Lettres familières sur l’Inde/01

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LETTRES FAMILIÈRES


SUR L’INDE.


I.


Nous croyons qu’on nous saura gré de faire précéder les lettres qui suivent d’une courte notice sur le voyageur auquel nous les devons. Elles ont été écrites de l’Inde, il y a quelques années, par M. Alfred Duvaucel, beau-fils de M. Cuvier, jeune homme qui a rendu les plus rares services à l’histoire naturelle, et qu’une mort prématurée a seule empêché de prendre dans les sciences une place digne de la famille à laquelle il appartenait. Né à Paris, le 4 février 1793, M. Alfred Duvaucel embrassa de bonne heure la carrière des armes, et fit en qualité de sous-officier la campagne de 1813. L’année suivante, il fut envoyé à Anvers et nommé officier d’ordonnance du général Carnot, avec lequel il resta jusqu’à la paix. Ayant donné sa démission à cette époque, et ne trouvant, après de longues et inutiles démarches, aucun emploi conforme à ses goûts pour les sciences, il résolut de se rendre dans l’Inde, et s’embarqua à la fin de décembre 1817, sur un navire du Havre, qui, après une relâche au Cap de Bonne-Espérance, arriva à Calcutta dans les derniers jours du mois de mai 1818. Là, M. Duvaucel rencontra M. Diard, jeune médecin envoyé par le Muséum d’histoire naturelle, dans ces riches contrées, et qui venait d’y débarquer depuis peu de temps. Il se joignit à lui, et tous deux furent s’établir à Chandernagor, où leur activité fut couronnée d’un tel succès, que, dans peu de mois, ils se trouvèrent à même de faire au Jardin du roi plusieurs envois, contenant, entre autres choses rares ou nouvelles, un squelette du dauphin du Gange ; le dessin et la description du tapir de Sumatra, pris sur un individu vivant, appartenant à lord Moira ; un jeune bouc du Cachemire, vivant, etc., etc.

Nos deux voyageurs se préparaient à partir pour l’intérieur, lorsque sir Stamford Raffles, gouverneur de Bencowlen dans l’île de Sumatra, et chargé d’une mission politique pour plusieurs points du détroit de Malacca, leur proposa de l’accompagner et de s’établir à Bencowlen, sous la condition que la moitié du produit de leurs recherches appartiendrait à la compagnie des Indes, qui se chargeait de tous les frais. La proposition fut acceptée, et nos naturalistes arrivèrent à leur destination après avoir visité Poulo-Pinang, Sincapour, Achem, Malacca, etc. Peu de temps après, sir Stamford Raffles, profitant du sens obscur d’un article du traité passé avec eux, réclama pour la compagnie la presque totalité des récoltes scientifiques faites pendant le voyage, et le tribunal de Bencowlen, devant lequel fut porté l’affaire, décida en faveur de la forme contre l’équité naturelle. Ainsi dépouillés en grande partie de la part qui leur revenait dans les fruits de leurs travaux, les deux amis quittèrent Sumatra à la fin de 1819, en prenant chacun une direction différente. M. Diard se dirigea sur la Cochinchine, et M. Duvaucel retourna au Bengale. Les nombreux envois que reçut bientôt le Muséum attestèrent l’ardeur avec laquelle il avait repris ses recherches.

Vers le milieu de l’année 1821, M. Duvaucel partit pour explorer le Sylhet, contrée peu connue des Anglais eux-mêmes : il visita une partie du Côsiah, et fut le premier Européen qui pénétra dans la caverne de Boubonne (Bhûvana), dont il a donné une bonne description. Exposé sans cesse, pendant ce voyage, à l’influence d’un climat malsain, il gagna, dans les profondes forêts du Sylhet, la fièvre connue dans le pays sous le nom de jungle fever, qui l’obligea de revenir à Calcutta, où il arriva avec d’immenses collections en tout genre.

L’année suivante, il partit pour visiter le Nepaul, mais diverses circonstances l’empêchèrent de pénétrer aussi loin qu’il avait l’intention de le faire. Il revint dans la province de Benarès, où il passa, tant à Benarès même qu’à Gurack, près d’une année qui accrut prodigieusement ses richesses zoologiques. Sa santé s’altérait de plus en plus dans ces fatigues continuelles, et un accident qui faillit lui coûter la vie près de Boglipour, le força d’opérer de nouveau son retour dans la capitale du Bengale. Venant de tirer un rhinocéros dans un épais taillis, un autre de ces animaux qu’il n’avait pas aperçu, se précipita sur lui, le foula aux pieds, et d’un coup de corne lui fit une profonde blessure à la jambe. À partir de cette époque, ses forces furent chaque jour en s’affaiblissant, et une maladie de foie à laquelle se joignit la dyssenterie le mit dans l’impossibilité de songer à de nouvelles excursions. Les médecins jugèrent alors qu’un voyage par mer pouvait seul le sauver, et le déterminèrent à s’embarquer pour Madras. Mais il était trop tard, et il n’arriva à sa destination que pour rendre le dernier soupir à la fin d’août 1824.

Dans ce rapide exposé de la vie de M. Duvaucel, nous n’avons montré que le voyageur intrépide, le collecteur infatigable d’objets d’histoire naturelle ; mais à l’audace et à l’énergie nécessaires dans cette double profession, se joignaient chez lui une instruction très étendue, un coup-d’oeil perçant et des vues profondes dont s’étonna plus d’une fois M. Cuvier, auquel il communiquait régulièrement ses observations scientifiques. M. Duvaucel était un de ces hommes qui ne sont déplacés dans aucune carrière. En 1821, se trouvant à Chandernagor dans un moment où plusieurs emplois étaient vacans, sans qu’on eût personne sous la main pour les remplir, on le nomma par intérim procureur du roi, caissier du gouvernement, curateur aux biens vacans, et il s’acquitta de ces diverses fonctions, nouvelles pour lui, à la satisfaction générale. L’Asiatic journal, en annonçant sa mort, vantait, entre autres qualités, sa facilité pour toute espèce d’études, et rappelait qu’arrivé au Bengale, sans connaître un mot d’anglais, il avait promptement appris cette langue, et assez bien pour pouvoir publier dans les Asiatic Researches des dissertations sur divers points d’histoire naturelle.

Son activité prodigieuse suffisait à tout : chasses, lectures, mémoires sur mille sujets différens, correspondance régulière avec les personnes les plus distinguées du Bengale et au dehors, il trouvait du temps pour tout faire. Les lettres que nous publions ici ont été adressées, pendant son voyage au Sylhet, à une sœur qu’il chérissait tendrement, et qui était la confidente habituelle de ses pensées les plus secrètes. Seules, elles suffiraient pour témoigner de la facilité dont nous parlions tout-à-l’heure. Bien qu’écrites à la hâte, dans cent lieux divers, souvent dans des momens où la faim et le sommeil se faisaient vivement sentir, elles n’offrent aucune rature. À peine, de loin en loin, avons-nous été obligés de modifier quelques termes échappés à la rapidité de la composition. Ce sont les seuls changemens que nous nous soyons permis, ainsi que la suppression de quelques détails trop intimes pour être livrés à la publicité.

Ce qui fait, à notre avis, le principal charme de ces lettres, c’est cette gaîté soutenue au milieu de privations de toute espèce, cette causerie sans prétention sur des choses que nous sommes accoutumés à voir traiter d’une manière plus ou moins solennelle par les voyageurs ordinaires. On dirait d’une correspondance entre deux amis séparés par quelques lieues de distance, et se communiquant dans les épanchemens de l’intimité les petits événemens de chaque jour. Nous espérons donc que les lecteurs de la Revue partageront l’intérêt que nous a fait éprouver la lecture de ces lettres, et les vifs regrets que nous inspire la perte d’un homme frappé au milieu de sa carrière, avant d’avoir pu ajouter son nom à la liste de ceux dont s’enorgueillit la France.

T. L.




Calcutta, 18 juillet 1821.


Je ne quitterai pas la première ville de l’Inde sans t’en dire au moins deux mots que j’extrais d’un livre sur le poivre et le coton que tu n’as sans doute jamais lu. Tu sauras donc que Calcutta, si célèbre dans les annales du commerce, était encore à la fin du dix-septième siècle un petit village hindou qui fut concédé à un chirurgien de Surate, nommé Bouthon, pour avoir guéri la fille d’un Grand-Mogol à Delhy, et la femme d’un soubab à Mourchédabad. On lui permit d’abord d’avoir trente hommes armés pour protéger son commerce, moyennant une redevance annuelle de trois mille roupies au Grand-Mogol, qui était, je crois, Aureng-Zeb, mais à la condition qu’il n’empiéterait jamais sur ses voisins, et surtout qu’il n’élèverait aucunes fortifications. M. Bouthon savait aussi bien faire le commerce que la chirurgie, et en peu d’années les huttes en terre furent remplacées par des maisons en bois. On brûla des forêts, on dessécha des marais qui rendaient l’air infect ; on fit des briques, et de ces briques des murs qui remplacèrent les planches déjà pourries. La guerre se déclara ; Bouthon, qui était prudent, creusa des fossés ; on se battit, on s’égorgea, et ces marchands armés qui n’avaient alors que deux lieues de terrein, obtinrent quarante nouveaux villages voisins de Calcutta, par l’entremise d’un second chirurgien, nommé Hamilton, qui sut guérir l’empereur Hosan-Aly d’une maladie dont tous les empiriques de ses états n’avaient pu le délivrer. On prétend même que ce bon prince poussa la reconnaissance jusqu’à donner aux Anglais le droit de juridiction criminelle, et qu’ainsi ses sujets furent pendus selon la coutume de Londres.

