Lettres inédites de La Fayette à Mme de Staël

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Lettres inédites de La Fayette à Mme de Staël
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 309-337).
LETTRES INÉDITES
DE
LA FAYETTE À Mme DE STAËL

Les lettres de La Fayette à Mme de Staël avaient été soigneusement conservées par elle et par ses héritiers. Elles étaient dans une enveloppe spéciale que j’ai trouvée dans les archives de Coppet. Celles de Mme de Staël, sauf une que je cite en note, n’ont malheureusement pas été conservées.

La Fayette, à la suite du discours qu’il avait prononcé devant l’Assemblée législative pour protester contre l’invasion des Tuileries au 20 juin 1792, avait été destitué par l’Assemblée et décrété d’accusation. Pour échapper à une arrestation, il avait quitté son armée et voulait passer en Hollande, mais il tomba aux mains des Autrichiens qui le livrèrent aux Prussiens. Après avoir passé par les prisons de Neiss et de Wesel, il finit par être enfermé à Olmutz avec Bureau de Puzy, son ancien chef d’État-major, et le marquis de la Tour-Maubourg, son ancien aide de camp. Ce sont les deux amis dont il parle dans cette lettre. Bolmann était le médecin honoraire de la prison d’Olmutz qui communiquait avec les prisonniers en leur prêtant des livres sur les marges desquels ils pouvaient écrire avec du jus de citron ou à l’encre de Chine. Il s’associa même à une tentative d’évasion qui ne réussit pas et à la suite de laquelle il fut condamné aux travaux forcés.

Lors de la négociation des préliminaires de Léoben et du traité de Campo-Formio, le général Bonaparte avait exigé, au nom du Comité de Salut Public, la mise en liberté des prisonniers d’Olmutz. La Fayette l’en remercia dans une lettre qui est au tome V de ses Mémoires.


I
A Madame de Staël.


30 brumaire.

Mon cœur est trop plein de tous les sentiments qu’il aime tant à vous devoir pour me flatter que ce billet puisse vous les exprimer ; je ne m’étonne pas de mon insuffisance, mais je m’afflige de son retard. Vous êtes trop sensible pour ne pas juger combien j’avais besoin de vous écrire. Vous serez juste autant que bonne et vous reconnaîtrez avec moi que je n’avais pas d’obligation plus douce à remplir, comme je n’en avais pas de plus pressante que celle de vous remercier de votre inaltérable, inépuisable et précieuse amitié. Elle a été une touchante consolation de ma captivité, et chacun des jours qui ont suivi ma délivrance a été marqué par le renouvellement des tendres hommages que mon cœur vous adresse et par mes vifs regrets de ne pas vous les présenter moi-même.

Il serait superflu de vous parler de nos cinq années de prison, des tentatives de nos amis, de mon héroïque Bolmann, enfin des démarches décisives qui nous ont arrachés à mon triste sort. Vous savez tout cela aussi bien que Bonaparte sait les négociations de la paix. Vous savez aussi combien j’ai dû jouir d’être rendu à la liberté et à la vie par les triomphes et la bienveillance de ma patrie. Je sens bien vivement tout ce que je dois particulièrement à Barras. Talleyrand a été pour moi un ami tel que mon cœur l’attendait. Vous en avez un que je ne connais que par ses rares talents et l’intérêt qu’il a bien voulu nous témoigner. Mes deux amis partagent mes sentiments ; ma femme et mes filles s’y unissent aussi et vous prient d’agréer ceux qu’elles vous ont voués. Vous n’ignorez pas que nous sommes retirés pour l’hiver dans une maison de campagne entre Kiel et Ploën ; la famille Maubourg y est avec nous. Puzy est encore près d’Altona. Nos santés se rétablissent fort bien à l’exception de celle de ma femme qui a trop souffert pour guérir promptement. Adieu, conservez-moi votre amitié ; je ne vous parlerai point de politique dans ce billet de reconnaissance et de tendresse ; que ne puis-je vous offrir moi-même l’expression de ces sentiments qui dureront autant que ma vie ?

LA FAYETTE.


II

Witmold[1], 5 thermidor an 6.

Il m’est impossible de croire, madame, qu’aucun des témoignages de mon attachement et de ma reconnaissance ne vous est parvenu. Je suis sûr que du moins vous aviez reçu une lettre confiée il y a bien longtemps à Louis Romeuf[2], et dont la réponse a été vivement souhaitée, mais attendue en vain. Je n’ai pas eu non plus de nouvelles d’un paquet adressé à Coppet, et contenant les expressions de mon intérêt pour quelques proscrits moins anciens que moi. Il m’a été prouvé qu’une correspondance directe avec vous était impossible ou vous paraissait dangereuse ; il ne m’eût fallu pour triompher de votre prudence que redevenir prisonnier ou être bien malheureux[3]. En attendant j’ai respecté cette circonspection, et en jouissant avec la plus tendre gratitude de votre généreuse amitié, je retiendrais encore les hommages que j’aime tant à vous adresser, si je ne comptais pas sur ma femme pour remettre ma lettre en mains propres en cas que vous reveniez à Paris, ou pour la faire passer sûrement en Suisse où les dernières nouvelles disent que vous devez encore rester.

Je regrette bien, madame, que votre silence m’ait privé des détails dont mon cœur a besoin. Vous savez sans doute quelles amies sont venues partager notre retraite, et vous jugerez sans peine qu’elles et nous avons bien souvent parlé de vous, et avons fait ensemble bien des vœux pour votre bonheur. Je vous conjure de satisfaire le désir que j’ai de connaître tout ce dont votre amitié pourra me faire part : Mme de Tessé s’unit de tout son cœur à ce sentiment et vous renouvelle l’expression de tous ceux qu’elle a pour vous.

Depuis la délivrance à laquelle vous avez tant contribué, j’ai joui de la plus grande mesure de félicité qu’un patriote dans ma position et dans celle des affaires publiques puisse goûter. La santé de ma femme interdisait à elle et même à moi le voyage d’outre-mer. Sans m’inquiéter pour sa vie, et en me laissant l’assurance qu’un long régime la rétablira, je la voyais heureuse et je l’étais moi-même de la réunion de nos familles et de nos excellents amis, du mariage de ma fille avec le frère de Maubourg[4], de la comparaison journalière des cinq années précédentes avec le charme, de ce rassemblement inespéré dans le plus tranquille lieu de l’Europe. Mais les départs successifs ont ensuite déchiré mon cœur ; les deux amies dont l’une avait passé l’hiver avec nous, ont été obligées de nous quitter ; il y a longtemps que Maubourg est séparé de sa femme et d’une partie de sa famille. La mienne part et il ne me reste ici que mon fils, que j’eusse été heureux de vous présenter. Nous avons la consolation d’habiter Witmold. Maubourg est à une lieue d’ici ; mais Puzy est établi près d’Hambourg, d’où il s’embarquera bientôt pour les États-Unis.

Les hostilités imminentes entre les deux républiques que je souhaite le plus voir unies ont pour moi des inconvénients particuliers qui commenceraient au moment même où je mettrais à la voile ; le bruit public nous inquiète pour la neutralité de ce pays-ci. Il faut pourtant, à la manière dont l’Europe se divise, qu’un Français y soit dans sa patrie, chez les ennemis, ou chez ses alliés. Il est étrange que lorsqu’elle se partage entre deux systèmes politiques, celui des gouvernements représentatifs ne paraisse pas offrir à des amis de la liberté une retraite convenable et sûre. Mais cet amour de la liberté est regardé, dit-on, comme un obstacle à son établissement. Ma politique ne s’élève pas à cette hauteur.

En attendant, madame, ajoutez à tant d’obligations envers vous dont mon cœur est pénétré, celle de me donner de vos nouvelles et agréez la tendre et reconnaissante affection qu’il vous a vouée et qui l’animera jusqu’à son dernier soupir.

LA FAYETTE.

Voulez-vous bien rappeler à M. Necker mon respectueux attachement et au citoyen Benjamin Constant les sentiments de gratitude qui sont gravés dans mon cœur et que je voudrais pouvoir lui exprimer moi-même.


III


10 brumaire[5].

Non, madame, je n’aurais pas traversé Paris sans vous porter mes plus tendres hommages, si je m’étais promis d’aller remplir aucun des désirs et des devoirs de mon cœur. Mon intention était d’embrasser quelques victimes qui pleurent encore avec moi mes amis ; je ne souhaitais pas moins vous parler de mon attachement, de ma reconnaissance, de tous les sentiments que je vous ai voués jusqu’à mon dernier soupir.

