abondans en canonnades, sorties et expéditions sur terre et sur mer, si jamais Oczakow avoit dû retourner au Croissant.

J’ai appris à plusieurs ministres anglois et prussiens qu’ils ne savoient ce qu’ils disoient quand ils prétendoient qu’Oczakow étoit la clef de la mer Noire ; et cela m’a fait réfléchir à toutes ces paix réglées par des commis qui, faute d’être instruits par les généraux employés dans la guerre, décident des limites sans connoître la géographie militaire et politique. C’est cependant des froids bureaux de ces habiles gens que sont partis tant de traités, à commencer par le Roi Nemrod, qui, à la vérité, ne fit pas les siens au nom de la Sainte-Trinité.

J’ai vu le Roi de Suède avec bien plus d’intérêt qu’auparavant ; il m’a dit assez plaisamment, que s’il avoit été Roi d’un autre royaume, il n’auroit par été si mauvaise tête, qu’à peine il auroit été brave. Je lui dis : — Sire, comme gentilhomme peut-être, ou tout au plus comme chevalier. — C’est cela, me dit-il avec sa vivacité assez aimable ; mais comme soldat, il faut être Roi de Suède pour prendre ce genre-là. — Je conçois, Sire, lui dis-je, que vos deux Gustaves et Charles XII ont gâté le métier. — Je ne puis régner, me répondit-il, que par l’opinion que je donne de ma personne ; et j’ai voulu apprendre à mes sujets, plutôt qu’aux ennemis, que je ne craignois pas le danger ; ma puissance n’est rien en comparaison de celle de mes voisins. Il falloit donc qu’on dît : si le Roi de Suède fait quelques sottises, Gustave III les soutient et les répare. J’ai peut-être cru mal à propos que j’étois offensé ; mais l’Impératrice estime ceux qui ne souffrent pas les offenses. Cependant, qu’en savez-vous ? que vous en a-t-elle dit ou écrit ? — Rien, Sire ; je ne l’ai pas vue depuis cette époque ; mais lorsqu’elle m’envoya votre manifeste, le nom de Pugatscheff me parut l’avoir irritée, et la modération dont vous vous vantez, parce que vous n’avez pas aidé ses adversaires à la détrôner… — C’étoit un trait d’humeur de ma part, interrompit-il avec mouvement ; je m’en suis repenti, mais point d’avoir déclaré la guerre. J’ai voulu savoir ce que j’avois de moyens et de talens. On m’a peut-être nommé avec quelqu’éloge : j’ai occupé la scène : il y a plus de gloire à résister à Catherine II, qu’à battre Pierre I, comme l’a fait Charles XII. — Sa conversation, un peu trop abondante, à la vérité, a pourtant toujours du trait, du piquant et une nuance intermédiaire entre l’esprit et le génie : il brûle de commander des armées si on fait la guerre à la France ; mais qui est-ce qui lui en confiera ? J’ai voulu lui ôter cette idée par une petite flatterie, en lui disant ce que Cyneas disoit à Pyrrhus. Enfin le successeur de la catholique, voyageuse et bizarre Christine, m’a demandé plus de cent fois, si je ne croyois pas qu’il eût perdu dans l’esprit de Votre Majesté ? Je l’ai rassuré, en lui disant qu’il y avoit toujours deux manières de réussir auprès d’elle, la valeur et la bonne foi. Votre Majesté Impériale n’est pas effrayante dans sa manière de juger ; au bout de huit jours j’ai su à quoi m’en tenir avec elle.

Après avoir arrêté la fermentation dans mon gouvernement civil et militaire, en assurant que cette fermentation n’existoit pas ; après m’être moqué de la poltronnerie, de la politique, de la dilapidation des Vandernolistes, et du prétendu royalisme des très-mauvais sujets qu’on appelle Vonckistes ; enfin après avoir humilié ceux qui portent encore la tête trop haute, je retournerai passer l’hiver à Vienne, si je ne suis pas assez heureux pour aller prêcher en France, avec quelques assistans, la religion des Rois. Qu’on commence vite et fort, pour finir bientôt ; mais que le ciel nous préserve d’une guerre où l’on donneroit le tems à cette nation de se reconnoître et de s’aguerrir. Votre Majesté Impériale m’écrit qu’il faut faire un cordon autour de la France, comme contre la peste : c’est un conseil sublime ; mais qui saura comprendre tout ce qu’il renferme ? Je me hâte de finir, Madame, et d’assurer Votre Majesté Impériale du respect, etc.


En 1790.


A Vienne, après une petite querelle, l’assaut d’Ismaël et le cordon de St. George de la 3.e classe.


Madame,


MON cœur qui va toujours le premier, et si vite que je ne puis jamais l’arrêter, saura-t-il exprimer toute sa reconnoissance du bienfait accordé par Votre Majesté Impériale à mon excellent et heureux Charles ? Je ne publierai point la lettre que vous avez daigné m’écrire ; je me contenterai de ne l’oublier jamais. Je ne sais pas si l’on en a retenu des fragmens, mais je donne ma parole qu’elle n’a jamais été copiée, et néanmoins, en y réfléchissant, Votre Majesté Impériale trouvera que si j’avois eu le courage de rendre public ce chef-d’œuvre de génie, j’aurois eu le mérite d’ajouter, s’il est possible, à sa gloire.

Qu’y a-t-il de plus inoui, de plus éclatant, que de dire, deux mois avant la prise de Tulzi, d’Isacchi, de Braïlow, de Kilia, d’Ismaël, et les exploits aquatiques et terrestres du brave et spirituel Ribas : Pour nous, nous continuerons à battre les Turcs, selon notre louable coutume, par mer et par terre.

Qu’y a-t-il jamais eu, Madame, comme votre petit tableau de l’Europe ? On voit bien que ce n’est pas un manifeste politique, fait à l’usage des pauvres chancelleries des autres états, qui ne sont que les esclaves de celles de Votre Majesté. C’est un coup-d’œil philosophique jeté en passant sur tout ce qui bourdonne autour d’elle, et il s’y est trouvé tant de justesse et de profondeur, qu’on en a été aussi frappé que des victoires de Votre Majesté Impériale.

Cette lettre sublime a donné à penser à tant de gens, que moi, qui n’entends pas les affaires, je m’en suis réjoui pour les affaires, en qualité de jockey diplomatique à la suite des armées et des ambassades russes, d’associé secrétaire des missions, et de conseiller voyageur. On a cru trouver dans votre lettrre des encouragemens ou des corrections sans amertume, mais indulgentes et magnanimes. Il me semble qu’il n’y a pas grand mal à cela. Je prends la liberté, Madame, de n’être pas de votre avis sur la nation hongroise. Le zèle de Votre Majesté pour nous arrive trop tard ; elle ne nous fera jamais assez de bien pour réparer le mal que nous ont fait l’affreux Reichenbach et les Belges ; ils auroient du être gens de guerre au lieu de gens de loi, sabrer leurs correspondans et venger le Souverain avant de le chicaner. Toutes les nations dégénèrent, excepté celle que Votre Majesté électrise. Qui auroit cru qu’on parlât lumières à Varsovie, où il n’y en a pas, et où l’on voit aussi mal dans les rues que dans les affaires ?

Moi indigne, moi qui ne suis pas prophète dans mon pays, et pas grand sorcier dans les autres, j’ai dit, il y a long-tems, que si l’on n’avoit pas chassé les jésuites, l’on ne verroit pas ce maudit esprit d’indépendance, de chicane, de définition, de sécheresse, se répandre comme un torrent qui renverse ou menace les trônes de toute l’Europe, excepté la Russie. Je suis bien mécontent des Anglois et des Prussiens. Leurs ministres ne m’ont pas cru : j’ai conseille à tous ceux que j’ai vu d’attaquer Votre Majesté Impériale, parce qu’ils seroient perdus de réputation s’ils ne le faisoient pas ; et je vois, à mon grand regret, qu’elle n’ordonnera pas le même jour à sa flotte de la mer Noire, de bombarder le sérail, à sa flottille de la Baltique de brûler les vaisseaux anglois, et à son armée de terre, de détruire les Potsdamites.

Je voyois déjà Votre Majesté, après avoir mis tranquillement l’adresse à ces trois lettres, faire au billard une triple carambole, puis tourner et retourner trois ou quatre médailles, puis faire une petite scène sur les illuminés, et puis en aller admirer une de Molière.

Je me rends pourtant, comme dit Vanezura ; je conviens de votre ignorance. Madame ; il faudra la paix pour que Votre Majesté se remette même à avoir de l’esprit ; car voilà près de quatre ans qu’elle n’a que de l’ame et du génie. Mon Dieu, qu’il y en a dans la lettre à mon bon Charles ! l’honneur et la valeur, synonymes précieux aux oreilles héroïques, etc. etc. J’ai peur que mon Charles n’en devienne fou. J’ai arrangé son ruban de la même manière que le portoit autrefois le prince Potemkln, lorsque Joseph II, l’allié si tendre et si zélé de Votre Mnjesté, lui dit en voiture : usez ce ruban, vous en aurez bientôt un autre.

Je suis heureux d’avoir assisté à plusieurs jours glorieux pour le prince et pour les braves Russes sous les murs d’Oczakow, et de m’être trouvé à des promenades très-vives par mer et par terre. Je suis bien heureux que, dans votre lettre si honorable vous daigniez, Madame, par votre magie, ensorceler le père autant que le fils. Une phrase de vous me vaut mieux que tous les titres, parchemins et diplômes, nourriture des rats, disoit Lisimon ; les rats respecteront votre précieuse écriture, comme les chats couronnés qui vouloient attraper quelque chose du grand gâteau, respectent vos couleurs.

Lorsque Fréderic II reprochoit à son ennuyeux Anaxagoras de montrer ses lettres, il avoit raison ; car elles rouloient sur quelques paragraphes de Wolff, qu’il n’entendoit pus plus que moi, et sur des plaisanteries assez triviales à l’égard de l’église soi-disant catholique, soi-disant romaine.

Voilà donc le chef de cette religion brûle à Paris, comme à Londres : puissent ces brûlures lui tourner à-compte, pour diminuer celles qui l’attendent peut-être dans l’autre monde.

J’aurois bien voulu qu’au moins les parens et les voisins de la cour de France, au risque d’être brûlés en miniature, eussent renvoyé, ou n’eussent pas reçu les ambassadeurs d’un captif. Je souhaite que l’empire germanique fasse son devoir, et je suis fâché de l’éloignement d’un autre empire mieux monté, qui auroit déjà, sans cet éloignement, envoyé 50,000 prédicateurs avec des barbes et des piques, pour soutenir la cause des Rois.

Mais je m’oublie devant le premier des Rois, et le Roi des Rois ; pardonnez-le-moi, Madame ; Votre Majesté Impériale est la seule qui inspire la confiance et l’admiration eu même tems. Il est bien singulier de pouvoir se livrer ainsi devant celle qui a triomphé des Ottomans. Selim et bien d’autres seroient bien étonnés que j’osasse prendre tant de liberté. Il est vrai que j’en tremble un peu, mais c’est seulement quand il m’échappe quelques vérités qui peuvent blesser votre modestie.


Ce 17 mars 1792.

Vienne.


Madame,


VOTRE Majesté n’a rien à faire, son petit ménage est rangé ; et si on l’en avoit cru, celui des autres le seroit aussi. Dans l’oisiveté que lui donne son activité, elle n’est presque pas excusable de m’oublier ainsi.

Je n’ai pas eu l’honneur de connoître les autres Souverains de la Russie, ni d’en être connu. Je conçois bien que leurs affaires les empêcheroient de me répondre si j’avois pris la liberté de leur écrire. L’un seroit occupé de plans de campagne, l’autre de ses finances, un autre de ses quartiers d’hiver, un autre de sa cour, un autre de son intérieur, un autre de ses ministres, un autre de ses chiens, un autre de sa famille, de sa femme et de ses enfans : chacun a ses affaires, mais Votre Majesté qui fait les siennes avec quatre lignes, quatre vaisseaux et quatre bataillons, pourquoi ne m’a-t-elle pas écrit ? aussi j’espère que, pour la première fois de sa belle vie, Votre Majesté Impériale connoîtra le remords. Je suis le seul en état de lui donner l’absolution que le divin Platon et tout le clergé russe, dont j’aime l’instruction, la robe, la barbe et les vertus, n’est point en état de lui accorder. Voilà six mois que je n’ai reçu de lettres de Votre Majesté, et c’est la seule fois que cela me soit arrivé depuis douze ans. N’est-ce pas aussi tyrannique que si elle dépouilloit un de ses braves généraux d’un grand gouvernement ? Je parle à sa conscience, je vais parler à sa bonté.

Quoique le caractère le plus ferme, le plus simple et le plus sensible ne m’ait point donné depuis six mois des marques de souvenir, j’ai besoin de parler à Votre Majesté Impériale. S’il y avoit seulement le plus petit grand homme à présent dans les quatre parties du monde, je lui écrirois pour ne pas vous incommoder, Madame ; mais il faut que Votre Majesté paie pour elle et les grands hommes qui ont disparu.

Je n’ai pu apprendre en Russie si Pierre I avoit jamais ri de bon cœur. Ainsi je ne suis pas sûr que je me fusse exposé à recevoir un mot sec de sa part. Frédéric II m’a recommandé trois fois, à l’aide de Dieu et à sa sainte et digne garde, comme s’il s’étoit mis dans le cas d’en faire les honneurs. Louis XIV m’auroit écrasé par sa signature ; mais je crois que j’aurois reçu par la poste quelques bons ventre-saint-gris du pauvre Béarnois, s’il avoit eu assez d’argent pour affranchir sa lettre.

Alexandre écrivoit bien, mais il a eu Quinte-Curce pour secrétaire. Son imitateur suédois parloit un latin gothique. J’aurois pu attraper quelque billet de César, ou d’Alcibiade, et j’aurois ouvert avec plaisir et avidité une lettre militaire ou amicale du grand Condé. Une réflexion qui m’arrive à présent (car je m’avise de tout, même de réfléchir), c’est que c’est sous les règnes, même les plus durs, que l’on a vu de grands hommes en guerre et en littérature ; mais je n’en vois point au milieu de l’anarchie et de ses atrocités. Quand Rome a eu des Sylla et des Marius, elle étoit soumise et partagée. Les Scipions étoient de grands aristocrates ; Périclès étoit une espèce de Roi ; Horace et Virgile auroient eu peu de succès pendant les guerres civiles. Si Montagne et le bon Lafontaine avoient vécu de notre tems, l’un avec ses vérités, l’autre avec ses naïvetés et ses distractions, ils auroient été pendus les premiers.

J’ai fait ma cour, une fois, à notre jeune Empereur que je trouve vieux, grâce à deux campagnes et à son éducation commencée par Joseph II, le Monarque infortuné dont le souvenir de Votre Majesté Impériale fait l’apothéose. J’ai pris la liberté de dire à l’Empereur, au sujet des Pays-Bas, que la vigueur exemptoit de la rigueur, et que j’étois sûr que six mois de fermeté, en montant sur le trône, consolideroient son règne pour toute sa durée. La honte avec laquelle il a bien voulu accueillir un courtisan moraliste, qui a osé placer les mots d’élévation et de patriotisme dans sa petite audience, est d’un bien heureux augure.

Qu’on regarde l’étoile du Nord, c’est véritablement celle des Rois ; elle guide au temple de l’immortalité. Je suis, etc.


En 1793.

De Belœil.


M a d a m e,


JE viens de voler à Votre Majesté une vue de Czarskozelo, celle de la colonne de Kagul, à la place de laquelle j’ai mis un obélisque en marbre blanc de la hauteur de quarante-cinq pieds. Sur l’un des côtés est écrit : A mon cher Charles pour Sabatsch et Ismaël ; l’autre est surmonté par la croix de St. Georges et celle de Marie-Thérèse, et sur un autre face, on lit : nec te juvenis memorande silebo, et sur l’autre : sein Muth macht meinen Stolz, seine Freundschaft mein Glück. Son courage fait mon orgueil, son amitié mon bonheur.

Au bout de cette prairie, qui finit par un vallon rétréci et par un bois d’orangers encaissés dans la terre, il y a un temple de marbre en ruines, au-dessus d’une superbe cascade qui tombe nuit et jour. J’ai arrangé, changé, placé moi-même chaque morceau d’architecture sur le terrain, faute de savoir dessiner ; car je n’ai aucun talent, à moins que je ne me permisse de dire, comme Duclos, mon talent à moi c’est l’esprit ; mais qui oseroit s’en croire en pensant à Votre Majesté ? À propos des nations que je trouve dégénérées, j’ai l’honneur de représenter à Votre Majesté Impériale que je suis presque toujours de l’avis de tout le monde par paresse, et parce que peu de personnes sont capables d’entendre une discussion. Mais elle m’a fait l’honneur de me dire en voiture, en allant à Czarskcozelo, en 1780, qu’une des bonnes qualités de Pierre I.er étoit qu’on pouvoit disputer avec lui.