C’est dans ce même temps qu’une province du Bengale se révolta contre son soubab. Le second Esculape, fondateur de Calcutta, avait lu Tacite aussi bien qu’Hippocrate, et connaissait ce grand principe : Si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre. Les fossés furent donc agrandis : les canons se multiplièrent ; on fit des palissades, des parapets, des terres-pleins, et toutes les gentillesses du métier. On commença enfin, sous le règne de Charles ii, un des plus jolis forts du monde, qui fut à peu près terminé sous Jacques Ier, et qui reçut le nom de fort William.

Telle fut, ma chère belle, l’origine de Calcutta, qui ne le cède pas à celle de Rome, dont le fondateur n’était qu’un brigand. À la vérité, il n’en sortira jamais des Camille, des Manlius, des Scipion ; mais ces hommes-là n’entendaient rien au commerce, et l’honorable compagnie fait plus de cas d’une caisse d’opium qui lui vaut deux cents guinées que de tous les héros de Rome qui ne lui rapportent rien.

Adieu, je termine ici ma première lettre qui servira de préface à mon journal. Je suis venu ici pour faire mes emplettes, et je n’y veux rester que deux ou trois jours, ce qui est bien peu dans un pays où il faut réveiller les marchands pour leur acheter quelque chose, et tout faire par soi-même, quand on ne veut pas perdre cent pour cent sur tout ce qu’on achète.


Le 19 au soir.


Ainsi que toutes les villes qui se sont élevées peu à peu et sans plan fixe, Calcutta, ma chère belle, Calcutta manque de régularité dans ses détails et d’harmonie dans son ensemble. On y trouve des rues nouvelles deux ou trois fois larges comme celle qui conduit au Luxembourg, bordées chacune par deux canaux qui servent à l’écoulement des eaux en temps de pluie, et à rafraîchir la voie publique quand il fait chaud ; mais ces rues sont percées par une infinité de ruelles et d’impasses où les canaux mal entretenus répandent une odeur infecte et des miasmes qui déciment la population. On a formé depuis peu de belles places ornées de bassins où viennent se baigner avec les Hindous, des grues, des cigognes et des pélicans ; mais il n’y a pas un arbre pour se mettre à l’abri du soleil, et ce n’est qu’à la chute du jour qu’on peut s’y promener. Il existe à Calcutta des temples, des églises, des synagogues, des mosquées, des pagodes, enfin des logemens pour toutes les communions. À côté d’une maison de commerce anglaise, qui ressemble à un hôtel, se trouve le palais d’un prince indien, qui ressemble à une écurie. Il y a plusieurs bazars aussi grands que la halle, et des boulevards aussi longs qu’à Paris ; mais le costume des habitans, leur langage, les boutiques, et une foule d’autres petites particularités établissent une différence infinie entre une ville du Bengale et une ville de France. Les voyageurs, qui abordent ici après cinq mois d’une navigation pénible, reposent avec délices leurs regards fatigués de la monotonie de la mer sur tous ces objets nouveaux pour eux. À leurs yeux une hutte est un palais, un buisson est une forêt ; mais si on résiste à l’illusion, rien n’étonne dans cette ville qu’on vante avec tant d’exagération, et dont peut-être on n’eût jamais parlé, si, au lieu d’être au bord de la mer, elle eût été située à trois cents milles dans l’intérieur. Je conviens que le premier aspect en est séduisant. Les maisons, d’une blancheur éblouissante, sont pour la plupart ornées de colonnes et de portiques ; au lieu de ces toits en pente qui menacent les passans, elles sont couronnées par une vaste terrasse entourée d’un balcon élégant ; on n’y voit pas de portes sales, de fenêtres brisées, de poutres à découvert, etc. La pluie, le soleil et les insectes auraient bientôt détruit le bois qu’on ne peindrait pas sans cesse. La propreté est aussi nécessaire pour les choses que pour les hommes, et les Anglais l’observent minutieusement. La plus belle maison en apparence est celle du gouverneur général qui n’est pas moins grande que la moitié du palais des Tuileries. C’est encore un monument qui frappe au premier aspect, mais qui déplaît quand on l’examine avec attention : il est ramassé et lourd ; ses colonnes sont mal distribuées et mal proportionnées ; on y reconnaît deux ou trois ordres d’architecture. Les portes sont beaucoup trop petites ; les escaliers rappellent ceux des onzième et douzième siècles. On s’y trouve gêné malgré son étendue, et tout décèle un architecte sans goût, ou peut-être l’insuffisance des matériaux qui ne sont que des briques.

Calcutta, qui n’était qu’un village, ne renferme aucune antiquité. Le seul objet qui réveille un souvenir est une petite colonne, trajane par sa forme, mais qui rappelle un crime atroce, au lieu d’un règne glorieux. Elle indique le lieu de la sépulture de cent vingt-trois pères de famille européens, qui moururent suffoqués par la chaleur dans un petit corps-de-garde, nommé depuis blak hole (trou noir), où les fit entasser un prince indien, Souradja-Doula, qui s’empara de Calcutta quelques années après sa fondation.


20 juillet.


Je n’ai trouvé que peu de choses à te dire sur les maisons de Calcutta, et je n’en aurai guère plus sur les hommes, car les marchands se ressemblent tous, de quelque nation qu’ils soient, parce que le besoin impérieux de l’argent les soumet aux mêmes idées, aux mêmes habitudes et aux mêmes défauts. L’inconvénient de cet esprit de commerce pour ceux qui ne s’en occupent pas est de rendre Calcutta la ville la plus insipide du monde, comme aussi la plus riche et la plus vicieuse. Il n’y en a pas où le vol soit plus ouvertement toléré, où l’on s’inquiète moins de la moralité des individus, où l’on compte pour si peu la probité et le désintéressement. Comme le vrai talent trouve toujours à vivre dans son pays, il s’ensuit que la grande majorité des hommes d’ici est fort médiocre, et que les plus nobles professions y deviennent un métier plus ou moins mal exercé. Ainsi, je crois pouvoir avancer que les médecins du Bengale sont généralement des charlatans intéressés et paresseux, puisque, préférant l’argent à toute considération, il n’y en a pas trois sur deux cents qui étudient une foule de maladies peu connues en Europe, et encore moins qui les guérissent. Les avocats, à deux ou trois près, sont également dévorés de la soif du gain. Ce serait une sottise ici et non un honneur de défendre l’innocente pauvreté : celui qui paie le mieux est sûr d’avoir gain de cause. Le corps militaire n’est pas plus respectable ; car si quelque chose ennoblit cette profession, c’est le désintéressement, compagnon ordinaire du vrai courage : ne pouvant faire usage du leur, les officiers anglais cherchent à s’enrichir comme les marchands, et je connais des colonels qui s’entendent mieux à une opération de commerce qu’à faire manœuvrer un régiment. Un autre inconvénient de cet esprit de trafic, c’est qu’en procurant de la fortune, il n’apprend pas à en jouir. Il y a trois cents négocians européens à Calcutta, qui pourraient avoir en Angleterre un bel hôtel, des terres, des chevaux, qui pourraient admirer de beaux tableaux, écouter de bonne musique, respirer un air pur, vivre avec des gens d’esprit et entendre tous les soirs ou Kemble ou madame Catalani. Eh bien ! pour ajouter deux lacks de roupies aux deux qu’il a déjà, un négociant passera trois années encore à humer un air infect, à combattre une chaleur dévorante et toutes les maladies qu’elle enfante ; il risquera de se ruiner, il s’imposera mille privations, et échangeant des années contre des roupies, il deviendra dix fois plus riche, et mourra dix ans plus tôt. Ce qu’il y a de plus révoltant dans tout ceci, c’est d’entendre des hommes riches de plusieurs millions se plaindre de la dureté des temps comme des malheureux qui meurent de faim. La paix, pour messieurs du Bengale, est le fléau des nations, et j’en ai vu qui poussaient l’impudence jusqu’à regretter ce bon temps où cent mille hommes s’égorgeaient régulièrement chaque année, parce qu’alors, disent-ils, on vendait mieux et on gagnait davantage.