Mathieu[6]vous aura dit encore mieux que mon billet, que j’ai cru devoir partir pour la campagne où vous auriez préféré que je débarquasse. Vous voulez bien m’offrir le bonheur de vous y recevoir ; je l’accepte avec une vive sensibilité et d’ici à quelques jours, nous tâcherons que la maison soit en état d’admettre, non des étrangers, mais une amie telle que vous. Ma femme s’unit à moi pour vous remercier mille fois de l’intérêt que vous prenez à notre sort et de la part que vous nous donnez dans votre amitié.

LA FAYETTE.

Nous ignorons si c’est à Fontenay ou à deux lieues plus loin que nous logerons : dès que notre choix sera fait, et notre petit établissement commencé, j’aurai le plaisir de vous écrire.


IV


La Grange, 13 vendémiaire.

Je ne puis vous exprimer, chère madame, les sentiments de reconnaissance et de tendresse dont votre lettre m’a pénétré. Je savais que, pour connaître quelle amie vous êtes, il faut avoir été proscrit et prisonnier. Je vois qu’il vaut encore mieux avoir été mort et ressusciter pour jouir de cette précieuse amitié. La nouvelle de mon décès est la première que j’ai lue en arrivant d’Auvergne. Mon amour-propre cherchait une intention à ce bruit. La mort de mon voisin, M. de Grisenvoie, m’a persuadé que ce n’était qu’une méprise. Je rends grâces à l’erreur qui prouve de plus en plus la vérité d’un attachement auquel j’ai tous les droits de ma vive et profonde affection pour vous. Je vous remercie de n’avoir pas eu besoin de nouvelles assurances pour être convaincue de la part que je prenais à tout ce que vous avez éprouvé. J’étais en course alors et j’ai compté sur la sagacité de votre cœur : mais votre excellent billet m’a trouvé au moment de vous écrire et je regrette de n’avoir pas prévenu votre question sur l’ouvrage de monsieur votre père[7]. Vous ne doutez pas du plaisir très grand qu’il m’a fait dans toutes ses parties et surtout lorsque, reconnaissant l’impossibilité heureuse à mon gré des institutions héréditaires, il nous donne en faveur de la République tout l’éclat, le poids, toute la moralité de son opinion. Je vous prie de lui présenter mes tendres hommages. Nous avons fait une visite de famille à ma tante, qui a partagé notre sentiment pour mon aimable belle-fille[8]. J’espère que nous aurons bientôt le plaisir de vous la présenter à La Grange. Nous irons le 15 octobre à Paris pour dire adieu au général Fitzpatrick et à M. et Mme Fox, qui ont passé quelques jours ici[9]. Je me flatte que Mme d’Hénin[10]et Lally[11]ne seront pas encore partis pour leur voyage méridional ; ils me préviendront de leur marche pour que j’arrive à temps. Je serai de retour le 20, et ma femme à la fin du même mois, de manière qu’à commencer du 10 brumaire, vous êtes sûre de nous trouver ici l’un et l’autre. Mme de Simiane[12]passera avec nous le mois de frimaire et une partie de nivôse ; Mme de Tessé viendra en décembre ; M. Benjamin Constant vous accompagnera, j’espère, dans votre bonne visite à La Grange. Je vous prie de vouloir bien lui parler de moi et je vous offre de tout mon cœur l’hommage de ma tendre et reconnaissante amitié.

LA FAYETTE.

Ma femme et mes enfants me prient de vous adresser l’expression de leurs sentiments pour vous.


V

La Grange, 29 nivôse.

Je vous remercie, chère madame, de m’avoir adressé votre roman[13]et un bien aimable billet ; je vous remercierai plus encore de vous arrêter à La Grange dans le temps ou avant le temps indiqué par la prudence des uns et la malveillance des autres. Mais pour nous mieux assurer cette satisfaction, je m’empresse de vous dire que je ne vais que pour peu de jours à Paris où je porte moi-même cette lettre ; quelque retard que puisse y mettre la poste, vous saurez avant votre départ que nous comptons retourner à La Grange mardi 12 pluviôse. J’en excepte avec regret ma belle-fille que je me faisais un plaisir et, pour tout avouer, un orgueil de vous présenter dans notre retraite. Elle doit rester à Auteuil jusqu’après ses couches. J’ai passé la nuit à lire votre ouvrage, madame, et je me suis livré de tout mon cœur aux plaisirs du sentiment et de l’admiration ; je ne puis citer que ce moment d’impartialité parce qu’ayant su depuis avec quelle méchanceté et quelle bassesse on l’attaquait, je m’y suis attaché par indignation, ce qui m’aurait rendu moins sûr de mon jugement s’il n’avait pas été porté d’avance. Recevez, chère madame, l’expression de l’amitié que je vous ai vouée. Offrez mes tendres hommages à monsieur votre père ; ma femme et mes filles partagent bien ma reconnaissance de vos bonnes intentions pour La Grange.


* * *

Mme de Staël désirait passionnément passer l’hiver à Paris. Après plusieurs séjours chez différents amis qui possédaient des habitations aux environs, entre autres à Saint-Brice, chez Mme Récamier, elle avait fini par rentrer à Paris où elle passa quelque temps ; mais le Premier Consul exigea son départ. Elle partit le 29 octobre 1803.


VI

La Grange, 1er brumaire.

J’avais appris, chère madame, l’étrange expédition dirigée contre vous ; votre lettre me l’a confirmée. Une réponse de Mathieu m’explique pourquoi vous n’avez pas passé ici et me laisse entrevoir un autre arrangement. Je croirai volontiers à ceux qui vous éloigneront le moins, car si personne ne sent mieux que moi le prix que vos amis mettent à votre séjour, personne n’a été plus étonné de l’importance que le Premier Consul a paru mettre à votre départ ; mais je me borne à vous offrir les vœux de l’amitié et à réclamer ses droits sur vos visites et vos nouvelles. Ma femme et ma famille s’unissent à mes sentiments et me chargent d’en joindre l’expression à celle de mon tendre attachement.

LA FAYETTE.


VII

La Grange, 6 prairial[14].

Permettez, madame, qu’un jeune député de La Grange aille vous remercier, au nom de toute la famille, du plaisir que nous avons eu de vous y recevoir ; il se hâte de joindre les Houzards républicains, parmi lesquels il a le bonheur longtemps désiré d’être admis ; ma femme, mes filles, mon gendre l’ont chargé de vous exprimer les sentiments qui les attachent à vous ; il vous parlera de notre ermitage, de la société qui s’y est réunie. Je me borne à vous offrir l’hommage de mon tendre respect.

LA FAYETTE.


* * *

M. Necker était mort à Coppet, le 10 avril 1804. Ce fut à Berlin que Mme de Staël apprit qu’il était gravement malade. Elle se mit aussitôt en route et ce fut à Weimar qu’elle apprit sa mort.


VIII

La Grange, 4 floréal.

Je ne sais où ma lettre vous trouvera, chère madame, mais je suis pénétré de tous les sentiments que vous éprouvez, et je suis bien sûr que vous rendez justice aux miens, et à ceux de toute ma famille. Ce n’est pas M. Necker que je plains, il a terminé une carrière de gloire et de vertu au sein du bonheur que donnent une conscience pure et d’honorables souvenirs. Il a joui de la tendresse d’une fille dont l’amour et la vénération satisfaisaient tellement toutes les facultés de son âme que, pour un père tel que lui, il fallait pouvoir aimer et se savoir apprécié autant qu’il l’était par vous. Mais c’est vous que je plains, chère madame, de l’avoir perdu et d’avoir appris le malheur dans un état d’isolement qui rend plus cruelles encore les tracasseries dont vous avez été l’objet ; je plains tous ses amis, ceux même qui n’avaient plus le bonheur de le voir, mais qui aimaient à jouir de son existence, à s’honorer de la continuation de sa bienveillance et de son estime, et dans ce nombre, personne ne sent plus vivement que moi la perte que nous avons faite. Ma femme et mes enfants me chargent de vous exprimer la part que nous prenons tous à votre douleur, et le besoin que nous avons de recevoir de vos nouvelles. Celle du passage de M. Constant que je trouve dans une gazette me donne le regret de penser qu’il n’est pas dans ce moment avec vous. Parlez-lui de moi quand vous le verrez ; je n’eus jamais une si déplorable occasion de vous témoigner l’amitié qui m’attache à vous, mais jamais non plus elle ne fut plus profondément sentie.

LA FAYETTE.


IX

La Grange, 1er germinal.