Je crois, comme Votre Majesté, que depuis la création du monde chinois, ou du monde chrétien, il y a les mêmes passions. Il y a peut-être sur la terre la même somme de vertus, de vices, de bien et de mal ; mais il dépend des Souverains de la distribuer inégalement.

Nous avons lu qu’Athènes et Rome avoient disparu. Nous voyons Paris disparoître, et nous admirons le plus haut degré de la gloire, de la puissance et des arts dans Pétersbourg, et trois ou quatre Russies de toutes les couleurs.

Votre Majesté a ramassé quelques matériaux et des pièces détachées qui n’avoient point été mises en œuvre dans l’attelier de Pierre I.er ; elle a dressé l’édifice, en y ajoutant bien d’autres pièces encore ; et avec des ressorts dont on ne voit pas le mécanisme, elle a fait aller une machine immense.

Sans vous, Madame, j’ose le dire, votre empire n’auroit été qu’un grand colosse efflanqué ; Votre Majesté, en ajoutant encore cependant à sa gigantesque figure, lui a donne la force et la santé pour plusieurs siècles, si vos traces sont suivies.

Mon cher et inimitable, aimable et admirable Prince de Tauride, qui fait si bien la guerre aux sots Musulmans, a usé la nature pour longtems ; car elle lui a donné toute l’étoffe qu’elle auroit employée à faire une centaine de gens de cœur et d’esprit, qu’on auroit vus avec plaisir et employés avec utilité.

Si je ne craignois pas qu’au lieu de me lire il ne s’occupât d’une rangée de bachas, ou de colonnes, ou de navets, je lui écrirois.

Suis-je encore obligé de parler du profond respect et de l’enthousiasme avec lequel je suis, Madame, de Votre Majesté le plus humble et le plus fidèle sujet, russe et tartare ?

Ligne.


En 1793.

De Belœil.


M a d a m e,


QUEL. beau nom que ce Caucase ? Que je suis aise que ma lettre y ait été faire un tour ? Mais voyez l’injustice du ciel : c’est là qu’il a puni un pauvre diable de Prométhée qui n’a pas fait pis que V. M. I., et il la fait triompher dans le lieu même de ce supplice. Un vautour déchiroit Prométhée, et vous déchirez les vautours qui vouloient manger les troupeaux de vos belles prairies sur les frontières de votre Empire.

Votre Majesté, plus coupable cent fois que ce voleur du feu céleste, se sert du feu de cent pièces de canon qui ébranlent tous ces petits trônes situés dans les creux de ces monts fameux ; à la bonne heure, puisque le ciel le veut ainsi, et qu’il est plus sage que le ciel d’alors.

J’ai bien besoin de m’occuper des jours brillans et fortunes de V. M., pour chasser les souvenirs qui me tourmentent sans cesse. Une malheureuse princesse que j’ai eu le bonheur et la facilité de voir continuellement pendant douze ans de suite, belle, bonne, et calomniée sans relâche…, réunissant tant d’aimables et d’excellentes qualités…, alliée si proche d’un trône puissant, et néanmoins enfermée dans une horrible prison. Ah mon Dieu ! mon imagination est si mal en France. Je me hâte de retourner à Pétersbourg.

Voilà donc encore, grâce à V. M. une famille aussi heureuse qu’elle est vertueuse et intéressante. Le comte de Choiseuil mérite vos bienfaits à tant d’égards ! et son fils que je connois beaucoup est bien digne de son père et des bontés de mon auguste Souveraine.

Il faudra faire bien attention à la date : on ne saura plus de quel pays on parle, car il n’y aura bientôt plus de noms étrangers à Pétersbourg. L’Europe et l’Asie y seront naturalisées, et la Seine, qui n’a pas l’honneur d’avoir affaire à V. M. I. comme cinq mers de ma connoissance ses très-humbles servantes, envoie les habitans de ses rives, jadis fortunées, sur les bords de la Neva. Vos braves soldats interrogés par quelques voyageurs, dans quelques années répondront :

Nous combattions, Seigneur, avec Montmorency.
Richelieu, Langeron et ce fameux Lacy.

Que manque-t-il, Madame, à présent à votre gloire ? elle égale vos bienfaits : c’est tant dire, etc.


En 1794.

A mon refuge.


M a d a m e,


JAI encore eu occasion de voir que V. M. I. s’entend à tout. Si mes intendans me servoient aussi bien, je serois plus riche du double. Elle sait acheter, vendre, racheter, prêter ; donner, redonner. Elle a fait de bonnes spéculations dans ce genre de commerce : car le résultat est toujours de s’enrichir en enrichissant les uns pour enrichir les autres : il tombe de toutes parts une pluie à verse de bienfaits sur l’empire. Je suis fort content de la petite ondée qui m’en arrive aussi. Voilà une bonne affaire que fait M. le G. M. d’artillerie, et moi de même, mais il ne sait pas que je suis un chicaneur. Il faut bien que je le sois pour chicaner quelqu’un qui ne chicane personne, car tout le monde en dit du bien : et je suis en train de l’aimer pour peu que je le connoisse.

Que M. le G. M. d’artillerie sache donc que je ne lui vends pas un certain rocher à trois ou quatre toises dans la mer, que j’ai traversée ayant de l’eau jusqu’à la moitié du corps, pour y graver ne nom divin de Catherine-le-Grand, et d’un autre côté, (je lui en demande pardon) le nom humain de la dame de mcd pensées d’alors.

V. M. peut voir ce rocher dans le dessin que je lui en ai donné de Parthenizza : il y avoit mes projets de bâtir, que j’aurois exécutés sans Jusoff Pacha, à qui la Russie a l’obligation d’une grande augmentation de sa gloire.

Je veux donc, je prétends, j’exige que ce rocher même s’appelle Rocher de Ligne. Point de médiation ; c’est ainsi que j’ai appris d’une certaine cour à traiter.

Si le bon Selim obligeoit V. M. I. à aller à Constantinople, j’irois avec l’uniforme de l’hermitage que j’ai encore, et que j’aime de tout mon cœur. Mon rocher me donne le droit de porter le velours vert et argent ; car V. M. marchant avec majesté, grâce et lenteur, sur le pont de sa galère, m’a dit un jour, en étendant sa belle main, et sans s’apercevoir que le vaisseau marchoit toujours : — Je vous donne, M. le Prince de Ligne, ces terres sur la rive gauche du Boristhène.

La petite Europe occidentale n’est pas près de sortir des petites-maisons. On fait des plans, mais je crains qu’avant qu’ils ne passent et repassent la mer, le Rhin et le Danube, les ennemis, par trois attaques différentes sur trois points éloignes l’un de l’autre, ne passent la Meuse, la Sambre et la Lys, et ne préviennent ainsi les rassemblemens nécessaires pour attaquer partout, en commençant par sauter, à la russe, dans le camp retranché de Maubeuge. C’est ce que j’ai conseillé pendant tout l’hiver, mais en vain.

Si V. M. I. a du crédit auprès du comte d’Anhalt, je la prie de m’appuyer respectueusement auprès de lui ; car je lui écris pour lui demander une grâce qui m’intéresse beaucoup. Mais il faudra que V. M. se lève de bien bon matin pour l’attraper, qu’elle aille à son lever, et se fasse annoncer pour lui demander audience.

Je suis ? etc.


Au mois de septembre 1794.

De Woerlitz, chez le Prince de Dessau.


M a d a m e,


JE savois bien que la maison d’Anhalt étoit la première dans l’almanach par ordre alphabétique, et même généalogique ; mais je ne lui connoissois pas tant de goôt pour les jardins. Quel cousin que ce cousin de V. M. I. ! Ceci ressemble beaucoup à Czarskozelo ; c’est à peu près le même genre. N’étant pas si grand souverain, il ne se passe pas tant de caprices ; il ne prend pas tant de licences poétiques. Son gothique n’est pas couleur de rose, comme celui que j’ai été assez insolent pour reprocher à V. M. En vérité, quand j’y pense, je suis effrayé d’avoir soutenu quelquefois mon opinion avec entêtement. Je me ressouviens encore de l’Ukase sur le duel, que j’ai osé attaquer avec tant d’audace, que, tout en le défendant, V. M. m’en a presque proposé un. Je veux même qu’elle se rappelle toutes mes brutalités, mes opiniâtretés et jusqu’à la mauvaise foi que je mettois quelquefois dans la discussion pour me tirer d’affaire. Elle verra que je ne l’ai jamais flattée. Ce que j’ai dit ou écrit à V. M. I., sur ce que j’ai vu en elle d’enchanteur et de bon, étoit vrai : donc ce n’étoit pas flatterie ; et je m’en serois peut-être encore abstenu, si vous n’étiez pas, Madame, une Impératrice. Je n’aurois pas dit tout cela à un Empereur. Mais les vérités à une femme ont toujours l’air de la galanterie, et l’on peut sans bassesse louer un tel souverain.

Ce mot m’est échappé : pardonnez ma franchise.
Dans ce sexe, après tout, vous n’êtes pas comprise.
L’auguste Élisabeth n’en a que les appas.
Le Ciel qui vous forma pour régir des états ;
Apprend à gouverner à tous tant que nous sommes :
Et l’Europe vous compte au rang des plus grands hommes.

V. M. I. a-t-elle l’esprit de comprendre que sans le despotisme du vers, j’aurois mis son nom à la place de celui d’Élisabeth, et s’est-elle défendue, en lisant ceci, de penser que cela lui alloit beaucoup mieux qu’à la reine d’Angleterre ? Je parie qu’elle a repoussé cette idée par modestie, mais que cependant elle lui est venue dans la tête. Cela est impossible autrement ; je trouve même que la modestie n’est souvent qu’une hypocrite qu’on emploie pour s’attraper soi-même. La modestie est la pudeur de l’éducation, et par habitude appartient plus à votre sexe qu’au notre. Le grand Condé ne se gênoit pas, et a dit :

Si je n’ai pas une couronne,
C’est la fortune qui la donne,
Il suffit de la mériter.


A votre place, Madame, il auroit dit : Je suis celui qui la porte le mieux.

Je reviens à mes moutons du Prince de Dessau : ils sautent et mangent sous mes fenêtres les fleurs qui émaillent la plus belle des pelouses. Je suis moins personnel que M. de Voltaire, qui dit : Je n’aime les moutons que lorsqu’ils sont à moi ; et moins gourmand que le duc de Nevers, qui dit, en voyant l’abbé de Chaulieu admirer pastoralement un troupeau : Peut être que de tous ces gueux-là, il n’y en a pas un qui soit tendre. Je conseille à V. M. I. d’acheter une nouvelle édition de mon Coup-d’Œil sur Belœil, où elle verra la description de Woerlitz, qui est, en vérité, l’un des plus beaux lieux du monde.

Si V. M. s’étonne de me voir occupé de foin au lieu de lauriers, c’est que cette moisson est plus aisée : j’aurois bien voulu cependant essayer de la plus belle tout comme un autre ; mais apparemment que je suis mort avec Joseph II, ressuscite un moment pour mourir avec le maréchal Loudon, et tomber malade avec le maréchal Lacy.

Mon royaume n’est plus de ce monde : il me semble pourtant que je ne laisserois pas renverser celui des autres. Lorsqu’on a porté un habit vert, parement rouge, on sait d’autant mieux soutenir les trônes que celui de sa Souveraine n’a pas besoin d’être soutenu.

Le comte de Browne part dans ce moment pour Pétersbourg, et je n’ai que le tems de me mettre aux pieds de V. M., en lui renouvelant, etc.


Copie d’une Lettre que j’ai écrite à l’Impératrice à Czarskozelo, de ma chambre à la sienne.


VOTRE Majesté Impériale a bien eu tort hier, et très-grand tort. Ce n’est pas en action, c’est impossible ; mais c’est en parole. Il étoit trop tard pour disputer ; cela n’étoit bon qu’en voiture. Mais il y avoit de trop deux ou trois cordons bleus, rouges, et bariolés : qu’auroient-ils dit de voir contredire l’autocratrice des Russies ? V. M. a dit, en parlant de son gouvernement : Cela irait bien mieux si j’étais homme. Eh bien point du tout. Si les Impératrices Anne et Elisabeth avoient été des hommes, leur règne eût été pitoyable : et cependant ils n’ont pas été sans gloire. Le dernier a eu de l’éclat, et a presque fait dis-paroître la barbarie. Vous parler de cet éclat, Madame, pour vous faire voir votre supériorité, ce seroit un pauvre madrigal, et mettre votre règne en parallèle avec le leur, ce seroit une épigramme et un mensonge. Un grand homme habillé comme V. M. vaut mieux qu’un grand homme le sabre au côté, car il est tenté de le tirer. C’est bien fait si son sceptre est près de tomber, mais il vaut mieux le savoir tenir comme vous, Madame, d’une main ferme. Un Roi a souvent envie d’être un héros. Cela est bon pour nous autres sujets, mais dangereux pour un Souverain : dès lors il s’expose à la jalousie de ses généraux, à l’esprit de parti dans sa propre armée, à la ruine ou à l’usurpation. Le grand homme disparoît imperceptiblement, et fait place à l’heureux conquérant, qui finit quelquefois par être conquis. Il rapporte dans sa cour la dureté des campagnes, l’humeur, la méfiance et la présomption. Qui sait ce qui seroit arrivé au grand homme femme, si elle avoit été grand homme homme ? V. M. auroit voulu être Empereur de toutes les gloires, comme de toutes les Russies : et si le Dieu des armées, ne se souvenant plus de la primitive église, avoit favorisé celle de Rome ou de Luther, vous n’auriez jamais capitulé au Pruth, comme le héros qui l’est devenu sans le savoir, ou fui en Turquie, comme Charles XII, son ennemi.

Votre état de femme vous a valu cet aplomb qui donne de la majesté, ce calme qui donne une certaine mollesse noble, sans être inactive, et la méditation qui en est la suite. Je ne répondrois pas de V. M. à cheval, mais j’en réponds appuyée sur une table où son excellente tête, soutenue par un beau bras, travaille et fait avancer les affaires, tantôt avec lenteur, tantôt avec rapidité, mais toujours avec certitude.

Mes camarades, les Mourza de la Tauride, n’auroient pas aussi bien reçu un homme, et les Zaporogues, mes voisins, dans les terres que V. M. m’a données, auroient dressé une embuscade au sublime Empereur qui auroit voulu tout voir par lui-même. L’homme perd en se montrant ; la femme y gagne : en la voyant on passe de l’étonnement à l’estime, et de l’estime à l’admiration ; et si son génie est aimable, l’amitié, l’attachement viennent se placer au milieu de tout cela, et n’y gâtent rien.

Oserois-je écrire tout ceci à un homme, qui s’imagine toujours qu’on veut le flatter, ou le tromper, ou lui montrer un talent qui l’offusque ? Les plats courtisans cherchent à rencontrer les yeux du Souverain, qui ne sont souvent pas les plus beaux yeux du monde. On cherche sans bassesse ceux de la Souveraine, non pour avoir un grand gouvernement, mais un peu de succès dans la société.

Le grand homme à cheval fait trembler généraux, soldats, grands seigneurs et paysans. Le grand homme en calèche avec cinq ou six jolies femmes qui sont ses adjudans, est suivi des acclamations des gens légers, et des bénédictions des gens qui pensent. V. M. auroit cinquante mille hommes et cinq millions de plus si elle étoit un homme. En vérité ce n’est pas la peine de changer de sexe. Elle a assez de sujets et de roubles : et c’est d’un des kiosques de son jardin qu’elle a augmenté les uns et les autres, tandis que de sa tente elle les auroit diminués.

Quelle différence de votre regard plein d’aménité et de bienfaisance, au regard farouche que vous auriez contracté en passant en revue vos 4 ou 500,000 soldats !

Si par hasard, entraînés par l’enthousiasme, nous nous égarons au point d’en dire plus qu’il n’en faut sur votre enchanteresse et auguste personne, vous vous faites votre part à vous-même, et sans vous enivrer, vous mettez sur le compte de la galanterie ce qu’un Souverain homme attribueroit à la flatterie des courtisans.

