Lettres inédites de Voltaire

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Lettres inédites de Voltaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 50 (p. 510-512).


LETTRES INEDITES DE VOLTAIRE[1].



Byron a dit quelque part, dans des vers souvent cités : « Une fois commencée, la bataille de la liberté, quoique souvent perdue, est toujours gagnée. » Peut-être le contraire est-il plus vrai, et je ne sais si on n’ajouterait pas à la justesse de la pensée en en renversant les termes. La bataille de la liberté n’a jamais été si bien gagnée que la chance n’ait, au bout de quelque temps, paru près de tourner de nouveau ; ce triomphe dont on était si fier semblait sur le point de se changer en défaite. Nous ne voulons penser ici qu’à la première, à la plus précieuse de toutes les libertés, à la liberté religieuse, à la liberté de conscience. Or, en dépit des certificats que nous aimons à décerner à notre siècle, des congratulations que nous nous adressons à nous-mêmes à propos des progrès accomplis, est-ce là donc une cause si bien gagnée, un principe si universellement admis, qu’il soit désormais inutile d’y revenir, pour montrer à quelles violences et à quelles cruautés conduisent nécessairement les religions d’état et l’immixtion du pouvoir civil dans les choses de la conscience ? Nous ne le pensons pas. Bien des signes avertissent au contraire les défenseurs de la libre croyance et de la libre pensée que l’heure n’est point venue de se reposer sur la foi des traités. Pour répondre à l’incessante propagande de leurs adversaires, pour combattre ce persévérant effort qu’aucun échec n’a découragé, il est bon de rappeler à la mémoire des générations nouvelles quels fruits l’intime alliance de l’église et de l’état portait encore, il y a un siècle à peine, en France même, dans une de nos plus intelligentes et de nos plus fières cités ; il est bon de leur montrer par combien de larmes et de sang, par quelles souffrances noblement supportées, par quels généreux travaux ont été préparés la victoire de la conscience et le triomphe du droit. C’est ce que viennent de faire deux pasteurs de l’église réformée de France, MM. Athanase Coquerel fils et Camille Rabaud, en reprenant à nouveau la douloureuse histoire des Calas et des Sirven, en examinant l’une après l’autre toutes les pièces de la procédure. Ils ont su, malgré l’émotion dont il leur était impossible de se défendre en remuant ainsi les cendres des martyrs, rester toujours maîtres de leur langage, s’interdire toute emphase, se préserver de toute déclamation. Les faits ici parlaient d’eux-mêmes. Malgré les affirmations dénuées de preuve et les insinuations mauvaises que se permet encore à l’occasion une école qui excelle à fausser l’histoire, aucun esprit sérieux ne peut aujourd’hui conserver le moindre doute sur la parfaite innocence de ce Calas qui périt sur la roue, de ce Sirven dont la fuite seule épargna aux juges de Calas le malheur de charger leur conscience et leur mémoire d’un second meurtre judiciaire.

L’étude de M. Coquerel sur Jean Calas et sa famille l’a naturellement conduit à s’occuper de Voltaire et du rôle glorieux qu’il a joué dans le procès en réhabilitation par lequel, en 1765, le parlement de Paris eut l’honneur de venger la mémoire du martyr, et de rendre un premier hommage au principe de la tolérance, qui se faisait jour à travers tous les obstacles. M. Coquerel s’est trouvé conduit ainsi à se faire l’éditeur d’un certain nombre de lettres nouvelles de Voltaire, « toutes relatives au procès des Calas. Dispersées dans différentes collections publiques ou privées, elles étaient pour la plupart inédites, et celles qui avaient déjà été publiées l’avaient été dans des recueils rares ou peu connus en France. Ces cent vingt-huit lettres, sans rien ajouter d’important à la gloire de Voltaire, forment un supplément intéressant à tout recueil de ses œuvres complètes, et surtout nous font encore mieux comprendre, par leur rapprochement même, quelle prodigieuse activité ce vieillard mit au service de cette noble cause et de la malheureuse famille qui la représentait alors.

Il y aurait quelque chose de vraiment puéril à s’étonner de voir un membre distingué d’un clergé chrétien, un croyant sincère et convaincu, se faire l’éditeur empressé et respectueux de Voltaire, et rendre à sa mémoire un public hommage. C’est là, si je ne me trompe, une grande marque de la puissance de cet esprit de justice et d’impartialité que l’étude de l’histoire tend à développer autour de nous, et dont s’imprègnent de plus en plus, comme par l’effet de l’air même qu’elles respirent, les générations qui nous suivent. Le temps approche, nous l’espérons, où il sera enfin possible de parler de Voltaire, comme de Lucien ou d’Érasme, avec une pleine liberté de jugement. Beaucoup d’honnêtes gens, chaque fois qu’ils rencontrent sur leur chemin, dans l’histoire des lettres ou de la société, le grand nom de Voltaire, se croient encore obligés de lever les bras au ciel et de se voiler la face, ou de jeter en passant, par respect humain, une pierre à la statue. On accuse d’avoir manqué de cœur l’homme qui, jusqu’à la fin de sa vie, ne put voir commettre en Europe un acte de fanatisme et d’oppression sans se jeter aussitôt dans la mêlée pour défendre et sauver les victimes, s’il en était encore temps, pour les venger, si, comme La Barre et l’infortuné Calas, elles avaient déjà succombé. On lui reproche d’avoir été souvent injuste ; mais il était passionné, et si jamais grande et nécessaire révolution n’a été faite que par les gens passionnés, peut-on demander à ces mobiles et irritables natures, à ces flammes vivantes, un calme et une froide impartialité qu’il nous est bien facile de garder, à nous qui sommes faits d’une autre argile, et dont le pouls ne bat pas aussi vite ? On lui reproche d’avoir attaqué et bafoué bien des choses respectables : cela est vrai ; mais ces choses respectables, l’autorité civile et religieuse, comment étaient-elles représentées ? par quels bienfaits se manifestaient-elles alors ? Que valaient la royauté et ses ministres, le parlement, le clergé, la Sorbonne ? Le roi se plongeait dans les honteuses débauches du Parc-aux-Cerfs, tombait de la Pompadour à la Dubarry, et par le pacte de famine spéculait sur la faim de ses sujets ; Choiseul était chassé pour d’Aiguillon ; la Sorbonne condamnait tous les livres où il y avait quelque bon sens ; le parlement et le clergé s’entendaient pour défendre obstinément tous les vieux abus, pour faire rouer les ministres protestans surpris dans le royaume, et pour assassiner La Barre et Calas. Et l’on s’étonne que Voltaire, engagé dans une lutte à mort contre un ordre qui n’était que du désordre organisé, contre des préjugés qui dictaient des cruautés, ait souvent manqué de mesure, qu’échauffé par sa raison révoltée et sa conscience indignée, il ne se soit pas toujours arrêté à temps sur la pente où l’emportaient sa verve effrénée et son ardente parole ! En réalité, ce qu’il défendait avec tant de chaleur, c’était la cause même de la tolérance ; l’intérêt des lettres inédites qu’on vient de réunir est précisément de faire mieux comprendre Voltaire, et de rappeler quels grands principes étaient engagés dans le débat où il intervenait avec une si vaillantes énergies.

G. Perrot.

  1. Voltaire, Lettres inédites sur la Tolérance, publiées avec une introduction et des notes, par M. Athanase Coquerel fils, auteur de Jean Calas et sa Famille. — Sirven, étude historique, d’après les documens originaux et la Correspondance de Voltaire, par M. Camille Rabaud, pasteur à Mazamet ; Paris, Cherbuliez.