J’ai reconnu votre amitié, chère madame, à l’envoi précieux que vous m’avez fait[15] ; mon cœur en était digne : vous savez combien ma famille partage mes sentiments pour M. Necker et pour vous. Mme de Simiane et Mme d’Hénin étaient ici : c’est à cette réunion choisie comme par vous-même que j’ai eu la satisfaction de lire votre ouvrage. Il a été admiré comme vous le souhaiteriez pour tout autre écrit, et senti comme il faut que celui-ci le soit. Je ne suis guère à portée et suis peu curieux de savoir ce qu’on en dit dans les anciens et les nouveaux salons. Je n’ai lu d’articles de journaux que celui de M. Suard, non que je sois indifférent aux jugements publics, au beau caractère de M. Necker et à votre hommage filial, mais parce que les idées du jour me paraissent n’avoir rien de commun avec l’opinion réelle et durable. L’absurde parti dont votre illustre père a eu le plus à se plaindre doit reconnaître, en vous lisant, de singuliers contrastes avec ses calomnies. Tous les partis dont aucun ne fut exempt de torts envers lui et la nation entière, doivent éprouver aussi le sentiment que vous avez justement voulu leur inspirer. Il me serait doux, chère madame, de vous parler moi-même des miens. Nous regarderions, ma femme, mes enfants et moi, comme un jour bien heureux, celui de votre arrivée à La Grange. Recevez du moins ici nos remerciements et nos vœux, et pensez quelquefois à la tendre amitié que je vous ai vouée.

LA FAYETTE.

J’ai besoin de vous dire, madame, avec quelle profonde et tendre émotion mon cœur s’est uni à tous les sentiments que votre ouvrage a fait éprouver ici, et combien je souhaiterais de pouvoir vous le dire moi-même dans ce lieu où il nous serait si deux de vous recevoir ! Agréez l’expression de l’attachement que je vous ai voué.

NOAILLES LA FAYETTE.


X

Aulnay, 16 août.

Voilà deux années, chère madame, où je me vois frustré d’une des plus douces consolations que je puisse avoir, celle d’embrasser mon beau-père[16]. Le besoin de mon cœur, ce devoir si sacré pour moi sont garants de l’obligation où j’ai été d’ajourner mon voyage. Le vif regret que j’ai éprouvé d’avoir été privé du plaisir de vous revoir s’augmente encore par la crainte que vous me donnez de ne plus vous trouver. Permettez-moi d’espérer ; vous savez que c’est la tendance de mon caractère. J’espère donc que soit à Coppet avant votre départ, soit à La Grange lorsque vous viendrez vous embarquer, ou de quelque manière que ce puisse être, je n’aurai pas à féliciter nos amis américains du bonheur de vous revoir avant d’en avoir joui moi-même.

Je suis pénétré du malheur de M. de Barante[17] ; ses rapports avec vous suffiraient pour ajouter davantage à cet intérêt, mais j’y porte tous les sentiments que je lui ai voués depuis plus de vingt ans. Jugez si je serais heureux de contribuer en quelque chose au soulagement de sa douleur. Je viens d’écrire à Victor Maubourg[18], je lui envoie votre lettre. Il n’a été que trop récemment associé à l’affliction paternelle et presque frappé aussi d’un double coup, puisqu’après la perte du pauvre Alfred, son autre neveu, Rodolphe, vient d’être très mal en Espagne, Il revient en France, mais pour cette cause de maladie grave et nous sommes inquiets de la route. J’ignore jusqu’où, dans un autre cas, s’étendront le pouvoir ou l’influence de Victor. Je suis au moins bien sûr de sa disposition, et nous lui écrirons par plusieurs courriers.

Je suis ici avec une réunion d’amies qui me rappelle les temps où la même société était souvent animée de votre présence. Ma famille est dispersée pour un mois ; mes deux filles[19]sont avec leurs maris dans leurs petites propriétés voisines de La Grange que, d’après mon exemple et malgré vos mépris, ils cultivent avec plaisir et succès. Ma belle-fille est à Auteuil ; mon fils me remplace cette année auprès de ma tante pendant que je soigne ma poitrine qui avait un peu souffert.

Recevez, avec l’amitié sur laquelle il m’est bien deux de compter, l’expression des tendres et profonds sentiments qui m’attachent à vous pour la vie.

LA FAYETTE.


XI

La Grange.

Je finis Corinne, chère madame. C’est le moment que vous aviez…[20]pour vous écrire à Coppet, il est bien juste de vous remercier et surtout… le plaisir et le genre de bonheur qu’on trouve à cette lecture assez… d’avoir si noblement animé tous les restes et tous les souvenirs de l’antique… et pour la première fois fait connaître les habitants de l’Italie nouvelle ; ce qui m’a charmé plus encore que tout cela, c’est cette foule de sentiments et de pensées que votre cœur improvise si naturellement. Le mien s’en est emparé avec une avidité qui l’accuse de n’être pas mort à l’enthousiasme et souvent avec un attendrissement qui tient à mon profond attachement pour vous. Permettez donc que, tout sensible que je suis aux charmes puissants et aux rares mérites de ce roman-voyage, je m’y sois pénétré de jouissances toutes particulières. Elles sont néanmoins partagées par ma femme et mes enfants qui ont bien besoin que l’expression de ces sentiments soit unie à celle de leurs regrets pour le triste désappointement que nous avons éprouvé. Il n’était plus temps de vous représenter que les malentendus et même les maladresses dont vous me parliez ne devaient pas nuire à votre bon projet de nous accorder deux jours. Il n’était plus temps d’aller sur votre passage plaider moi-même la cause de La Grange. Je n’ai pu que prendre acte de votre engagement pour le premier moment de votre retour, et je vous conjure en mon nom et au nom de toute la famille de commencer par nous, et de ne pas oublier que vos aimables enfants, compris dans les regrets que vous nous avez laissés, le sont aussi dans la promesse du dédommagement.

Je n’avais pas besoin de voir Mme de Tessé, pour être sûr que son ami n’avait pas eu de tort grave, mais je ne pouvais bien faire votre commission et m’instruire moi-même en détail sans causer avec elle. L’indiscrétion auprès des hommes en place surtout dans… un caractère moins excusable que dans le cours ordinaire de la société… de ce genre à se reprocher… Il est allé plein de bienveillance et de zèle… et dictée par les mêmes sentiments quoiqu’assez mal combinée… s’en acquitter. A-t-il répété à vos fils ce qu’il avait été chargé de dire… présent quoique cette commission a été donnée. Mme de Tessé avait lieu… de ce qu’on avait entendu dire au ministre que vous passeriez chez lui. Elle avait bien prié M. Hochet[21]de vous engager à venir la voir et j’aime à penser qu’il n’a pas oublié cette moitié de sa réponse, mais par surcroit de précaution, elle a imaginé d’en faire dire autant dans la maison où elle se croyait sûre, non par vous, mais par les propres paroles du ministre que vous feriez une visite. Je ne justifierai pas cette combinaison, mais vous rendrez aisément justice à l’intention et vous verrez que l’ami commissionnaire, je veux dire M. Boutel, ne mérite aucun reproche.

Ma fille Virginie est au moment d’accoucher. Son mari sert à la grande armée comme aide de camp du général Becker[22]. C’est un gendre très satisfaisant. George, doyen des lieutenants à sa division, a eu lieu de renoncer aux espérances d’avancement militaire, mais il est aide de camp volontaire de Grouchy[23], son général et son ami, et il a eu le bonheur à la bataille d’Eylau de lui sauver la vie. Ma belle-fille est ici bien pénétrée de la lecture de Corinne. Ma femme, après avoir cruellement souffert d’un dépôt au pied, commence à reprendre sa marche ordinaire qui n’est pas bien leste ; elle me charge de mille remerciements, amitiés et vœux pour votre prochain passage à La Grange ; mes enfants vous présentent leurs hommages. Recevez tous ceux de l’amitié que je vous ai vouée pour la vie.


XII

La Grange, 25 mars 1808.