Une Souveraine accoutumée à voir tous les hommes à ses pieds, comme reine et comme femme, est moins sujette à l’humeur. Aurois-je pu témoigner à Frédéric, Pierre, Charles, Louis, mon indignation, comme je le fis l’autre jour devant V. M., lorsqu’elle me dit qu’il y avoit une ancienne loi russe qui faisoit monter les premiers à l’assaut les gens condamnés à mort, ou les scélérats qui avoient commis quelque crime ? Vous m’avez regardé. Madame ; vous avez réfléchi, et vous n’avez rien dit. Je parie que V. M. désormais ne me rappellera plus ce trait d’érudition sauvage.

Un Souverain dit toujours qu’il aime la vérité. Celle que la Souveraine apprend lui inspire plus de confiance. Elle dit : — L’on craint tant de m’ennuyer, de me déplaire, de ne pas être aussi bien traité dans mon intimité. Il faut certainement que ce soit pour mon bien qu’on ose me parler ainsi. —

Ce qui n’est que fermeté de la part d’une femme, est souvent entêtement de la part d’un homme. Ce qui n’est qu’indulgence, paresse, ou facilité dans l’une, est foiblesse dans l’autre. Que d’accessoires et de petites choses qu’on ne remarque pas, contribuent à des résultats importans ! La belle tunique de velours nacarat brodée que porte V. M. fait plus d’effet que des bottes et une écharpe ; vos cinq gros cailloux de diamans, placés dans les cheveux éblouissent plus qu’un chapeau, toujours ridiculement grand, ou ridiculement petit. Votre belle main électrise depuis la sentinelle qui la baise, jusqu’aux Héraclius et aux Gherai. La main peut-être sèche et décharnée du grand homme ne me feroit pas éprouver le même enthousiasme, et l’adulateur le plus prompt à la saisir s’y casseroit le nez.

Si un fils de Charles VI avoit présenté son petit archiduc nouveau né aux Hongrois, auroit-il inspiré ce beau mouvement qui fit tirer le sabre pour une jeune, belle et infortunée Princesse de vingt-quatre ans, comme l’étoit notre grande Marie-Thérèse ?

Je le répète encore, V. M. I. auroit eu la tête trop vive si elle avoit été un homme. Dieu sait et fait bien ce qu’il fait. Remerciez-le, Madame, d’être une femme plus qu’une femme et qu’un homme tout ensemble. Remerciez-le dans les soixante langues du Caucase, le Turc de la Crimée, le Persan des environs de la mer Caspienne, le Chinois des environs de la grande muraille, le Grec de vos Grecs, et non celui de votre rit, qui n’est que du Sclavon, l’Allemand des temples de Stettin, le François de l’église Valone, et le latin de l’église Romaine. Que V. M. I. daigne croire celui qui est son parrain, son peintre et son historien tout à la fois, en la nommant Catherine-le-Grand.


PENSÉES DIVERSES.




IL y a des gens qui réfléchissent pour écrire, d’autres qui écrivent pour ne pas réflëchir : ceux-ci ne sont pas si bêtes, mais ceux qui les lisent le sont, à mon avis.

Je suis un peu dans la seconde classe des écrivains dont je viens de parler ; mais, pour justifier mes lecteurs et moi aussi, je dois dire que si j’écris de suite (et pour m’occuper), c’est que je me suis accoutumé à méditer, à observer, à rentrer en moi-même, et qu’à cause de cela j’ai, sans le vouloir, un magasin de pensées dont il faut que je me soulage. J’écris plus d’inspiration que de réflexion. Il y a tout plein de gens à qui je ne dois paroître ni clair, ni agréable, ni profond. Si je l’étois, ce seroit seulement pour les pays et les gens avec qui j’ai le plus vécu, et qui ont appris à peu près les mêmes choses que moi, ayant été élevés de même, et s’étant trouvés à peu près dans les mêmes circonstances. J’ai donc un grand tort, car il ne faut pas seulement s’entendre, mais se faire entendre.

J’ai le tort de Rubens, qui se mettoit et mettoit ses trois femmes partout : mais je serai toujours toléré par les indulgens, qui diront : mutato nomine de me fabula narratur.

Si Labruyère avoit bu, si La Rochefoucault avoit chassé, si Champfort avoit voyagé, si Lacy avoit su les langues étrangères, si Vauvenargues avoit aimé, si Weiss avoit été à la cour, si Theophraste avoit été à Paris, ils auroient mieux écrit encore. Quelques-uns de ceux-là, et plusieurs autres, ressemblent à des feux d’artifice trop longs et avec des lacunes d’obscurité.

On dit que le rire nous distingue de la bête : c’est tout le contraire. Le singe n’en a pas plus d’esprit parce qu’il rit. Mais quelle sotte mine l’on fait à un homme qui vous parle ou qui vous salue en souriant ? Si vous lui rendez ce sourire, vous avez l’air d’un sot. Si vous ne le lui rendez pas, vous avez l’air fâché : c’est bien pis si c’est un conteur, un rieur, un supérieur.

Ne dégelez pas les peuples froids : ils ont leur bon côté, et ce que vous leur donnerez gâtera ce qu’ils ont. La patience, la fidélité, l’obéissance valent bien l’enthousiasme, qui n’est jamais sûr ni durable. Pour une fois qu’il sera bien placé, il le sera vingt fois mal. Il vaut mieux qu’une nation n’ait pas d’avis. Celle qui en a est sujette aux orages, et si un physicien ne place pas bien le conducteur, la foudre tombe sur sa tête.

Les passions des vicieux sont arrêtées par le bourreau. Mais celles des vertueux sont bien plus à craindre. On a vu des amans commettre des crimes, des ministres zélés commencer des guerres, et des hommes purs mais bornés, n’être pas effarouchés des révolutions. Qui dit passion, même pour le bien, dit quelque chose de dangereux. Elles ne sont pas nées avec nous. Quand on dit : comment arrêter une passion ? Je dis : pourquoi la prendre ? C’est un sentiment échauffé par l’imagination qui se roidit contre les obstacles ; c’est un volcan éphémère : mais il y a rarement de ces véritables incendies du cœur et de l’esprit qui seroient des passions.

Ce qui coûte le plus pour plaire, c’est de cacher que l’on s’ennuie. Ce n’est pas en amusant qu’on plaît. On n’amuse pas même si l’on s’amuse : c’est en faisant croire que l’on s’amuse.

Ce qui prouve la vanité des réputations, c’est la facilité de faire des dupes. Je parie que M. de Voltaire y auroit été pris, si à un dîner chez lui j’avois préparé d’avance un sot à jouer le rôle d’un homme d’esprit : il l’auroit étonné. Deux sots même qui n’auroient que l’adresse d’être le compère l’un de l’autre, attraperoient tout le monde.

C’est pour cela qu’il faut se méfier des dîners des gens d’esprit. Pour juger l’homme qui en a, il faut le prendre au saut du lit. Si avant d’avoir rassemblé toutes ses idées et repris ses esprits, il a du trait, de la conception, de la repartie, de la force ou de la naïveté, c’est sûrement un homme d’esprit.

IL ne faut peut-être pas toujours avoir raison pour plaire : il y a une manière d’avoir tort qui est faite pour réussir. Il y a même des travers fort agréables, quand ils ne sont pas joués.

Si l’on est réellement aimable chez soi, on peut, avec un peu moins de succès quant au local, réussir beaucoup chez les autres. Je n’ai pas bonne opinion de ceux qui ne sont pas aimables dans leur famille : sans parler du mauvais cœur que cela suppose, il faut être bien peu riche pour se montrer si économe d’esprit et de grâce.

On fait bien des chutes avant d’attraper la raison. Elle se sauve parce qu’elle croit valoir la peine qu’on coure après elle. Elle passe par les endroits les plus glissans et veut éprouver ses véritables amans. Celui qui prétend l’avoir acquise tout de suite est un fat.

Enthousiasme et fanatisme. L’un appartient à la grandeur de l’ame, et l’autre à la petitesse de l’esprit : l’un enflamme pour la gloire, et l’autre pour une secte, une façon de penser ou un personnage qui ne le mérite pas. L’un est de bonne foi, et l’autre tient souvent à des causes secondaires. Le premier entraîne, et le second est entraîné. Le premier a pu s’allumer au mot de liberté, avant qu’on en eût examiné en théorie et en pratique les résultats. Il n’y a que le second qui ail pu prononcer le mot égalité. Le premier tient à la fierté, et le second à l’orgueil. L’enthousiasme qui ne se donne pas le tems de réfléchir aura des crimes à se reprocher, mais le fanatisme ne s’en est jamais refusé.

FUSSIEZ-vous du sang des héros, fussiez vous du sang des Dieux, si la gloire ne vous enivre pas continuellement, ne vous rangez pas sous ses étendards ; ne dites point que vous avez du goût pour votre état : si cette expression froide vous suffit, embrassez en un autre. Vous faites Votre service sans reproche peut-être, vous savez quelque chose des principes de l’art, eh bien, vous êtes des artisans, vous irez à un certain point, mais vous n’êtes pas des artistes. Placez le métier de la guerre au-dessus de tous les autres, aimez-le avec passion, oui, passion est le mot. Si vous ne rêvez pas militaire, si vous ne dévorez pas les livres et les plans de guerre, si vous ne baisez point les pas des vieux soldats, si vous ne pleurez pas au récit de leurs combats, si vous n’êtes pas consumé par le désir d'en voir, et par la honte de n’en avoir pas vu encore, quittez vite un habit que vous déshonorez. Si l’exercice d’un seul bataillon ne vous transporte pas, si vous ne vous sentez pas la volonté de vous trouver partout, si vous êtes distrait, si vous ne redoutez pas que la pluie n’empêche votre régiment de manœuvrer, donnez votre place à un jeune homme tel que je le veux, à un jeune homme qui sera fou de l’art des Maurice et des Eugène, qui sera persuade qu’il faut faire trois fois plus que son devoir pour le faire passablement. Malheur aux gens tiédes ! qu’ils rentrent au sein de leur famille ! que ces êtres dégradés, dont la foule importune sollicite sans cesse des grâces non méritées, n’empêchent pas les vieux militaires de montrer à leur souverain leurs honorables cicatrices ! Ils ne doivent pas devancer à la cour ceux qui les ont devancés à la guerre. La véritable considération appartient aux véritables braves, et non à ceux qui, faisant semblant de servir, dérobent aux soldats leurs récompenses.

Enfin il faut, pour être militaire, que l’enthousiasme monte la tête, que l’honneur électrise le cœur, que le feu de la victoire brille dans les yeux, qu’en arborant les marques insignes de la gloire, l’ame soit exaltée. Et qu’on me pardonne si la mienne, qui l’est peut-être trop dans ce moment, m’entraîne malgré moi à un peu de déclamation.

Il n’y a pas une campagne où, si l’on est adroit à trouver le joint entre un succès et un revers, on ne puisse faire une paix avantageuse. C’est ce qu’il faut saisir, car si on a le dessous il faut continuer. Louis XIV n’a pas fait la paix après avoir été à deux doigts de sa perte ; il ne l’a proposée qu’après un retour de la fortune, la victoire de Denain… Quelle paix un ennemi épuisé peut-il espérer ? S’il l’est, son vainqueur même l’est vraisemblablement aussi, et celui qui a le plus d’opiniâtreté gagne toujours. Il trouve des ressources sur lesquelles on ne comptoit pas ; elles étonnent l’ennemi, et il offre ou accepte des conditions raisonnables.

Mais qui doit faire la paix ? Est-ce un ministre qui n’est jamais sorti de la capitale, ou quelque commis qu’on envoie au congrès ? L’un voit trop en grand, et l’autre en petit On ne veut pas créer de nouvelles difficultés ; on dit qu’il ne faut pas se rebrouiller pour des bagatelles, et on cède un bout de province très essentiel, faute de connoître la géographie locale, militaire et politique. C’est au général qui commande l’armée et qui connoît le théâtre de la guerre qu’il vient de faire, à savoir l’importance des limites, des arrondissemeos et du sol que les plus habiles diplomates ne trouvent pas sur leurs cartes. Lorsque l’ennemi sait que le chef des armées a toute l’autorité pour faire la guerre ou la paix, il ne compte pas sur les intrigues de cour qui lui procureroient un négociateur plus facile. Les médiateurs de bonne volonté, les puissances obligeantes qui veulent se mêler de tout apprennent avec chagrin par la gazette qu’on a su se passer de leurs services.

Qu’on ne dise jamais : La politique de la Prusse, de l’Angleterre, de la France, de l’Espagne, de la Hollande etc. — C’est l’intérêt particulier, l’ambition, la vengeance ou le plus ou moins de logique ou d’humeur de l’homme ou de la femme en crédit, qui fait souvent prendre un parti qu’on met sur le compte ténébreux d’un profond calcul diplomatique. C’est ainsi que la personnalité a presque toujours allumé la guerre. La place des Victoires où les nations sont enchaînées a été la cause d’une guerre. Les gants de la duchesse de Marlborough ont joué un grand rôle. Les plaisanteries du Roi de Prusse sur une souveraine, une maîtresse, un grand et petit ministre, ont décidé la ligue qui a manqué le précipiter de son trône.

Il ne faut point avoir de gloire dans les tems ou les pays où peu de gens la connoîssent. Elle sera flétrie tout de suite. Trois classes de gens y contribueront : les envieux, les dénigreurs et les non-appréciateurs. Voyez le tems du grand Condé en France, et celui du prince Eugène chez nous. Comme il existoit d’autres héros, et qu’il y avoit de la gloire pour plusieurs, on ne la disputoit pas. Le siècle étoit monté à l’honneur. Malheur à celui qui veut des lauriers au milieu de gens qui n’en ont pas ! il sera écrasé. Ce qui console de n’avoir point de gloire, c’est qu’on la refuse souvent aux grands hommes. J’ai ouï dire que le Roi de Prusse Frédéric, le grand Frédéric, étoit un poltron.

Il ne faut pas se faire un monstre du plus beau des malheurs, de la guerre. J’ai vu tant de beaux traits d’humanité, tant de bien pour réparer un peu de mal, qu’il ne m’est pas possible de regarder la guerre tout-à-fait comme une abomination, si l’on ne pille ni ne brûle, et s’il n’y a d’autre mal que de tuer ceux qui périroient quelques années plus tard moins glorieusement. J’ai vu mes grenadiers donner leur pain et leur kreusers à une pauvre famille, dans un village qu’un accident étranger a la guerre avoit réduit en cendres. J’ai béni mon sort de commander à des hommes comme eux. J’ai vu de nos housards rendre à des prisonniers leur bourse, et leur ouvrir la leur. Il semble que l’ame s’exalte. Plus on a de courage, et plus l’on est sensible. En toutes choses, c’est l’émotion qui est sublime.

La gloire est quelquefois une courtisane de mauvaise compagnie, qui attaque en passant des gens qui ne pensoient pas à elle ; ils sont étonnés des faveurs qu’ils ont reçues sans avoir rien fait pour les obtenir : au bout de trente ans, on les croit supérieurs à ceux qui en ont mérité sans en avoir eu. Il est malheureux pour la vertu que tant d’actions de gens obscurs soient inconnues, et qu’on ne puisse pas remonter aux auteurs cachés des grands résultats. On pourroit peut-être en déterrer quelques-uns : ce seroit une nouvelle manière d’écrire l’histoire. On raconteroit les grands effets et ceux qui passent pour les avoir produits : et à côté l’on feroit connoître les causes et les agens ignorés : ce seroit l’histoire souterraine, si l’on peut s’exprimer ainsi.

C’est souvent faute d’être éclairé sur ses devoirs que l’on y manque. C’est par cette raison-là qu’il y a tant de criminels sans le savoir, et que tous les gens bornés sont dangereux. L’esprit voit bien, c’est l’impulsion du caractère qui peut égarer.

Je prie messieurs les généraux de se monter la tête par les exemples des grands hommes. Que l’un prenne pour parrain César, l’autre Alexandre, un autre Annibal, un quatrième Pyrrhus, ou un cinquième Scipion ; mais point de Fabius.

IL faut venir au monde général, peintre, poëte et musicien. Lorsqu’un de nos colonels avancé par la cour disoit à Guido Strahremberg : — L’Empereur m’a fait général. — Je l’en défie, répondit-il ; il vous a nommé général, et rien de plus.

Un général doit être bien tourné. Il n’appartient pas à tout le monde d’être bossu comme M. de Luxembourg.

Le poltron ne calcule pas bien. L’incertitude d’un coup d’épée ou d’un coup de fusil devroit se comparer à la certitude du déshonneur et à la probabilité de vingt mauvaises affaires qu’il faudra soutenir pour ne s’être pas bien présente à la première. Les poltrons finissent toujours par être tués.

