Lettres intimes (Renan)/01

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 83-93).


I


MADEMOISELLE RENAN
CHEZ M. LE COMTE ANDRÉ ZAMOYSKI
Palais Palfi, place Joseph. Vienne (Autriche).


Issy, 23 mars 1842.

Enfin, ma chère Henriette, je l’ai reçue, cette lettre si désirée. Figure-toi que depuis plus d’un mois, maman et Alain me flattaient de l’espérance prochaine de la recevoir ; tous les jours, j’étais en attente, j’épiais l’arrivée du courrier, sans soupçonner qu’une aussi malencontreuse circonstance retardait mon bonheur. Cette attente a aussi été la cause du long retard que j’ai mis à t’écrire, car je tenais à ne le faire qu’après la réception de ta lettre. Enfin, ma chère Henriette, je la tiens et je suis content ; je me hâte d’y répondre et vais consacrer une de nos longues après-midis à m’entretenir avec toi. Qu’il y a longtemps que je n’ai eu ce plaisir !

Encore un éloignement, ma chère Henriette. Vienne était encore trop rapproché de nous ; il fallait que l’Europe entière nous séparât. Pour le coup, j’espère que c’est fini, et que tu vas t’arrêter au moins en Pologne. Il ne fallait rien moins que la Russie pour me rassurer et mettre des bornes à tes voyages. Mon imagination s’effraie quand je songe aux espaces immenses qui nous séparent. Qui nous eût dit, quand nous étions au fond de la Bretagne, que dans quelques années tu eusses été jetée au fond de la Pologne, celui-là nous eût paru un beau rêveur. Il eût dit vrai pourtant. Singulière existence ! Je ne puis te dire toutes les réflexions que cela me fit faire, surtout quand je rapprochais les temps jusqu’où pouvaient se porter mes souvenirs : celui où nous cachions notre misère à Lannion, celui, non moins malheureux, où nous languissions à Tréguier et où la seule pensée d’un éloignement de cent vingt lieues nous faisait trembler, celui enfin où nous sommes séparés, non plus par quelques provinces, mais par des royaumes et des peuples. Voilà la vie humaine. Encore si tout cela pouvait se terminer au bonheur, qui pour nous est d’être réunis, nous serions trop heureux. Si nous n’y arrivons pas, ce ne sera pas ta faute, ma bonne Henriette ; d’ailleurs, j’en ai la douce, la ferme espérance. Je sais bien que jamais tu ne te résoudras à embrasser un genre de vie oisif, sans nerf, sans ressort : oh ! non, je te connais trop bien pour croire que jamais cela soit de ton goût (non plus du reste que du mien). Ce n’est pas là ce que j’entends. Mais aussi je crois que tout est fade, vain, creux, sans cette douceur de la vie qui ne se trouve que dans l’amitié, laquelle n’est jamais aussi solide, aussi assurée, qu’entre ceux que le sang a unis. Voilà donc, ma chère Henriette, le terme que j’aime à me figurer après les travaux. Toujours dans l’avenir : nous sommes incorrigibles : nous ne sommes jamais dans le présent, et nous ne faisons qu’aspirer après un bonheur à venir. Et après tout, nous n’avons pas tort ; car ce présent est si triste, si misérable, qu’il est bon au moins d’en alléger le fardeau par la vue d’un avenir qu’on se fait toujours beau. Ah ! que Pascal avait raison de dire : Nous ne vivons pas, mais nous espérons de vivre. L’espérance en effet est notre vie et noire seule vie.

Je viens presque, ma chère Henriette, de te faire là une thèse de philosophie : elle eût pu peut-être être mieux placée. Mais j’aime à m’entretenir avec toi de ce qui m’occupe, et la philosophie est maintenant mon étude, je dirai même mon étude de goût. Grâce aux préjugés qu’on nous donnait en rhétorique, je croyais en y entrant, n’y trouver qu’une étude ennuyeuse et pénible, hérissée d’abstractions, et aussi barbare en sa doctrine qu’elle l’est quelquefois en sa langue. Mais certes, c’est un préjugé dont je suis bien revenu, et tant s’en faut que je regrette d’avoir échangé la rhétorique pour la philosophie, que pour rien au monde, je ne voudrais désormais retourner aux déclamations de la rhétorique. C’est la science des mots opposée à celle des choses. Il est vrai que l’imagination qui faisait fortune en rhétorique est ici d’un usage minime : la raison seule règne en philosophie. Mais assurément celui-là ne se connaît pas en jouissances de l’esprit, qui préfère les plaisirs de l’imagination à ceux de la raison. Toutefois il ne faut pas s’attendre à trouver en philosophie cette certitude absolue qui distingue par exemple les mathématiques : les nombreux systèmes de philosophie en sont la preuve : là où il y a certitude, il n’y a pas de système : quelques parties, il est vrai, sont d’une logique aussi inflexible et d’un raisonnement aussi rigoureux que celui des mathématiques : cependant on y sort rarement du monde des hypothèses. Mais ces hypothèses elles-mêmes ont un grand intérêt, et semblent souvent s’approcher de la vérité autant qu’il est donné à notre faible raison. D’ailleurs le propre de la philosophie est moins de donner des notions bien assurées, que de lever une foule de préjugés. On est tout étonné, quand on commence à s’y adonner, de voir que jusque-là on a été le jouet de mille erreurs, enracinées par l’opinion, la coutume, l’éducation ; c’est la mort du beau idéal, on voit les choses telles qu’elles sont, et on est fort surpris de voir les jugements qui paraissaient les plus certains mis au rang des problèmes. A la vue de ces innombrables erreurs, la première impression est de vouloir douter de tout ; mais c’est mal raisonner, et les philosophes germaniques, qui, assurément, ne sont pas prodigues de certitude, ne vont pas jusque-là. Kant lui-même, le père des sceptiques modernes, est plus réservé. C’est ce besoin de vérité, que la philosophie excite, et pourtant ne satisfait qu’à demi, qui inspire tant d’ardeur, pour l’étude des mathématiques ; et là au moins on la trouve absolue, nécessaire. Aussi forment-elles le complément indispensable d’un cours de philosophie. J’ai retrouvé pour elles tout mon ancien goût, que trois années de littérature n’avaient pu éteindre entièrement. Je n’ai pour ainsi dire qu’à ranimer mes anciens souvenirs. Nous voyons, cette année, les mathématiques pures ; l’an prochain, nous les verrons appliquées à la mécanique, à la physique, etc. — Quant à l’étude de la langue allemande, j’en suis encore aux premiers éléments, et quoi que tu en dises, je crois que de longtemps, tu n’auras pas à craindre en moi un rival. Je n’ai guère pu, jusqu’ici, y donner un temps considérable ; j’ai vu en commençant une étude aussi importante que celle de la philosophie, que ce n’était pas trop d’y donner tous mes soins. Maintenant que j’en ai la clef, je pourrai y donner beaucoup plus d’application. Du reste, nous avons ici de grandes facilités pour apprendre les langues vivantes, vu la diversité de nation de ceux avec qui nous vivons, ce qui nous fournit l’avantage de converser avec eux dans leur langue maternelle, et de nous former à leur prononciation, partie si épineuse de l’étude des langues modernes.