Vous avez raison, chère madame, d’être sûre que je suis très malheureux[24]. Je le suis plus que je ne me croyais de facultés pour souffrir. La femme incomparable que j’épousai à seize ans lorsqu’elle en avait quatorze, était tellement amalgamée à mon existence, qu’il fallait l’avoir perdue pour juger quelle partie de moi-même devait cesser de vivre. Vous savez ce qu’elle fut pour moi dans le cours de ma vie politique, depuis mon premier départ pour l’Amérique où elle contraignait sa douleur, de peur qu’elle ne me fût reprochée, jusqu’à ces temps de proscription où, s’honorant avec une noble imprudence de mon nom et de mes principes, elle justifia si bien la confiance absolue, et sous ce rapport exclusive, que j’avais en elle. Mais il n’y a que moi qui puisse connaître tout le bonheur que, pendant trente-quatre ans de la plus douce union, j’ai constamment dû à ce trésor de tendresse, de bonté, de générosité, de toutes les qualités élevées et aimables. Peut-être aussi personne n’a pu autant que moi savoir de la compagne de sa vie dans ses derniers moments, combien il était aimé, puisqu’il a fallu joindre à son caractère angélique, à son adorable affection, ce délire extraordinaire qui, s’étant emparé de ses pensées, n’a jamais pu dominer aucune de celles qui tenaient à son sentiment pour moi. « Je suis toute à vous » ont été ses derniers mots ; son dernier soupir m’a été adressé ; elle n’existait plus, que sa main serrait encore la mienne, et nous avons la consolation de penser que ses idées ne se sont éclaircies, à mesure qu’elle se sentait finir, que pour jouir mieux encore, et même avec délices, de notre tendresse, sans autre trouble que le regret de nous quitter, adouci par l’espérance de nous revoir, car en même temps que sa dévotion aux idées libérales fut toujours dégagée d’intolérance politique, ses opinions religieuses ne l’ont jamais, empêchée de croire à la vertu de ceux qui ne les partageaient pas ; et à la hauteur où cette âme si pure était placée, elle était bien plus disposée à l’indulgence qu’à l’inquiétude. Je retourne avec vous, chère madame, vers les cruels moments où cependant elle vivait encore parce que depuis le complément de mon malheur, je n’éprouve rien qui ne doive attrister votre amitié, non que je ne sois bien satisfait de mes excellents enfants, de la sympathie de mes amis, des regrets de tout ce qui l’a connue et de ce qui m’entoure ici, mais je me sens frappé sans remède, et moi qui jusqu’à présent m’étais trouvé intérieurement plus fort que mes circonstances, je reconnais l’impossibilité de soulever le poids de cette douleur. Vous y compatirez en amie sensible et qui ne savez que trop combien le cœur est déchiré et flétri par une immense et irréparable perte.

Nous sommes réunis ici, les trois jeunes ménages, leurs petits enfants et moi. Vous jugez que dans notre affliction nous restons, je ne dis pas indifférents, mais plus étrangers que jamais au mouvement des affaires et de la société. Je poursuis mes occupations rurales dépourvues de leur ancien charme, mais moins importunes qu’aucune autre ; mon fils, Emilie, mes filles, mes gendres désirent bien que leur hommage vous soit présenté. Croyez que je suis bien tendrement occupé de vous et du désir de vous revoir. Mon cœur jouit doublement de sa confiance en votre amitié et de celle que je vous ai vouée pour la vie.

LA FAYETTE.

J’aime à vous répéter combien l’objet de notre culte a droit à vos touchants regrets par les sentiments dont elle était pénétrée pour vous. Elle se plaisait à exprimer sa reconnaissante sensibilité pour les marques d’amitié que nous avions reçues de vous dans tous les temps, et il m’est permis d’ajouter : la satisfaction qu’elle éprouvait à vous entendre parler de moi. Aucune de vos actions ni de vos expressions relatives à nous n’avait été perdue pour son cœur. Je regrette plus que jamais que vous ne vous soyez pas arrêtée à La Grange, à l’époque de ce départ qui fut pour moi la dernière occasion de recevoir ses commissions pour vous et de vous parler en son nom de son attachement et de ses vœux.


XIII

Votre aimable fils[25] est venu me voir, chère madame, et je vous prie de vous joindre à moi pour remercier M. de Sabran[26]de ce qu’il a bien voulu m’accorder aussi le plaisir de le recevoir à La Grange. Ces Messieurs m’ont trouvé trop malade pour leur faire les honneurs de ma ferme ; c’est piquant pour moi. Vous vous moqueriez de ma peine, si c’était vous que je fusse assez heureux pour avoir à promener ici ; cette petite maladie n’est pas assez grave pour me priver de leur société en chambre, mais je perds du temps et j’en sens tout le prix. Je jouis bien de tout ce que je vois en M. votre fils. Je ne veux pas avoir l’air du compliment ; mais c’est un éloge complet que de vous dire que mon amitié est satisfaite. Ces messieurs vous donneront des nouvelles de Paris. Aucune ne m’a fait autant de plaisir que d’apprendre que les deux frères[27]vont se retrouver, et que vous les réunirez avant le départ pour lequel je vais préparer mes lettres. Est-il vrai que vous aussi vous pensez à visiter cette terre de la liberté[28]où elle prospère si bien, tandis qu’il faut tant de temps et de vicissitudes avant que, dans les anciens pays, on puisse parvenir à la voir ou à la prévoir ? Je n’ai rien de nouveau à vous dire sur ma situation ; elle fut pendant presque toute ma vie sous la sauvegarde d’un caractère heureux. Depuis le coup qui m’a frappé, mon existence est tout autre. Je reçois de mes enfants et de mes amis toutes les jouissances, toutes les consolations dont mon cœur soit susceptible. Quant à mes rapports, ils sont les mêmes ; c’est toujours avec la même préférence que je me livre avec assez de succès à mes occupations de cultivateur. J’espère que l’année ne se passera pas sans que je puisse vous parler moi-même de la tendre amitié que mon cœur vous a vouée.

Recevez les hommages de tous mes enfants et parlez de nous a M. votre fils et Mlle sa sœur[29]qui veut bien, j’espère, se rappeler La Grange.


XIV


A Auguste de Staël.

Aulnay, 16 août[30].

Je m’étais fait un plaisir, monsieur, de vous mettre en connaissance avec mes amis d’Amérique ; mes lettres vous attendaient et j’avais pris mes précautions pour vous les remettre moi-même à Paris si vous ne veniez pas à La Grange. Ce fut le général Amstrong qui m’apprit le retard de votre voyage ; je vois que madame votre mère persiste dans ses projets d’embarquement. Il m’a été impossible d’aller cette année en Suisse ; mon beau-père a eu la bonté de s’inquiéter de quelques souffrances de poitrine dont on lui a parlé ; il m’a défendu de faire le voyage avant l’année prochaine. J’espère avoir encore le temps d’y trouver madame votre mère ; mais lorsque tous les ports du continent sont sous le même régime, et que le pavillon neutre éprouve partout les mêmes difficultés, pourquoi ne pourrait-elle pas s’embarquer en France ? J’aime à me flatter que toute la famille voudrait bien passer quelque temps à La Grange ; mes enfants s’uniraient bien vivement à cette satisfaction ; en attendant, je compte sur celle de vous recevoir à votre passage et d’avoir par vous des nouvelles de madame votre mère à qui je vous prie de remettre ma lettre ; ayez la bonté de parler de moi à mademoiselle votre sœur et à monsieur votre frère. Mon fils sera bien sensible aux expressions de votre amitié qu’il mérite par les sentiments que vous lui avez inspirés. Je mets un grand prix à ceux que vous voulez bien avoir pour le vieil ami de vos parents et je vous prie d’être persuadé du tenace attachement que je vous ai voué.

LA FAYETTE.

J’attends avec impatience la réponse de Victor Maubourg, à qui j’écris par plusieurs courriers pour être sûr qu’une lettre lui parvienne.


* * *

Pour une raison que j’ignore, peut-être à cause de la difficulté pour La Fayette de correspondre avec Mme de Staël en exil, leur correspondance subit une interruption de plusieurs années.

Elle reprit en 1814.

Aussitôt après l’abdication de l’Empereur, Mme de Staël était rentrée d’Angleterre en France. Comme quelqu’un lui faisait compliment de son retour prochain : « De quoi me faites-vous compliment, répondit-elle, de ce que je suis au désespoir ? » Dans le tome II des Considérations sur la Révolution française, elle a exprimé avec éloquence les sentiments qui l’agitaient, partagée qu’elle était entre la joie de rentrer en France et la tristesse de la voir envahie et occupée par des troupes étrangères.


XV


A Madame de Staël.

Paris, 4 août 1814.