Un mot, une inflexion, le son de la voix, un geste, un regard, un rien fait couler des torrens de pleurs quand on est affligé. Les nerfs sont alors comme un instrument que le vent, le bruit d’une porte fait résonner : c’est une sorte de magnétisme. De la disposition où l’on est, et de la manière dont on apprend la perte de ce qu’on aime, dépend peut-être la vie. C’est un hasard qu’on ne meure pas sur-le-champ. Quelquefois on ne croit pas son malheur, on s’imagine rêver ; on attend la personne qui a disparu. Hélas ! un froid glacial succède à cette espèce de délire ; une suspension totale de ses facultés, un oubli de tout, et de soi-même : et puis un poids affreux dont il est impossible de se débarrasser. L’inquiétude bannit le sommeil. Heureux ceux qui ont des sujets d’inquiétude : mais lorsque le malheur est arrivé, le corps, accablé de sa peine, prend une sorte de repos.

Pour un quart d’heure de sommeil, quel réveil, grand Dieu ! Avant d’avoir retrouvé ses sens encore engourdis, on sait qu’on est malheureux en général ; et quand on commence à en sentir la cause, lorsqu’on croit l’apprendre de nouveau, cet état est pire que la mort.

Je crois avoir déjà dit qu’il faut être le père de ses amis pour en être sûr. Il faut être marié assez jeune pour avoir de grands enfans dont on est à peu près le camarade depuis qu’ils ont vingt ans. Mais il ne faut pas que la faulx fatale se trompe.

On est injuste envers la mort en la peignant comme on le fait : on devroit la représenter en vieille femme bien conservée, grande, belle, auguste, douce et calme, les bras ouverts pour nous recevoir. C’est l’emblème du repos éternel après la malheureuse vie inquiète et orageuse.

S’IL en coûte pour être vertueux, on est bien mal né. Je n’entends pas qu’il y ait de la vertu à en avoir. Qu’est-ce qui nous porte au crime ? Sans parler des remords, n’y a-t-il pas une sorte de personnalité qui en éloigne ? Un criminel doit être toujours sous les armes au milieu des arsenaux de la méchanceté. Ma paresse s’en effraie. La paresse même porte à la bonté. Qu’on en ait, n’importe comment ni pourquoi, et tout le monde sera heureux.

L’HUMEUR est comme la mauvaise herbe qui mange tout, et empêche tout ce qui est bon, en plantes et en semences de se produire, et par conséquent de se reproduire et de profiter. Cette comparaison est si juste, que je vois les gens les meilleurs, les plus aimables, les plus délicats, les plus honnêtes, empêchés par l’humeur de paroître ce qu’ils sont. Toutes leurs bonnes qualités sont interceptées, c’est comme s’ils n’en avoient point.

LA philantropie, ou plutôt la philantropomanie est une singulière invention. Faut-il donc un nom grec, une secte, des assemblées et des ouvrages pour aimer son prochain ?

On est toujours mécontent. On aime à se plaindre partout où l’on est. On crie toujours contre quelqu’un ou contre quelque chose. On dit : quelle nation ! quel climat ! quel tems ! quelle vie !

Est-ce l’inquiétude naturelle que nous sentons ordinairement en nous, ou est-ce amour-propre ? Peut-être tous les deux. Nous ne sommes bien qu’où nous ne sommes pas, et nous voulons nous faire croire à nous-mêmes que nous valons mieux que ce qui nous entoure,

LE tems passé est toujours regretté ; c’est le présent qui le sert. On voit en bien tout ce qui n’est plus, et en mal tout ce qui est.

LES sottises de ceux qui sont préférés aux gens de mérite les vengent et couvrent de bouc les protégés bien bas, les protecteurs bien bêtes, et les plats intrigans qui se mêlent de tout ce qui est injuste.

LES femmes font les mœurs. Quand même elles les déferoient quelquefois, il n’en est pas moins vrai que les hommes qui s’éloignent de leur leur société, cessent d’être aimables et ne peuvent plus le devenir.

La femme la plus sage a son vainqueur : si elle n’est pas encore subjuguée, c’est qu’elle n’a pas rencontré cette moitié de soi-même qu’on cherche toujours, et qui fait faire tant d’extravagances.

La générosité d’argent est facile ; il n’y a qu’à être riche pour en avoir. C’est celle qui ne coûte pas un sou, celle de l’ame que j’estime. C’est une belle chose qu’un homme vraiment généreux, car il n’y a de grandeur sur la terre que dans le sacrifice de soi.

L’homme est un instrument dont il faut savoir jouer. Il y a presque une case pour chaque individu : il faut la chercher.

Il seroit fâcheux de croire que l’homme qui approche le plus de la bête et qui prévoit le moins, qui ne pense presque point, qui n’a ni ame, ni esprit, ni instruction, ni mémoire, ni désir, ni crainte, ni espérance, est le moins malheureux.

Mais aussi quelle différence de l’état tranquille d’un paysan bavarois ou souabe qu’on rencontre fumant ou buvant autour d’une table dans un cabaret, à la situation du prince Eugène après sa victoire de Zenta, ou à celle de M. de Voltaire à la première représentation de Mérope ! Tout se compense et tout s’achète dans la nature, mais on est de plus noble race quand on fait en ce genre de grandes dépenses : elles attirent les grands revenus.

On devroit travailler davantage sur son humeur, et se demander souvent, surtout en vieillissant, si l’on n’a pas eu tort de dire, de voir, et de désapprouver comme on le fait. Il n’y auroit pas tant de grognons dans le monde, et surtout parmi les femmes. Un rien les met en colère, parce que le malheur de n’être plus jeunes leur donne cette aigreur qui leur fait croire que les raisons sont la raison. Les raisons sont presque toujours des déraisons. Il faudroit renaître pour juger : la fin de la vie donne quelquefois trop d’humeur contre le commencement.

Je n’aime pas qu’on donne le nom d’honnêtes gens à ceux qui ne volent pas parce qu’ils sont riches ou qu’ils ont peur d’être pendus : et je déclare dignes de l’être tous ceux qui ne font pas autant de bien qu’ils le peuvent, qui s’aiment aux dépens des autres, qui ne sont capables ni d’enthousiasme, ni d’admiration, ni de compassion, ni d’amitié. C’est usurper la vie que se borner à ne pas nuire : les morts en font autant, et n’exigent rien pour cela.

On n’est pas assez mauvais pour manquer de gaieté de cœur à la reconnoissance ; mais on tâche tellement d’atténuer les bienfaits, on leur cherche tant de motifs, on trouve dans les bienfaiteurs tant d’intérêt à nous obliger, que peu à peu on se fait ingrat sans s’en apercevoir.

L’INTÉRÊT personnel le moins malhonnête est celui qui examinant les choses sous les deux faces qu’elles ont presque toujours, ne prend le parti qui lui convient le mieux, qu’après s’être convaincu qu’il ne nuit pas trop aux autres. Cela prouve au moins qu’il a discuté la matière avec lui-même ; et tant que les hommes se croient honnêtes gens ils le sont encore un peu.

Pourquoi peint-on toujours la justice avec une épée et même une balance ? Je voudrois quelquefois lui mettre un voile. Il est souvent de la justice de ne pas faire justice. Il y a justice de sévérité, et justice de bonté. Si après avoir bien pesé avec cette balance, et même levé ce glaive menaçant, le voile cependant l’empêchoit de voir tout ce qu’il faudroit punir, la justice seroit peut-être aussi juste. Si tout en voyant elle pardonnoit, ce seroit clémence. Je ne veux pas que toujours elle pardonne, mais je veux que son examen et son jugement ne se fassent pas avec la volonté de punir. Il y a tant de petites nuances imperceptibles à suivre, dont on ne peut pas rendre compte, et qui permettent cependant de justifier l’action ou d’adoucir la peine ! Il y a beaucoup d’esprit dans la bonté ; elle suppose même plus de pénétration que le blâme : car ce qu’il y a de meilleur dans les hommes est souvent caché au fond de leur ame.

Je crois avoir dit cent fois ce que je pensois de l’ingratitude, qui me paroît un monstre. Mais on devroit demander la permission de rendre service ; car si quelques bienfaits dont on ne se soucie pas d’un homme dont on ne se soucie pas, vous tombent sur le corps, vous voilà contraint à lui en être obligé toute votre vie, souvent sans grand sujet de reconnoissance, et souvent même en estimant fort peu la personne. Y a-t-il un cas plus embarrassant ? vous devez manquer à la reconnoissance ou à la vérité. Vous faites peut-être du tort à bien des gens de peur d’être ingrat. Vous vous croyez forcé à dire du bien de cet obligeant importun. Il a voulu faire des dupes, vous êtes son complice. Vous n’avez pas assez de caractère pour ne pas craindre de manquer de caractère.

IL est bien aisé de se débarrasser de la reconnoissance. Vous êtes négligeant envers votre bienfaiteur, il en est blessé, et vous insinue qu’il méritoit mieux de vous. Alors vient le fameux vers :

Un bienfait reproché tient toujours lieu d’offense.

Et voilà l’ingrat acquitté.

LE plaisir qu’on reçoit de la louange n’est pas égal à la peine que fait la critique. On prend l’une pour un compliment, et l’autre pour une vérité.

On est trompé souvent par la confiance ; mais on se trompe soi-même par la méfiance. Celui a qui on accorde une confiance même peu méritée, en sera flatté et tâchera peut-être de s’en montrer digne ; mais celui dont on se méfie mal à propos, ne le pardonnera jamais. Après s’être méfie des gens, on se méfie des choses. On regarde comme impossible ce qui n’est que difficile ; on se persuade que les événemens même les plus probables n’arriveront pas : et puis on se méfie de soi et on n’est plus propre à rien.

Pour peu qu’on soit assez considéré dans le monde pour y jouer un rôle, on est lancé comme une boule qui ne reprend jamais sa tranquillité.

Le monde est aussi lui-même une boule que Dieu fait rouler. Elle ne va peut-être pas toujours bien. Mais elle va et elle ira toujours. On dit : si cet homme qui remplit si bien sa place vient à mourir, comment fera-t-on ? Il est remplacé, et cela va. On dit : si nous ne faisons pas telle chose cette année, qu’est-ce qui arrivera ? rien. Si tel changement n’a pas lieu dans l’administration, tout est perdu. Non, tout s’en tire. Il faut faire, et faire faire à chacun son devoir. Et quand on ne le fait pas, cela revient encore à peu près au même.

Il y a un crime réel et abominable à troubler un mariage d’amour : on peut être envieux des prospérités extérieures d’un homme, et croire la fortune injuste, mais le bonheur qui vient de l’ame est toujours mérité.

Les grands génies (cela s’appelle, je crois, des philosophes) après avoir dit du mal de Dieu qu’ils ne connoissent point, en disent des Souverains qu’ils ne connoissent pas davantage. Il y a deux façons de les punir. L’une en ne les punissant pas, car ils sont assez fous pour chercher une célébrité de malheur ; et l’autre en défendant la liberté de la presse. Mais il vaut mieux que les gouvernemens aient des auteurs à gages pour déjouer et ridiculiser tous ces prétendus instituteurs du genre humain, qui par un soi-disant amour du bien général, ne cherchent que le leur.

Ceux qu’on soupçonne le moins de philosophie sont souvent ceux qui en ont le plus. La véritable c’est le plaisir. Qu’on y fasse entrer ses devoirs. Eux remplis, qu’on ne respire que joie, jeux et fêtes, spectacles, bonne chère, bonne société, choses extraordinaires, de la folie même et des folies : mais toujours du goût, même dans les écarts. Il y a des gens à qui tout va, parce qu’ils ont de la grâce et du tact. On sent qu’ils sont au-dessus de leurs fautes, et qu’ils en savent sur eux-mêmes autant que leurs censeurs : on les attend au retour.

La police doit être une mère et non pas une commère. A Paris, elle faisoit avertir un père d’un commencement de désordre de son fils, une mère du projet qu’avoit sa fille de se sauver avec son amant ; une société qui pouvoit devenir dangereuse, de suspendre ses séances, ses propos, ses couplets contre le gouvernement : voilà la mère. Ailleurs, on laisse dire et faire, mais on rapporte tout, soit par méchanceté, soit par bêtise ; on répète, on entend mal, on augmente, on fait du tort : voilà la commère.

On croit que le persiflage rend ridicule. Oui, sûrement ; mais c’est la personne qui s’en sert, car plus le persifle aura d’esprit, moins il aura l’air de croire qu’on emploie ce mauvais genre contre lui. Il y a beaucoup de choses qu’il faut déjouer en ne les remarquant pas.

M. de Turenne se doutoit bien que la gazette diroit plus que lui de la bataille des Dunes, ïorsqu’il écrivoit : « Les ennemis sont venus à nous, ils ont été battus ; je suis un peu fatigué, je vous donne le bon soir. » Il est très-aisé d’être modeste comme cela.

On ne m’a jamais prêté de méchanceté, ni en paroles, ni en chansons, ni en actions ; on a su que je n’en étois pas capable ; ainsi je n’ai pas lieu de me plaindre de l’injustice du public à mon égard. Mais en revanche on a mis sur mon compte mille choses assez plates, cinquante aventures, une centaine de prétendus bons mots, des reparties qui devoient être piquantes, des mauvaises plaisanteries que je dois avoir faites ou dites ; et il n’y a pas un mot de vrai à tout cela. Des gens de bonne intention, mais de mauvais goût, racontent une histoire dont je suis le héros ou l’auteur, en me demandant si je m’en souviens. Je suis trop paresseux, et j’ai trop de bonhomie pour la dire comme elle est, ou pour prouver qu’elle ne peut pas être vraie, et je l’entends raconter de telle manière que je me prendrois en guignon moi-même si j’y avois eu la moindre part.

Si quelque chose de gai à faire ou à dire s’est présente à moi, je m’en suis vraisemblablement passé la fantaisie. Mais je déteste les diseurs de bons mots de profession, ceux qui veulent être cités, les facétieux, les mystificateurs, les farceurs, et tous les rôles qu’on veut prendre dans la société, plutôt que le sien propre.

UN faiseur de pensées songe souvent à être applaudi plus qu’à être entendu, et se laisse aller à un petit scintillement qui éblouit sans éclairer. Il y a un petit mécanisme de définitions, d’explications, de synonymes, d’antithèses, de comparaisons, de ressemblances, de différences, qui fait fort aisément, quand on le veut, de la réputation. Les pensées détachées sont le genre le plus facile pour un homme d’esprit ; mais, comme tout ce qui est facile, cela exige d’autant plus de valeur réelle. Il en est de la littérature comme de la musique, les difficultés vaincues empêchent d’apercevoir si l’on est vraiment bon musicien : un air simple ne permet pas de s’y tromper.

Les méchans se mettent en garde, et les sots aussi. Les bons et les gens d’esprit, jamais. Les méchans croient lire dans les yeux qu’on les a devinés, les sots se méfient de tous ceux à qui ils trouvent de la supériorité. Les hommes bons ou spirituels ont assez bonne opinion des autres pour s’en croire aimes.

IL me semble que ce que nous prenons le plus tôt et quittons le plus tard, c’est l’importance. Les enfans font les nécessaires. Les vieillards s’imaginent que de vieillir est déjà un mérite. Leur œuvre dernière, leur testament, se fait même avec une sorte d’orgueil.

UNE plaisanterie attire souvent des querelles. Il y a cependant une manière de les faire ou de les prendre gaiement, lorsqu’elles peuvent avoir des suites, qui peut sauver un coup d’épée ou une brouillerie. Mais il faut avoir l’esprit bien fait et une réputation bien établie. C’est manque de jugement si l’on risque des plaisanteries avec ceux qui ne sont pas de force à en faire à leur tour : ils se fâchent alors, faute de moyens, et croient sauver le petit moment de dégoût qu’ils éprouvent dans la société, par une belle scène de colère ou de bravoure.

Personne n’est modeste, malgré la révérence embarrassée ou l’air timide qu’on prend quelquefois. Personne n’est doux, personne n’est naturel. Personne n’est de bonne foi, personne ne se rend justice, personne ne la rend aux autres. Personne n’entend bien, personne ne voit bien, personne ne dit la vérité, ni ne veut qu’on la lui dise. Contredites quelqu’un, quelqu’obligation qu’on vous ait, on l’oublie, surtout si vous faites voir, sans faire semblant de rien, que l’on s’est trompé sur un objet où l’amour-propre est intéressé. Tous les défauts que je viens de dire n’empêchent cependant point qu’on ne soit aimable et même sensible. Ils ne sont que dans la société, et dans les mots plus que dans les choses ; mais c’est incommode à rencontrer, et on ne rencontre que cela dans le monde. C’est l’amour-propre et le défaut d’esprit ou de justesse qui produit cet inconvénient, mais il gâte souvent tout, dans la société comme dans les affaires.

