Lettres familières écrites d’Italie T.1/Route de Florence à Livourne

La bibliothèque libre.

LETTRE XXVI
[modifier]

À M. DE BLANCEY


Route de Florence à Livourne.
14 octobre.


Nous quittâmes Florence le 9 octobre sur le soir, et trouvâmes la plaine entre deux branches de l’Apennin ; ce n’est qu’un village et un jardin, pendant vingt milles, jusqu’à Pistoja où nous couchâmes. Cette ville ancienne et déserte ne me parut rien avoir de remarquable qu’un baptistère d’une forme ronde assez élégante ; il faut que vous sachiez que, dans toutes les villes de la Toscane, il y a une église ou chapelle, où se font tous les baptêmes, et affectée à cela seulement. Vis-à-vis est la cathédrale qui, malgré le marbre qui y est prodigué, a tout l’air d’une église de village. J’employai tout le temps de mon séjour à Pistoja à aller à cheval dans les montagnes voisines, examiner un lieu appelé II piano di vaione, où l’on prétend que s’est donnée la bataille entre Petreius et Catilina. Malgré la pluie je levai, de gros eu gros, une carte du terrain, et je fis diverses observations relatives à mon objet ; mais je tirerai un meilleur secours encore de M. de Médicis, gouverneur de Prato, et ci-devant de Pistoja. Il m’a promis de faire lever le plan de toutes les montagnes voisines, et de m’envoyer tout ce qui me seroit nécessaire en géographie, pour éclaircir ce point d’histoire dans mon édition de Salluste.

Après avoir traversé deux villettes, Borgo à Buggiono et Pescia, nous nous trouvâmes sur les frontières exiguës de l’État de Lucques. Je n’aurois jamais imaginé que dans un si petit État il pût faire une si grande pluie : à peine


eûmes-nous mis le pied sur les terres de cette république mirmidonne, que l’eau se mit à tomber d’une telle force, que, si j’en voyois la peinture dans une relation, à coup sûr je n’en croirois rien. En moins d’une demi-heure l’impériale de ma chaise fut percée, et en même temps votre serviteur le fut aussi et arriva à Lucques comme feu Moïse sauvé des eaux. La situation de Lucques est assez singulière ; elle est absolument environnée d’un cercle de montagnes, et placée dans le fond au milieu d’une petite plaine, comme au fond d’un tonneau. Je lui trouve en tout un peu l’air de Genève, si ou en excepte le lac et le Rhône. La ville est de même grandeur, les fortifications se ressemblent beaucoup ; elles sont belles, moins cependant que celles de Genève. Leur principal défaut est d’être trop basses ; elles sont peu éloignées, et le fossé est presque comblé. Le rempart, garni d’une artillerie nombreuse, est coupé en terrasses à quatre gradins du côté de la ville, et, sur chaque gradin, un rang d’arbres ; de sorte qu’on fait par-là fort agréablement le tour de la ville : c’est ce qu’il y a de mieux à Lucques, qui entre nous ne valoit pas trop la peine de se détourner. Le pavé <le la ville, tout de pierre piquée pour la commodité des chevaux, est néanmoins le plus beau qu’on puisse trouver, et les ru’ s ne manquent pas d’avoir de temps en temps d’assez belles maisons. Le palais de la république soroit très-vaste et d’un grand air, s’il n’étoit imparfait plus qu’à demi. Mais aussi, si on l’eût fini, tout l’Etat auroit bien tenu dedans. Voici le surplus en bref. — A Saint-Martin, un portail gothique curieux à force d’être mauvais. Un beaucoup plus méchant à la cathédrale ; le dedans de cette église est obscur de quelques nuances plus qu’un four : le pavé, de petite marqueterie de marbres, mérite d’être remarqué. Dans la nef à gauche, il y a une chapelle ou plutôt un petit temple isolé, au milieu duquel est le fameux crucifix appelé le San Volto, ou Volto Santo,’ sculpté par les anges sur le dessin de Nicodême, qui étoit aussi méchant sculpteur que saint Lucétoit mauvais peintre. Le crucifix est vêtu, comme un seigneur, d’une belle redingote de velours rouge, et coiffé d’une couronne de pierreries. La Vie de la Vierge est peinte dans la chapelle à gauche, d’assez bonne main. Les tableaux de la droite ne sont pas mauvais non plus ; j’ai noté une — 212 ~


Cène du Tintoret, et une autre en entrant, meilleure encore… À la Madone, voyez un saint Pierre guérissant le boiteux, dont je n’ai pas reconnu l’auteur… À SaintDominique, église assez ornée, le Martyr de saint Romain, du Guide ; saint Thomas d’Aquin, du Boni, assez bon peintre lucquois, et un aufre tableau, de manière ancienne, curieux… À San-Frediano, le tombeau d’un prétendu saint Richard, roi d’Angleterre, quoi qu’assurément il n’y en ait jamais eu de ce nom ni saint, ni enterré àLucques… À Sainte-Marie, force colonnes de marbre et dorures, faisant un très-méchant tout, et une chapelle isolée faite trait pour trait sur celle de Loretto, avec la dernière exactitude, à ce qu’on m’a assuré. J’en ai été fort réjoui ; car dès lors je tiens la Santa Casa pour vue et le voyage de Loretto pour fait. Item, là ou ailleurs, car je no m’en souviens plus, un Christ avec saint Romain, du Guide.