Vous avez toujours été bien bonne pour moi, chère madame ; il m’est très deux de vous entendre dire que vous l’êtes encore plus depuis votre retour. Vous ne l’aurez jamais tant été que si, en lisant dans le Moniteur une longue liste où se trouve mon fils, vous nous avez rendu justice à l’un et à l’autre. Je dois au général Dupont[31]celle de vous dire que, dans mon explication avec lui, je l’ai vu vraiment affligé de cette erreur et très empressé de la réparer. Il a écrit tout de suite une note pour s’assurer que M. Rocca[32]fut compris dans le supplément qui va être présenté et que le Roi signera sûrement avant le 26. Mon gendre Lasteyrie se trouve dans le même cas. Ce sont trois lettres de change pour actions de guerre répudiées par l’Empereur et qui vont être acquittées par le Roi. La croix de Saint-Louis n’a été donnée dans ces derniers temps qu’à un certain nombre d’amis de services divers et d’intentions présumées. Votre observation portait sur l’idée qu’on ne donnerait plus de croix de la Légion ; il y en a eu, comme vous voyez, beaucoup et c’est ce qui m’a causé autant de peine que vous avez dû éprouver de surprise, mais soyez bien sûre que l’absence de ce nom dans la première partie du travail n’est qu’accidentelle et qu’il se trouvera dans la seconde[33]. Je l’attends avec autant d’impatience que si je n’avais pas une parfaite sécurité. Je voudrais être également assuré que la Chambre des députés n’acceptera pas la loi contre la liberté de la presse. J’aurais voulu que le gouvernement ne la proposât pas, ou se fut donné le mérite de la retirer ; mais puisque les ministres ont préféré de passer par tous les inconvénients de l’initiative, il ne reste plus que les Chambres pour présenter au Roi les inconvénients de la censure, au nombre desquels on doit compter ces libelles même que l’on redoute et qu’elle encourage.

Toute ma famille est à La Grange ; j’y retournerai dans trois jours ; quand aurons-nous le bonheur de vous y recevoir ? Il est si vivement désiré que vous seriez bien aimable de nous en faire jouir d’avance en nous mandant vos projets. On nous fait espérer que vous viendrez au commencement de septembre. Mon fils est obligé d’aller dans nos montagnes d’Auvergne ; il cherche à s’arranger de manière à ne pas manquer votre bonne visite. Ayez la bonté d’offrir à Mlle Albertine les remerciements et les hommages de son vieil ami, qui n’en est pas moins son vif et tendre admirateur. Vous connaissez tous les sentiments qui m’attachent à vous depuis longtemps et de toute mon âme.


XVI

La Grange, 27 août.

Le Moniteur que j’ai reçu ce matin est déjà loin sur la route de Coppet, chère madame. Il faut que ma lettre subisse le voyage de Paris avant de prendre le même chemin. Nous étions assurés de l’inscription ; mais la signature aura précédé de peu la publication. Ce n’est pas sans trouble que j’ai lu les listes[34], étant tombé d’abord sur celle de la marine, lorsque George a trouvé sur l’autre le nom que nous cherchions. Il n’y a pas matière à compliments pour une chose si juste et chèrement achetée ; mais c’est avec vous que je jouis de vous voir délivrée d’une pensée bien pénible que je partageais de tout mon cœur.

Je suis allé la semaine dernière, passer vingt-quatre heures à Paris pour voir lord et lady Holland[35]qui n’ont pas pu s’arrêter à La Grange ; j’y ai causé de votre créance[36]avec deux de vos amis qui devaient vous écrire ; il est impossible qu’elle n’ait pas été déclarée ou adoptée dans les états qu’on va payer. Je respecte trop cet important intérêt pour ne pas faire taire, s’il le fallait, l’inexprimable désir de vous voir le plus tôt possible à La Grange après l’avoir vainement éprouvé pendant tant d’années. Mais j’espère encore que le repos à quinze lieues de Paris ne contrariera pas vos arrangements ; on vous y rendrait compte de vos affaires. Si cependant elles vous semblaient exiger de moi le sacrifice, je ne vous tiens pas quitte de la promesse de revenir de ce côté-ci, tout en pensant qu’il y a plus de chances pour moi dans le bon projet de vous y arrêter. Toute ma famille s’unit à mes vœux et vous offre ses hommages. Je prie mademoiselle Albertine d’agréer ceux d’un vieux ami de sa mère qui ose à présent se flatter d’être le sien : parlez de moi à ceux qui sont près de vous, je ne vous parlerai aujourd’hui que de mon tendre attachement.


XVII

Paris, 24 mai 1815.

Votre excellent fils va partir, chère madame ; je voudrais bien l’accompagner et causer avec vous de la situation étrange et critique où se trouvent la France et l’Europe. Je vous parlerais aussi de la mienne, à laquelle vous compatiriez avec bonté, car, en me jetant à travers les difficultés de ce moment, je ne suis pas devenu insensible à ce qu’elles ont particulièrement de pénible pour moi. Des professions libérales, et des élections libres, au milieu de grands dangers, ne m’ont plus permis ni l’isolement ni l’expatriation, et tandis que je me refusais au choix du pouvoir gouvernant, j’ai dû céder à celui de mes concitoyens. Le département de Seine-et-Marne m’a donné toutes les préférences[37]. La Haute-Loire, mon pays natal, a élu George à cent vingt lieues de distance, et nous nous dévouons, sans trop savoir à quoi, ni comment, mais sûrement, à l’indépendance de notre patrie, à sa défense contre l’invasion étrangère et l’opposition domestique, aux intérêts de la liberté pour lesquels nous braverons beaucoup de répugnances et d’injustices. L’aristocratie est plus folle et plus venimeuse que jamais ; le parti populaire est bien aigri, bien vigoureux ; les chefs du dehors et du dedans vous sont connus ; on ne change pas. C’est ce qui fait que je compte sur votre amitié et que je vous suis attaché de toute mon âme.


XVIII

Paris, le 11 juillet 1815.

Depuis que le pavillon blanc flotte sur les Tuileries, chère madame, je suppose que les bivouacs étrangers qui l’entourent protègent notre communication jusqu’à vous. A peine le vieux drapeau tricolore, celui de l’ancienne faction, comme l’observe très bien l’ordre de ce jour, avait-il remplacé l’étendard bonapartiste que les représentants de la nation m’envoyèrent en son nom, avec cinq collègues[38], pour interpeller la bonne foi des puissances alliées. Je m’étais flatté que cette course de onze jours me procurerait l’occasion de vous écrire ; mais je vis que ma lettre ne sortirait jamais de ce labyrinthe de six cent mille hommes en marche. En revenant ici, je trouvai Paris rendu et n’eus que le temps de dire à l’Assemblée que les puissances professaient toujours leurs libérales intentions et que j’adhérais avec d’Argenson[39]et Sébastiani[40]à la déclaration du 9 de ce mois. Le lendemain, les Anglo-Prussiens firent leur entrée, et nous continuâmes à faire des articles constitutionnels[41], tandis que l’autre Chambre et la Commission exécutive se dissolvaient elles-mêmes. Le jour suivant, nous avons trouvé notre palais fermé par la force armée, et, après avoir dressé un procès-verbal qui m’est principalement reproché[42], nous sommes rentrés dans la masse des vaincus pillés et subjugués, avec la consolation d’avoir fait tous les sacrifices et toutes les tentatives qui offraient la moindre chance de sauver notre pays. S’il suffisait, pour se consoler des malheurs publics, d’avoir reçu ici et dans les départements que nous avons traversés les témoignages d’une très bienveillante confiance, je n’ai rien à désirer sur ces dédommagements personnels. Mais sans croire à beaucoup près que la cause de la liberté soit perdue, je n’en suis pas moins navré de nos calamités temporaires et irrité des humiliations journalières dont je suis témoin. C’est au nouveau gouvernement, dont les noms ne sont pas étrangers à la Révolution[43], qu’il appartient de se démêler de ces auxiliaires que nous n’avons pas appelés et de ces royalistes qu’ils n’ont pas convertis. Je retournerai à La Grange si ma retraite n’est pas devenue le tumultueux rendez-vous de quelque quartier général allié. D’autres campagnes sont dévastées ou séquestrées, nommément celle de Maubourg que les Prussiens veulent mettre en vente. Ma belle-fille fera ses couches à Paris. On nous fait espérer, chère madame, que vous ne tarderez pas à revenir. Je serai bien heureux de vous revoir, et ma chère jeune amie, et son frère. Parlez de moi à vos deux compagnons et agréez mille tendres amitiés.


* * *

Mme de Staël, malgré les instances qui avaient été faites auprès d’elle et les assurances qui lui étaient données au moment du retour de l’île d’Elbe par les partisans de Napoléon, avait quitté Paris le 10 mars, c’est-à-dire aussitôt que le débarquement au golfe Jouan fut annoncé. « Je ne veux pas, avait-elle dit, qu’il me tienne prisonnière, car je ne serai jamais sa suppliante. » Elle partit pour Coppet et de là se rendit en Italie où l’attiraient les soins nécessaires à la santé de M. de Rocca. Elle était revenue au printemps de 1816.


XIX

La Grange, 30 octobre 1816.