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D’après ce que je t’ai dit des hommes, tu dois croire que les femmes de Calcutta ne sont pas plus aimables, et en effet toutes celles que j’ai connues au Bengale, à l’exception de la marquise de Hastings et quelques autres, m’ont donné une triste idée de l’éducation des demoiselles en Angleterre. Il arrive ici par trentaines de jeunes personnes qui n’ont souvent pour mentor que le capitaine du vaisseau pendant le voyage. On leur apprend tout juste ce qu’il faut pour séduire un homme qui veut se marier, et je sais qu’il ne faut pas grand’chose. Elles épousent un commis, un lieutenant, un procureur ou un chirurgien dont le moindre défaut est de préférer le vin à l’amour. Cet infernal climat et leur singulier régime de vie altèrent en deux ans leur éclat et leur santé. La chaleur les entretient dans une oisiveté complète. Leur seule distraction consiste à visiter dans la journée deux ou trois magasins de modes, et le soir à s’aller promener sur une route aussi plate que la main. Arrivent bientôt les enfans dont elles ne s’occupent pas plus que s’ils n’étaient pas au monde. Ceux-ci passent de la sorte cinq ou six ans avec les domestiques noirs, après quoi on les envoie à Londres perfectionner leur éducation. Une maman anglaise, grâce à ses principes stoïques, se console facilement d’une absence qui procure à son fils l’avantage d’épeler Horace, et à sa fille, celui d’écorcher Cramer. Tous deux reviennent dans leur pays pour faire connaissance avec leur père et leur mère qui sont déjà vieux. Tous deux se marient six mois après la reconnaissance, et gouverneront un jour leurs enfans de la manière dont ils ont été gouvernés eux-mêmes.

Bonsoir, ma chère belle, j’en aurais trop à te dire sur ce sujet. Je quitterai Calcutta demain. Je termine cette lettre en t’apprenant que nous avons deux mauvais théâtres d’amateurs où l’on paie dix-huit francs pour entrer, et dont le premier acteur est secrétaire de la Société Asiatique. Pas de bibliothèques, pas de musée, pas de conversations, rien de ce qui charme notre triste et courte vie ; mais en revanche des maisons de banque et de jeu qui l’abrègent. Adieu ! J’espère n’avoir plus à revenir dans cette ville maudite où le moindre inconvénient est d’être étouffé par la chaleur ou la poussière des briques dans une espèce de litière romaine nommée palanquin, où l’on s’étend comme un mourant qu’on porte à l’hôpital.


21 au soir.


… Je t’écris à cette heure de la maison flottante qui va me promener pendant quelques mois sur les eaux sacrées du Gange, maison qu’on nomme bazarra, ainsi qu’a dû te l’apprendre le récit de mon triste naufrage à Chandernagor, au moment où la Seine allait te porter des lettres que j’ai perdues. Les bazarras sont de grands bateaux plats qui ne servent qu’à voyager sur les rivières ; ils sont partagés en deux pièces, dont l’une sert de salon, l’autre de chambre à coucher, toutes deux percées de sept ou huit fenêtres sur chaque côté et assez hautes pour qu’un homme de la plus grande taille puisse s’y tenir debout à son aise. Les gens riches se servent d’une autre espèce de bateaux appelés péniches, qui vont à la voile, tandis que les bazarras sont presque toujours traînés par des hommes. L’intérieur en est meublé avec plus ou moins d’élégance. On en voit avec des lustres, des glaces, des bustes, des tapis, des sophas, etc., en un mot, tout ce qui ne sert à autre chose qu’à prouver qu’on a beaucoup d’argent, et qu’on n’en fait pas le meilleur usage possible. Une péniche tant soit peu élégante revient à trente mille francs, et celle du gouverneur général, qui lui sert quinze jours tous les trois ans, coûte autant qu’une belle terre aux environs de Paris. Ceux qui n’ont pas de prétention à la fortune, les pauvres diables comme moi, n’ont dans leurs bazarras que ce qui leur est indispensable ; aussi le mien est-il probablement le plus simple de tous ceux de l’Inde. J’ai pour tout mobilier des tabourets qui me tiennent lieu de canapés, des malles pour me servir d’armoires, et deux bougeoirs à brûle-bouts pour m’éclairer. Ma suite est tout aussi modeste ; au lieu d’une vingtaine de grands fainéans à turbans et à moustaches qu’on voit plantés derrière un capitaine de la Compagnie, je n’ai que les fidèles serviteurs qui m’ont accompagné à Sumatra, savoir un Malabar aussi adroit que M. Lucas[1], qui sait aussi bien empailler que chasser ; un jeune Malais, que je nomme Jumahat, c’est-à-dire Vendredi ; un cuisinier qui fait parfaitement la soupe, les omelettes, les œufs durs, etc., et enfin un jeune peintre mulâtre qui deviendrait un homme de talent, si j’en avais moi-même. Tout mon monde est à bord, j’ai passé la revue de mon équipage, et je partirai demain. Bonsoir, ma chère belle !

22 juillet.


Il est quatre heures du matin, et j’ai donné le signal du départ. Le port est déjà tout mouvement, tant l’intérêt est matinal, et tandis qu’à Paris vous dormez comme des souches, on fait à Calcutta un bruit à ne pas s’entendre. Près de moi, ce sont des coups redoublés sur un vaisseau qu’on répare ; un peu plus loin, des matelots s’égosillent en soulevant un fardeau ; à gauche on appelle, à droite on se dispute : les cloches, les poulies, les porte-voix, les cabestans, sont en jeu, et les gros jurons volent de tous les côtés. Pendant ce beau vacarme, mon bazarra monte lentement la rivière, et je passe entre cent vaisseaux qui contiendraient chacun dix barques comme la mienne. Les bords de l’Hougly sont pour le moins aussi fleuris que ceux de la Seine : on y voit de même des troupeaux bondissans et des bergers heureux soupirant leur amour ; mais il y a de plus des presses à coton, des greniers à sel et des magasins à vins qui varient agréablement le tableau. En outre, on voit flotter de temps en temps des cadavres humains à demi dévorés sur lesquels sont perchés des vautours, qui en arrachent les restes, et quand la mer sera basse, les deux rives du fleuve seront garnies de chiens et de cigognes, qui se disputeront le peu qu’auront laissé les vautours et les poissons. La manie du merveilleux fait dire ici que ces oiseaux de proie étendent leurs ailes comme des voiles pour conduire le cadavre à terre où ils le mangeront plus à leur aise. Les grand’mamans indiennes content cela aux enfans pour les réjouir, et les voyageurs anglais n’ont pas manqué de l’imprimer comme une preuve de l’intelligence des vautours et même de leur voracité ; car il y en a qui prétendent que c’est pour ne pas partager leur proie avec les poissons qu’ils font ce manège. Mais c’est tout simplement parce qu’ils tomberaient à l’eau, s’ils n’ouvraient leurs ailes pour se maintenir sur un corps que le moindre mouvement fait tourner. On ne voit pas non plus sur la Seine des troupeaux de marsouins faisant la culbute, car je me rappelle qu’un jour tout Paris courut pour voir un poisson de mer long comme le bras, qui était remonté jusqu’au Pont-Neuf. Ce qu’on y verra encore moins, c’est une marée montante et descendante qui favorise les allans et venans, et qui fut inventée par Bramah disent les Hindous, pour contenter tout le monde. Cette belle invention me fait monter l’Hougly comme on descend la Seine, et c’est pour la dernière fois que je t’ai parlé de Calcutta, dont on n’aperçoit plus que les dômes, les mâts et les paratonnerres, qui forment sur la ville comme une forêt de piques. Dans peu d’instans, je serai à Barrackpour, où réside le gouverneur général qui préfère une modeste maison de campagne à son palais de la ville. J’y passerai la journée, et je prendrai congé de son excellence le plus tôt possible.


Barrackpour, le 23 juillet.


Les grands ont bien peu de frais à faire pour plaire aux petits, et sont deux fois coupables quand ils leur déplaisent. En garde contre toutes les illusions de l’amour-propre et persuadé qu’un grand seigneur, surtout un grand seigneur anglais, n’est guère poli que par intérêt, je devrais douter de la sincérité d’un gouverneur de cinquante millions d’hommes qui me reçoit avec prévenance. Cependant, ma belle, ses offres me semblèrent toujours si naturelles, que j’ai fini par croire qu’elles étaient dictées par une bienveillance sincère, et j’ai même poussé l’aveuglement ou la vanité jusqu’à m’attribuer le mérite des politesses que j’ai reçues. Voici en peu de mots ma journée d’hier.