On trouve au centre de la ville les restes informes d’un amphithéâtre des Romains, dans lequel on a bâti de méchantes cabanes qni achèvent de le défigurer. On a mieux fait en ruinant près de la cathédrale la maison d’un noble qui avoit conspiré, car cela donne une assez jolie place.


Je ne veux pas omettre de vous dire qu’étant le soir allé à la comédie, tout étoit plein, même de dames ; je fus fort surpris de voir que la catastrophe de la pièce étoit un grand feu d’artifice distribué le long de la salle, tout au travers des toiles peintes et des loges, sans que l’exécution de ce feu, dans un lieu si périlleux, ni la pluie enflammée qui tomboit à seaux, fissent peur à personne qu’à moij qui trouvai, à cela près, le feu d’artifice plus joli que je n’en ai jamais vu en France. Je remarquai encore que les magistrats de la république, pour singer les anciens Romains, avoient leur place désignée au spectacle. Les chefs de ces magistrats sont au nombre de quatre, dont le premier, nommé le Gonfalonier, ressemble d’autant mieux au Doge, qu’il n’est presque fait que pour la représentation, l’autorité étant entre les mains des trois autres, appelés’secrétaires de l’État. Leur pouvoir dure un an, et celui du Gonfalonier deux mois seulement. Le conseil est composé de soixante nobles ; ,je ne présume pas qu’il ait beaucoup d’afl’aires, puisque l’Etat ne contient que la ville et onze villages ; mais en revanche ce pays est bien ramassé.


La plaine ronde qui fait le fond du tonneau dont je vous ai parlé, est fertile et cultivée comme un jardin. Les maisons de campagne passent pour les plus agréables et les plus ornées de toute l’Italie. Nous ne jugeâmes pas à propos de profiter du beau temps pour aller nous y promener. L’huile de Lucques qui, avec les draps de soie, fait le principal commerce de l’État, est la meilleure de l’Italie, où en général elle est assez mauvaise. Notez que les Jésuites n’ont jamais pu s’introduire à Lucques, quelque moyen qu’ils aient employé. . . . que les quatre massiers ou huissiers de l’état portent un bas blanc à une jambe et rouge à l’autre. . . . que j’ai vu au palais une garde suisse qui, quand le sénat passe, se met en haie d’un côté seulement, n’étant pas assez nombreuse pour se mettre des deux côtés. . . . que personne n’y porte l’épée, et qu’elle est interdite aux étrangers au bout de trois jours…. que la république (respectable quoique j’en badine, car tout petit état qui sait se maintenir l’est toujours) est sous la protection de l’Empereur, dont on met tantôt l’effigie sur la monnaie, tantôt celle du Volto Santo ; et qu’enfin, aux Augustins, il y a un petit trou qui va jusqu’en Enfer, par où fut englouti ce malheureux soldat qui battoit la vierge Marie, dont l’histoire est dans Misson. Je sondai ce trou avec une perche pour voir si l’enfer étoit bien loin, et ne lui trouvai qu’une aune et demie de profondeur. Fort surpris de me voir si près de ce vilain séjour, je m’en fus tout droit jusqu’à Pise, malgré l’orage affreux qu’il faisoit alors, et qui, par les amas d’eau qu’il produisoit, nous obligea de prendre un détour assez long. Nous fîmes seize milles, côtoyant presque toujours le^ racines des montagnes, et en quelques endroits les bords du Serchio, fort grossi par les pluies.