Vous êtes à Paris, chère madame, et je n’ai pas encore eu le bonheur de vous retrouver ; je n’en suis pas moins tendrement occupé de vous et pressé de recevoir de vos nouvelles. Si j’eusse été nommé député, j’aurais répondu à cet appel, et au milieu de quelques circonstances peu agréables, j’aurais trouvé un dédommagement très doux dans le plaisir de vous voir tous les jours. Les constitutionnels du ministère[44], qui nous ont volé notre nom en nous laissant généreusement nos principes, en seraient aussi fâchés que leurs adversaires, et peut-être n’ai-je pas à regretter qu’on m’ait laissé dans ma retraite. J’en sortirai pourtant, toute politique a part, pour aller vous chercher. MM. de Laubespin et George seront ici dans les premiers jours du mois. Nous ferons nos plans de voyage. En attendant, écrivez-moi, chère madame, et envoyez votre lettre après-demain vendredi, chez ma fille, rue des Saussaies, n° 9 : elle me parviendra samedi. Il y a longtemps que je n’ai eu des nouvelles particulières de Paris. Votre coup d’œil me vaudra mieux que bien des raisonnements. Vous avez trouvé désunies les deux sections du parti de Gand ; les deux pavillons des Tuileries sont, dit-on, peu d’accord ; les deux grandes influences étrangères ne se jalousent-elles pas aussi pour notre bien ?[45]Le cheval de La Fontaine, après la mort du cerf, n’eut du moins qu’un cavalier. Vos deux amis sont sûrement avec vous ; rappelez-moi à leur souvenir et donnez-moi des nouvelles de la santé de M. de Rocca. Dites à mon cher Auguste que je compte sur sa correspondance. J’écris à sa sœur, et je ne vous écris qu’un mot parce que j’ai trop à vous dire.

Recevez toutes les amitiés et hommages que je vous adresse de tout mon cœur.


Cette lettre est la dernière de celles adressées à Mme de Staël. Elle est de 1816. On y trouve l’expression de l’irritation que causait à La Fayette, toujours fidèle à ses idées libérales, la politique suivie après les Cent Jours par la Restauration et en particulier les lois dont le Ministère avait saisi la chambre qui fut surnommée la Chambre introuvable. La Restauration s’appuyait sur la Sainte-Alliance qu’il compare à la coalition qui fut, au mois d’août 1791, conclue à Pilnitz, contre la France. La Chambre Introuvable fut du reste dissoute l’année suivante.


XX


La Grange, 17 novembre.

Que vous êtes bonne, chère madame, d’appeler votre vieux ami de l’autre monde et de l’autre système, tandis que la libéralité des ultras et la constitutionnalité des ministres tourbillonnent autour de vous ! Ce jeu de marionnettes, comme vous dites très bien, serait assez intéressant ; mais vous ajoutez avec trop de raison que les fils sont ailleurs que chez nous, et c’est un sujet d’irritation sur lequel, quoi qu’on ait dit de mes offres d’Haguenau[46], je ne me sens aucun esprit de diplomatie. Mon intelligence est même assez grossière pour ne savoir pas distinguer la Sainte-Alliance d’avec la coalition de Pilnitz et la bienveillance de M. Pozzo[47]d’avec celle de M. Canning[48]. Vous voyez que je serais déplacé dans les salons, voire dans les meilleurs, mais je serai plus heureux de vous revoir et de causer avec vous que je ne puis l’exprimer, chère madame. A tous les motifs que j’aurais pour aller à Paris, je trouve un plus fort contre-motif pour rester ici, et, en dernière analyse, il ne me parait nécessaire d’en sortir que parce que je ne puis pas me passer de vous voir. Les Ultras sont très amusants ; il n’y a pas le mot pour rire à vos modérés, surtout si leur constitutionnalité ne se reconnaît qu’à la censure de la presse, la loi des suspects, la jurisprudence prévôtale et les condamnations politiques ; mais il faut attendre. Vont-ils déjouer leurs adversaires en proposant ce que ceux-ci font semblant de vouloir ? Jusqu’à présent ils ont cherché à rassurer la nation sur leur loyalisme si injustement attaqué par les Ultras. Peut-être vont-ils lui donner d’autres garanties. Parlez de moi, je vous prie, à vos deux amis, à votre fils, et recevez, chère madame, mes tendres amitiés.


* * *

Mme de Staël était morte dans la nuit du 14 juillet 1817. La Fayette était à ce moment à Chavaniac, sa terre patrimoniale en Auvergne. Il écrivit aussitôt au baron Auguste de Staël cette lettre où se peint toute la vivacité de son affection pour Mme de Staël.


XXI


A Auguste de Staël.

Chavaniac, 21 juillet.

Votre lettre avait un peu dilaté mon cœur ; je prenais part à vos espérances dont j’avais tant besoin, mon cher Auguste ; je me tourmentais moins et de mon départ et de ma discrétion ; je me flattais de vous retrouver tous lorsque j’ai appris presqu’en même temps que toute espérance et toute consolation m’était enlevée. Je suis pénétré de mon affliction et de la vôtre, mes chers amis ; vous savez tout ce que votre mère a été pour moi pendant tant d’années ; vous jugerez par vos regrets pour elle ce que sont les miens pour une telle amie. Je me sens plus que jamais associé à vous ; il m’est nécessaire que vous partagiez ce sentiment. Mes enfants s’unissent à ma douleur ; il y en a qui avaient éprouvé des bontés bien personnelles. Je n’aurais pas pensé à les retrouver si j’avais pu être de la moindre utilité à celle que nous regrettons ici avec un sentiment digne de vous être offert. J’ai besoin que vous parliez bien tendrement de moi à chacun de ceux qui vous entourent et pleurent avec vous. M. de Rocca, Mlle Randall[49], M. Schlegel[50]y sont sûrement. Ne m’oubliez pas non plus auprès de Benj. Constant si vous êtes ensemble. Lascours[51]était ici ces jours derniers" ; nous parlions de vous sans cesse ; je vais lui écrire et m’affliger avec lui qui regrettait bien aussi d’être loin de vous. Ecrivez-moi, mon cher Auguste, donnez-moi de vos nouvelles, de celles de votre sœur et de la santé de Victor, de vous tous ; George vient encore me prier de vous exprimer à tous son affliction et son attachement. Je vous embrasse de toute mon âme.


XXII


A Auguste de Staël, en route pour Coppet.

Chavaniac, 30 juillet 1817.

Vous ne doutez pas des sentiments avec lesquels j’ai reçu votre lettre de Joigny, mon cher Auguste ; notre malheur commun n’était que trop connu ici depuis plusieurs jours ; mais le besoin que vous avez eu de m’écrire dans ce court voyage, cette association de ma douleur à la vôtre ont rempli mon cœur de tendresse et de reconnaissance. Il m’est plus nécessaire que jamais d’être avec vous dans tous vos sentiments, toutes vos pensées, mes chers amis. J’éprouve dans mon affliction une vive peine d’avoir été loin de vous, de ne pas savoir quand je vous reverrai. Je vous remercie des détails que vous m’avez donnés ; elle n’avait que trop raison lorsque j’ai eu pour la dernière fois la consolation de la voir. Ses craintes, lorsqu’elle s’endormait, étaient donc des pressentiments. Mais du moins le vœu qu’elle vous avait exprimé a été exaucé ; je ne crains pas de revenir sur cette fatale époque, mon cher Auguste ; je sais par expérience qu’il n’est pas de douleur qui ne soit soulagée en se reportant sur les derniers moments de ce qu’on regrette le plus au monde. Je garderai religieusement la confidence que vous avez été autorisé à me faire jusqu’à ce que l’exécution des dernières volontés dont vous êtes chargé en permette la publication[52]. Je ne l’ai pas même écrit à Lascours, quoique persuadé que vous le lui auriez dit. J’avais déjà cédé au besoin de m’affliger avec lui ; mais j’ai rempli votre commission dans une seconde lettre. M. de Rocca qui déjà, j’espère, rendait justice à toute mon amitié pour lui, sait sûrement que je suis instruit de ce lien formé depuis longtemps, dont j’avais bien quelque idée mais qui ne m’avait pas été confié avant cette autorisation dernière dont vous avez été chargé et dont je sens profondément tout le prix. Il jugera combien ce lien m’attache de plus en plus à lui, et tout ce que je voudrais lui exprimer ; mais n’étant pas tout à fait assuré de ce que vous lui aurez dit, j’aime mieux vous prier, pour le moment, d’être mon interprète. Je suis bien inquiet de sa santé déjà si mauvaise ; vous êtes ensemble à Coppet ; le jour viendra où vos devoirs à tous vous ramèneront à Paris ; si ce séjour lui était physiquement ou moralement insalubre, il serait plus près de vous à La Grange, et j’éprouverais une inexprimable consolation à recevoir de lui ce témoignage qui me regarde comme un de vous et comme son ami personnel. Vous n’ignorez pas que les conjectures de la société sont conformes à la vérité dont vous suspendez la publication. Deux personnes qui ne sont point dans votre confidence me l’ont mandé. Tout ce que vous m’exprimez sur Victor est bien répété par mon cœur. Vous avez senti avec quelle tendre et douloureuse anxiété j’attendais des nouvelles de votre angélique sœur ; j’aime à la savoir avec Mlle Randall, cette admirable amie, que j’ai bien appréciée, quoique je ne l’aie pas voulu importuner dans ses soins du sentiment qu’elle m’inspirait. Vous ne me dites rien de M. Schlegel. Est-il parmi vous ? parlez-moi de lui, je vous prie ; parlez-moi bien en détail de votre réunion à Coppet, et particulièrement de la santé de votre pauvre sœur, plus inquiétante à présent que lorsqu’elle était soutenue par ses agitations et ses soins. Cette pensée constante de Coppet se compose de mes sentiments pour trois générations ; je suis persuadé, mes chers amis, que dans aucune situation vous n’êtes indifférents à ce que nous devenons. Il me semble que dans mes lettres précédentes, je ne vous pas écrit notre marche ; celle de mes trois filles et leurs enfants n’est pas encore décidée ; je serai à La Grange le 16 août ; j’espère y trouver une lettre de vous, mon cher et excellent ami ; mon fils m’accompagnera ou me suivra de près ; je ne tarderai pas à passer quatre ou cinq jours à Paris, mais si quelqu’un de Coppet passait près de La Grange et que je pusse espérer qu’il s’y arrêtât, j’arrangerais mes projets sur cette espérance. Ma famille me prie de vous parler d’elle ; je vous embrasse et m’unis à vous de tout cœur.