En arrivant à Barrackpour, j’adressai un petit billet à la marquise de Hastings, et je fus introduit aussitôt près du lord gouverneur, qui n’est pas plus abordable pour le commun des martyrs qu’un ministre ou qu’un gentilhomme endetté. Tu n’eusses pas été plus étonnée que moi, ma belle, en voyant un marquis assis sur un trône à clous dorés, plus riche que celui d’aucun souverain d’Europe, entouré de cent gardes magnifiquement habillés ; un marquis enfin à qui il ne manque qu’un sceptre et une couronne pour avoir l’air du plus grand roi du monde. Son excellence en frac vert, avec deux larges rubans moirés en travers de la poitrine, deux ou trois crachats sur le cœur, et une vilaine jarretière jaunâtre par-dessus sa culotte, son excellence recevait avec un sérieux inimitable l’hommage respectueux qu’adressait un prince mahrate à une douzaine de marchands de Londres. Ce prince est le plus bel homme qu’on puisse voir, et sa suite, non moins remarquable par la noblesse des traits et du costume, me faisait trouver bien laides ces longues têtes anglaises, ces joues décolorées, ces chevelures blondes, et bien ridicules ces habits étroits, ces bottes et ces cravates qu’on devrait jeter à l’eau en entrant dans le Gange. Le prince portait une longue robe blanche serrée par une ceinture plus blanche encore ; son cou était nu, sa barbe plus noire que l’ébène. Sa tête était couverte d’un turban parsemé de diamans fins qui suffiraient pour parer vingt petites princesses d’Allemagne. Son cimeterre en or, garni de pierres précieuses, pouvait faire la fortune de cinquante naturalistes, et les perles de ses pantoufles orner cent cous des plus coquets. La cérémonie terminée et le prince parti, on vit s’avancer un petit Européen qui faisait alors triste figure ; il portait une culotte courte, des bas de soie, et un habit noir qui ne valait pas l’empeigne des babouches du Marahte ; aussi tu penses bien qu’on ne mit pas autant de dignité dans la réception du petit Européen. Il expliqua sans complimens, sans parler du soleil et des étoiles, le but de sa visite, en rappelant la permission qu’on lui avait donnée de parcourir toutes les possessions anglaises. Le gouverneur général, étant descendu de son trône, m’invita à dîner, et je me retirai déjà las d’une entrevue qui m’avait mis tout en nage pour m’être tenu pendant un quart d’heure le corps tendu et le cou raide. Je retournai vers la marquise près de laquelle je suis plus à mon aise, attendu qu’elle n’a point de prince mahrate à recevoir, que ses jarretières sont sous sa robe, et qu’elle parle aussi bien français que moi. Es-tu curieuse, ma belle, de savoir ce qu’un jeune homme de vingt-huit ans peut dire pendant deux heures à une marquise de quarante dont les yeux ne le font pas mourir d’amour ? Comme à l’ordinaire, nous avons parlé de l’Europe avec regrets, nous avons comparé les dames d’Angleterre avec celles de France…

L’article médisance ne dura que sept quarts d’heure ; le huitième fut employé à voir de beaux dessins et des curiosités que chaque petit résident s’empresse d’envoyer au gouverneur général, qui aurait bientôt le plus riche cabinet d’histoire naturelle, s’il était tant soit peu naturaliste. On est censé dîner à cinq heures à Barrackpour ; mais madame n’arrive ordinairement qu’à sept, retardée qu’elle est par sa toilette. L’entrée du gouverneur s’annonce par celle de vingt domestiques portant des massues d’argent, des éventails, des queues de vache et autres attributs de la souveraineté chez les Hindous. On passe aussitôt dans sa salle à manger où chaque plat et chaque convive se trouvent répétés dans des glaces magnifiques. Les Anglais parlent peu à table, et d’ailleurs le gouverneur général est trop au-dessus de tout ce qui l’entoure par son âge et ses titres, pour qu’on ose causer librement, de sorte que chacun n’ouvre la bouche que pour manger. Je me suis bien gardé de rompre ce silence respectueux ; mais j’avais pour voisine une fort jolie dame pour laquelle il était d’autant plus pénible de se taire, qu’elle savait deux mots de français, et voulait m’en dire dix. Le dessert vint, puis on se leva ; je causai un instant avec le marquis, qui m’offrit non-seulement un passeport, mais encore des lettres d’introduction sur toute ma route, ce que j’acceptai avec reconnaissance et empressement. Nous rentrâmes au salon ; on prit le café, qui fut servi par des domestiques aussi brillans que des princes de mélodrames. La conversation ne devient jamais générale par le motif que j’ai dit plus haut. On cause tête à tête et presque bas ; le marquis s’endort, on parle plus bas encore ; il ronfle, on se tait, et la marquise se lève avec bruit pour le réveiller. Tous deux se retirent à dix heures, laissant ensemble une douzaine de personnes qui se connaissent peu, qui n’ont rien à se dire, et qui s’en retournent aussitôt chez elles, enchantées d’avoir eu l’honneur de s’ennuyer chez the most honourable governor.

Dans la belle saison, on dîne à sept heures, et l’on fait une promenade à cinq en calèche ou sur des éléphans, qui sont toujours aux ordres des invités. La première fois que je grimpai sur ces grands animaux m’en a dégoûté pour toujours ; il y a cependant des dames qui préfèrent l’éléphant au cheval, mais il faut pour cela n’avoir ni cœur ni entrailles, et je n’ai jamais vu que des Anglaises douées de ce goût intrépide.


P. S. Vis-à-vis de Barrackpour, sur la rive opposée de l’Hougly, se trouve un comptoir danois dont la célébrité n’est pas ce qui lui fait le plus d’honneur. Serampour, n’en déplaise à M. Jacobsen et à son cousin M. Wallich qui y fut envoyé en qualité de médecin, Serampour est l’asile de tous les banqueroutiers du Bengale, de tous les gens poursuivis pour dettes ou pour délits plus ou moins graves, et fait ainsi du roi de Danemark le protecteur de tous les fripons de l’Inde. Il en résulte que des créanciers mourant de faim à Calcutta, peuvent voir tous les jours leurs débiteurs rouler carosse à Serampour. Cette ville est fort jolie et la plus propre du pays ; on y rit, on s’y amuse beaucoup, pour peu qu’on aime la mauvaise compagnie. Les meilleures maisons sont celles qui doivent le plus d’argent, parce qu’il n’y a rien qui mette un homme plus à son aise que l’insolvabilité, et j’ai plusieurs fois été tenté de quitter Chandernagor où l’on meurt de faim, où l’on crève d’ennui, pour venir m’établir à Serampour, qui est un avant-goût du paradis.

Au reste, Serampour n’est pas seulement un repaire de mauvais sujets. Des missionnaires anabaptistes y ont fondé un collège pour l’éducation des enfans riches, et je crois que par la suite ils l’emporteront sur les fripons pour la célébrité de la ville danoise. Ces bons pères, ayant bien vite reconnu qu’ils ne feraient pas plus d’anabaptistes avec les Hindous que nous n’avons fait de catholiques romains avec les Chinois, se sont bornés à convertir des shillings en roupies. Rien ne prouve mieux leurs succès dans cette espèce de conversion que l’augmentation rapide de leurs domaines, qui s’agrandissent de tous ceux des âmes charitables. La moitié de la ville est déjà en leur pouvoir ; ils viennent d’établir une belle imprimerie où l’on trouve Virgile et Goldsmith traduits en bengali ; depuis peu de jours, ils fabriquent du papier passable au moyen d’une machine à vapeur fort ingénieuse, et l’on assure qu’ils vont élever maintenant une manufacture de bougies, de sorte qu’on trouvera chez eux des indulgences, du papier, des dispenses, des chandelles et des bénédictions.


Chandernagor, 24 juillet.


Je suis arrivé hier à Chandernagor, jadis la plus florissante ville du Bengale et maintenant la plus misérable. Si je te disais tout ce que je sais sur son origine, son ancienne prospérité, sa décadence, ses divers gouvernemens, son administration passée et présente, etc., ma lettre aurait vingt pages, et mon petit journal deviendrait une longue histoire. Je réserverai mon savoir pour une autre occasion, et je me bornerai à quelques lignes qui te rendront plus savante que le vicomte Dubouchage, lequel plaçait dernièrement Chandernagor au-dessous de Calcutta et sur la rive gauche du Gange.