Quelque vertueuse que soit une femme, c’est sur sa vertu qu’u compliment lui fait le moins de plaisir. Quand on la loue sur sa fidélité à son mari, elle est toujours prête à vous dire : quelle preuve en avez-vous ? et auroit envie de laisser échapper une demi-confidence pour en faire douter, quoique véritablement elle n’ait point de reproches à se faire.

Il y avoit deux gens d’esprit, quatre ou cinq sots, six importuns et trois importans dans ma chambre. Je ne pouvois pas m’entretenir avec les premiers ; les seconds parloient toujours, les troisièmes s’obstinoient à croire que j’avois du crédit, et me parloient de leurs affaires ; les quatrièmes vouloient me faire croire qu’ils en avoient, et que je devois mettre mes affaires entre leurs mains.

On ne dit rien de neuf. On ne pense rien de neuf. Les mêmes conversations reviennent toujours. On sait déjà ce qu’on va répondre. Je me déplais à moi-même, en voyant le petit cercle de pensées dans lequel je tourne. C’est de quoi se prendre en guignon, et je conçois qu’on peut former la résolution de ne plus proférer une parole.

C’EST la paresse des gens d’esprit que j’aime. Mais les sots paresseux ressemblent à des valets dans un antichambre ; ils y deviennent menteurs, mëdisans, curieux et insolens.

L’HOMME qui perd sa fortune ou un ami par un bon mot, est un sot ; car s’il ne peut pas retenir ce bon mot, cela prouve qu’il ne lui en vient pas souvent. Il s’en présente vingt quelquefois, qu’on peut se dire à soi-même tout bas pour se faire rire, mais qu’on ne doit pas se permettre autrement.

RIEN ne prouve plus la médiocrité que les petits mystères à l’oreille, les conversations dans une embrasure de fenêtre, les nouvelles de gazettes qu’on donne pour des lettres qu’on a reçues, la discrétion sur les petites choses, la petite finesse et les cachoteries. Malheur a ceux qui n’ont pas ce qu’on appelle en peinture, la manière large !

Il y a des gens à qui il va si mal d’avoir l’air de penser. Ils veulent honorer ainsi leur taciturnité naturelle, et c’est tout uniment pauvreté d’imagination. Ils aiment mieux dire qu’ils ont des sujets de réflexions, même de tristesse ce jour-là. Mais il n’en est rien. Ils sont comme toujours.

CHAULIEU n’étoit ni sage, ni homme de génie, mais il étoit heureux. Despréaux et Molière, hommes de génie (quoiqu’on ait refusé ce titre au premier), réflechissoient trop pour être gais. Ils faisoient rire, et ils ne rioient jamais. Il est bien difficile de n’être pas sérieux au fonds, si ce fonds n’est pas, comme dans quelques gens, à la superficie.

IL n’appartient pas à tout le monde d’être modeste ; et la modestie est une fatuité ou une sottise, quand on n’a pas le mérite le plus éclatant.

Je n’estime pas ceux qui achètent la noblesse, dit un jour l’Empereur Joseph II à M. de Cazanova : et celui-ci, dont chaque mot est un trait et chaque pensée un livre, lui dit : — Et ceux qui la vendent, Sire ?

UN original est souvent un bon diable. Son originalité est fondée sur la certitude qu’il a de son caractère. Cela fait qu’il néglige les manières convenues. Il aura peut-être beaucoup de défauts, mais il ne sera sûrement ni faux > ni rampant.

APRÈS tout ce qui s’est passé, on entend dire souvent : brûlons tous nos livres, rentrons dans l’ignorance. Point du tout. Puisque vous en êtes sortis, je veux, au contraire, que vous soyez plus éclairés. Vous ne l’êtes qu’à demi, soyez-le tout-à-fait : à force de connoissances vous redeviendrez bonnes gens. La comparaison, le jugement, les lumières vous conduiront aussi bien que l’instinct naturel : savoir, n’est-ce pas analiser ce qu’on sent ?

POUR vous bien conduire, gardez-vous de réfléchir : mais suivez un mouvement d’instinct. Chacun a le sien. Saisissez-en le moment. Prenez votre parti. C’est par inspiration que vous ferez juste ce que l’on doit faire.

L’IMAGINATION a plus de charmes en écrivant qu’en parlant. Les grandes ailes doivent se ployer pour entrer dans un sallon. Si elle est trop vive, trop ardente, il faut l’arrêter, car en conversation trop de feu refroidit, trop de traits blesse, trop d’esprit humilie. Pour plaire, il faut savoir descendre et se mettre à la portée du plus grand nombre.

L A V A T E R et ceux qui travaillent dans son genre, ont tort s’ils s’imaginent que les yeux de tel pays disent ce que les mêmes yeux expriment dans un autre. Les figures diffèrent comme les langues. Pour les juger, il faut auparavant connoître la nature et l’éducation. L’air, le maintien, la manière de marcher, de parler plus ou moins vite, varient suivant les climats. La paresse d’un Espagnol, le peu de vivacité d’un Allemand, la timidité d’un Anglois, les gestes d’un Italien ne peuvent pas donner l’idée d’un François qui auroit tout ce que je viens de dire. Ne détaillons que l’Italien. Les gestes naissent chez lui de l’habitude et de l’imitation ; et c’est souvent de la chaleur à froid. Mais si un François se remue autant, c’est qu’il est prodigieusement vif, et que ses mouvemens sont décidés par une quantité d’idées qui viennent, qui s’en vont et qui se croisent.

Je connois des yeux en Allemagne qui ne disent rien quoiqu’ils annoncent beaucoup, et qui diroient et feroient beaucoup en France.

Le goût dit à présent comme Lusignan :

Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre.

Le chevalier de Boufflers, Fontanes, Parny, l’abbé De Lille, etc. ne suffiront pas pour l’y retenir, ou l’y ramener.

UN historien trop rapide lasse et se lasse lui-même, comme un voyageur qui court, sans s’arrêter, aux points de vue qu’il rencontre sur sa route.

POUR bien juger un ouvrage, il faut n’en pas connoître l’auteur. Sans cela, il est presqu’impossible de ne pas se préparer à être pour ou contre lui. Si le traité de morale le plus sérieux est fait par un homme gai, on dit d’avance : Je parie qu’il y aura mille folies ; on le lit en riant, et quelque chose de profond et de neuf paroîtra peut-être une extravagance.

ON passe le décousu à Montaigne, parce que tout lui va bien. Son ame est une babillarde, et non pas son esprit, qui a toujours été le serviteur de l’autre. C’est comme cela qu’il bat presque toujours la campagne d’une manière charmante. Une idée l’emporte, en amène une autre. Il dit : A propos de cela je m’en vais vous dire. Il ne s’est pas douté de sa profondeur et de la finesse de ses observations. Je suis pour lui comme Condé pour Turenne. Que ne donnerois-je pas, disoit le grand Condè, pour causer une demi-heure avec lui ?

Montaigne étoit, à l’orgueil près, tout le portique d’Athènes à la fois : on voit partout le bon homme, le bon cœur, la bonne tête. Il a devine le monde. Il a vu le passé, le présent, l’avenir, sans se croire un grand sorcier.

LONDRES m’a encore plus surpris que Venise. Je pouvois m’imaginer une ville au milieu de la mer. Il n’y a qu’à penser à une inondation qui fait des canaux de toutes les rues, et on aura l’idée de Venise. Mais des trottoirs larges et commodes, des boutiques superbes, une propreté inouie partout, des promenades illuminées, où il y a des concerts et des jeux, et point de surveillans, des jardins superbes, une rivière qui ajoute à cela une variété et une pompe admirable ; enfin, tout ce que l’on pourroit s’imaginer pour la fête la mieux entendue, se trouve tous les jours en quatre ou cinq endroits de Londres. L’indifférence, l’air de liberté et de magnificence, des phaetons élégans, toute une ville au grand trot, des chevaux et des filles charmantes, du fruit excellent Conçoit-on qu’il y ait là une seule raison pour se pendre ?

LES passions dépendent de la vie qu’on mène, de l’état qu’on a pris. Si Charles XII étoit ne dans l’état le plus obscur, qu’auroit-il fait de sa passion pour la guerre ?

MOLIÈRE, Destouches, Boissi, Boileau, Regnard s’entendoient parfaitement dans l’art de la médisance. On reconnoissoit les originaux de leurs portraits. Mais ce talent est perdu. Les mœurs ont changé, et il n’y a point d’auteurs qui puissent remplacer ceux que je viens de nommer. Regnard marche tout près de Molière, mais il amuse sans corriger. Molière est moraliste, Regnard n’est que moqueur.

UN trait de génie est presqu’un trait de folie. Si Frédéric-le-Grand, Charles XII, Eugène et Condé avoient été bien sages, on n’auroit pas parlé d’eux.

SI Frédéric II avoit eu encore un peu plus d’esprit, il auroit fait bien des sottises. Mais sa ligne de démarcation étoit entre le génie et le bon sens. Il avoit l’élan et puis la réflexion.

POUR ridiculiser le premier auteur bourgeois qui écriroit contre la noblesse, il faudroit le faire baron. Il y seroit pris, et l’homme d’esprit deviendroit le plus fier des barons.

ON a trop dit que l’opinion est la reine du monde. C’est la seule reine qu’il faut détrôner. Sans cela, toutes les autres le seront.

DE même que le blanc n’est pas une couleur, mais en est l’absence, ne pourroit-on pas dire que le goût est l’absence de tout ce qui est choquant dans tous les genres ?

ON prend aisément les habitudes de ceux avec qui l’on vit, et il n’y a pas de mal à cela, lorsqu’elles ne sont ni méchantes, ni dangereuses. On dit que c’est foiblesse, mais les gens faciles sont toujours aimés. On dit que c’est ne pas avoir de caractère. Ceux qui profanent ce mot, et qui le confondent avec une roideur humoriste, en manquent presque toujours. Qu’on le mette, ce caractère à soutenir ses amis, les absens et les disgraciés. Mais la complaisance dans les rapports ordinaires de la vie est une preuve étendue dans l’esprit : peser sur les petites choses, c’est donner sa mesure. Les femmes les plus heureuses dans leur intérieur sont celles qui ont épousé des hommes de génie ; ils se laissent mener d’autant plus volontiers qu’ils sont toujours maîtres d’eux-mêmes : on se donne quand on s’appartient.

POURQUOI y a-t-il si peu de gens naturels dans le monde ? Il y en a qui étant capables de sentimens vrais, s’en font de factices, pour essayer si de cette façon ils produiront plus d’effet. Ils sont bien punis de leur peine et de leur gêne. Ils perdent par calcul un succès qu’ils auroient obtenu par nature.

L’INCRÉDULITÉ est si bien un air, que si on en avoit de bonne foi, je ne sais pas pourquoi on ne se tueroit pas à la première douleur du corps ou de l’esprit. On ne sait pas assez ce que seroit la vie humaine avec une irréligion positive : les athées vivent à l’ombre de la religion.

NOUS autres moralistes, nous ne valons pas mieux que ceux qui nous lisent. Nous sommes cette classe entre la nourrice et la bonne qu’on appelle, je crois, garde-d’enfant. Elles sont souvent aussi bêtes que celui qu’elles tiennent par les lisières. Cependant on voudroit tenir les lisières du genre humain, qui n’est qu’un grand enfant, pour l’empêcher de tomber, de se brûler, surtout de pleurer, de crier, d’arracher et de gâter tout.


________


PORTRAIT DE M. DE B.


M. de B… a été successivement abbé, militaire, écrivain, administrateur, député, philosophe ; et de tous ces états il ne s’est trouve déplacé que dans le premier. M. de B… a beaucoup pensé, mais par malheur, c’étoit toujours en courant. Son mouvement est ce qui nous a le plus vole de son esprit. On voudroit pouvoir ramasser toutes les idées qu’il a perdues sur les grands chemins avec son tems et son argent : peut-être avoit-il trop d’esprit pour qu’il fût en son pouvoir de le fixer quand le feu de sa jeunesse lui donnoit tout son essor. Il falloit que cet esprit fît tout de lui-même, et maîtrisât son maître ; aussi a-t-il brillé d’abord avec tout le caprice d’un feu follet, et l’âge seul pouvoit lui donner la sagesse d’un fanal. Une sagacité sans bornes, une profonde finesse, une légèreté qui n’est jamais frivole, le talent d’aiguiser les idées par le contraste des mots, voilà les qualités distinctives de son esprit à qui rien n’est étranger. Heureusement il ne sait pas tout ; mais il a pris la fleur des diverses connoissances, et surprendra par sa profondeur tous ceux qui le savent léger, et par sa lëgèreté tous ceux qui ont découvert combien il pouvoit être profond. La base de son caractère est une bonté sans mesure ; il ne sauroit supporter l’idée d’un être souffrant, et donneroit jusqu’à son plus strict nécessaire pour s’en délivrer : il se priveroit de pain pour nourrir même un méchant, et surtout son ennemi : ce pauvre méchant ! diroit-il. Il avoit dans une terre une servante que tout le monde lui dënonçoit comme voleuse : malgré cela il la gardoit toujours, et quand on lui demanda pourquoi, il répondit : — Qui la prendroit ? — Il a de l’enfance dans le rire et de la gaucherie dans le maintien ; la tête un peu baissée, les pouces qu’il tourne devant lui comme arlequin, ou les mains derrière le dos, comme s’il se chauffoit ; des yeux petits et agréables, qui ont l’air de sourire ; quelque chose de bon dans la physionomie ; du simple, du gai, du naïf dans sa grâce ; une pesanteur apparente dans la tournure, et du mal-tenu dans toute sa personne. Il a quelquefois l’air bête de La Fontaine : on diroit qu’il ne pense à rien lorsqu’il pense le plus. Il ne se met pas volontiers en avant, et n’en est que plus piquant lorsqu’on le recherche. La bonhomie s’est emparée de ses manières, et ne laisse percer la malice que dans ses regards et son sourire ; il se défie tellement de son talent pour l’épigramme qu’il penche trop peut-être, en écrivant, du côte opposé. Il a l’air de prodiguer des louanges pour empêcher la satire d’éclore ; mais leur excès les rend suspectes. Il est impossible d’être meilleur ni plus spirituel ; mais chez lui ces deux qualités ont peu de communication entr’elles, et si son esprit n’a pas toujours de la bonté, quelquefois aussi sa bonté pourroit manquer d’esprit.

M. de B… terminera sa carrière comme il l’a commencée, en étant le plus heureux et le plus aimable des hommes. Comment ne le seroit-il pas ? il est trop supérieur pour avoir des prétentions. Il n’est ni sur la ligne ni sur le chemin de qui que ce soit au monde. On rend sans peine justice à son talent, qui est unique dans ses pièces de vers, dans ses couplets ; chaque mot est un trait : il est surtout admirable quand on ne le croit que négligé. M. de B a plu sans qu’on sache comment ; mais c’est par la grâce, le goût, et un certain abandon, qui fait qu’il ne ressemble qu’à lui.

Enfin, après avoir eu tous les mécomptes d’un esprit supérieur et d’un cœur ami du bien, on dit qu’il s’occupe d’agriculture et de métaphysique, deux honorables retraites, où si l’on peut encore être trompé, ce n’est plus du moins par les hommes.


PORTRAIT DE M. DE S.