L’enveloppe qui renfermait, dans les archives de Coppet, les lettres de La Fayette à Mme de Staël, contient encore quelques lettres à Auguste de Staël. Mais ce sont des billets sans intérêt.


HAUSSONVILLE.

  1. Witmold, d’où est expédiée cette lettre, ainsi que la précédente, était une terre située dans le Holstein, entre Altona et le lac de Ploën où la comtesse de Tessé née Noailles, belle-sœur de La Fayette, avait passé l’émigration. La Fayette croyant ne pouvoir rentrer en France, avait formé le projet de partir pour les États-Unis. Il se borna à y envoyer son fils et rentra de lui-même en France, au lendemain du 18 brumaire, sans demander l’autorisation du Premier Consul qui ne laissa pas d’en être contrarié.
  2. Louis Romeuf était un ancien aide de camp de La Fayette qui. Par des démarches entreprises à Vienne, avait beaucoup contribué à sa mise en liberté.
  3. Dès qu’il avait été question de la mise en liberté de La Fayette, Mme de Staël s’était empressée de lui écrire une lettre que sans doute il n’avait pas encore reçue à cette date. Elle est datée du 29 juin. « Venez directement en France, lui écrivait-elle. Il n’y a point d’autre patrie pour vous. Vous y trouverez la République que votre opinion appelait, lorsque votre conscience vous liait à la royauté. Vous la trouverez illustrée par la victoire et délivrée des crimes qui ont souillé son origine. » Cette lettre a été publiée dans la Vie de Mme de La Fayette par la marquise de Lasteyrie, p. 389. La Fayette parle plusieurs fois dans ses lettres de la part que Mme de Staël aurait prise à sa libération. Je n’ai pas trouvé ailleurs trace de cette intervention. Sans doute Benjamin Constant, alors membre influent du tribunat, s’en était occupé.
  4. Anastasie de La Fayette avait épousé Charles de La Tour-Maubourg, le frère cadet de l’aide de camp de La Fayette.
  5. Cette lettre, sans date d’année, est la première de celles écrites de France. — La Fayette, rentré en France, s’était rendu à La Grange-Bleneau, terre que sa femme possédait dans le département de Seine-et-Marne. Fontenay, dont il est parlé quelques lignes plus bas, est une autre terre appartenant à la comtesse de Montagu née Noailles et située à deux lieues de La Grange.
  6. Il s’agit ici du duc Mathieu de Montmorency, qui fut de l’Assemblée constituante, puis pair et ministre sous la Restauration. Une lettre de lui à La Fayette a été publiée dans la Vie de Mme de La Fayette, à la suite de celle de Mme de Staël (p. 391).
  7. Il s’agit de l’ouvrage intitulé : Dernières vues de politique et de finances, publié dans la première semaine d’août 1802, qui irrita vivement Bonaparte, bien que, dans la préface de l’ouvrage, M. Necker eût appelé celui-ci l’homme nécessaire et qui fut un des premiers griefs du Premier Consul contre Mme de Staël.
  8. George Washington La Fayette avait épousé Mlle Emilie Destutt de Tracy.
  9. Fox, l’illustre homme d’État anglais, était venu à Paris en 1802, après la paix d’Amiens. Il venait d’épouser Mrs Armistead avec laquelle il avait entretenu une longue liaison.
  10. La princesse d’Hénin, née de Mauconseil, était fille d’un ancien page de Louis XIV et d’une mère dont la beauté avait été distinguée par Louis XV ; mais lorsque naquit celle qui devait être un jour la princesse d’Hénin, Louis XV fit ce jeu de mots d’un goût douteux : « Elle n’est ni de moi ni de mon conseil. » Elle avait épousé le prince d’Hénin, qu’on appelait, à cause de sa petite taille, « le nain des princes. » Il périt sur l’échafaud en 1794. La princesse, qui avait émigré, s’occupait activement avec Mme de Staël de faire évader de France leurs amis, dont quelques-uns étaient même en prison. V. Le Salon de Mme Necker, t. II, p. 261 et suiv.
  11. Le marquis Gérard-Trophime de Lally-Tollendal, député de la noblesse à l’Assemblée constituante, était le fils de l’infortuné Lally-Tollendal qui avait été injustement condamné pour avoir rendu Pondichéry aux Anglais. Il s’était consacré à obtenir la cassation du jugement de condamnation et il y parvint en 1778. Comme il était un peu gros et larmoyant, on l’avait surnommé : le plus gras des hommes sensibles. Il entretenait depuis de longues années avec la princesse d’Hénin une de ces liaisons publiques assez fréquentes autrefois et que l’opinion indulgente finissait par considérer comme un mariage.
  12. La comtesse de Simiane, née de Damas d’Hautefort, passait pour avoir été une des femmes les plus charmantes de l’ancienne société. On disait d’elle « qu’il était impossible de la voir sans penser à lui donner une fête. » Elle avait passé plusieurs mois en prison, refusant de courir les chances d’une évasion à laquelle Mme de Staël s’était intéressée également et fut sauvée par le 9 Thermidor. Elle vécut jusqu’aux environs de 1830.
  13. Il s’agit ici de Delphine, qui avait paru en décembre 1802 et qui avait été vivement attaquée. L’ouvrage avait déplu au Premier Consul. « Vagabondage d’imagination, désordre d’esprit, métaphysique de sentiment, » c’est ainsi qu’il l’a qualifié. A sa suite, toute la presse qui lui était dévouée s’était acharnée contre le roman et contre l’auteur.
  14. Il est assez difficile de fixer quant à l’année la date précise de cette lettre, Mme de Staël ayant fait à plusieurs reprises des séjours à Paris. Le fils de La Fayette servait, en effet, dans l’armée. Les Houzards ou Hussards, dont les premiers régiments avaient fait partie de l’armée française à la fin du XVIIe siècle, avaient plusieurs fois changé de nom suivant les régimes. Sous la République, on les appelait généralement les Hussarts de la mort. Je ne crois pas qu’on les ait jamais appelés les Houzards républicains.
  15. Mme de Staël avait écrit, durant l’automne de 1804, une touchante notice sur son père intitulée : Du caractère de M. Necker et de sa vie privée. Elle la fit paraître au printemps de 1805, avant de partir pour l’Italie.
  16. Le duc de Noailles, beau-père de La Fayette, était resté en Suisse, au château des Uettins, près de Lausanne. Il avait contracté un second mariage avec une personne du pays, la comtesse Golowkinn.
  17. M. de Barante, préfet de Genève, père de l’historien des Ducs de Bourgogne, avait perdu la même année deux fils et une fille.
  18. Le général Victor de La Tour-Maubourg, frère de l’ancien aide de camp de La Fayette, fut successivement ambassadeur, ministre de la Guerre et gouverneur des Invalides.
  19. Ces deux filles sont Anastasie de La Fayette, mariée au comte Charles de La Tour-Maubourg, et Marie-Virginie, mariée au marquis de Lasteyrie qui devait devenir propriétaire de La Grange.
  20. Plusieurs mots manquent dans cette lettre, le coin étant déchiré, ce qui contribue à la rendre assez obscure. Il semble s’agir d’un engagement qui aurait été pris au nom de Mme de Staël, mais sans son aveu et d’après lequel elle aurait promis de faire visite à un ministre. Je ne sais qui est l’ami commissionnaire, M. Boutel, dont il est question.
  21. M. Hochet était un ami de la famille La Fayette qui devint plus tard également un ami de la famille Foy.
  22. Il s’agit ici du général Léonard Nicolas Becker qui avait servi dans la Grande Armée. Nommé général de division après Austerlitz, il était comte de l’Empire. Après les Cent Jours, il accompagna Napoléon jusqu’à Rochefort.