Tu sauras que Chandernagor et son territoire, d’environ deux milles, furent cédés à la compagnie française des Indes par Aureng-Zeb en 1688, pour la somme de 100,000 francs. Alors toutes les nations avaient la manie de s’établir au Bengale, et c’est, je crois, le besoin de l’imitation qui nous y conduisit, car pendant plusieurs années, le comptoir français ne servit à rien et fut sur le point d’être abandonné. C’est vers 1700 qu’y vint en qualité de résident un petit commis des finances, dont le bureau n’avait pas éteint l’imagination, et qui devint par la suite un négociant habile, un administrateur éclairé, un bon général, et plus tard une malheureuse victime de l’envie et de la délation. Dupleix persuada facilement au conseil de Pondichéry qu’on pourrait tirer un grand parti de Chandernagor. Comme en ce temps nos comptoirs de l’Inde n’étaient pas tout-à-fait un bénéfice de la marine ; comme on n’avait pas besoin d’écrire à six mille lieues pour obtenir une réponse qui n’arrivait que quand elle était inutile ; comme nous avions des colonies tout simplement par utilité, et non pour se débarrasser de malheureux sans place, sans argent et parfois sans talens ; dans ce temps, dis-je, Dupleix eut bientôt ouvert une source de commerce dans tout l’Indoustan et jusqu’au Thibet, où il sut trouver quelque chose de mieux que les ordures du grand Lama. Après douze ans d’une administration active et sage, Chandernagor armait vingt vaisseaux ; Chandernagor honorait le commerce, la nation, et fut parfois utile aux sciences. Il fit la fortune d’un grand nombre de Français, qui allaient en jouir dans leur patrie. Tel était Chandernagor il y a cent ans. Depuis nos pauvres comptoirs de l’Inde, le plus souvent administrés par les bureaux de la place Louis xv, n’ont été qu’en déclinant. Si deux ou trois hommes de mérite sont parvenus, à force d’adresse et de courage, à retarder leur décadence, aucun ne fut assez puissant pour en détruire le principe ; et, chose très remarquable, ils ne firent un peu de bien qu’en désobéissant aux ordres qu’ils recevaient de France. Je sais bien que quatre ou cinq petits villages, qu’on décore du nom de comptoirs, ne sont pas d’une grande importance pour un pays aussi riche, aussi puissant, enfin aussi agité que la France d’aujourd’hui ; mais encore, puisqu’on croit devoir les conserver, ne devrait-on pas se croire obligé de les entretenir, de n’en pas tirer tout le revenu aux dépens des colons ? Et n’est-ce pas une duperie indigne que d’envoyer ici, avant de leur dire ce qu’il en est, de pauvres diables, qui meurent de misère et de regrets, en maudissant leur gouvernement, quand ils ne sont pas venus pour le tromper, ou se soustraire, en changeant de pays, au poids d’une mauvaise réputation ? J’ai connu, au moins indirectement, le plus grand nombre des Français nouvellement envoyés dans l’Inde, et je t’assure qu’à l’exception de deux ou trois, ils sont tous de l’une ou l’autre espèce. Quant aux anciens habitans, qui sont ou des indigotiers ruinés ou de vieux militaires, ils vivaient depuis la révolution par la générosité de la compagnie anglaise, qui les employait au commerce du sel et de l’opium ; mais le traité de 1814, en vendant ce monopole aux Anglais, et en nous rendant nos comptoirs, prive ces malheureux de cette dernière ressource, et s’ils ne meurent pas tous de faim avec les employés de la marine, c’est qu’un peu de riz et d’eau suffit pour soutenir leur chétive existence ......

Croirais-tu, ma belle, que l’administration de Chandernagor, où l’on ne fait pas pour six sous de commerce, est beaucoup plus compliquée que celle de la compagnie qui régit soixante millions d’hommes ? Croirais-tu qu’il faut plus de paperasses pour solder dix-huit soldats indiens, que nous avons à notre service, que pour payer deux régimens anglais, et qu’il ne faut pas moins que l’inspection de quatre bureaux pour constater l’usure d’un balai ou la cassure d’une cruche ? Notre dernier intendant général des établissemens français au Bengale, homme d’esprit et de cœur, qui sentait tout le ridicule de son titre et l’humiliation de sa place, notre dernier intendant, dis-je, m’assurait, peu de jours avant sa mort, qu’à l’arrivée d’une frégate française à Pondichéry, en 1819, il avait fallu la signature de M. de Bougainville, capitaine de la frégate, du comte Dupuy, pair de France, d’un inspecteur, d’un intendant, d’un contrôleur et de trois ou quatre commissaires de marine, pour autoriser le barbier du navire à faire repasser ses deux rasoirs aux frais de l’état, et que ce ne fut qu’après une nouvelle demande, sur un nouveau papier, avec de nouvelles signatures, qu’on lui permit d’acheter un chiffon pour essuyer ces mêmes rasoirs. À Chandernagor, nous avons des bureaux d’enregistrement, des bureaux d’armemens, des bureaux de contrôle, et même un capitaine de port, quoiqu’il n’y puisse plus venir de vaisseaux. Nous parlons sur nos budgets d’hôpitaux, d’arsenaux, de chantiers, de magasins, quoiqu’en réalité il n’y ait rien de tout cela. Nous ressemblons à ces marquis dépouillés, qui n’ont que de vieux parchemins pour toute fortune et pour tout mérite ; et telle est la fausse idée qu’on se fait généralement de l’Inde, qu’il y a beaucoup de gens qui échangeraient leur place de 6000 fr. à Paris, pour une de 12000 au Bengale, qui les rendrait moitié moins riches.

Chandernagor est situé au bord de l’Hougly, dont il n’est séparé que par une large promenade, appelée Ghaut, où l’on vient voir l’eau couler, au clair de la lune, seul plaisir des heureux habitans. Derrière cette promenade se trouvent deux rues qui lui sont parallèles, chacune coupée par une demi-douzaine de ruelles en zigzag. Telle est la ville blanche, occupée par vingt pauvres Français, dix riches Anglais, et trois cents métis. Les maisons de Chandernagor, comme toutes celles de l’Inde, ont une terrasse au lieu de toit, et sur les derrières un petit jardin potager avec un petit étang qui se réduit à un trou dans celles des employés de la marine. Le plus grand inconvénient de ces maisons est l’humidité et la chaleur. Les habitans quelque peu aisés remédient à la première avec des pankas suspendus au plancher ; les naturalistes se font des éventails avec des plumes de cigogne ou des feuilles de palmier, et les employés de la marine s’éventent avec leurs mouchoirs. On ne voit ni auberges ni pensions bourgeoises à Chandernagor et à Calcutta. Chaque individu a sa maison, son ménage particulier, et il faut au dernier commis un cuisinier, un portier, un jardinier, un balayeur, et un autre individu pour mettre sa table et nettoyer ses souliers ; car un Hindou, pour rien au monde, ne ferait un autre ouvrage que le sien, et chez eux l’article de religion qui favorise le mieux leur paresse est le plus rigoureusement observé.

Les salaires de ces domestiques, le loyer de la maison et la nourriture nécessitent une dépense de 150 fr. par mois, et c’est tout au plus ce qu’on donne à un pauvre jeune homme, qui en gagnait 100 en France, et qui se trouve maintenant à six mille lieues de sa patrie, de tout bonheur, et de plus obligé de lutter contre un climat insupportable, contre l’ennui, contre les regrets, contre les privations, le tout en buvant de l’eau. Comme le bonheur public est fondé sur le bonheur particulier, il s’ensuit que la pauvre ville de Chandernagor est la plus triste de l’Inde, et qu’on y voit des Anglais rire et des Français se pendre ; et comme la misère tend à aigrir les hommes, il n’y pas de ville où les habitans se détestent autant qu’à Chandernagor, où l’on porte plus loin la malveillance et l’inimitié. J’ai été assez heureux pour n’avoir contre moi que la moitié de la ville, parce que j’ai défendu l’autre. J’y laisse quelques regrets et j’emporte bon nombre de malédictions…


25 juillet.


Au-dessus de Chandernagor et du même côté se trouve un comptoir hollandais, nommé Chinsura. Avant que ses habitans fussent, comme nous, soumis au régime ministériel, dans le temps qu’ils avaient une compagnie intéressée à se choisir de bons agens, Chinsura était un comptoir fort riche, et qui plus est fort gai, fort agréable, du moins autant qu’un comptoir hollandais peut l’être ; aujourd’hui c’est le pendant de Chandernagor. Ces pauvres Bataves ont une administration qui ne le cède à la nôtre ni en formalités ni en complication. Il faut au gouverneur un ordre de Java, pour dépenser vingt rixdalers, et celui-ci ne le donne guère qu’avec l’autorisation d’un ministre qui n’est jamais sorti d’Amsterdam. Les plus riches Hollandais en sont réduits au fromage, au riz, au poisson fumé, et c’est tout au plus si le clergé peut boire un pot de bierre par semaine. Il ne leur manque plus qu’un contrôleur et un comte D… pour être réduits à la mendicité. La maison la plus remarquable qu’on aperçoit en arrivant à Chinsura, est celle d’un Français, le général Martin, qui pouvait passer pour l’héritier du marquis de Carabas. Le général Martin était, je crois, un soldat de ce brave marquis de Bussy ou de ce lâche comte de Conway. Il se distingua dans les guerres du Décan, si sanglantes, si injustes, si honteuses pour notre misérable humanité, guerres dont le motif ne fut pas même coloré, guerres enfin dans lesquelles on ne voit rien de clair, à travers les milliers de traités qui les obscurcissent, que la plus constante duplicité et la cupidité la plus atroce. Les avis sont singulièrement partagés sur le compte du général Martin. Il fut probe, fripon, avare, généreux, intrépide ou lâche, selon qu’on écoute les Anglais, les Français, les Mahrates ou les Malabars. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il amassa au service de divers sultans des richesses réellement fabuleuses. Nous avons ici de nombreux monumens qui les attestent. L’un des plus remarquables est aux environs de Patna où, depuis la mort de ce Crésus, ses exécuteurs testamentaires entretiennent une maison somptueuse dans laquelle les étrangers européens trouvent à toute heure un excellent dîner et le reste. Ses autres vœux ne furent pas moins singuliers, et il s’en est même trouvé de si extraordinaires, qu’on n’a pas pu les remplir. J’ai lu son testament, qui est déposé à Calcutta : il peint mieux le général que tout ce qu’on m’en a dit ; c’est celui d’un homme ignorant, superstitieux, bizarre et vaniteux. Voilà ce qui me paraît de plus évident dans l’histoire de cet heureux soldat, dont la carrière et la fortune sont encore une énigme pour ceux qui ne songent pas à tout ce qui peut résulter de la combinaison de beaucoup de défauts avec quelques bonnes qualités.