IL y a seize ou dix sept ans qu’il parut sur l’horizon de Paris un phénomène qui n’avoit rien d’effrayant. Ce n’est point une aurore boréale, puisqu’il éclaire tous les jours également ; ce n’est point une planète, puisqu’il ne tourne autour de personne ; ce n’est point un astre, puisque, heureusement pour les autres pays de l’Europe, il n’est pas fixé dans le sien. Ce phénomène parle, mais pas assez ; pense, mais beaucoup trop ; marche, mais pour aller s’asseoir de travers sur une chaise ; il y entortille ses jambes, les décroise pour faire à quelqu’un qui est dans la chambre depuis une heure, une petite révérence de la tête ; la porte sur l’épaule gauche, pour sourire à une aventure bien triste qu’on lui raconte, se met à écouler ce qu’un autre ne dit point, et n’entend pas ce qu’un troisième lui dit : il a assez l’air d’un sylphe, car il est presque transparent. C’est une Salamandre quand il écrit, car alors il vit dans le feu : il a très-peu de chose de l’humanité, dans le sens ordinaire de ce mot ; je crains qu’il n’en ait pas les plaisirs, et qu’il n’en éprouve les maux. La profondeur de ses réflexions se tournera plutôt vers le malheur que vers le bonheur ; il négligera les agrémens du présent pour penser aux menaces de l’avenir. Il est quelquefois trop jeune, et quelquefois trop vieux ; ce trop de jeunesse l’empêche de voir les charmes de l’existence qu’il aura, et ce trop de vieillesse, quand il les voit, les lui fait mépriser. Voyez-le se promener en redingotte à petits collets, tête baissée et le corps en avant, un gros livre sous le bras gauche, et un petit à la main droite, qui tient aussi sa canne à pomme rouge, qu’il n’appuie jamais à terre. Il s’enfonce dans le bois, gravit les montagnes : ne le croyez-vous pas pour cela pastoral ou champêtre ? point du tout, il quitte un ruisseau pour un torrent qu’il entend sans pouvoir le trouver. Il foule aux pieds un tapis de violettes pour chercher des précipices, et ne regarde les moutons que lorsqu’ils sont mis en fuite par l’orage. Il a deviné tout ce qu’il n’a pas eu le tems d’apprendre ; il sait ce qu’il ne peut pas savoir. L’harmonie, les images viennent se placer dans ses vers, sans qu’il s’en doute. A-t-il une description à faire ? la nature n a rien de caché pour lui ; la physique, l’astronomie lui ouvrent leurs trésors, la mécanique ses atteliers. Ses fables sont, depuis La Fontaine, les plus charmantes qu’on ait écrites en françois : qui peut savoir où s’arrêtera l’esprit qui commence ainsi ? Ne soyez point effrayé de ce phénomène, il fait des merveilles sans être merveilleux. Ne soyez point inquiet non plus de son humeur, ou de ses sombres méditations, car souvent ce jeune Young se met à rire comme un fou, et ne finit plus ; ou bien un rien le fait recommencer. Il est bon, simple, naïf, insouciant sur son compte, et n’a pas le sot orgueil de la modestie, car il ne sait pas ce qu’il vaut. Il avance quelquefois son petit paradoxe, comme s’il avoit envie de le soutenir à toute rigueur ; on dispute, il ne s’en aperçoit pas ; on rit, cela lui est égal. Quand il a de petits torts, c’est toujours à force d’avoir raison, et la justesse de son esprit ne cède qu’à l’exaltation de son ame. Ce mot que je viens de prononcer me donneroit bien de l’occupation si je voulois en dire tout ce que j’en ai remarqué : comme elle sert bien son esprit ! quelle sensibilité dans ses actions ! quelle originalité ! quel choix d’expressions ! quelle teinte de mélancolie douce et attendrissante dans ses ouvrages ! Et quand cette ame va toute seule elle se lire encore très-bien d’affaire : c’est alors qu’il fait un couplet pour sa mère, qu’il écrit à sa sœur, et qu’il parle à Christine : à la vérité l’esprit par habitude vient quelquefois encore se fourrer dans tout cela, mais on pourroit s’en passer. Il y a de l’agrément, de l’élégance, de la douceur dans sa figure, et de la grâce dans ses manières, parce qu’il ne la cherche pas. L’originalité de son langage tient à celle de son esprit ; il dit autrement qu’un autre, et dit mieux qu’un autre ; il a des définitions à lui, justes, fines et profondes ; il donne à tout un tour distingué ; il plaira à tout le monde quand il en aura l’envie, et même quand il ne l’aura pas ; car si son esprit est paré, son cœur est si simple, si bon, si généreux que depuis l’homme vulgaire jusqu’à l’homme de génie, chacun peut s’accommoder d’une de ses qualités, en trouver une à son usage, et l’aimer pour celle-là.


PORTRAIT DE Mad. DE B….


AUPARAVANT MADAME DE SA….


VOULEZ-VOUS connoître la femme à la fois la plus et la moins femme, aimée des femmes, quoique adorée des hommes ; celle que les hommes aiment encore après l’avoir adorée ; la plus faite pour plaire et la plus incapable d’y songer, celle qui sait le mieux ce qui va au cœur sans jamais s’en être rendu compte, qui peut le mieux toucher les cordes sensibles de l’ame sans avoir réduit en talent son instinct, enfin qui a le plus de la sensibilité de son sexe et le moins de ses défauts ? tâchez de connoître Éléonore. Cela ne vous sera pas si facile. La célébrité ne vous l’annoncera point, car Éléonore l’a toujours redoutée. Son esprit pourroit la soutenir, mais une sorte de pudeur qui ne s’exprime pas, et que tout exprime en elle, lui a toujours fait un besoin de l’éviter. Éléonore a bien mieux que ce qui est célèbre, elle a ce qui est rare, et sa réputation involontaire est tout-à-fait comparable au parfum qui trahit la plus modeste des fleurs.

Ses vertus sont si naturelles, si simples, si faciles qu’on ne les prend que pour des qualités. Elle n’a jamais distingué ses devoirs de ses affections. Éléonore, pour être parfaite, n’avoit qu’à suivre tous les penchans de son cœur. Elle apportoit dans le monde tant de candeur et d’ignorance du mal, que tout y devoit surprendre son innocence native. Confiante par nature, et défiante par nécessité, elle est douée d’un tact aussi sûr que fin pour juger le caractère des autres : elle étonne quelquefois en leur soupçonnant des intentions et des projets dont elle seroit elle-même incapable. Mais pourtant cette prudence a encore beaucoup de distractions ; le naturel l’emporte presque toujours sur l’expérience, et quoique souvent ce soit sa défiance qui juge, c’est plus souvent sa confiance qui agit.

Le contraste le plus frappant qu’on puisse remarquer en elle c’est celui de la légèreté de son esprit avec la sensibilité de son ame. Toute son inconstance est dans ses idées, toute sa solidité dans ses sentimens ; aussi lorsqu’à travers l’agrément irrégulier de sa conversation l’on découvre en elle une raison parfaite, on lui sait d’autant plus de gré de cette raison qu’elle semble inspirée par la sensibilité même, au lieu de la réprimer.

Si l’on vouloil examiner la légèreté d’Éleonore, combien on y trouveroit de délicatesse ! C’est souvent un essai contre sa propre sensibilité, ou bien une ressource contre l’insensibilité des autres. Elle essaie de glisser sur les idées qui nous saisissent avec trop de force, pour qu’on ne craigne pas de s’y arrêter : c’est quelquefois une manière de mettre à l’aise la reconnoissance, en dissimulant la générosité. C’est encore un moven de sauver à certaines personnes l’embarras que leur cause l’inégalité des rangs et des esprits. C’est enfin une sauvegarde pour le cœur. La légèreté échappe aux sentimens trop vifs, ou du moins feint d’y échapper. La pudeur ne prête qu’un voile ; la légèreté semble donner des ailes.

Mais c’est surtout dans la conversation que cette légèreté a tout son charme. Éléonore vous fait passer si bien d’un sujet à l’autre ! elle vous promène comme dans un jardin anglois où l’on ne revient jamais par le même chemin, où l’on croit toujours voir des objets nouveaux. Son imagination, simple et animée, vous les présente comme un tableau mouvant ; on les voit, ils existent, ils marchent. Elle communique ses impressions aussi vivement qu’elle les a reçues : pour conter aussi bien, il faut aussi bien sentir.

Le regard d’Élëonore va droit au fond de l’ame cliercher les sentimens qui vouloient s’y cacher, et qui sont bien surpris d’être aperçus : aussi les méchans la craignent-ils comme si elle n’étoit pas bonne. Cette sorte de divination s’étend aussi sur les choses : elle les juge, elle les prévoit, elle les pressent ; et les Gaulois eussent adore Éléonore aussi, pour sa faculté de prédire.

L’imagination, qui est en elle le résultat de la sensibilité, lui donne une espèce de superstition très-aimable, car la superstition est une crédulité qui vient du cœur. Éléonore s’y laisse aller comme à tous ses sentimens, car aucun n’eut jamais besoin d’être retenu ni réfléchi. Voilà d’où provient la facilité de ses manières et de sa conversation. Elle ne sait jamais ce qu’elle doit dire, et l’on se laisse entraîner au charme imprévu de sa douce causerie, comme dans une légère nacelle au cours sinueux d’une belle rivière. On ne sait pas plus où l’on va qu’elle ne sait où elle vous mène. Elle s’interrompt, elle se trompe, elle se reprend : son peu de mémoire contribue à l’originalité de ses entretiens ; jamais elle ne se répète, pas plus qu’un oiseau ne redit la même chanson. L’expression propre et piquante vient toujours se placer d’elle-même dans ses récits. Écrit-elle ? sa plume, même en vers, a l’air de voler toute seule. La saillie, la repartie, le trait, rien n’est étranger ni particulier à son esprit. Il y arrive, non comme ces beaux diseurs de profession qui guettent l’occasion d’un bon mot, ainsi que des chasseurs à l’affût, mais comme la nature qui prodigue sans entasser, et sait encore donner à tout ce qu’elle fait la grâce du hasard.

Éléonore tireroit parti de toutes les sociétés comme de toutes les situations. Après avoir été à Paris une maîtresse de maison fort aimable, et une jolie femme qui se déroboit à la mode pour ne s’occuper que de ses talens et ses amis, elle a su être fermière au fond de la Pologne, elle a su long-tems s’y suffire, vivant seule, au milieu des sapins et des loups. Elle y étoit seule mais croyez-vous qu’elle y fût pour elle ?

Éléonore, dont l’entretien est toujours amusant, ne croit pas aux ennuyeux. Il est vrai qu’ils gagnent avec elle. Sa bonté aidée de son esprit démêle tout de suite le côté favorable de chacun, et sait en profiter pour le faire valoir. Elle trouvera le moyen de découvrir ce qui intéresse la personne la plus commune, de lui en parler comme si elle s’y intéressoit aussi, et de lui faire du bien en ayant l’air d’y prendre plaisir.

Le plus grand charme d’Éléonore en toutes choses c’est le naturel. On l’appeloit la fleur des champs. Toute entière à ses vertus, à ses enfans et à ses amis, la voilà telle que la nature l’a faite, telle que le monde n’a pu la défaire. Elle l’a traversé comme Aréthuse traverse Amphitrite, ne croyant que cette voix intime qui est, au fond de notre ame, l’écho d’une voix supérieure.

La coquetterie lui a toujours été aussi étrangère que l’intrigue. Le calcul est aussi loin de son esprit que l’égoïsme l’est de son ame. Elle plaît, cependant, mais sans étude ; elle plaît à tout le monde et à chacun, mais sans projet, sans but et sans malice, et bien plus et bien mieux que si elle y pensoit. Dans les êtres doués de sensibilité, plaire ne peut être qu’un don, mais sûrement pas un art. Voulez-vous donc savoir pourquoi Éléonore plaît tant ? C’est qu’on voit qu’elle sait aimer.


Fragment d’un Dialogue entre un Esprit fort et un Capucin.


L’Esprit fort. COMMENT ! y a-t-il encore de ces animaux-là ? que fais-tu donc ici, capucin indigne ?

Le Capucin, Je sais bien qu’on se le dit à soi-même, ou de soi-même ; mais pour un François vous n’êtes pas poli. Votre ancien duc d’Orléans, qui ne s’attendoit pas à être un bisaïeul d’Égalité, disoit très-drôlement, comme vous savez : — De quoi diable est-il donc digne s’il ne l’est pas d’être capucin ?

L’Esprit. Tu plaisantes sur ton état : tu me parois aimable.

Le Cap. Je voudrois, Monsieur, pouvoir vous en dire autant. Je sais bien que nous ne sommes pas nécessaires à la religion, mais nous y faisons du bien.

L’Esprit. Pouvez-vous la démontrer ? C’est ce que n’a jamais pu faire un Évêque, ni Port-Royal, ni le collège de Louis-le-Grand, ni la Sorbonne.

Le Cap. Avez-vous des preuves contre ? C’est ce que n’ont jamais pu avoir Hobbes, Spinosa, Vanini, dont le cerveau fut plus brûlé que le corps, et qu’on auroit bien mieux fait de mettre aux petites-maisons.

L’Esprit. Catholique et moine, vous n’êtes pas cruel ! comment, les bûchers, la vengeance…..

Le Cap. Il falloit me dire : Tu parois capucin, et tu sais pardonner.

L’Esprit. Capucin, mon ami, vous avez donc lu Alzire ?

Le Cap. J’ai fait plus, je l’ai vu jouer cent fois ; et, sans considérer Voltaire, Rousseau, Montesquieu comme des Pères de l’Église, je parte tirer d’eux de quoi faire un livre de dévotion, presque un catéchisme. Je les crois plus de notre parti que du vôtre ; ils ne se sont mis de votre côté que pour dire des plaisanteries fort drôles, mais que vous avez prises au pied de la lettre. Je vous aurois bien attrapé. Messieurs, si j’avois été leur Curé. Si je n’avois pas pu les persuader à l’heure de la mort, ce qu’auroit peut-être fait le Capucin indigne, je serois sorti de chez eux avec l’air content, et j’aurois dit qu’ils étoient morts comme des saints. Sans aller au Japon, j’aurois acquis plus d’ames que tous les Missionnaires ; celles de la bonne compagnie d’autrefois et de la mauvaise de ce tms-ci, qui ne se damne que par air.

L’Esprit. Tu aurois donc menti ?

Le Cap. J’en aurois demandé pardon à Dieu, qui auroit bien vu que c’étoit pour le mieux servir, et qui me l’auroit accordé.

L’Esprit. Qui t’a porté à prendre cet état ?

Le Cap. La philosophie.

L’Esprit. En voilà bien d’une autre ! C’est nous autres qui sommes philosophes.

Le Cap. Je sais bien qu’on est assez bête pour vous en donner le titre, mais c’est par les effets que je juge votre philosophie.

L’Esprit. Y en a-t-il à être dupe de tout ?

Le Cap. Y en a-t-il à n’être dupe de rien ?

L’Esprit. Tu ne crois donc rien ^ toi-même ?

Le Cap. Au contraire, je crois tout ; je prouve ce qui est clair, j’ai de la foi pour ce qui ne l’est pas. Mettant les choses au pis ou au mieux, comme vous l’entendez, pour l’autre monde, je me fais heureux dans celui-ci.

L’Esprit. Tu n’es donc pas théologien ?

Le Cap. Je ne suis que logicien ; c’est par justesse dans l’esprit que j’arrête mon esprit lorsqu’il me mène dans un casse-cou d’où je ne pourrois pas le lirei’.

L’Esprit. Tu ne veux donc pas, tu n’oses pas assurer qu’il y a un Dieu ?

Le Cap. Je l’adore : je ris de ceux qui disent qu’il n’y en a pas. Je regarde le firmament comme Cicéron, et je chante avec David : Cœli enarrant Dei gloriam, et je prononce avec J. B. Rousseau : Les cieux instruisent la terre, etc.

L’Esprit. Et ton ame, capucin ? l’ame d’un capucin !

Le Cap. Je pense, voilà ma réponse.

L’Esprit. Le monde…..

Le Cap. N’est pas venu tout seul au monde, et ne va pas si mal qu’on dit.

L’Esprit. Les mystères…..

Le Cap. Sont des mystères, comme vous les appelez très-bien ; tout est possible à celui qui a fait l’impossible.

L’Esprit. Les miracles

Le Cap. Ont été faits ou imaginés dans le tems qu’il étoit nécessaire de faire renoncer aux prodiges du paganisme et à la sorcellerie, qui étoit bien plus absurde encore que le paganisme.

L’Esprit. Tu as l’air de ne pas croire toi-même aux miracles ?

Le Cap. Prouvez-moi qu’ils surpassent la puissance de celui qui a créé le Soleil ?

L’Esprit. J’ai cru que tu m’allois dire un capucin.

Le Cap. Pourquoi pas ? j’éclaire aussi le monde, comme tous voyez.

L’Esprit. Un pape… un vicaire… des processions … des fainéans qui y vont, au lieu de travailler… des signes de croix… des habits soi-disant orientaux… et la barbe !

Le Cap. Quand même Dieu, dans sa sagesse, ii’auroit pas imaginé tout cela, tout ce que vous venez de dire mène à une obéissance aveugle, et ne feroit que séduire sans égarer ; mais vous autres, Messieurs, vous vous égarez sans séduire.

L’Esprit. Nous cherchons le vrai.