  23. Emmanuel, marquis de Grouchy, maréchal de France. On sait sa fâcheuse indécision le jour de Waterloo.
  24. Mme de La Fayette était morte dans la nuit de Noël 1801.
  25. Le fils de Mme de Staël dont parle ici La Fayette était le baron Auguste de Staël né en 1790 et mort en 1827. Il hérita de sa mère le château de Coppet qui passa à sa veuve la baronne de Staël née Vernet, morte en 1876. Celle-ci l’a laissé à la comtesse d’Haussonville, ma mère.
  26. Le comte Elzéar de Sabran était le fils de la très charmante Mme de Sabran, dont la correspondance avec le chevalier de Boufflers a été publiée. Il était des familiers de Mme de Staël et a fait plusieurs séjours, à Coppet où une pièce de lui, Les deux Fats ou le Grand Monde, a été jouée. Le manuscrit de cette pièce se trouve dans les archives de Coppet. Quand Mme de Staël tomba en disgrâce, Elzéar de Sabran lui écrivit et cette lettre interceptée valut à son auteur une détention sans jugement à Vincennes. Elzéar de Sabran composait également des fables dont le Prince de Ligne a dit qu’elles étaient les plus jolies qui eussent paru en France depuis La Fontaine. Il publia en 1817 un poème intitulé Le Repentir, qui n’eut aucun succès.
  27. La Fayette veut parler ici du second fils de Mme de Staël, Albert, qui devait périr dans un duel en Suède.
  28. Mme de Staël pensait en effet à partir pour les États-Unis, et ce fut pour s’y rendre quelques années plus tard que s’évadant de Coppet, elle fit le tour de l’Europe.
  29. Albertine de Staël, plus tard duchesse de Broglie.
  30. Aulnay, d’où est écrite cette lettre, était une terre appartenant à la comtesse de Tessé. Elle n’est pas datée et se rapporte au moment où Mme de Staël ayant des intérêts en Amérique pensait à y aller elle-même et en tout cas à y envoyer son fils.
  31. Le général Dupont de l’Étang, qui avait servi brillamment sous l’Empire, avait signé en Espagne la malheureuse capitulation de Baylen, à la suite de laquelle il fut traduit devant un tribunal d’honneur, qui le condamna à la dégradation et à la détention, dans une prison d’État. En 1814, Louis XVIII commit la faute de le nommer ministre de la guerre. Dupont réussit assez mal au ministère et dut bientôt donner sa démission.
  32. M. de Rocca était uni à Mme de Staël par un mariage qui était demeuré secret pour le gros public. Il lui survécut de peu. M. de Rocca avait servi en Espagne et y avait été blessé. Le Moniteur officiel d’août 1814 contient plusieurs listes d’attributions de la Légion d’honneur et de la Croix de Saint-Louis. Le fils de La Fayette, George Washington, a figuré sur la première liste comme capitaine d’infanterie, et M. de Rocca seulement sur la dernière, comme lieutenant. Il a laissé une relation de sa campagne.
  33. Un projet de loi qui apportait de sévères restrictions à la liberté de la presse avait été en effet déposé par le premier ministère de Louis XVIII.
  34. Ces listes sont les listes de décorations, sur lesquelles M. de Rocca devait être inscrit.
  35. Lord Holland, parent de Fox, était un des chefs du parti libéral anglais. Les Whigs se réunissaient souvent dans le salon de Holland House. Cette belle demeure est située dans le quartier aristocratique de Londres.
  36. La Fayette veut parler ici de la créance de M. Necker sur le Trésor public où il avait laissé deux millions lorsqu’il quitta le pouvoir en 1790. Mme de Staël n’avait jamais cessé de les réclamer.
  37. Le département de Seine-et-Marne avait, au moment des Cent Jours, envoyé La Fayette au Corps Législatif.
  38. Les cinq députés qui composaient avec La Fayette la mission envoyée pour négocier avec les Alliés et arrêter leur marche sur Paris étaient : Voyer d’Argenson, Sébastiani, Pontécoulant et La Forest. Leur mission échoua.
  39. Le d’Argenson dont il est ici question était le fils du comte d’Argenson qui avait été ministre de la Guerre sous Louis XV et qui, étant tombé en disgrâce, avait passé plusieurs années en exil. Il fit partie des Assemblées de la Restauration où il siégea toujours à gauche. Il avait épousé la veuve du prince de Broglie, mort sur l’échafaud, et était ainsi le beau-père du duc de Broglie, qui parle de lui au tome II de ses Souvenirs.
  40. Le comte Horace Sébastiani, qui avait servi brillamment dans les armées de l’Empire, joua un rôle politique important sous la Restauration et le gouvernement de Juillet. Il siégeait à l’extrême-gauche. Il fut fait maréchal de France en 1840.
  41. Le Corps Législatif des Cent Jours ne cessa pas de siéger après Waterloo et continua, en effet, de discuter des questions constitutionnelles, alors que ses heures étaient comptées. Il fut fermé le lendemain du jour de l’entrée des Alliés à Paris.
  42. Un certain nombre de députés, dont était La Fayette, trouvant le palais fermé, s’étaient réunis chez le président Lanjuinais et avaient rédigé une protestation. Le même jour, Louis XVIII rentrait dans Paris.
  43. Talleyrand et Fouché étaient membres de ce nouveau gouvernement.
  44. Les constitutionnels du Ministère constitué par Talleyrand étaient le duc de Richelieu et le comte, depuis duc Decazes. Les deux factions du parti de Gand dont il sera question plus loin, étaient les Libéraux qui avaient suivi Louis XVIII à Gand comme M. Guizot, et les ultra-royalistes. Les deux pavillons étaient le Pavillon des Tuileries où habitait le Roi et le Pavillon de Marsan où habitait le comte d’Artois, depuis Charles X.
  45. La Fayette veut parler ici de l’Angleterre et de la Russie.
  46. La Fayette, après avoir été, en exécution de la mission qu’il avait reçue, jusqu’à Laon, avait obtenu des passeports pour passer au travers des armées alliées, et il avait poussé jusqu’à Haguenau où était le Quartier Général des souverains.
  47. Le comte Pozzo di Borgo, Corse d’origine et ennemi en quelque sorte personnel de Napoléon, avait été nommé par l’empereur Alexandre son ambassadeur à Paris.
  48. George Canning, le grand homme d’État et orateur anglais, Tut de 1816 à 1820 à la tête des affaires de son pays.
  49. Mlle Randall, la demoiselle de compagnie de Mme de Staël, lui était passionnément dévouée. Elle demeura attachée à la duchesse de Broglie.
  50. Guillaume Schlegel avait été ramené d’Allemagne par Mme de Staël qui comptait lui confier l’éducation de ses enfants. Il devint pour elle un ami fidèle et ne retourna en Allemagne qu’après sa mort et après avoir assuré, comme elle l’en avait chargé, la publication de ses œuvres.
  51. Lascours, qui était dans l’armée et qui devint plus tard général, avait épousé une demoiselle d’Argenson et était ainsi devenu beau-frère du duc de Broglie désigné dans cette lettre sous son prénom de Victor.
  52. La confidence dont il est question dans cette lettre est celle du mariage de Mme de Staël avec M. de Rocca qui n’était pas connu du public. De ce mariage était né un fils qui avait été élevé secrètement aux environs de Lausanne, mais que Mme de Staël, dans son testament, désignait comme devant participer à sa succession et que le duc et la duchesse de Broglie traitèrent toujours en frère.