Même jour.


Nous passons à Hougly, qui a pris le nom de la rivière et ne lui a pas donné le sien, ainsi que le prétend un historien anglais, attendu, dit-il, que la rivière est plus ancienne que le village. C’est ici que se trouve un temple hindou non moins révéré que les pagodes de Jagrena, et que se célèbre la fameuse fête du Rott ou charriot à trente-six roues sous lequel les pieux Hindous viennent se faire écraser avec empressement. C’est ici qu’on dresse le tcharock, espèce de potence à laquelle s’accrochent, au moyen d’un morceau de fer passé dans la peau du dos, les plus fidèles serviteurs de Wishnou, qu’on fait tourner ainsi jusqu’à ce qu’ils aient rendu l’âme ; c’est ici enfin qu’on voit de jeunes veuves se brûler sur le corps d’un vieil époux, et j’aurais même pu être témoin de ce révoltant spectacle, si je fusse arrivé deux jours plus tôt. Au-dessus d’Hougly se trouvent les ruines d’une forteresse maure dont la date et l’histoire ne me sont pas connues ; mais ce qui l’est de tout le monde, c’est un petit espace de terrein où l’on fait de la glace en hiver au moyen d’un procédé fort simple. Un peu plus loin se trouve un petit établissement où flotte le pavillon du roi de Portugal ; c’est, je crois, le plus ancien de ceux qui sont au Bengale : il date du second voyage de Vasco de Gama. On y faisait jadis un commerce considérable d’étoffes et d’opium ; aujourd’hui on n’y vend plus que des hosties, des prières et des billets de confession. Le Bandel est devenu une abbaye fort riche où quarante moines aussi ignorans que paresseux et débauchés passent leur vie entière à s’enivrer, à dire des messes et à faire des dupes. C’est de toute l’Inde l’endroit où l’on fait meilleure chère, et le receveur de la douane m’a assuré qu’il se consommait dans cette abbaye autant de viandes, de vins et de liqueurs qu’à Calcutta. Je n’ai pas jugé à propos de m’arrêter dans cet endroit.


Le 27 au soir.


............... Je suis auprès d’une indigoterie qui passe pour la plus productive du Bengale. Elle appartient à un vieux Portugais, qui est aujourd’hui l’homme le plus riche de l’Inde, y compris tous les princes que l’honorable compagnie a ruinés. Ce Portugais est venu ici avec dix piastres ; il a été commis à vingt piastres pendant plusieurs années. Quatre fois il a perdu le fruit de ses épargnes englouties avec le vaisseau qui les portait ; mais il ne s’est pas rebuté pour si peu de chose, et à force de patience et d’économie, il a fini par amasser cinq cents lacks de roupies, ce qui est un bel exemple à donner aux gens qui s’occupent de commerce. Mais voici pour ceux qui ont un autre esprit. Quoique son âge avancé ne lui laisse pas l’espoir de vivre long-temps, quoique son immense fortune le mette à même de faire le bonheur de mille malheureux, cet indigne harpagon se laisse mourir de faim, de soif, de chaud et de fatigue. Il s’est privé cinquante ans du nécessaire pour avoir du superflu, et il s’en prive encore tous les jours.

Non loin de cette indigoterie, qui s’appelle Soukçagor, sur la rive droite de l’Hougly, se trouve un saint lieu, nommé Gouptipara. Il n’est habité que par des brames, et l’on voit dans une des pagodes la chevelure de la déesse Dourga. Moi profane, moi paria, moi qu’un vrai fils de Brahma ne voudrait pas toucher du bout du doigt, je n’eusse jamais osé souiller ce saint lieu de ma présence indigne, si Gouptipara n’eût été célèbre aussi par le séjour d’une troupe de singes aussi nombreuse que celle des brames. Je suis donc entré à Gouptipara, à peu près comme Pythagore à Benarès, lui pour chercher des hommes, moi pour trouver des bêtes, ce qui est généralement plus facile. J’ai vu les arbres couverts de houlmann à longues queues[2], qui se sont mis à fuir en poussant des cris et en faisant des sauts à effrayer un homme qui n’aurait pas parcouru les forêts de Sumatra. Les Hindous, en voyant mon fusil, ont deviné aussi bien que les singes le motif de ma visite, et dix ou douze d’entre eux sont venus au-devant de moi pour m’apprendre le danger que je courais en tirant sur des animaux qui ne sont pas moins que des princes métamorphosés, cousins-germains ou peu s’en faut d’un de leurs dieux les plus révérés. J’avais bien envie de ne pas écouter ces avocats des macaques qui me récitaient avec emphase tout ce qu’il était possible de dire pour me toucher ou m’effrayer ; mais diverses considérations me retinrent, et je m’en allai. Malheureusement je n’avais pas assez d’horreur du sacrilège. Je rencontrai sur ma route une princesse si séduisante, que je ne pus résister au désir de la voir de plus près. Je lui lâchai un coup de fusil, et je fus alors témoin d’un trait aussi touchant que celui rapporté dans un des mémoires de M. Malouet. La pauvre princesse, qui portait un petit prince sur son dos, fut atteinte près du cœur ; elle sentit qu’elle était mortellement blessée, et réunissant toutes ses forces, elle saisit son petit, l’accrocha à une branche, et tomba morte à mes pieds. Un trait si maternel m’a fait plus d’impression que tous les discours des brames, et le plaisir d’avoir un bel animal n’a pu l’emporter cette fois sur le regret d’avoir tué un être qui semblait tenir à la vie par ce qui la rend le plus respectable.

À côté de Gouptipara se trouve un village considérable où se réfugient tous les Hindous qui perdent leur caste pour une certaine faute qui ne nous paraîtrait rien moins que grave. Tu sauras que lorsqu’un Bengali est près de mourir, on lui fait prononcer certain mot : orriboll, qui signifie simplement : J’appelle Dieu, mais qu’on traduit ainsi : Portez-moi au bord de la rivière, et donnez l’extrême-onction à mes sens, en me mettant de la bourbe sacrée dans les yeux, le nez, la bouche et les oreilles, ce qu’on exécute à la lettre. Tu songes bien que le moribond survit rarement à cette cérémonie ; quelques-uns néanmoins en réchappent. Cette résurrection, qu’un fanatisme bien entendu, s’il y en avait de tel, devrait attribuer à la grâce, est au contraire, parmi les Hindous, un titre de réprobation. Le malheureux survivant est chassé à jamais de sa caste et même de sa famille comme un homme repoussé par le ciel. J’aurais eu grande envie de voir cette assemblée de revenans qu’on dit tout honteux d’être au monde, après avoir prononcé orriboll, qui dit plus qu’il n’est gros ; mais il était tard, et la faim et le soleil me chassèrent dans mon bazarra.


En quittant Gouptipara, M. Duvaucel se détourna de sa route pour se rendre à Coulbarria, sur la rivière de Cassimbazar, où l’appelaient quelques affaires particulières. Il en partit le 10 août et arriva le 22 à Dacca. Le récit de ce voyage étant d’un moindre intérêt que ce qui précède, nous le passons sous silence.


Dacca, 24 août.


.... Après déjeuner, je montai en calèche pour visiter tous les monumens publics, et surtout les temples qui sont toujours les archives les plus anciennes et les mieux conservées. J’avais pour guide un mounchy ou maître de langues qui parlait si bien la sienne, que je pouvais à peine le comprendre, parce que le peu que j’en sais est corrompu par le bengali, qui lui-même est une corruption du sanskrit. J’avais en outre deux cahiers de gravures intitulés Antiquités de Dacca, avec quelques mots de texte, ouvrage fait depuis peu par un M. Doily, alors collecteur à Dacca, et que j’ai beaucoup connu depuis comme directeur des douanes à Calcutta. M. Doily était sans doute plus exact dans son livre de bureau que dans son travail d’artiste, car avec ce travail à la main, j’ai eu peine à reconnaître les lieux qu’il a voulu peindre. Ses gravures représentent des monumens qui ne le céderaient pas à ceux de Rome, et je t’assure qu’il n’y a pas plus de rapport entre Rome et Dacca qu’entre Raphaël et M. Doily.