La situation de Pise, malgré le mauvais temps, me parut charmante. L’Arno, large et beau fleuve, partage la ville par le milieu ; les deux rives sont bordées de quais qui se communiquent par trois beaux ponts. En un mot, rien n’approche plus de l’aspect de Paris vu du pont Royal. Le plus beau de ces trois ponts est celui du milieu, tout construit de marbre blanc. Près des bouts de ce Pont est Banchi, ou la loge des marchands, d’ordre dorique ; et. près de l’autre bout, le palais Lanfreducci, tout de marbre blanc. Notez cependant le palais Lanfranchi, plus beau que celui-ci, construit par Michel-Ange. — 21 4 —


Quoique tous les voyageurs veuleut que Pise soit une fort grande ville, elle ne m’a pas paru telle, encore que j’aie fort bien vu toute son étendue ; elle est mal peuplée, et presque seulement sur les bords de la rivière. La perte de sa liberté et le voisinage de Livourne lui ont fait grand tort. De vous dire que le marbre y est commun comme l’eau, ce discours, qui peut être vrai presque tous les jours de l’année, seroit ridicule aujourd’hui, vu l’énorme pluie qui tombe maintenant. Je ne pense pas que nulle part ailleurs on puisse trouver dans un si petit espace qu’est la place du Dôme, quatre plus jolies choses que les quatre qui y sont rassemblées ; elles sont toutes de la tête aux pieds, c’est-à-dire des fondations aux toits, même le pavé de la place, de marbre de Carrare plus blanc et presque aussi fin que l’albâtre.


Le premier de ces quatre morceaux est la cathédrale, l’une des nobles et des belles églises que j’aie trouvées. Le portail, qui est ce qu’il y a de moindre, est gothique, avec des colonnes fort ouvragées. On entre par trois grandes portes de bronze, sculptées par Jean de Bologne, beaucoup meilleures que celles qu’on prise tant au Baptistère de Florence. L’intérieur est majestueusement soutenu par soixante-huit colonnes de granit disposées sur quatre lignes ; celle où est la chaire du prédicateur est la plus curieuse, à cause des deux rampes d’escaliers qui y montent ; chaque marche est isolée, infixée dans la colonne et soutenue par une console. On ne peut rien de plus svelte et de plus joli. Le pavé ne dément pas le reste du bâtiment. Des deux chapelles de la croisée, l’une et l’autre construites d’une belle architecture, celle de la gauche a, en guise de tabernacle, un temple de vermeil, soutenu par des anges, le tout sculpté d’un grand goût ; et derrière l’autel, la Tentation d’Eve par le serpent, à qui le sculpteur a donné fort hors de propos une tête de femme, puisque de toutes les têtes qu’il pouvoit lui donner, celle-là étoit la moins capable de tenter Eve. À la chapelle de la droite, un tombeau d’un dessin -admirable, enrichi de bronze doré. On me fit remarquer dans le fronton de cette chapelle, sur les nuances du marbre, deux têtes humaines, qu’on prétend être un jeu de la nature, mais trop correctement dessinées pour n’y pas soupçonner de l’artifice. Les voûtes de ces deux chapelles. _ 215 —

aussi bien que celle du chœur, sont peintes en mosaïque à fond d’or, de manière fort ancienne ; c’est comme si je disois fort méchante. J’ai noté dans le chœur, à gauche, une colonne de porphyre, dont le chapiteau est une jolie danse d’enfants. Au -dehors de l’église, une autre colonne de granit, sur laquelle est une très-belle urne antique, et le prétendu tombeau de la fille de la comtesse Mathilde, lequel, dans le vrai, est un ancien tombeau sur lequel est représentée, en bas-relief, une chasse au sanglier. C’est un des beaux monuments qui restent de la sculpture antique.


On ne peut rien de mieux tourné que le baptistère qui est près de là ; la forme en est rotonde, couverte d’un joli dôme à figure de turban ; l’intérieur est comme celui d’un temple païen, tout vide et n’ayant rien autre chose que deux étages de colonnes. Lorsqu’on parle en dedans, la voix retentit pendant plusieurs secondes comme le son d’une grosse cloche, et le son se dégrade de même peu à peu d’une manière fort amusante. Il y a là un beau tableau des enfants de Zébédée, par Andréa del Sarto.


Le Campo-Santo, ou cimetière, est la troisième pièce, plus singuHère que les deux précédentes. C’est un grand cloître carré long, qui enferme un préau tout de terre apportée de Jérusalem, qui, à ce que l’on prétend, égaie mieux que nulle autre les mânes des pauvres défunts. Le cloître est d’architecture gothique, assez jolie, tout pavé de tombes de marbre, contenant pour la plupart quelque chose de remarque. On a rangé tout le long des murs un grand nombre de tombeaux antiques, lesquels ont donné lieu au savant ouvrage du cardinal Noris, Cenotaphium Pisanum. Il y en a aussi quelques-uns modernes, dont les meilleurs sont ceux du jurisconsulte Decius et de Buoncompagni, oncle du pape Grégoire XIII. Les murs sont tous peints à fresque, de la main du Giotto, d’Orcagna, de Benedetto, etc. (I), qui y ont représenté les histoires de la Bible d’une manière fort bizarre, fort ridicule, parfaitement mauvaise et très-curieuse. Je me souviens d’un iNoë montrant sa nudité, près duquel est une jeune fille qui, se bouchant les yeux avec la

(^) Et surtout de Benozzo Gozzoli.


main, écarte les doigts de toute sa force pour ne point voir.