Après t’avoir longuement exposé l’objet de mes études, il ne me reste plus, ma bonne Henriette, qu’à te dire un mot de mon nouveau séjour, dont tu ne peux guère te former d’idée d’après Saint-Nicolas. Ce sont deux maisons totalement dissemblables. Autant Saint-Nicolas est rétréci, triste et borné, quant au séjour, autant Issy est spacieux, agréable et riant. Autant à Saint-Nicolas, la différence du maître à l’élève était sensible, autant ici elle est imperceptible. Autant à Saint-Nicolas les études étaient légères, autant ici elles sont sérieuses. Mais aussi il y a bien quelques compensations. Autant à Saint-Nicolas, les soins personnels pour chaque élève étaient grands, autant ici ils sont oubliés. On est complètement livré à soi-même pour les études, les soins matériels, etc. Et je conçois qu’il doive en être ainsi, car on n’a plus affaire à des enfants comme à Saint-Nicolas. Les professeurs et directeurs ne sont en rien distingués des élèves ; c’est le règne de l’égalité, non seulement d’élève à élève, mais d’élève à professeur. Cela donne à la vie quelque chose de plus libre, de moins contraint. Quant aux élèves, ils sont beaucoup plus sérieux qu’à Saint-Nicolas ; il en est parmi eux plusieurs de grand talent ; c’est même ce qui distingue le séminaire Saint-Sulpice. Comme c’est le séminaire de toute la France et non pas spécialement de Paris, chaque évêque y envoie ses sujets les plus distingués pour y recevoir un enseignement plus complet ; cela fait que la plupart des élèves y sont, pour les talents, au-dessus de l’ordinaire. Le petit esprit y est excessivement rare, ce qui est un vrai prodige pour un séminaire.

Il ne me manquerait que tes chères visites pour compléter l’ensemble de ma vie ; mais je t’avoue que j’éprouve un grand vide de n’avoir personne à qui je puisse dire un petit mot de ceux que j’aime. Aussi les lettres font mon bonheur. Alain t’a-t-il parlé du projet qu’il avait de se réunir à notre chère maman ? Il m’en dit un mot lorsque je le vis à la fin des vacances ; depuis lors, je n’en ai rien entendu. Je désire pour ma part qu’il le mette à exécution, car la vie de notre pauvre mère est vraiment bien triste et bien isolée.

Je te remercie, ma bonne Henriette, de ton attention à songer à moi. Ton billet arrivera fort à propos : car, quoique notre chère maman m’ait fait, il y a peu de temps, une remise, comme j’ai été obligé d’acheter une soutane, etc., elle s’est trouvée assez vite à fond. Il me permettra aussi de monter ma bibliothèque allemande, dont l’insuffisance paralyse en partie mes progrès. Je te devrai tout, ma pauvre Henriette : tu auras été ma seconde mère ; aussi, avec notre bonne mère et notre cher Alain, tu partages toutes mes affections. J’ai souvent pensé que c’est un grand bonheur pour nous, condamnés à vivre séparés, de nous aimer comme nous le faisons. La peine de la séparation en est mille fois diminuée. Tâche de couvrir en quelque manière ton éloignement de Vienne à notre chère maman : atténue-lui la distance ; j’ai été témoin durant les vacances de l’impression que faisaient sur elle tous ces voyages. Épargnons-lui autant que nous le pouvons toutes les inquiétudes : après une vie aussi agitée que la sienne, elle a bien besoin d’un peu de repos.

Adieu, ma chère Henriette. Ta pensée est mon plus cher entretien : le plaisir que je ressens en recevant ta lettre est bien troublé, quand je songe que plusieurs mois s’écouleront peut-être, avant que j’en reçoive une autre. Maintenant que tu sais mon adresse, procure-moi ce plaisir un peu plus souvent. Directement, indirectement, peu importe, pourvu que je les reçoive. Adieu encore une fois ; tu sais combien mon cœur t’aime : toujours, mon excellente Henriette, tu seras ma joie et mon bonheur.

Ton frère bien-aimé,

E. RENAN.

N. B. — Tu peux m’écrire en toute liberté : on n’ouvre pas les lettres avant de les remettre ; on les reçoit immédiatement.