Dacca est construite sur un banc ou plutôt sur une île formée par les bras du Gange, nommé Ganga en bon hindoustani. Le plus grand de ces bras s’appelle Bora-Ganga (grand Gange), nom que la ville a porté long-temps avant celui de Dacca, dont la signification est douteuse. Cette ville ne date dans l’histoire que de l’époque où les Européens s’établirent au Bengale, c’est-à-dire de trois siècles environ, et doit sa prospérité aux conquêtes du fameux Akbar, qui, comme Alexandre, construisait à mesure qu’il détruisait. Au reste, pour la prospérité commerciale, la position d’un lieu vaut mieux que la faveur d’un héros. Dacca est proche de la mer, et voisine d’un pays dont elle est l’entrepôt ; elle serait depuis long-temps ce que Calcutta est depuis peu, si les vaisseaux pouvaient remonter le Gange aussi bien que l’Hougly.

L’histoire nous apprend que le sultan Jehanguir, grand-père d’Aureng-Zeb, après avoir conquis le Bengale, établit à Dacca la résidence du gouverneur de cette contrée. Ce Jehanguir savait mieux élever ses soldats que ses enfans : les siens furent d’assez mauvais sujets, et l’un d’eux, nommé Cha-Jehan, trouvant sans doute que son père ne lui donnait pas assez pour vivre, imagina en 1624 de voler le trésor de Dacca, évalué à douze millions. Jehanguir se fâcha, mais sa colère ne dura que trois ans, car il mourut en 1627, et son pendard de fils, qu’on soupçonnait d’avoir accéléré sa mort, fut néanmoins reconnu empereur par toute la noblesse maure, qui lui trouva des talens, de la probité et toutes les vertus inhérentes à la royauté. Mahomet-Soudja, encore enfant, prit la place de son père à Dacca, et mangeait légitimement le reste des douze millions, quand un général d’Aureng-Zeb, nommé Kan-Khanan, et depuis émir Jemla, le chassa de la ville, qui reconnut alors Aureng-Zeb pour souverain légitime. Un Anglais, nommé Stewart, qui a recueilli quelques faits de ce temps-là, rapporte que l’émir Jemla poursuivit l’armée vaincue jusque dans le royaume d’Assam, où se livra une grande bataille, et c’est à propos de la défaite du jeune Soudja, que Bernier, qui rapporte aussi ce fait, prétend que ce jour-là « le roi n’eut pas du bon ». Il aurait pu ajouter qu’il eut du mauvais, car le malheureux y perdit tous ses sujets et tous ses trésors. Quoi qu’il en soit, les missionnaires portugais qui infestaient déjà l’Inde, profitèrent de l’occasion pour aller prêcher au Sylhet, et ne pouvant venir à bout de convertir ces chiens de musulmans, qui avaient plus de sens que de foi, formèrent un bataillon sacré, nommé, je crois, Banditti, et accompagnèrent l’armée victorieuse, confessant, brûlant, baptisant, massacrant tous les Hindous de la secte de Wishnou, qui ne comprenaient pas ce que c’est que la transsubstantation, la vierge immaculée, et une foule de mystères aussi saints et aussi clairs que ceux-là.

La défaite du roi Soudja et du roi d’Assam, qui mourut peu de temps après, causa une révolution dans les états de ce dernier. Alors vint un usurpateur, comme à l’ordinaire, puis des partis, puis des querelles, puis des massacres, et l’on ne sait ce que serait devenu le malheureux royaume, si les Anglais, entraînés par un sentiment irrésistible de générosité, n’eussent enfin consenti à devenir médiateurs. Ils chassèrent le roi légitime Deb, et prirent pour épices les trésors immenses de sa capitale, nommée Beyrar, au pied des montagnes du Boutan.

Je reviens à Dacca, et je te fais grâce des conquêtes du nouveau gouverneur, nommé Cha-Esther-Kan. Tu sauras seulement que la bonne ville de Dacca fut troublée pendant toute la vie d’Aureng-Zeb, qui dura cent cinq ans, et qu’enfin elle fut prise par un nommé Khossim-Kan, malgré ses canons de vingt-deux pieds de long, et ses boulets de quatre cents livres. Ce calibre étonnera peut-être un ingénieur qui ne connaît que Cohorn et Vauban. Dans ce cas, tu le renverras à l’histoire de l’Hindoustan par un voyageur, M. Dow, qui en a vu, je ne sais où, du poids de sept cents maunds ou environ 56,000 livres.

On a compté jusqu’à 200,000 âmes à Dacca dans le temps de sa prospérité ; mais le dernier recensement, fait en 1801, réduit ce nombre à 29,000 Hindous et musulmans, environ 200 Arméniens, je ne sais combien de Grecs, et 600 chrétiens romains, le tout commandé par une douzaine d’Anglais. Ces derniers n’ont qu’un temple fort modeste où chaque semaine l’un d’eux fait une leçon de morale que tout le monde comprend et que personne ne suit, surtout quand il prêche contre l’amour des richesses. Du reste ils ont orné la ville de plusieurs belles maisons, de rues spacieuses, et de marchés bien fournis.

Dacca renferme plusieurs monumens anciens, mais en partie ruinés, tels que la mosquée de Bora-Ganga, celle de Siouf-Kan, qui porte le nom de son fondateur, et une tour élevée qui servait à indiquer la crue annuelle des eaux de la rivière. Les ruines qui m’ont causé le plus de peine, sont celles de la factorerie française, qui serait encore dans toute sa prospérité, si les bureaux de Paris n’avaient pas voulu s’ingérer dans les détails de son administration ; si leur avidité, leur ignorance, leur despotisme, n’avaient pas sacrifié les Dupleix, les Lally, les Labourdonnaie, et tous ceux qui montrèrent quelques sentimens d’indépendance. En 1814, on nomma un chef de comptoir à Dacca, sans s’inquiéter si la chose était possible. C’était un gentillâtre gascon qui, comme tant d’autres, avait crié : vive le roi ! à tue-tête pour avoir du pain. Le malheureux vint ici pendant mon séjour à Sumatra, persuadé qu’il était au moins gouverneur, puisque sa commission de la marine lui donnait le droit de juridiction civile et criminelle. Le chef anglais lui représenta qu’il n’avait aucun ordre à donner ; mais le Gascon invoqua l’ordonnance de 1784, et prétendit qu’il avait le droit de faire pendre toutes les autorités, le grand-juge et la garnison, ainsi que le disait clairement son grifonnage de la place Louis xv. Cette scène ridicule dura un mois, au bout duquel le marquis de Hastings fit signifier au Gascon l’ordre de quitter la ville. La même chose est arrivée à Patna, où le gouverneur anglais, qui reçoit un traitement de 400,000 fr., ne voulait pas être le très humble serviteur d’un pauvre diable qui n’en gagne pas 6000. Partout on nous a chassés, partout on s’est moqué de nous, et partout on a eu raison. Ah ! comme j’en dirais si je n’avais sans cesse présente à la pensée la recommandation de Fontenelle : « Eusses-tu la main pleine de vérités, il faudrait y regarder long-temps avant de l’ouvrir. » Ma chère belle, tu n’en sauras donc pas davantage ; car il ne faut pas déserrer tous les doigts, même avec sa sœur.

Je terminerai ma lettre en t’apprenant qu’on fait à Dacca d’excellent fromage et du savon passable. Ce sont là ses deux principales richesses, car on n’y fabrique presque plus de ces étoffes si estimées autrefois avant que nous en fissions de meilleures, et le Tandi-Bazar ou marché des tisserands est le plus désert de tous.


1er septembre, sur le Barampouter.