Le quatrième est la célèbre tour de Pise, toute ronde, entourée de huit étages de colonnades et toute creuse en dedans, de sorte que ce n’est qu’une croûte ; elle penche tellement, qu’un niveau, jeté du haut, va tomber à plus de douze pieds des fondations. À examiner les symptômes apparents de cette tour, il semble qu’elle se soit affaissée d’un côté tout d’une pièce. Cependant il paraît bien dur à croire, vu la forme de sa construction, qu’elle ait pu faire un pareil pas de ballet sans se dégingander le reste du corps.


L’église des Chevaliers de Saint-Étienne, ordre du Grand-Duc, est toute tapissée d’étendards pris sur les Turcs. C’est un beau trophée, mais je voudrois bien savoir s’il n’y en a pas aussi quelques-uns des leurs dans les mosquées. Le plafond est fort doré et peint par le Bronzino, qui y a représenté la vie de Ferdinand de Médicis. Le maître-autel en architecture, tout de porphyre incrusté de calcédoine, est une pièce fort remarquable.


Au milieu de la place qui est au-devant de l’église, est la statue du grand Côme, fondateur de l’ordre, et tout autour les maisons des chevaliers.


Autre statue de Ferdinand, faisant la charité à une femme et à deux enfants. . . Il me semble que la chapelle gothique de marbre, bâtie aux frais d’un mendiant, n’est pas loin de là[1]. Remarquez encore le grand et bel aqueduc d’une lieue et demie de long, qui apporte, des montagnes voisines, d’excellentes eaux à la ville. … Le jardin des simples, qui n’est pas grand, mais où il y a quantité de plantes américaines curieuses. Le vestibule du jardin est un cimetière où l’on a rassemblé de grands vilains squelettes de baleines. Item, le cloître de l’archevêché ; une fontaine et une statue de Moïse au milieu. . . . l’arsenal où se construisent les galères du Grand-Duc, que l’on conduit ensuite à Livourne par un canal pratiqué exprès. Ce n’est pas grand’chose que cet arsenal pour ceux qui ont vu les chantiers de France et de Venise. . . . Aux Dominicains, un tombeau de Démétrius Cantacuzène,


capitaine dans les troupes de Florence, 1536. Voyez si Ducange en a parlé.


Quoique ma coutume soit de m’étendre principalement sur les villes dont les autres relations ont peu parlé, et qu’il y ait encore quantité d’autres choses à noter sur celle-ci, je les supprime, attendu que cette épître commence à me paraître moins courte que celle aux Corinthiens, que j’ai toujours trouvée trop longue, pour une lettre s’entend. Ainsi, je ne parlerai pas d’un assez bon nombre de tableaux de manière florentine, passablement bons, dispersés ça et là dans les églises ; je ne note qu’un Saint François, de Cimabue, au chapitre des Cordeliers ; et un tableau d’autel, aux Jacobins, d’un nommé Traini (Francesco)(1), peintre fort ancien, de qui je n’ai jamais vule nom que là. J’allai passer ma soirée avec le père Grandi, qui a la réputation en France d’ctre le plus savant mathématicien de l’Italie. Le bonhomme est fort vieux et n’y est plus guère ; mais il a un jeune clerc nommé Froment, de Besançon, qui me parut un garçon de beaucoup de mérite.


Le lendemain 13, nous nous rendîmes à Livourne d’assez bonne heure. Le pays qu’on traverse est tout plat et peu agréable. Nous passâmes dans une forêt où Fou a établi des haras de buffles et des haras de chameaux. J’y trouvai encore une autre singularité : ce sont des arbres de liège. C’est une espèce de chêne vert fort haut, à feuille épineuse ; on lève tous les ans l’écorce, qui se reproduit comme les feuilles. Voilà le liège.


Nous sommes ici depuis près de vingt-quatre heures, sans encore avoir pu mettre le nez dehors, à peine d’être submergés. La saison devient furieusement incommode pour voyager ; je compte cependant être à Rome dans cinq jours, où vous m’écrirez désormais poste restante.


Que dites-vous de la galanterie de notre Saint Père, qui a la politesse de se laisser mourir pour nous faire voir un Conclave ? On n’a pas encore reçu la nouvelle de sa mort, mais autant vaut. J’ai reçu à Florence votre lettre du 30 août. Vraiment les dames ont bien de la bonté de se battre pour mes lettres ; sur ce pied-là elles se battront bien mieux, à mon retour, pour l’original ; mais dites-leur que je -suis capable de les mettre toutes d’accord.


(I) Florentin, élève d’Orcagna.


T. I. 10

  1. Santa Maria della Spina.