Le Cap. L’avez-vous trouvé ? Quel sot orgueil de ne vouloir dépendre de personne, pas même de Dieu ! Un grand seigneur de ma counoissance l’appeloit le gentilhomme de là-haut, non par gaîté, mais par aristocratie. Je suis bien aise d’avoir plusieurs chefs pour me conduire, celui de l’Église, celui du Diocèse, celui du couvent, et celui de ma conscience. Je ne me mêle de rien, parce que je suis philosophe.

L’Esprit. Je me mêle de tout parce que je suis philosophe. J’écris toujours ; j’approfondis tout ; j’arrache la foudre à la Divinité, le sceptre aux Rois, l’équilibre à l’Europe, et la postérité aux ténèbres.

Le Cap. N’en coûte-t-il la vie à personne ?

L’Esprit. Qu’importe la génération présente, si nos enfans sont heureux !

Le Cap. Hélas ! on a tant crié contre nous, pour sept ou huit juifs brûlés mal à propos, certains jours de gala ; pour quelques Mexicains massacrés, à la vérité, sans nécessité ; les 18,000 victimes un peu révolutionnaires de la St. Barthélemi, et les 60,000 émigrés de Louis XIV, qui sont allé faire fortune ailleurs, et vous me parlez du sacrifice d’une génération toute entière ! Savez-vous, mon cher Monsieur, que vous me faites une peur terrible ? est-ce que vous ne vous portez pas bien ?

L’Esprit. J’ai passé la nuit à travailler.

Le Cap. Et moi à dormir, après avoir remercié Dieu de ce que je suis Capucin.

L’Esprit. C’est avoir de la reconnoissance de reste ; tu en as donc un grand fonds ?

Le Cap. Oh oui, Monsieur, il m’en reste pour vous : vous me faites bénir ma philosophie.

L’Esprit. Toujours ce mot que tu profanes. Vois en moi un homme qui a su vaincre toutes ses passions.

Le Cap. Eh bien moi, Monsieur, c’est peut-être parce que j’ai trop aimé la créature que je me suis jeté dans les bras du Créateur : ma dévotion est tendre, superstitieuse. Oh ! Monsieur, écoutez-moi. J’ai vingt-huit ans ; je suis entré au service à seize. J’ai fait la guerre ; je me suis battu ; j’ai eu des aventures : j’ai vu que je portois le trouble dans les familles.

L’Esprit. Il ne manquoit plus que de trouver un fat dans un capucin.

Le Cap. Non, vous m’avez mal compris. Mon père craignoit que je n’épousasse la fille d’un de ses amis, que son père destinoit à un parti bien plus riche. Je ne vis d’autre moyen, pour me soustraire à l’amour que j’éprouvois, que de me jeter au pied des autels, et Dieu m’ouvrit ses bras de consolation et de miséricorde. La jeune personne que j’aimois suivit mon exemple, pour ne pas se donner à un autre : elle fit des vœux de tranquillité qui la rendent parfaitement heureuse ; et moi je passe ma vie à célébrer des mystères que vous ne croyez pas, et que je crois, sans chercher à les comprendre.

L’Esprit. N’étoit-ce pas assez d’être catholique et prêtre, sans te faire superstitieux ?

Le Cap. Je m’en vais vous expliquer ce mot, auquel ceux qui, sans le savoir, sont injustes envers la religion, ont attaché un caractère odieux. L’amour que j’ai connu, et dont je vous ai parlé, a sa superstition. Sec et aride, il finit, ainsi que la religion y qui, quelle que soit sa valeur réelle, doit se soutenir par l’enthousiasme. Malheur à celui qui ne va pas baiser en secret le gant, le schal, l’éventail de sa bienaimée. Un cheveu de ma maitresse, une fleur qu’elle avoit laissé tomber et que je portois huit jours sur mon cœur ;

________________les bois, les lieux,
Honorés par ses pas, éclairés par ses yeux, etc.


tout m’étoit précieux, tout m’enchantoit.

L’Esprit. On voit que La Fontaine fait parler les animaux : tu viens de le citer.

Le Cap. Je sais encore bien d’autres morceaux de lui : par exemple, le philosophe scythe.

Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger contre toute raison, etc.


Voilà ce qu’ont fait les gens d’esprit.

L’Esprit. Comment donc ! je te croyois ignorant comme un Capucin : au fait, blasphémateur, peux-tu comparer ta religion à ton amour ?

Le Cap. Je compare mon ame à la vôtre, c’est-à-dire l’enthousiasme au fanatisme : l’un n’est que pour le bien et le beau, l’autre ne fait que du mal. On est fanatique contre les autres, si l’on peut s’exprimerainsi ; mais ou n’est su pei’stitieux quepour soi.

L’Esprit. Tu as parlé, toi-même, tantôt de l’inquisition ?

Le Cap. Oui, sans doute, quand le révérend père Dominicain faisoit dresser des bûchers, il étoit fanatique ; quand il entendoit trois messes par jour, il n’étoit que superstitieux.

L’Esprit. Tu as l’air toi-même de t’en moquer.

Le Cap. Mon Dieu que les gens d’esprit comprennent peu à présent ce que disent ceux qui n’en ont pas ! Quel mal font ces trois messes ? Elles servent de consolation à l’heureux crédule. En un mot, la superstition me paroit à la religion comme ces bagues qui ne sont pas si précieuses, mais qu’on porte au doigt pour ne pas perdre celles qui le sont. C’est un petit anneau d’or qui préserve ou conserve le diamant inestimable. M’entendez-vous à présent ?

L’Esprit. J’entends, et je lève les épaules : je ne crains et je ne crois rien.

Le Cap. Je crains et je crois tout.

L’Esprit. Si je croyois en Dieu, je ne professerois point de culte.

Le Cap. Vous finiriez par ne plus penser à Dieu. Pardonnez encore cette comparaison profane : on n’aime bientôt plus sa maîtresse si on ne la voit plus, si on ne lui écrit point, si on jette la rose qu’on lui a arrachée.

L’Esprit. Encore ton sot amour !

Le Cap. Eh bien, Monsieur, une comparaison plus noble, puisque j’ai eu l’honneur de servir l’Empereur : mon Colonel disoit que pour faire son devoir il faut faire plus que son devoir : voilà encore de la superstition.

L’Esprit. Ainsi donc, dégoûté de ce monde-ci, tu as daigné penser à l’autre ?

Le Cap. Non : mais bientôt, trouvant le néant des vanités et des plaisirs, me moquant des unes, blasé sur les autres, mes principes de religion ne m’ayant jamais abandonné, d’homme je me suis fait chrétien, de chrétien catholique, de catholique religieux, de religieux dévot, de dévot capucin, et de capucin philosophe.

L’Esprit. Belle généalogie ! ces deux noms vont surtout parfaitement bien ensemble. Tu devois dire plutôt un épouvantail pour les oiseaux, ou une figure ridicule qui fait rire les enfans.

Le Cap. Messieurs, vous avez eu les rieurs pour Vous avant de devenir sérieux. Les gens d’esprit qui ne prévoyoient pas les suites de leur gaieté interprétée par des gens tristes, s’en sont donné quelquefois à nos dépens. Je ne connois que Guilbert qui vous l’ait rendu, quand il disoit :

Monsieur trouve plaisant les feux du purgatoire.


et qu’il accommodoit si bien

L’abbé qui rit
Du Dieu qui le nourrit.

L’Esprit. Je ne lis pas toutes ces fadaises ; jamais de vers. Mais Hobbes, Spinoza, le Système de la Nature.

Le Cap. Livres amusans. Je ne lis pas même les sermons de notre gardien. J’en fis un, 1 autre jour, qui coinmençoit par ces mots : Un incrédule est un fou, un impie est un sot.

L’Esprit. Beau commencement ! et la preuve ?

Le Cap. C’est disois-je, que celui qui ne reconnoît pas les vérités est un être mal organisé, comme ceux qu’on enferme, ou tout au moins comme les malheureux qui ont perdu la vue, ou qui n’ont pas d’oreille pour la musique. Je les plains, mais je les aime encore mieux que les impies qui croient à la religion qu’ils blasphèment pour faire les aimables. —

L’Esprit. Fais-tu grand cas des stigmates de ton St. François ?

Le Cap. Pourquoi pas ? Un morceau qui passe pour être de la sainte croix, quand même il n’en seroit pas, attire ma vénération. Quand je veux chercher la lumière, Monsieur, je regarde en haut| vous, vous regardez à terre.

L’Esprit. Je ne veux pas être ébloui.

Le Cap. Que faites-vous de ce beau présent de la Divinité, où elle trouve bien son compte ? que faites-vous de l’imagination ?

L’Esprit. La folie m’ennuie.

Le Cap. Mais où donc est la vérité ? tout ne pourroit-il pas être une illusion ?

L’Esprit. Point d’illusion. Je ne veux point être déduit.

Le Cap. Et la fumée de la gloire, par exemple ?

L’Esprit. Porte à la tête et la dérange.

Le Cap. Quand même ce beau sentiment que j’ai porté de la créature au Créateur, seroit une ivresse… Voyez un buveur qui croit que toute la terre est à lui.

L’Esprit. Je ne m’enivre jamais. Je vois juste. Je suis philosophe, et qui plus est géomètre. — Mais je perds mon tems à raisonner avec toi, ou plutôt à vouloir que tu raisonnes. Je serois déshonoré si l’on me voyoit parler à un masque comme toi.

Le Cap. Encore un mot, Monsieur.

L’Esprit. Va, je te souhaite à tous les démons infernaux, s’il y en a.

Le Cap. Et moi, je prierai Dieu pour ceux qui sont sur la terre, pour vous, en particulier, qui avez daigné vous abaisser jusqu’à moi, Avez-vous des parens ?

L’Esprit. J’ai un neveu.

Le Cap. C’est heureux d’avoir au moins quelqu’un pour vous fermer les yeux au moment de la mort.

L’Esprit. Belle réflexion, sans doute ! Je ferai venir ce coquin, et je mourrai, comme on dit, entre ses bras.

Le Cap. Les consolations données par un héritier sont froides : moi, je n’en ai pas. Un autre pauvre capucin, pas trop sensible, car cela me feroit de la peine de l’affliger, viendra me dire des prières ; j’en réciterai moi-même tant que j’aurai de la force, je recommanderai mon ame à Dieu, et elle ira rejoindre celui dont elle est émanée.

L’Esprit. Adieu, adieu, capucin indigne, — tu mourras comme un saint.

Le Cap. Adieu, grand Esprit, — tu mourras comme un chien.


MES DEUX CONVERSATIONS AVEC JEAN-JACQUES.


LORSQUE Jean-Jacques Rousseau revint de son exil, j’allai le relancer dans son grenier, rue Plâtrière. Je ne savois pas encore, en montant l’escalier, comment je m’y prendrois pour l’aborder ; mais, accoutumé à me laisser aller à mon instinct, qui m’a toujours mieux servi que la réflexion, j’entrai, et parus me tromper. — Qu’est-ce que c’est ? me dit Jean-Jacques. Je lui répondis : — Monsieur, pardonnez. Je cherchois M. Rousseau de Toulouse. — Je ne suis, me dit-il, que Rousseau de Genève. — Ah oui, lui dis-je, ce grand herboriseur ! Je le vois bien. Ah ! mon Dieu ! que d’herbes et de gros livres ! ils valent mieux que tous ceux qu’on écrit. — Rousseau sourit presque, et me fit voir peut-être sa pervenche, que je n’ai pas l’honneur de connoître, et tout ce qu’il y avoit entre chaque feuillet de ses in-folio. Je fis semblant d’admirer ce recueil très-peu intéressant, et le plus commun du monde ; il se remit à son travail, sur lequel il avoit le nez et les lunettes, et le continua sans me regarder. Je lui demandai pardon de mon étourderie, et je le priai de me dire la demeure de M. Rousseau de Toulouse ; mais, de peur qu’il ne me l’apprît et que tout fût dit, j’ajoutai : — Est-il vrai que vous soyez si habile pour copier la musique ? — Il alla me chercher des petits livres en long, et me dit : — Voyez comme cela est propre ! — Et il se mit à parler de la difficulté de ce travail, et de son talent en ce genre, comme Sganarelle de celui de faire des fagots. Le respect que m’inspiroit un homme comme celui-là, m’avoit fait sentir une sorte de tremblement en ouvrant sa porte, et m’empêcha de me livrer davantage à une conversation qui auroit eu l’air d’une mystification si elle avoit duré plus long-tems. Je n’en voulois que ce qu’il me falloit pour une espèce de passe-port ou billet d’entrée, et je lui dis que je croyois pourtant qu’il n’avoit pris ces deux genres d’occupation servile, que pour éteindre le feu de sa brûlante imagination. Helas ! me dit-il, les autres occupations que je me donnois pour m’instruire et instruire les autres, ne m’ont fait que trop de mal. Je lui dis après, la seule chose sur laquelle j’étois de son avis dans tous ses ouvrages, c’est que je croyois comme lui au danger de certaines connoissances historiques et littéraires, si l’on n’a pas un esprit sain pour les juger. Il quitta dans l’instant sa musique, sa pervenche et ses lunettes, entra dans des détails supérieurs peut-être à tout ce qu’il avoit écrit, et parcourut toutes les nuances de ses idées avec une justesse qu’il perdoit quelquefois dans la solitude, à force de méditer et d’écrire ; ensuite il s’écria plusieurs fois : Les hommes ! les hommes ! J’avois assez bien réussi pour oser déjà le contredire. Je lui dis : Ceux qui s’en plaignent sont des hommes aussi, et peuvent se tromper sur le compte des autres hommes. Cela lui fit faire un moment de réflexion. Je lui dis que j’étois bien de son avis encore sur la manière d’accorder et de recevoir des bienfaits, et sur le poids de la reconnoissance quand on a pour bienfaiteurs des gens qu’on ne peut aimer ni estimer. Cela parut lai faire plaisir. Je me rabattis ensuite sur l’autre extrémité à craindre, l’ingratitude. Il partit comme un trait, me fit les plus beaux manifestes du monde, qu’il entremêla de quelques petites maximes sophistiques, que je m’étois attirées, en lui disant : — Si cependant M. Hume a été de bonne foi… ? Il me demanda si je le connoissois. Je lui dis que j’avois eu une conversation très-vive avec lui à son sujet, et que la crainte d’être injuste m’arrétoit presque toujours dans mes jugemens.

Sa vilaine femme, ou servante, nous interrompoit quelquefois par quelques questions saugrenues qu’elle faisoit sur son linge, ou sur la soupe. Il lui repondit avec douceur, et auroit ennobli un morceau de fromage, s’il en avoit parlé. Je ne m’aperçus pas qu’il se méfiât de moi le moins du monde. A la vérité, je l’avois tenu bien en haleine depuis que j’entrai chez lui, pour ne pas lui donner le tems de réfléchir sur ma visite. J’y mis fin malgré moi, et, après un silence de vénération, en regardant encore entre les deux yeux l’auteur de la Nouvelle Héloïse ; je quittai le galetas, séjour des rats, mais sanctuaire du génie. Il se leva, me reconduisit avec une sorte d’intérêt, et ne me demanda pas mon nom.

Il ne l’aurait jamais retenu, car il ne pouvoit y avoir que celui de Tacite, de Saluste, ou de Pline, qui put l’intéresser. Mais, dans la société intime de M. le Prince de Conti, dont j’étois avec l’Archevêque de Toulouse, le Président d’Aligre, et autres prélats et parlementaires, j’appris que ces deux classes de gens corrompus vouloient inquiéter Jean-Jacques, et je lui écrivis la lettre qu’il donna à lire, ou à copier, assez mal à propos, et qui se trouva enfin, je ne sais comment, imprimée dans toutes les gazettes. On peut la voir dans l’édition des ouvrages de Rousseau, et dans son dialogue avec lui-même, qui est aussi dans ses œuvres ; il eut la bonté de croire, à sa façon ordinaire, que les offres d’asile que je lui faisois, étoient un piège que ses ennemis m’avoient engagé à lui tendre : cette folie avoit attaqué le cerveau de ce malheureux grand homme, ravissant et impatientant. Mais son premier mouvement étoit bon : car le lendemain de ma lettre il vint me témoigner sa reconnoissance. On m’annonce M. Rousseau, je n’en crois pas mes oreilles : il ouvre ma porte, je n’en crois pas mes yeux. Louis XIV n’éprouva pas un sentiment pareil de vanité en recevant l’ambassade de Siam. La description qu’il me fit de ses malheurs, le portrait de ses prétendus ennemis, la conjuration de toute l’Europe contre lui, m’auroient fait de la peine s’il n’y avoit pas mis tout le charme de son éloquence. Je tâchai de le tirer de là pour le ramener à ses jeux champêtres. Je lui demandai comment, lui qui aimoit la campagne, étoit allé se loger au milieu de Paris ? Il me dit alors ses charmans paradoxes sur l'avantage d’écrire en faveur de la liberté lorsqu’on est enfermé, et de peindre le printems lorsqu’il neige. Je parlai de la Suisse, et je lui prouvai, sans en avoir l’air, que je savois Julie et Saint-Preux par cœur. Il en parut étonné et flatté. Il s’aperçut bien que sa Nouvelle Héloïse étoit le seul de ses ouvrages qui me convînt, et que quand même je pourrois être profond, je ne me donnerois pas la peine de l’être. Je n’ai jamais eu tant d’esprit (et ce fut, je crois, la première et la dernière fois de ma vie) que pendant les huit heures que je passai avec Jean-Jacques dans mes deux conversations. Quand il me dit définitivement qu’il vouloit attendre dans Paris tous les décrets de prise-de-corps dont le clergé et le parlement le menaçoient, je me permis quelques vérités un peu sévères sur sa manière d’entendre la célébrité. Je me souviens que je lui dis : Monsieur Rousseau, plus vous vous cachez, et plus vous êtes en évidence ; plus vous êtes sauvage, et plus vous devenez un homme public.