Je suis depuis trois jours sur l’un des plus grands fleuves du monde, et je vais le quitter pour entrer dans une rivière nommée Megna, sans avoir rien vu de ce que j’en avais lu, et surtout de ce qu’on m’en avait dit. Je devais être à tout instant sur des bancs mouvans à fleur d’eau ; mon bazarra devait faire cent pirouettes au milieu de tourbillons rapides ; j’avais à craindre la rencontre des arbres déracinés et entraînés par le courant, ensuite des coups de vent qui viennent comme la foudre, puis des ondées si abondantes qu’elles obscurcissent complètement les airs, etc. Eh bien ! tout cela s’est trouvé faux. Nous avons eu du vent et de la pluie ; mais je n’ai couru aucun danger, et me voici sain et sauf en dépit des récits de mes confrères les voyageurs. Avant de quitter ce fleuve célèbre, je t’en dirai le peu que je sais. Les sources du Barampouter ont été aussi long-temps inconnues que celles du Gange. Les révérends pères Tiefentaler, Philippe de la Trinité, du Halde, et une foule d’autres révérends, n’ont jamais été d’accord à ce sujet avec d’Anville, qui ne l’était pas avec Rennell. Les uns plaçaient ces sources dans le royaume d’Assam, les autres dans les gorges du Boutan. Plus anciennement ce fleuve sortait du paradis comme le Tigre et l’Euphrate. C’est tout au plus si l’on s’accordait sur son nom, car les uns l’appelaient Tsampou, les autres Barampouter ; et quoiqu’on en parle depuis deux mille ans, quoique les chrétiens y fassent du commerce et des conversions depuis trois siècles, il y a peu de temps qu’on a découvert qu’il prend sa source au Thibet, ainsi que le Gange. De l’aveu des Anglais, le premier qui parla raisonnablement sur le Barampouter, est le père du Halde ; mais celui qui le remonta le plus haut fut sans contredit le père Barbier, qui eut l’heureuse idée de porter un confessionnal dans les montagnes du Thibet. M. Bogle, qui fut envoyé vers le grand Lama, pour rassurer son infaillibilité effrayée de l’avidité anglaise, M. Bogle, dis-je, donna enfin sur ce sujet des renseignemens positifs que tu peux lire comme moi dans l’Annual Register, si le cœur t’en dit. Mais ce que tu ne verras pas là, c’est que les eaux du Barampouter sont aussi sacrées que celles de son frère le Gange. On est aussi bien purifié en se lavant les mains à Sourinampour d’où je t’écris, qu’à Benarès ou Patna. Il y a même des théologiens hindous qui disputent sérieusement sur la prééminence des eaux des deux fleuves. Ceux qui vivent au bord du Gange le préfèrent au Barampouter, et réciproquement ; ceux qui demeurent à égale distance de l’un et de l’autre, se décident suivant leurs caprices. Les rois qui ne se dérangent pas, même pour se purifier, envoient tous les ans une cruche en ambassade, et j’ai vu le rajah de Tanjore en personne, qui quittait ses états pour venir ici se purger de trois ou quatre homicides.

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2 septembre.


Je suis entré aujourd’hui dans une rivière à laquelle toutes les cartes s’accordent à ne donner qu’environ cent pieds de largeur ; mais au lieu d’un ruisseau, j’ai trouvé un lac. Depuis plusieurs jours, je suis consigné dans mon bateau, n’ayant sous les yeux que l’image de la plus affreuse désolation. Figure-toi des plaines de douze à quinze lieues d’étendue entièrement submergées et couvertes cependant d’une végétation magnifique. Figure-toi des bateaux courant à la voile au milieu de champs de riz et de joncs, et paraissant glisser sur l’herbe. Maintenant approche avec moi de ces amas de huttes élevées sur des monticules de quelques pieds de surface, et qui seraient elles-mêmes entraînées, si l’eau montait de quelques pouces. Tu verras des malheureux entassés comme dans une étroite prison, des troupeaux nombreux qui ne savent où se coucher, et par-dessus tout cela des nuées d’insectes, de punaises et de moustiques, assez épaisses pour obscurcir l’air, et dont on ne se garantit qu’en risquant de mettre le feu à la maison. Telle est l’existence des malheureux villageois de ce pays pendant la moitié de l’année, pour recueillir un peu de riz pendant l’autre. Ici, comme ailleurs, la nature nous fait payer cher ses bienfaits. Adieu.


3 septembre.


Dans une lettre de Dacca[3], ma chère belle, je t’ai promis de t’apprendre la cause de l’absence du gouverneur : j’y manquerai d’autant moins que je n’ai pas autre chose à dire, et que d’ailleurs cette histoire est du ressort de mon journal. Tu sauras que depuis plusieurs années on s’apercevait de temps à autre de la disparition de plusieurs soldats de la compagnie sur les frontières du Sylhet. Jusqu’à présent on l’avait mise sur le compte des tigres ; mais dernièrement, tandis qu’on déplorait la perte de trois nouvelles victimes, une d’elles arriva au Sylhet après cinq jours d’absence, et raconta que ses deux compagnons avaient été sacrifiés à la déesse Kaly, le Pluton, le Moloch, le génie du mal en un mot chez les bas Asiatiques, le tout pour guérir la belle-sœur du rajah de Gentiapour d’une maladie qui résistait à tout autre remède. Les détails de ce sacrifice sont révoltans : après avoir jeté des fleurs sur les victimes, après les avoir encensées et baignées, leur avoir coupé les cheveux et les ongles, fendu la lèvre jusqu’au menton, enfin après une foule d’absurdités barbares, on leur coupa la gorge au-dessus de l’auguste malade, de manière à faire tomber le sang chaud sur sa tête. Le soldat échappé avait été remis au lendemain, et s’était enfui pendant la nuit, aimant mieux devenir la proie d’un tigre que le sauveur d’une femme aussi atroce. Aussitôt que le marquis d’Hastings eut connaissance de cette affaire, il expédia un ambassadeur audit rajah pour le prévenir qu’il serait pendu sans miséricorde, si son auguste sœur prenait encore médecine de cette façon. Heureusement pour le rajah que ses états ne valaient pas la peine d’être pris, car il ne les eût pas conservés long-temps : comme il n’y a pas d’argent à gagner dans les montagnes de Gutya, on s’est contenté d’un avertissement sans frais, et madame en sera quitte pour prendre désormais des médicamens plus simples.

Voilà cependant ce peuple que tous les voyageurs nous donnent comme un modèle de douceur. À les entendre, un Hindou se ferait scrupule de tuer une puce : ce sont les hommes de l’âge d’or, et Pythagore est venu les admirer. Mais qu’ils passent quatre ans avec eux, ce que Pythagore n’a pas fait, qu’ils étudient leurs mœurs, leur langage, leur religion, et ils reconnaîtront que les Hindous sont cruels comme tous les peuples ignorans et fanatiques. Il n’y a que les missionnaires chrétiens qui les aient bien jugés. Outre les bûchers où l’on traîne de jeunes femmes plutôt qu’elles ne s’y précipitent de bonne volonté, il se fait ici d’autres sacrifices humains à l’insu des Anglais, qui ne peuvent juger les coupables avec la sévérité de leurs lois. Il y a à Calcutta un brame qui a sacrifié trois cents enfans à la déesse Kaly pour en faire avoir un à sa femme. Quand un homme enfouit sa fortune, ce qui arrive assez souvent, il enterre à côté un enfant vivant pour servir de jogue ou gardien. D’autres en font manger par des crocodiles, les noient pour satisfaire à des vœux, ou les immolent à des singes ou à des serpens, et ce qu’il y a de plus affreux, c’est qu’on trouve des malheureux qui vendent leurs enfans pour de pareilles horreurs, et que les sacrificateurs les immolent moins par superstition que par intérêt. Sois donc persuadée que les Hindous ne valent pas mieux que d’autres sauvages.


6 septembre.


Je n’ai pu t’écrire hier, ma chère belle ; sais-tu bien que j’ai failli ne plus continuer mon journal ? Sais-tu que j’ai vu la mort d’aussi près qu’on peut la voir, et que si je vis encore, c’est par un de ces coups du sort qui feraient croire à la prédestination. J’avais aperçu, en me levant, une montagne qu’on me disait être une carrière à chaux. Après m’en être approché autant que possible avec mon bazarra, je m’embarquai dans un canot qui me conduisit cinq milles plus loin ; j’en fis encore trois à pied, et je touchais à cette malheureuse montagne, quand un de mes gens, tirant sur un sanglier, fit sortir du bois deux paires de buffles sauvages qui fondirent sur nous avec la rapidité de l’éclair. Nous n’eûmes que le temps de nous précipiter dans un trou étroit et profond, sans savoir ce qu’il contenait et comment nous en sortirions ; mais le danger était pressant, et il n’y avait pas d’autre parti à prendre. Nous tombâmes six pêle-mêle dans un tas de bourbe où nous enfonçâmes jusqu’à la poitrine et nous attendîmes ainsi le choc des buffles qui chargèrent jusqu’au bord du trou. Nous employâmes le peu de jour et le peu de linge sec qui nous restait, à nettoyer nos fusils, et après avoir grimpé les uns sur les autres, nous fîmes feu sur l’ennemi. Deux des buffles furent blessés, mais il fallut encore nous cacher, et ce ne fut qu’au bout de quatre heures que nous pûmes regagner le bazarra. Je n’ai pas vu la montagne et je n’ai pas cherché à dépouiller les morts. J’en suis quitte pour un bras foulé, non le mien, mais celui d’un de mes domestiques. C’est au moins la quatrième fois qu’un pareil accident m’arrive ; j’ai perdu deux hommes à Sumatra, et pour te rassurer, je te fais le serment de ne plus tant risquer ma peau pour avoir celle des autres. Adieu, je tombe de faim et de sommeil.


Alfred Duvaucel.


  1. Directeur des galeries du Muséum d’histoire naturelle, mort depuis quelques années.
  2. Simia Entellus des auteurs.
  3. Cette lettre a été omise.