Ses yeux étoient comme deux astres. Son génie rayonnoit dans ses regards, et m’électrisoit. Je me rappelle que je finis par lui dire, les larmes aux yeux, deux ou trois fois : Soyez heureux, Monsieur ; soyez heureux malgré vous. Si vous ne voulez pas habiter le temple que je vous ferai bâtir dans cette souveraineté que j’ai en Empire, où je n’ai ni parlement, ni clergé, mais les meilleurs moutons du monde, restez en France. Si, comme je l’espère, on vous y laisse en repos, vendez vos ouvrages, achetez une jolie petite maison de campagne près de Paris, entrouvrez votre porte à quelques-uns de vos admirateurs, et bientôt on ne parlera plus de vous.

Je crois que ce n’étoit pas son compte : car il ne seroit pas même demeure à Ermenonville si la mort ne l’y avoit pas surpris. Enfin, touché de l’effet qu’il produisoit sur moi, et convaincu de mon enthousiasme pour lui, il me témoigna plus d’intérêt et de reconnoissance qu’il n’avoit coutume d’en montrer à l’égard de qui que ce soit : et il me laissa, en me quittant, le même vide qu’on sent à son réveil après avoir fait un beau rêve.


MON SÉJOUR CHEZ M. DE VOLTAIRE.



CE que je pouvois faire de mieux chez M. de Voltaire, étoit de ne pas lui montrer de l’esprit. Je ne lui parlois que pour le faire parler. J’ai été huit jours dans sa maison, et je voudrois me rappeler les choses sublimes, simples, gaies, aimables qui parloient sans cesse de lui ; mais, en vérité, c’est impossible. Je riois ou j’admirois, j’étois toujours dans l’ivresse. Jusqu’à ses torts, ses fausses connoissanes, ses engouemens, son manque de goût pour les beaux-arts, ses caprices, ses prétentions, ce qu’il ne pouvoit pas être et ce qu’il étoit, tout étoit charmant, neuf, piquant et imprévu. Il souhaitoit de passer pour un homme d’état profond, ou pour un savant, au point de désirer d’être ennuyeux. Il aimoit alors la constitution Angloise. Je me souviens que je lui dis : Monsieur de Voltaire, ajoutez-y comme son soutien l’Océan, sans lequel elle ne durerait pas.

L’Océan, me dit-il, vous allez me faire faire bien des réflexions là-dessus. On lui annonça un homme de Genève qui l’ennuyait : vite vite, dit-il, du Tronchin ; — c’est-à-dire qu’on le fit passer pour malade. Le Genevois s’en alla. Que dites-vous de Genève, me dit-il un jour, sachant que j’y avois été le matin. Je savois que dans ce moment-là il détestoit Genève. — Ville affreuse ! lui répondis-je, quoique cela ne fût pas vrai. — Je racontai à M. de Voltaire, devant madame Denys, un trait qui lui étoit arrivé, croyant que c’étoit à madame de Graffigny. M. de Ximénes l’avoit défiée de lui dire un vers dont il ne lui nomma pas tout de suite l’auteur. Il n’en manqua pas un. Madame Denys, pour le prendre en défaut, lui en dit quatre, qu’elle fit sur-le-champ. Eh bien ! Monsieur le Marquis, de qui cela est-il ? — De la chercheuse d’esprit, Madame.

Ah ! Ah ! bravo ! bravo ! dit M. de Voltaire : pardi, Je crois qu’elle fut bien bête. — Riez-en donc, ma nièce. Il étoit occupé alors à déchirer et paraphraser l’histoire de l’Église par l’ennuyeux abbé de Fleury. Ce n’est pas une histoire, me dit-il, en en parlant, ce sont des histoires. Il n’y a qu’à Bossuet et à Fléchier que je permette d’être bons chrétiens. — Ah ! Monsieur de Voltaire, lui dis-je, et aussi à quelques révérends pères, dont les enfans vous ont assez joliment élevé. Il me dit beaucoup de bien d’eux. Vous venez de Venise ? Avez-vous vu le procurateur Pococurante ? Non, lui dis-je, je ne me souviens pas de lui. Vous n’avez donc pas lu Candide ? me dit-il en colère : car il y avoit un tems où il aimoit toujours le plus un de ses ouvrages. — Pardon, pardon, Monsieur de Voltaire, j’étois en distraction ; je pensois à l’étonnement que j’éprouvai quand j’entendis chanter la Jérusalem du Tasse aux gondoliers Vénitiens. — Comment donc ? expliquez-moi cela, je vous prie. Tel que jadis Ménalque et Mœlibée, ils essaient la voix et la mémoire de leurs camarades, sur le Canal grande, pendant les belles nuits de l’été. L’un commence en manière de récitatif, et un autre lui répond et continue. Je ne crois pas que les fiacres de Paris sachent la Henriade par cœur, et ils entonneroient bien mal ses beaux vers, avec leur ton grossier, leur accent ignoble et dur, et leur gosier et leur voix à l’eau-de-vie. — C’est que les Welches sont des barbares, des ennemis de l’harmonie, des gens à vous égorger. Monsieur. Voilà le peuple, et nos gens d’esprit en ont tant, qu’ils en mettent jusque dans les titres de leurs ouvrages. Un livre de l’esprit ! c’est de l’esprit follet que celui-là. L’Esprit des lois, c’est de l’esprit sur des lois. Je n’ai pas l’honneur de le comprendre. Mais j’entends bien les Lettres Persannes : bon ouvrage que celui-là. — Il y a quelques gens de lettres dont vous paroissez faire cas. — Vraiment, il le faut bien ; d’Alembert, par exemple, qui faute d’imagination se dit géomètre, Diderot qui, pour faire croire qu’il en a, est enflé et déclamateur ; et Marmontel, dont, entre nous, la poétique est inintelligible. Ces gens-là diraient que je suis jaloux. Qu’on s’arrange donc sur mon compte. On me croit frondeur et flatteur, à la cour, en ville, trop philosophe ; à l'académie, ennemi des philosophes ; l’ante-christ à Rome, pour quelques plaisanteries sur ses abus, et quelques gaietés sur le style oriental ; précepteur de despotisme au parlement ; mauvais François pour avoir dit du bien des Anglois ; voleur et bienfaiteur des libraires ; libertin pour une Jeanne que mes ennemis ont rendue plus coupable ; curieux et complimenteur des gens d’esprit, et intolérant parce que je prêche la tolérance.

Avez-vous jamais vu une épigramme ou une chanson de ma façon ? C’est là le cachet des méchans. Ces Rousseau m’ont fait donner au diable. J’ai bien commencé avec tous les deux. Je buvois du vin de Champagne avec le premier chez votre père, et votre parent le duc d’Aremberg, où il s’endormoit à souper. J’ai été en coquetterie avec le second ; et pour avoir dit qu’il me donnait envie de marcher à quatre pates, me voici chassé de Genève, où il est détesté.

Il rioit d’une bêtise imprévue, d’un misérable jeu de mots, et se permettoit aussi quelque bêtise. Il étoit au comble de sa joie en me montrant une lettre du chevalier de Lille qui venoit de lui écrire pour lui reprocher d’avoir mal fait une commission de montre. Il faut que vous soyez bien bête. Monsieur, etc. C’est, je crois, à moi qu’il dédia sa plaisanterie tant répétée depuis sur la Corneille ; et j’y donnai sujet lorsqu’il me demanda comment je la trouvois : nigra, répondis-je, sans être formosa. Il ne me fit pas grâce de son Père Adam, et me remercia d’avoir donne asile au père Griffet, qu’il aimoit beaucoup, ainsi que le père la Neufville, qu’il me recommanda.

Il me dit un jour : — On prétend que je crève des critiques. Tenez, connoissez-vous celle-ci ? Je ne sais où diable cet homme, qui ne sait pas l’orthographe et qui force quelquefois la poésie comme un camp, a si bien fait ces quatre vers sur moi.

Candide est un petit vaurien
Qui n’a ni pudeur ni cervelle.
Ah ! qu’on le reconnoît bien
Pour le cadet de la Pucelle.

— Vous me paroissez mal avec lui dans ce moment, lui dis je. C’est querelle d’allemand, et d’amant à la fois. — La petite bêtise le fit sourire : il en disoit souvent et aimoit à en entendre. On auroit dit qu’il avoit quelquefois des tracasseries avec les morts, comme on en a avec les vivans. Sa mobilité les lui faisoit aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins. Par exemple alors, c’etoit Fénelon, La Fontaine et Molière qui étoient dans la plus grande faveur.

— Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à madame Denys. Allons dans le sallon ; sans façon, les Femmes Savantes que nous venons de jouer. — Il fit Trissotin on ne peut pas plus mal, mais s’amusa beaucoup de ce rôle. M.lle Dupuis, belle-sœur de la Corneille, qui jouoit Martine, me plaisoit infiniment, et me donnoit quelquefois des distractions, lorsque ce grand homme parloit. Il n’aimoit jus qu’on eu eût, Je me souviens qu’un jour que ses belles servantes Suisses, nues jusqu’aux épaules à cause de la chaleur, passoient à côté de moi, ou m’apportoient de la crème, il s’interrompit, et prenant, en colère, leurs beaux cous à plaines mains, il s’écria : Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable.

Il ne me prononça pas un mot contre le christianisme, ni contre Fréron. — Je n’aime pas, disoit-il, les gens de mauvaise foi, et qui se contredisent. Écrire en forme pour ou contre toutes les religions est d’un fou. Qu’est-ce que c’est que celle profession de foi dix vicaire Savoyard de Jean-Jacques, par exemple ? — C’étoit le moment où il lui en vouloit le plus : et dans ce moment même qu’il disoit que c’étoit un monstre, qu’on n’exiloit pas un homme comme lui, mais que le bannissement étoit le mot, on lui dit : — Je crois que le voilà qui entre dans votre cour. — Où est-il, le malheureux ? s’écria-t-il, qu’il vienne, voilà mes bras ouverts. Il est chassé peut-être de Neuchâtel, et des environs. Qu’on me le cherche. Amonez-le moi ; tout ce que j’ai est à lui. M. de Constant lui demanda, en ma présence, son histoire de Russie. — Vous êtes fou, dit-il : si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle de La Combe. Il n’a reçu ni médaille, ni fourrures, celui-là, —

Il étoit mécontent alors du parlement : et quand il rencontroit son âne à la porte du jardin : passez, Je vous prie, Monsieur le Président, disoit-il. Ses méprises par vivacité étoient fréquentes et plaisantes. Il prit un accordeur de clavecin de sa nièce, pour son cordonnier, et après quantité de méprises, lorsque cela s’éclaircit : Ah ! mon Dieu, Monsieur, un homme à talens. Je vous mettois à mes pieds, c’est moi qui suis aux vôtres.

Un marchand de chapeaux et de souliers gris entre tout d’un coup dans le sallon ; M. de Voltaire (qui se méfioit tant des visites, qu’il m’avoua que, de peur que la mienne ne fût ennuyeuse, il avoit pris médecine à tout hasard, afin de pouvoir se dire malade) se sauve dans son cabinet. Ce marchand le suivoit, en lui disant : — Monsieur, Monsieur, je suis le fils d’une femme pour qui vous avez fait des vers. Oh ! je le crois, j’ai tant fait de vers pour tant de femmes ! Bonjour, Monsieur. — C’est M.me de Fontaine Martel. — Ah ! ah ! Monsieur, elle étoit bien belle. Je suis votre serviteur. (et il étoit prêt à rentrer dans son cabinet.) — Monsieur, où avez-vous pris ce bon goût qu’on remarque dans ce sallon ? votre château, par exemple, est charmant. Est-il bien de vous ? (alors Voltaire revint.) Oh ! oui, de moi, Monsieur, j’ai donné tous les dessins. Voyez ce dégagement et cet escalier. Eh bien ! — Monsieur, ce qui m’a attiré en Suisse, c’est le plaisir de voir M. de Haller. (M. de Voltaire rentroil dans son cabinet.) Monsieur, Monsieur, cela doit vous avoir beaucoup coûté. Quel charmant jardin ! Oh ! par exemple, disoit M. de Voltaire (en revenant), mon jardinier est une bête ; c’est moi. Monsieur, qui ai tout fait. — Je le crois. Ce M. de Haller, Monsieur, est un grand homme. — (M. de Voltaire rentroit.) — Combien de tems faut-il. Monsieur, pour bâtir un château à peu près aussi beau que celui-ci ? — (M. de Voltaire revenoit dans le sallon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie scène du monde ; et M. de Voltaire m’en donna bien d’autres plus comiques encore par ses vivacités, ses humeurs, ses repentirs. Tantôt homme de lettres, et puis seigneur de la cour de Louis XIV, et puis l’homme de la meilleure compagnie.

Il étoit comique lorsqu’il faisoit le seigneur de village ; il parloit à ses manans comme à des ambassadeurs de Rome, ou des princes de la guerre de Troie. Il ennoblissoit tout. Voulant demander pourquoi on ne lui donnoit jamais du civet à dîner, au lieu de s’en informer tout uniment, il dit à un vieux garde : Mon ami, ne se fait-il donc plus d’émigration d’animaux de ma terre de Tourney à ma terre de Ferney ?

Il étoit toujours en souliers gris, bas gris-de-fer, roulés, grande veste de basin, longue jusqu’aux genoux, grande et longue perruque, et petit bonnet de velours noir. Le dimanche il mettoit quelquefois un bel habit mordoré uni, veste et culotte de même, mais la veste à grandes basques, et galonnée en or, à la bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de grandes manchettes à dentelles jusqu’au bout des doigts, car avec cela, disoit-il, on a l'air noble. M. de Voltaire étoit bon pour tous ses alentours et les faisoit rire. Il embellissoit tout ce qu’il voyoit et tout ce qu’il entendoit. Il fit des questions à un officier de mon régiment qu’il trouva sublime dans ses réponses. De quelle religion êtes-vous, Monsieur ? lui demanda-t-il. — Mes parens m’ont fait élever dans la religion Catholique. — Grande réponse ! dit M. de Voltaire : il ne dit pas qu’il le soit. Tout cela paroît ridicule à rapporter et fait pour le rendre ridicule ; mais il falloit le voir, animé par sa belle et brillante imagination, distribuant, jetant l’esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à tout le monde ; porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les autres ; rapportant tout à ce qu’il écrivoit, à ce qu’il pensoit ; faisant parler et penser ceux qui en étoient capables ; donnant des secours à tous les malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la sienne ; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la fois, réunion sans laquelle l’on n’est jamais complètement ni l’un ni l’autre : car le génie donne plus d’étendue à la bonté, et la bonté plus de naturel au génie.



F I N.



  1. Tout ce qui est imprimé en caractères italiques c’est du Roi, le reste en caractères romains, c’est de moi.
  2. Rogerson, médecin de l’Impératrice, et homme de mérite, que nous aimions tous.
  3. C’étoit avant les campagnes turques qui suivirent bientôt.
  4. Le Maréchal Romanzow.
  5. Carême des Turcs.
  6. Le Prince d’Anhalt-Bernbourg.
  7. Il y avoit ici des plans et des détails militaires d’un très-grand intérêt, sûrement, puisqu’ils étoient donnés par un général aussi illustre que le Maréchal Prince de Ligne ; mais on a craint qu’il ne se glissât dans l’impression des erreurs que l’éditeur n’étoit pas capable de prévenir.
  8. La mort de l’archiduchesse née Vurtemberg.